HOMMES

Les hommes ont tenté toutes les formes de cohabitation : meute, bande, volée, clan, club, caste, pub, secte. Leur préférence alla finalement à troupeau, car marcher, bêler et paître résument mieux leurs besoins que les ailes, les mots, les rites et les soifs. Le berger, aujourd'hui, n'est ni prêtre ni roi ni peuple, c'est un mouton comme tous les autres : le même regard vers le bas, le même goût pour l'ivraie, la même quiétude d'âme faute de brebis égarées. Le mouton individualiste et égoïste s'appellera robot.

P.H.I.



 


Noblesse

Les hommes acceptent tous les privilèges matériels, mais regimbent devant tout privilège spirituel, contre toute forme d'aristocratisme d'âme. Jadis, l'aristocrate fut avec les hommes qui prient, contre l'homme qui s'abêtit. Aujourd'hui, il aimerait mieux être, avec l'homme, plus près de la bête plutôt que, avec les hommes, se compromettre avec les machines.
VALOIR

Intelligence

Sans l'intelligence, les hommes auraient pu continuer à croire vaguement en poésie, en fraternité, en souffrance. Mais la lucidité rigoureuse les transforme de plus en plus en salopards transparents et efficaces. Les dieux les menaçaient de foudres, les calculs permettent surtout de fabriquer des paratonnerres et d'authentiques indulgences.
VALOIR

Art

Jadis, l'artiste fut près du journalier et du manant. De nos jours, il est placé juste après le journaliste et avant le savant. L'artiste débuta dans l'habileté technique, fit un long détour par la beauté gratuite, pour sombrer dans la décorativité dispendieuse, en compagnie des arts ménagers et de la créativité des motoristes.
VALOIR

Solitude

Happé par la solitude, je peux néanmoins être plein des hommes. Pour t'en débarrasser, oublie la mémoire et l'oreille, fais-toi regard et invention. Toute recherche réussie d'authenticité débouche sur un modèle forumique. Mets au milieu de ton temple en ruine - le rêve désincarné, transmettant au ciel hostile ta prière en loques.
VALOIR

Souffrance

La modernité a réussi à escamoter tout ce qui parle de souffrance. Les murs les plus épais la séparent des hôpitaux, du prochain, de l'âme. La souffrance moderne ne vit que de l'attention que lui portent les autres, ne se traite que par l'intervention des autres, ne meurt qu'entourée de la robuste santé des autres. Quand l'angoisse tarit dans l'âme, c'est la poisse qui coule des mains.
DEVOIR

Russie

Toutes les tribus sur Terre se divisent en deux clans : les fanatiques et les marchands, les deux se vouant mutuellement une grande curiosité. La seule tache blanche, ne suscitant ni intérêt ni sympathie, est la Russie. La merveilleuse langue russe est la seule à creuser un fossé pneumatique et grammatique entre l'homme (человек) et les hommes (люди).
DEVOIR

Action

La valeur des hommes est dans leurs actions de dératés. La valeur de l'homme est dans ses inactions ratées. C'est l'impossibilité d'agir contre les hommes qui fait l'homme rare et le mouton prolifique. La disparition de l'acte solitaire est signe de notre époque ; le rêve ne trouve plus de compagnon en chair, et l'utopie n'atteint même plus une page.
DEVOIR

Cité

La cité devint si mécanique qu'on oublie parfois qu'elle fut créée par les hommes. Les hommes en entretiennent les maternités et mouroirs, mais c'est le robot qui assure le reste des vies préprogrammées et interchangeables. Aucun tonneau, aucune ruine ne seraient plus tolérés comme habitat près des forums coquets aseptisés.
DEVOIR

Proximité

Les antipodes devinrent si proches, que les hommes n'éprouvent plus le besoin de recréer une proximité avec ce qui les appelle de l'infini. Tous les horizons sont scrutés, toutes les profondeurs sont bien sondées et la hauteur n'apporte aucun signe prometteur de poids ou de volume. Autant rester avec sa cervelle si proche des autres et si plate.
VOULOIR

Ironie

Appliquée aux hommes, l'ironie devient indifférence ou cynisme, qui cimentent la cohésion, mais dévitalisent l'adhésion. Que les hommes délaissent les souterrains irrespirables et les mansardes insalubres, c'est compréhensible, mais qu'ils choisissent l'étable, au confort certain et commun, est si gris que l'ironie aurait besoin de toute sa palette, pour le mettre en relief.
VOULOIR

Amour

Un vagabond juif suggéra aux hommes l'amour comme contenu de leur regard sur autrui et sur le ciel. L'Autre devenu un alter ego interchangeable et jetable et le ciel se vidant, les hommes perdirent le fond paradoxal de leurs yeux et s'identifièrent à la forme banale de leurs oreilles. L'amour des hommes est aujourd'hui affaire de mimétisme.
VOULOIR

Doute

L'homme fut synonyme des hommes, tant que leurs doutes respectifs étaient d'une même ampleur. L'homme ne sait plus où placer son encombrante indécision, les hommes affichent leurs certitudes avec une paix d'âme inégalée. Pour la première fois dans l'histoire, la destinée des hommes est bien comprise - devenir des machines infaillibles et insensibles.
VOULOIR

Mot

Plus la communication entre les hommes se réduit aux images cosmopolites, visuelles et sans musique, plus le mot perd d'audience et d'auditoire. Peut-être, il vaut mieux, pour lui, de mourir comme un grain, plutôt qu'être adjoint à une collection minéralogique, à côté d'un papillon crucifié ou d'un diamant déprécié.
POUVOIR

Vérité

Quand un sage s'intéresse à la vérité, cela produit des confessions cafouilleuses ou des testaments injustes. Chez les hommes, la vérité ne se conçoit qu'en codes et modes d'emploi. Pour les hommes, le contraire de la vérité trouvée, c'est l'ignorance ; pour le sage - la vérité recherchée. Laisser les vérités enracinées enterrer leurs morts, les ressusciter par le langage.
POUVOIR

Bien

En termes statistiques, l'humanité n'a jamais pratiqué le bien à une échelle aussi vaste. Mais l'absence de perspective ôte à ce tableau tout semblant de vie. On ne fait du bien que les yeux perdus au fond de son immobilité et non pas en exécutant un geste, qui est toujours superficiel, il ignore la profondeur de la honte et la hauteur du regard.
POUVOIR
 

 


 

Le temps est proche, où les gestes les plus fatidiques seront accomplis en mode virtuel. Jadis, on réglait les démêlées charnelles ou spirituelles en temps réel, à coups de massue ou de messe. Aujourd'hui, on assassine ou se confesse de plus en plus télématiquement.

L'homme moderne commence par la mise en sourdine de nos instincts de loup ou de hyène ; l'instinct de mouton aura été le dernier à survivre chez l'homme postmoderne, puisque le robot, qui s'installa en lui, en évinçant le mouton, n'a pas d'instincts, que des algorithmes. Jadis, on parlait d'instincts de survie ; aujourd'hui, c'est la survie de l'instinct qui est en cause.

Tous les esprits clabaudeurs prédisent à l'humanité un abîme, matériel ou moral : « La nature des peuples est d'abord rude, ensuite sévère, plus tard - débonnaire, après - délicate, et finalement - dissolue » - G.B.Vico - « La natura dei popoli è prima cruda, poi severa, quindi benigna, appresso delicata, finalmente dissoluta ». Je ne suis pas du tout de cet avis : ce qui attend cette humanité est une immense et paisible platitude. Et qui est aussi inepte que son contraire de jadis, l'immense et fumeux destin, en dents de scie, et qui n'est que comédie, tandis que ce qui est réellement tragique, c'est la liberté.

Le monde devenu un village, l'appel du lointain ne peut plus venir que des profondeurs folkloriques ou des hauteurs aristocratiques.

S’adresser à son soi inconnu, c’est parler devant Dieu, c’est avoir des choses à se dire. L’intello parisien est sûr d’avoir beaucoup de choses à dire, mais il ne parle que parce qu’il n’a rien à se dire.

Le sentier de Nietzsche à Nice : Zarathoustra descendant du train, se faufilant parmi les villas des notables d'Èze, en compagnie des professeurs anglo-saxons de philosophie, et débouchant sur un restaurant pour les Monégasques. Censé représenter la sauvagerie, la solitude et le danger.

Les études plantent en nous un arbre du savoir, mais toutes les étapes de mûrissement, de ramification et de floraison sont désormais mécanisées, la commercialisation des fruits restant le seul souci permanent visible.

Les sceptiques vouent le monde aux catastrophes. Il va les démentir par une paisible robotisation et la muséification de l'art et des passions. Où l'on lira : « Celui qui finit par comprendre, que la vie est dans l'inquiétude et l'angoisse, cesse sur le champ d'être homme ordinaire » - A.Blok - « Тот, кто поймёт, что смысл человеческой жизни заключается в беспокойстве и тревоге, уже перестанет быть обывателем ».

Jadis, la poésie de l'art apportait aux cœurs, bronzés ou brisés, un complément de l'âme, nous permettant de ne pas succomber au poids de la raison prosaïque. Mais, visiblement, la vie fut prédestinée à se réduire aux algorithmes ; il s'agit, désormais, de dresser un bûcher funèbre pour nos rythmes d'antan, pour nos livres et nos étoiles : « La Loi de la vie se grave dans des machines et non plus dans des livres » - Volochine - « Законы жизни вписаны не в книгах, а в машинах ».

Jadis, on écoutait les meilleures des voix au milieu d'un silence ; mais depuis que la voix médiocre obtint l'accès à l'écoute publique, on est condamné à tendre son oreille au milieu d'un brouhaha. Cette sur-sollicitation de l'ouïe dévitalise la vue, la grisaille des choses racoleuses décolore le regard exigeant. Les Valéry, Malraux, Sartre modernes n'ont aucune influence sur les débats publics, puisque personne ne les entend ou ne les distingue dans le tintamarre ambiant égalisateur (das lärmende Gezwirge - Nietzsche).

Aujourd'hui, l'art périt non pas par désintégration et pourriture (Arendt), mais par son intégration infaillible dans le monde des marchandises et par l'enfouissement sécurisé de ses déchets.

Notre époque : la déification des choses et la réification du divin. Dieu est de plus en plus accessible, et les choses se réduisent de plus en plus à leurs images normalisées.

Temps modernes : les illusions, qui se calculent comme les certitudes. Jugement Dernier voudrait dire calcul ; la dernière aube pourrait déchiffrer le rêve du premier matin de la Création.

Le problème n'est pas que les hommes ne sachent rien ou ne soient rien, mais que ce qu'ils savent et ce qu'ils sont se réduise aux algorithmes.

L'homme moderne n'est ni fils des étoiles ni cousin des singes, mais proche parent des robots.

Signe d'âge mûr, l'immersion dans les moyens, l'indétermination des buts. La jeunesse actuelle est la plus mûre, la plus vieille depuis deux mille ans ; elle ne demande que plus de moyens, pour rejoindre le plus vite possible ses crapules d'adultes. Jadis, les mômes marquaient du sceau d'infamie les buts des grands ; aujourd'hui, ce sont les vieux qui sont dégoûtés du cynisme des jeunes. Juventuti veritas ! - clament-ils, doctes, au lieu de veritati juventas ! La jeunesse, c'est la recherche de titres de noblesse ; aujourd'hui, ces vieillards précoces « sont assez mûrs, pour se passer de toute noblesse » - Novalis - « sie sind reif genug, den Adel zu entbehren ».

Tentative de prophétie : on ne saoulera plus les mômes avec des contes de fées (finis les mythes !), on les sèvrera au Manuel de Référence du Nourrisson Stagiaire (apprentissage de rites !). La musique (ce qu'insufflent les Muses !) sera évincée par la casuistique (ce que dicte la ruse !) Après la poésie et la philosophie, l'humanité se vouera à la programmation - les mythes, les rites et les rythmes céderont la place à l'algorithme, cette exacte métaphore de l'état positif.

Aujourd'hui, l'ordinateur, mieux que l'homme, résume l'espèce humaine. Dans l'Antiquité, l'homme fut plus vaste que l'humanité ; avec les Encyclopédistes, l'équilibre entre les deux fut atteint ; aujourd'hui, l'homme n'est qu'une notice d'utilisation d'un rouage insignifiant des hommes. L'homme est à la traîne des hommes. L'humaniste aime l'homme ; « qui aime encore l'humanité ? - les cyniques et non pas les humanistes » - Kontchalovsky - « Человечество любят не гуманисты, а циники ».

L'élégance, c'est la culture du passé. La barbarie, c'est la cultivation du présent. L'élégance barbare, c'est le culte de l'avenir. Disserter sur le passé, déserter l'avenir. Sortir du présent, sertir le passé. L'homme moderne, c'est « l'ahurissement débile devant son temps »* - Pouchkine - « слабоумное изумление перед своим веком ». Le présent m'appartient, c'est pourquoi je ne peux pas en être libre, j'en suis l'otage ; je ne suis libre que face à l'inatteignable, otage de l'éternité. « La peur de ne plus suivre son temps est l'aveu de son esprit moutonnier » - Tsvétaeva - « Страх отстать - расписка в собственной овечьести ».

Le déluge de la raison et la colombe de Noé. Aucune feuille d'olivier à attendre, que des feuilles couvertes de chiffres.

La poésie est morte ; il est temps d'en oublier les épitaphes et d'en écrire la biographie posthume. La défunte suivante sera l'âme, mais il n'y aura plus ni nécrologistes éplorés ni notaires s'intéressant au testament d'une migrante ininsérable.

Je ne choisis pas la cause des naufragés pour les renflouer. Les seuls vaincus dont je partage les mouises, sont bâtisseurs de ruines, de châteaux en Espagne. Châtelains sans château me sont plus chers que navigateurs sans voile. « Les bâtisseurs de ruines, seuls sur cette terre, sont au bord de l'homme et plient au ras du sol des palais sans cervelle »*** - Éluard.

Impossible d'imaginer un rôle de l'homme moderne interprété par un chant. Ce qui est si facile avec un pharaon, un moine ou un hussard - nous avons perdu en théâtralité jusqu'aux goûts d'opérette.

Les Anciens attaquent des poètes et des sophistes, et non pas la poésie et la sophistique. Aujourd'hui, avec l'extinction des métaphores, l'homme moderne ne sait même plus ce que sont la poésie de l'âme ou la sophistique de l'esprit ; la rhétorique de comptable lui suffit.

Dès que les hommes me trouvent une place, je me sens perdu. Et pour me retrouver, je charge les hommes de mille ignominies pour les fuir, plus vite et plus loin.

Je n'admire guère le courage populacier du faible David, défiant Goliath si fort ; j'admire le noble courage, la faiblesse divine de Jésus, baissant les bras devant le puissant de ce monde, Ponce Pilate.

Quand on ne sait pas se donner ses propres contraintes, on se cherche des ennemis. Est philosophe celui qui sait se passer d'ennemis ; si mes pour sont universels et s'adressent à l'univers entier, mes contre individuels se tourneront vers les limites que j'aurais dessinées moi-même – le oui stratégique du regard et le non tactique des yeux.

Vu de loin, la vie des hommes ressemble de plus en plus à un jeu de réflexion, et la vie de l'homme - à une loterie. La machine dicte l'enjeu du premier et les règles du second de ces jeux.

La boutade du nez de Cléopâtre est plus instructive que toutes les fariboles sur le Zeitgeist de l'histoire. L'histoire de la philosophie est dans l'humilité, la philosophie de l'histoire est dans l'audace. Les hommes croient le contraire.

Tous ceux qui se trouvent sur la scène publique se voient en victimes de calomnies, de complots, d'incompréhension, de cautèle. Vu d'un peu plus près, toutes ces véhémences se réduisent aux peccadilles de date, d'adjectif, d'hypothèse. Les purs rêvent de haute opacité tourmentée, seuls les transparents nagent dans la plate clarté, aux ondes microscopiques.

Deux rôles, en tant que positions réelles ou poses artificielles, sont les plus répandus parmi les hommes - le veinard et la victime. Ce qui est tragico-comique, c'est que les veinards réels adoptent la pose de victimes des hommes, et que de vraies victimes cherchent leur consolation dans la pose de veinards de Dieu.

Deux lignées d'hommes, remontant à Prométhée ou à Orphée, au feu ou à l'air - la technique ou la musique, servir l'esprit ou s'asservir à l'âme.

La science devint l'ennemi numéro un de la culture, dont le but fut jadis de nous relier au passé. La science, jadis Muse des stoïciens, devint mégère ou vache à lait. C'est pourquoi les USA sont à la tête de ce funeste progrès. La science unifia l'Univers et se sépara de la vie ; son univers unifié manque cruellement de variables libres et n'offre au regard que des constantes serviles.

Le journalisme devint presque le seul lieu du dialogue des intellectuels, et se médiatiser - un sujet capital. Le livre n'est plus qu'un supplément d'images médiatiques.

L'intellectuel européen prétend apporter du sens aux choses, une naïveté surannée. Le sens naît de la délibération entre l'utilisateur et le propriétaire des choses, délibération se déroulant dans le langage vainqueur, celui d'Hermès. L'intellectuel devrait s'intéresser aux alternatives langagières plutôt que doctrinales.

Résolument moderne - ils pensent que c'est très intelligent, signe de supériorité et de maturité. Hommes d'une saison, d'une seule prise d'images, d'une section plane, hommes des empreintes. L'homme du climat est irrésolument, problématiquement - ou, mieux, mystérieusement - passéiste, car au passé sont toutes les saisons de l'arbre qu'il veut être. « Revenez aux Anciens, et ce sera du progrès » - Verdi - « Tornate all'antico e sarà un progresso » - nos Virgile ne lisent plus Homère et deviennent journalistes.

On entre dans une époque sans visages ni ailes ni piédestaux. Toute verticalité se mue, doucement, en une platitude, plus juste, plus performante. Tous les visages expriment la même certitude : je suis à ma place, ce temps est à moi, je sais où je vais. Troupeau lucide : « Reconnaître sa place - tout est là : c'est à dire devenir soi-même » - Bélinsky - « Узнать своё место - в этом всё, это значит сделаться самим собой ».

Comment se forme l'universalité moderne : tous les critères sont ramenés à l'économie, tous les résultats sont numérisés et munis de coefficient de réussite, la moyenne est calculée et proclamée universelle et désirable. La vraie universalité est métaphysique, qualitative, au-dessus des statistiques ; elle est la hauteur du mystère divin, dont le monde est le vaste problème et l'homme – la profonde solution.

L'homme est un miracle grandiose, et lui inculquer qu'il n'est rien, qu'il n'est même pas dieu, comme le dit l'une des interprétations de la sottise delphique, est une profanation. Et si l'homme doit être humble et honteux, c'est parce que ce miracle ne se traduise ni en actes ni en pensées ni en images.

Le désintérêt pour les commencements, l'incapacité de les réinventer, l'obsession par la routine de l'intermédiaire ou par la prose des finalités calculables. « Il est si difficile de trouver le commencement. Ou mieux : il est difficile de commencer au commencement »** - Wittgenstein - « It is so difficult to find the beginning. Or better : it is difficult to begin at the beginning » - ce n'est pas une question d'effort mais de goût, de talent et d'intelligence : « Fais cortège à tes sources » - R.Char.

Le feu est mon commencement, la terre est ma contrainte ; mes moyens sont dans le liquide, où je peux alterner d'être éponge ou fontaine, et dans l'aérien, où mon propre souffle doit faire vibrer mes propres fibres. Mais l'homme moderne est en plastique étanche, et, dépourvu de souffle, il abuse d'instruments à vent.

Des prêtresses d'Athéna, en pensionnaires consentantes des lupanars d'Hermès. Des sacrificateurs d'Hermès officiant devant des temples d'Athéna. L'intelligence au service de l'économie.

L'esprit français est l'heureuse rencontre de l'ampleur latine amphigourique, élégante et légère, avec la profonde ironie anglaise et le haut lyrisme germanique.

En France, le terme d'aristocratique devint injurieux, pourtant on y trouve tellement de têtes nobles ; en Angleterre, l'ébahissement servile devant les titres aristocratiques, et l'absence complète de toute noblesse.

Une des dernières illusions culturelles - croire en ascension du discours, tenu, progressivement, au nom de la Haute-Savoie, de la France, de l'Europe, de l'humanité civilisée. Tôt ou tard on comprendra que dans cette élévation la part de l'homme se rapetisse. On ne verra plus d'esprit au milieu de la lettre.

La culture s'hérite verticalement par l'esprit, la civilisation s'attrape par contamination horizontale de la chair. Signes des temps nouveaux : esprit charnel, chair abstraite. Politique et sciences de l'homme.

L'homme de la nature : l'imposture incohérente. L'homme moderne : l'authenticité calculée. L'harmonie artificielle leur manque, l'incohérence harmonique de Valéry.

Le silence ambiant est ce que les hommes redoutent le plus. Cette frayeur favorisait jadis l'artiste, qui créait l'illusion de sens ou de musique, pour les hommes muets et isolés. Mais depuis que tous les hommes se mirent, volontairement, dans un troupeau, beuglant en permanence, tout message d'ailleurs devint inutile, les messageries au quotidien se chargent, pour combler un vide fétide. L'époque est sourde à la musique et muette en esprit ; le pauvre homme est amené à dédier tout son esprit au caquetage des places publiques.

Tant de carapaces protègent l'homme moderne, devant tant de flèches décochées par ses semblables. Visiblement, l'endroit vulnérable des Achille ou Siegfried d'aujourd'hui n'est plus ni dans la tête ni dans le sexe, mais entre les deux, dans ce vide béant du cœur, qui n'est sollicité par aucun archer.

Les attributs des empereurs et des saints, dans la très républicaine Académie Française. Ceux des agriculteurs et des marchands, à la Chambre des Lords. L'aimable hypocrisie, productrice du kitsch.

La même, et étrange, intonation, faite du mot distant, se reflétant dans lui-même et effleurant à peine la vie, se retrouve chez cette sorte de métèques que sont Casanova, Pouchkine, Nietzsche, Valéry, Nabokov, Cioran. Ne pas être sûr de ses racines ou de ses paysages aide à cultiver le climat de son propre arbre.

Le beau concept d'arbre subit des outrages des temps modernes : il se mue facilement en un graphe ; son parcours suit des stratégies programmables - profondeur ou largeur d'abord (la hauteur nous vouant aux cercles vicieux et étant laissée aux vent et ciel improductifs) ; la généalogie (des paysages) surclasse la météorologie, l'attente de saisons nouvelles (des climats).

Trois belles races se succédèrent – les héros, les poètes, les penseurs – Odysseus avant Homère, Homère avant Héraclite. Et ils disparaissent dans le même ordre (en mode FIFO – first in first out) : le héros appartient déjà au passé ; au présent s'achève l'extinction des poètes ; le penseur, bientôt, les rejoindra dans le néant des cœurs, des âmes et des esprits. Dans ce monde digitalisé, il ne resteront que les robots.

Quand, en croisant mes contemporains, je me désespère de ne pas trouver parmi eux la moindre trace de l'âme, je me dis que je me trompais peut-être, en voyant dans l'âme un organe universel de sensibilité et de création ; et si elle n'était que la création même, une création arbitraire, sans aucune réalité psychique ou mentale, une création des poètes, des rêveurs, des marginaux ? Cette hypothèse me glace.

Ce qui devint ennuyeux, dans la société moderne, c'est que toute intelligence y est récompensée ; la noble libido sciendi (comme la lascive libido appetendi) se transforme, volens nolens, en vulgaire libido dominandi. Tant de beaux mouvements restés sans objet, puisque la bêtise n'ose plus lever la tête. Elle est le paria de nos temps, et la foucade, la légèreté, la nonchalance avec.

L'éviction successive de la poésie de toutes les sphères de l'intelligence. Aux origines, il suffisait au Poète de pratiquer l'interprétatif - les dieux, l'Histoire - (le scribe attitré le supplanta, avantageusement) ; ensuite, le Poète se reclassa dans le représentatif - les idées et les justifications - (l'érudit reçu ou admis le ridiculisa) ; hier, le Poète se réfugia dans le discursif - les images et les sons - (mais les bonnes oreilles se firent rares et l'image synthétique contenta les autres). Aujourd'hui, rien d'étonnant que le Poète s'accroche au non-figuratif, où l'on le confonde avec l'idiot du village.

Éructer ses indignations, ne pas décolérer, être celui par qui le scandale arrive, imiter la dégaine des ruffians – telles sont, aujourd'hui, les recettes du succès littéraire. Qui se soucie encore de l'état apaisé des esprits et de la musique de l'âme ? La grossièreté de masse l'emporte désormais sur la noblesse de race.

La plupart des hommes agissent d'ores et déjà en kantiens pratiques : leurs actions peuvent s'ériger en législation universelle, telles les trois lois de la robotique d'I.Asimov.

L'arbre est d'autant plus grand, qu'il porte plus de variables, pour s'unifier avec le monde ; dans le refus du grand arbre de pousser, Zarathoustra voyait le signe avant-coureur des pires calamités du monde. Mais il a mal vu le remède : apporter des solutions à toutes les énigmes ou verser de la lumière de midi sur toutes les ombres - quel outrage au mystère et à la nuit ! Toutefois, y échappent les ombres les plus intenses, les plus courtes, à travers lesquelles je pourrais encore voir mon étoile danser.

Tout blasé se lamente de l'ennui et de la bêtise des hommes. Défaillances si faciles à ignorer, et avec superbe ! J'achoppe beaucoup plus sérieusement à la pétulance et à l'intelligence de mes semblables, qualités exercées avec l'infaillibilité des robots élégiaques (Cioran).

La même antienne, deux fois séculaire, de Balzac à Cioran : l'échec retentissant d'un monde à la dérive, bouleversant toute la tribu. Moi, je vois le paisible succès d'un monde sur-ordonné, étouffant l'élan de tout solitaire. Par ailleurs, toute dérive, aujourd'hui, se calcule comme toute autre trajectoire en continu.

La dé-cadence n'est pas une chute quelconque (hors d'un occulte être, vers un occulte étant), elle est l'insensibilité aux meilleures cadences, aux convulsions et exultations. La chute des âmes perdant leurs ailes (Platon).

L'Europe ne connaît plus ni un crépuscule (O.Spengler) ni un naufrage (Heidegger). Son besoin d'astres, exprimé en mégawatts, est comblé ; la platitude jusqu'à tous les horizons satisfait l'ancien appel du large (Europe voulait dire – vaste regard). Se passer d'astres, c'est le dés-astre.

Dans l'homme de jadis, il était facile de deviner la fonction, qu'il exerce comme un joueur enjoué. De nos jours, on ne voit que des fonctions, avec des hommes indiscernables et interchangeables, qui les remplissent avec le sérieux des pions.

Le délire des professionnels : l'homme n'apparaît qu'au XIX-ème siècle. Justification : la sociologie n'était pas née plus tôt. Et c'est pire encore avec le vice et la psychanalyse.

Tout ce qui est sel de la vie se dépose, aujourd'hui, aux endroits couverts de carapaces et dépourvus de plaies. L'enfance à fleur de peau s'extasie sèchement ; la sénilité en fleur de l'âge s'anesthésie sagement .

Les seuls métèques à l'échelle planétaire, les Juifs, exilés ou errants, clament l'universel. Mais au lieu de chercher une patrie éphémère et exaltante du côté des nues, des horizons ou des catacombes - donc, dans la hauteur, le souffle ou la honte - ils la trouvent sur un sol solide et anonyme : dans le savoir, les droits de l'homme, les polémiques d'écoles. « L'univers entier est la patrie des âmes hautes » - Démocrite.

Pour calmer les ahurissements des psychopathes, par une thérapie aussi efficace que la psychanalytique, on aurait pu substituer au souci du sexe celui de la digestion, du muscle ou de l'oreille ; dans tous les cas de ce genre, c'est la foi qui sauve.

Deux démarches opposées : désenchantement du monde par l'humanisation du divin, enchantement par le monde dans la divinisation de l'humain.

Retour à la nature peut signifier deux choses diamétralement opposées, puisque, pour les adorateurs du robot, ce qui est le plus prodigieux chez l'homme - le sacrifice et la fidélité - sont contre la nature !

On se libère du cadre national, on s'élève à l'humanité et l'on finit par ne plus avoir pour interlocuteur que le robot ou une page blanche, dont personne ne veut.

Le blasphème est ici plus blême que la profession de foi, le juvénile est plus servile que le vieillard, le rebelle est plus rationnel que le conformiste.

Ce que l'homme fort du moment appelle ses aventures est à portée de tout mufle, pourvu d'assez de pécunes (le mot apparenté au pecus – troupeau) et d'assez de temps, pour lire le journal ou fouiller la Toile. Le vrai aventurier invente ses aventures.

Soyons honnêtes : l'homme-robot lui aussi vit de l'illusion, celle que le calcul épuise toutes les opérations humaines. Le pugilat face à la danse, le tournoi face au bal, tournoi d'algorithmes, bal de rythmes.

Le nombre de mufles est le même dans les châteaux et dans les chaumières, mais contrairement à tout le reste les premiers offrent soit des toits percés vers les étoiles, soit des souterrains hantés par de beaux fantômes. Tout ce qui est habitable m'est irrespirable.

De mes trois patries adoptives - « unheimliche Heimaten » (Freud) - il ne me reste que trois exils sans issue, trois nostalgies sans partage : poésie allemande, âme russe, esprit français. « Mal du pays sans pays » - Nietzsche - « Heimweh ohne Heim ». Il m'arrive de regretter de ne pas être Juif, comme Celan ou G.Steiner, pour me recroqueviller dans une neutralité distante.

Toute harmonie se réduit aux nombres, mais aux nombres câblés qu'excluent les alphabets de l'âme tâtonnante. L'horreur de notre époque est que le nombre crève la vue et que l'âme se munisse de capteurs froids et infaillibles. Le plasticien évalue la nature ; la machine porte le verdict au rêve. Et l'homme se machinise, ses rêves naissent dans son cerveau en veille et non pas dans une nuit astrale. Les cœurs, ces organes ataviques : « La civilisation occidentale remplit le cerveau de connaissances, sans chercher à remplir le cœur - de compassion » - Dalaï-Lama.

Jadis, les livres de fiction nous renvoyaient à ce qui se chantait dans nos rêves, ensuite – à ce qui se faisait dans la vie, enfin – à ce qui se voit à la télévision. Ces étapes marquent l'expiration de l'âme, de l'esprit, du cœur. Le regard, créateur d'images personnelles, s'éteignit, il ne restent que les yeux, dévoreurs d'images communes.

La ruine des âmes est, aujourd'hui, si vaste, que même en ajoutant la haute conscience à la science profonde, on reste dans une platitude.

Le culte de l'arbre naît avec cette découverte, qu'aucune racine ne puisse être naturelle. Le déracinement seul permet de n'être abattu ni par la chute de fleurs ni par la brisure des branchages et de continuer à croire en l'appel désespéré des cimes, à partir desquelles on se met à bâtir un arbre artificiel, au cours d'un dialogue : « J'avais besoin d'un poumon, m'a dit l'arbre : alors, ma sève est devenue feuille. Puis, ma feuille est tombée ; et mon fruit contient toute ma pensée sur la vie »** - Gide. Un autre destin de la feuille : devenir inconnue, pour s'unifier avec d'autres arbres : « Comme est la nature des feuilles, telle est celle des hommes » - Homère.

Plus de liens viscéraux, en dur, en chair et en os, que des liens calculés, déduits, virtuels. Le métier de Gordias s'informatise, tout nœud s'incruste dans un réseau sémantique, dont l'interprète rejeta la hache et ne fait qu'appliquer des règles, pour qu'aucun gémissement ne mette en branle la paix associative et transitive.

Depuis un demi-siècle, tous les nigauds prétendent, que la vitesse est la source du malaise ambiant. Tandis que c'est, chaque fois, la perte de hauteur, le nez-à-nez avec ce qui bouge, qui est le vrai mal. La vitesse n'est affaire ni des pieds ni même des ailes, mais du regard (« À mon regard je rends la liberté, et à mes pieds - Hadès » - Euripide). Ce qui est propre à notre époque, c'est que la désertion des altitudes prend l'allure d'une désertification irréversible.

Tout homme porte en lui quatre parties égales en puissance : un sous-homme (l'homme du souterrain de Dostoïevsky), un surhomme (l'homme d'acquiescement de Nietzsche), un homme (le moi inconnu) et le reflet des hommes (l'Autre en moi de Sartre). Le dernier quart devint l'homme effectif, au détriment de l'homme électif, qui résumait les trois premiers. Le sous-homme devrait être pris au sérieux, c'est sur le surhomme qu'il faut concentrer nos sarcasmes. Pour ne pas devenir porte-voix des hommes, il faut ne parler qu'à l'homme. Chaque face ne se polit qu'au contact avec l'interlocuteur de la même race ; c'est pourquoi : « Chaque fois que je me suis trouvé parmi les hommes, je suis revenu moins homme » - Sénèque - « Quoties inter homines fui, minor homo redii ».

Deux sortes de patrie : endormie ou évéillée. La première se laisse abuser par des aigrefins ou berce mes rêves ; la seconde calme mes aigreurs et fait de moi - un aigrefin.

Tout prototype de structure, tout archétype d'objet aboutit, chez l'homme moderne, à un stéréotype de comportement. L'homme comme machina ex Dei.

Est humaniste celui qui veut protéger l'homme, toujours défait, de l'emprise des hommes, toujours triomphants.

Dans toutes nos manifestations devant autrui nous sommes et ne pouvons être qu'acteurs. La banalité professionnelle de notre époque est que, face à l'émotion, toute ressource théâtrale se puise désormais dans des techniques apprises par cœur et non dans le cœur épris de panique.

La terre est certainement un paradis, affaire de jardin ou d'île, d'arbre ou de désert. Des parcs et des archipels surgit l'enfer. Même en suivant le conseil du Bouddha : « Fais une île de toi-même », n'oublie pas de préciser si c'est pour y narrer tes périples, y redécouvrir des connaissances ou y chanter ton naufrage, au pied d'un arbre que tu devins.

Heureux Pascal, dont les yeux s'effrayaient d'un silence éternel ! De nos jours, que l'épreuve de nos oreilles, par le bavardage passager, est plus effrayante ! Pour celui qui a besoin d'un haut silence (« altum silentium » - Virgile).

L'estime de soi, la volonté indéfectible de sa suffisance - les vertus le plus en vogue, dans cette société sans honte, qui suivit le conseil néfaste (peut-être sournois ou ironique) de Nietzsche : « épargner à quelqu'un une honte - le plus humain des gestes » - « das Menschlichste : jemandem Scham ersparen ».

Aujourd'hui, ne plaire qu'à l'élite n'est qu'absurdité et orgueil, puisque les goûts de cette élite sont horriblement proches de la vulgarité commune ambiante. Il fallait être solitaire, pour faire partie de l'élite ; aujourd'hui, il faut être solidaire de la foule. D'ailleurs, on ne parlait ni devant les hommes, ni devant l'homme, mais devant Dieu, que symbolisait la beauté, la féminité ou la bonté.

On ne plie plus le genou, on agite surtout son coude : de la sacralité à la familiarité, de l'adoubement à l'accolade.

Avec mon potentiel de transfuge vers patries éphémères et de renégat de causes gagnantes, j'aurais dû naître Britannique ; aucun autre pays ne dispose d'autant d'exilés intérieurs : Shakespeare - Romain, Byron - Allemand, Lawrence d'Arabie - Oriental, Wilde - Français, Philby-Wittgenstein - Russes.

Les frontières d'états font penser aux guerres ; tant d'incompatibilités entre les regards se formant à dix kilomètres l'un de l'autre ; mais parfois - d'étranges similitudes : Machado, fuyant l'Espagne franquiste, meurt à Collioure ; Benjamin, fuyant la France occupée, se suicide à Port-Bou, à quelques kilomètres ou quelques mois de distance.

Des mythes de l'arbre, chez les hommes. Le figuier, l'arbre primordial des Mésopotamiens, l'arbre paradisiaque de la Genèse, l'arbre cosmique du Bouddha. Adonis issu de l'arbre à myrrhe. Le sycomore de la Dame des Pharaons. Le pêcher des Chinois en tant que le cinquième élément. Le mûrier maudit par Jésus. Le bouleau au seuil de Walhalla et chez les chamanes sibériens.

Que diraient de l'état de nos goûts les générations précédentes, mieux pourvues en talents, si elles découvraient les œuvres des number one français officiels, en philosophie, en littérature, en poésie : M.Onfray, Houellebecq, M.Deguy - peut-on les imaginer au salon de Mme Geoffrin ? Signes communs : inattouchement par la noblesse et par l'esprit, métaphores flageolantes, incapacité d'admirer l'œuvre de Dieu, culte de l'homme relatif. Se consoler, dans une mauvaise joie, que chez les voisins, avec H.Jonas, G.Grass, S.Hermlin, la dévastation est encore plus désolante ?

Jadis, ce fut la maîtrise de la culture du passé qui donnait la stature d’un sage. Aujourd’hui, les réussites les plus assourdissantes incombent aux présentistes ignares. « Les hommes – idolâtres du présent et de la réussite ! » - Pouchkine - « О люди! Жрецы минутного, поклонники успеха! ».

Tout, en dehors, se réduit à la lumière ; tout, en dedans, s'embellit et grandit des ombres. La littérature : avec la lumière extérieure peindre l'ombre intérieure.

L'homme est un miracle si grandiose, que ceux, qui se reconnaissent comme néant, sont fous, privés non seulement d'yeux, mais de raison ; l'humilité devant Dieu est de l'hypocrisie ; il faut être humble devant le projet divin qu'est l'homme.

La barbarie ou la décadence se valent, et les millionnaires passent facilement de l'une à l'autre : celui qui est obsédé par le prix d'une villa ou celui qui dit, orgueilleusement, pouvoir s'en passer, puisqu'il posséderait d'autres valeurs, relèvent de la même race inférieure des hommes.

Le pulsionnel des hommes est horrible ; le rationnel de l'homme est misérable – pourtant, c'est ainsi qu'ils évoluent. L'homme devrait vivre du seul pulsionnel, pour en vibrer ; la société doit se pacifier par le rationnel.

Jadis horrifiait la folie des masses, aujourd'hui terrifie leur raison. Leur folie naissait dans la hauteur non-maîtrisée des idées lyriques, pour aboutir dans les gouffres des faits diaboliques. Leur raison ne promet qu'une vaste platitude, celle des idées et celle des faits.

L'homme-robot, l'homme sans inattendus, l'homme, qui sait ce qu'il veut et ce qu'on attend de lui : « Il n'y a que celui qui sait ce qu'il veut qui se trompe »* - G.Braque.

Personne ne lève plus la tête, persuadé que toute hauteur est désormais déserte et le ciel est vidé de toute étoile et de toute idée. Et ils prennent les cloaques sous les pieds pour des valeurs écroulées. Ce n'est pas l'absence de faits ou figures indiscutables qui singularise notre époque, mais bien le désintérêt pour un regard non-mécanique, gratuit mais haut.

L'homme du ressentiment : qui ne voit ni rime ni raison dans ce monde, dont il n'est pas le créateur. Moi, j'entends partout de belles rimes et je vois votre monde saturé de raison, ce qui me pousse à en créer un autre, dans le périmètre de mes ruines déraisonnées.

Les hommes à venir seront nettement plus minables que ceux d'hier ; et tu continues à écrire, pour être lu par des générations futures ? Cruelle et indéfendable ironie ! Plante ton plus bel arbre, mais sache qu'il ne sera peut-être apprécié que par des chiens errants.

Les contemporains de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, de Valéry se lamentaient, exactement comme les nôtres, sur la dissolution des sens, l'effondrement des principes, la déchéance des hommes, la désintégration de l'humanité. La seule différence notable est que nous sommes contemporains des houellebecq. Ceux-là furent héritiers d'une grande culture, et ils concevaient leurs propres commencements ; ceux-ci sont porte-parole accumulatifs d'une inculture moutonnière ou robotique.

Ce n'est pas la force, mais la reconnaissance qui est le vrai motif des ambitions du goujat, qu'il soit marchand, écrivain ou politicien. Et, presque toujours, ce que les aigris appellent huées ne sont que le manque d'applaudissements.

La vie humaine vue par les hommes d'aujourd'hui : un peu de chimie, un peu plus de mécanique et beaucoup d'arithmétique. « Les merveilles du monde ne sont que des symétries passagères » - Diderot. Des miracles indicibles partout où tombe un regard vivant, mais les hommes ne voient que causes, fonctions et chiffres. « Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais uniquement par manque d'émerveillement »*** - Chesterton - « The world will never starve for want of wonders, but for want of wonder ».

Le vrai intérêt des choses, qui nous libèrent des hommes, est leur curieuse propriété d'être réutilisables, pour réduire en obéissance notre propre moi.

Il faut s'en prendre aux personnes et non aux causes. L'homme, ce sont ses métaphores hérissées de vie (« transformer la vie quotidienne en une métaphore à signification divine »** - S.Weil) ; les causes, elles, sont de la géométrie ne méritant ni passion ni défi.

Dans les années soixante-dix, Sakharov prévoyait, que l'avancée scientifique à venir la plus significative serait la modélisation conceptuelle. Beau et faux présage, mais si audacieux, face à tous ces Nostradamus de pacotille. La bêtise naturelle pèse toujours plus que l'intelligence artificielle, dans les soucis des hommes.

On peut être, à la fois, dionysiaque face à l'homme (Nietzsche), nihiliste face aux hommes (Schopenhauer), idéaliste face au sous-homme (Tolstoï), ironiste face au surhomme (Cioran). Nul besoin de la Aufhebung hégélienne, pour réconcilier ces quatre facettes d'un même regard.

Mes appétits déterminent mon fond : les problèmes à creuser et les solutions à fouiller. Mes goûts dessinent ma forme : les mystères à vénérer et les firmaments à peindre. Les appétits sont toujours humains ; les goûts peuvent être divins.

L'antihéros, l'homme n'élisant d'adversaires qu'au fond de soi-même. Le surhomme de Nietzsche en est un bel exemple, qu'un fâcheux malentendu classa parmi les héros (César Borgia, chez les blasés du pouvoir, a la même place que Hamlet, chez les blasés du devoir, Don Quichotte, chez les blasés du vouloir, et Faust, chez les blasés du savoir).

Quand la culture européenne aura définitivement crevé, de désintérêt et sous les coups des barbares robotisés, on procédera à sa reconstitution à partir des musées et bibliothèques américains, et l'on l'appellera Renaissance américaine ou New Revival. Dante ou Cioran, réanimés à Harvard ou Palo Alto ! La nature humaine retrouvée, l'homme controuvé - banni… L'humanité savante vivant sous le slogan : More Wisdom in Less Time !

La vie est jalonnée de créations et d'apprentissages de scénarios (sujets, acteurs, rôles, scènes), ce qui demande de l'esprit et de l'intelligence. Mais notre époque, c'est le suivi des modes d'emploi de scénarios figés et robotiques, ce qui ne demande que de la discipline. L'algorithme devint ennemi de la liberté et de la fraternité ; il est le défi horizontal de la verticalité égalitaire. « À la place du concept de l'Être nous voyons le concept d'algorithme » - Arendt - « In place of the concept of Being we now see the concept of process » - laissons tomber l'être, c'est l'homme qui est remplacé par le robot.

L'esprit ému se mue en âme ; dans son état normal, l'esprit doit être imperturbable, froid, impartial, il est juge et non pas législateur. Laissons ce dernier rôle à l'âme, avec ses pulsions, ardeurs et fanatismes. Les hommes peuvent ne plus redouter ce déferlement des extrêmes, puisque leur âme devint atavique et inutile ; aujourd'hui, la justice est formulée et exécutée par le même robot de raison. Mais l'homme seul se moque de la raison superflue et devient, inévitablement, tyran et énergumène.

L'origine de la dévitalisation des hommes - la perte de la sensation d'arbre. Ils poussent, telles branches préprogrammées, interchangeables, mesquines mais bien assises, au milieu desquelles ne sont plus accessibles ni majesté du tronc ni grandeur des racines ni intuition des cimes ni joie des fleurs ni volonté des graines. « Reconnais ton essence, pleine de soif de l'être, reconnais-la dans le mystère d'un arbre fort »** - Schopenhauer - « Erkenne dein vom Durst nach Daseyn so erfülltes Wesen, erkenne es in der geheimen Kraft des Baumes ».

La musique disparaît des ouvrages des hommes ; le dernier message d'un art moribond sera écrit par un sourd (tel vieux Beethoven), comme le premier le fut par un aveugle (tel jeune Homère).

La civilisation se grave en mémoire impassible, la culture façonne l'âme véhémente. « La culture, c'est ce qui demeure dans l'homme, lorsqu'il a tout oublié » - proverbe japonais. La culture, c'est la hauteur vibrante, tandis que la mémoire ne reflète que la profondeur. Dans la hauteur, surtout, on frissonne : « Ne cherche pas la hauteur du savoir, mais son frisson » - St-Paul, mais une fois le bon frisson trouvé, j'apprends, qu'il m'élève vers la hauteur.

Ce déluge du kitsch pictural, musical, intellectuel, architectural, qui déferle sur l'Europe, à partir des USA, finira par transformer tous nos musées, étables, bistrots, églises, châteaux - en bureaux, en salles-machine, où le calcul silencieux se substituera aux chants, prières et extases.

J'ai porté, à travers la vie, le même volume de lumière enthousiaste, avec deux sources ou ressources : dans mon enfance, l'homme restait dans l'obscurité problématique et les hommes brillaient par leurs solutions. Avec l'âge, cette proportion s'inversa : l'homme rayonne dans l'âme mystérieuse et les hommes s'éteignirent dans les ténèbres sans mystère. « L'homme est un mystère, et toute l'humanité repose sur la vénération du mystère de l'homme »* - Th.Mann - « Der Mensch ist ein Geheimnis, und alle Humanität beruht auf der Ehrfurcht vor dem Geheimnis des Menschen ».

Jamais les hommes ne furent moins aveugles ; jamais ne fut plus criarde l'absence de regards.

Les ruines, c'est l'état qu'ignorent les barbares, qui vont de la jeunesse à la décrépitude, sans avoir connu l'ancienneté.

Mon époque, c'est le Moyen Âge, le même mystère autour du mot, du concept et de la chose. Mes contemporains d'aujourd'hui réduisent le mot à la chose, dévitalisent le concept et banalisent la chose.

La science est une charnière entre la civilisation (comment se fabriquent les choses) et la culture (au nom de quoi elles se fabriquent). Avec l'art, elle relève de la culture ; avec la technique - de la civilisation.

Le besoin de reconnaissance est vital pour les petites ambitions (pour apporter de la sérénité et de l'assurance, c'est à dire - de la platitude ou de la médiocrité) et mortel - pour les grandes (jusqu'à conduire l'homme à la folie, comme Nietzsche).

La soif de reconnaissance, captatio benevolentiae, frappant la foule entière ; le mépris que même le rustaud apprend à sécréter ; la pose d'incompris, de maudit ou de marginal adoptée par les émules de la machine ou de l'étable - telle est l'originalité de notre époque, époque la plus grégaire de toutes.

La pose peut être charmante et naturelle, même chez les nuls ; la position, en revanche, dépend directement de l'esprit ; le décousu est propre à la première, tandis que la seconde présente un caractère étonnamment monolithique. On prend, par exemple, des cornichons comme Sollers, B.-H.Lévy ou A.Glucksmann, - leur pose est plutôt sympathique, mais leurs positions sont toutes pourries. Ce qui m'avait intrigué et conduit à conclure que le talent, absent chez ces bougres, n'influe en rien sur la qualité de la pose, et que la qualité de l'intelligence et de la sensibilité détermine, d'un seul coup, la justesse de toutes les positions, dans tous les domaines.

Celui qui « marche droit devant soi » se doute rarement d'être entouré de ses semblables et prend la croupe du mouton, qui le précède (chameau, lion ou agneau - même défilé !), pour sa sphère d'excellence. Et ils s'encouragent : croire serait de donner à ses pas la cadence divine.

Les hommes sont de plus en plus dans l'écoute, perdent tout regard et même désapprennent l'usage de leurs griffes. On les reconnaît par leurs oreilles (ex ungue…).

Nietzsche - réduire l'homme à ce qu'il veut en profondeur ; Valéry - à ce qu'il peut en étendue ; le moralisme béat - à ce qu'il doit en largeur. Je pencherais pour le réduire à ce qu'il vaut en hauteur.

J'entends le professeur, l'électeur, le notable, je n'entends plus l'homme. Le quart humain - les hommes - évince et l'homme et le sous-homme et le surhomme. Et les lanternes de Diogène sont toutes éteintes.

Ce qui devint frustrant pour les imposteurs, c'est que désormais tout talent sollicité réussisse presque automatiquement. Les unités de mesure du talent devinrent universelles, depuis que la couleur et la hauteur en sont exclues. On ne sait plus quoi faire de ses cordes, quand le seul instrument écouté est le tambour forain.

Est-ce qu'on s'encanaille, en pestant contre la multitude ? Haussement d'épaules, est-ce une injure ? La foule, c'est cette partie, dans chacun de nous, qui ignore qu'elle ne provient pas de nous-mêmes, mais prétend nous représenter.

Le vil besoin de reconnaissance – spirituelle, amoureuse, sociale – est, hélas, inné ; il ne quitte jamais notre soi connu, ce représentant de l'espèce. On ne s'en débarrasse qu'en se soumettant, aux moments extatiques, à son soi inconnu, à cet interprète de nos meilleurs élans, à cette source de notre liberté.

La volonté guidée exclusivement par la raison, telle est la conséquence mentale de la robotisation cérébrale des hommes ; la volonté de vie (Schopenhauer) ou la volonté de puissance (Nietzsche), ces deux formes d'un soi inconnu, unique, voué à une défaite glorieuse, disparurent au profit de la volonté de réussir, cette forme d'un soi connu, transparent et grégaire. Le romantisme, c'est l'élégance d'acceptation de la défaite ; le contraire du romantique n'est pas le classique (qui est un romantique apaisé), mais le robot, programmé pour la réussite du cerveau et la perte de l'âme.

À Venise on oublie que la terre existe ; à Paris on oublie qu'existe le ciel.

Pour les hommes n'est libre que la chute de proie ; ils ne se battent que pour l'envol de rapace. Je cherche à maîtriser ma chute de rapace et laisse libre cours à mon envolée de proie.

L'image du passé nous vient des fouilles : de l'Antiquité, on extrait les rythmes et les statues, et creusant les immondices de notre époque, on ne mettra au jour que les algorithmes et les statuts.

Les hommes chassèrent les démons ; au bout du triomphe : les anges, eux aussi, disparurent du champ occupé entièrement par les robots.

Pour s'élancer au doux ciel il faut être enveloppé d'obscurités amères ; mais la mièvre lumière des hommes les expose à l'insipide platitude ou les fixe dans la sèche profondeur, qu'ils prennent pour un puits de sagesse, où ils ruminent, doctes. Le Bouddha, au moins, inversait ce regard, pour sonder le firmament en y croisant le regard du Dieu de Maître Eckhart.

Les fugues font naître des poètes ; les fuites sont affaires des journalistes et des plombiers. Ce qu'aime un Américain, qui est toujours journaliste, ce sont de bons produits bien étanches : « L'ennui n'est pas un produit fini. Il faut l'avoir traversé tel un filtre, avant qu'un net produit émerge » - Fitzgerald - « Boredom is not an end product. You've got to go through boredom, as through a filter, before the clear product emerges ».

Je reconnais ma patrie non pas en géographie, en linguistique ou en architecture, mais en musique. Par la résonance de mes cordes à l'évocation des images, muettes aux autres.

La patrie, ce sont mes commencements, mes origines. À l'âge adulte, l'attachement aux commencements, le retour aux initiations, prennent l'allure d'un asile dans ma vraie patrie oubliée.

Pascal a tort de reprocher aux hommes de ne s'occuper que des moyens et de négliger les buts. Ils maîtrisent parfaitement les deux ; il ne leur manque que le goût et la hauteur des contraintes.

Le but d'une bonne philosophie est de faire vivre la débâcle finale avec le moins possible de regrets et de honte ; et c'est en la ramenant non pas aux buts et moyens fautifs, mais aux justes contraintes et à l'ascèse qu'on l'atteint le mieux. Diogène est trop ambitieux : « Rien ne réussit dans la vie sans ascèse » , et Sartre - trop rigide : « On atteint l'extrême dans la plénitude des moyens. Mon principe contre l'ascèse est que l'extrême est accessible par excès, non par défaut » - on devrait parler de moyens inemployés, puisque les contraintes résument aussi bien l'excès que le défaut.

Ce qui est étincelant se réfugie, chaque jour davantage, dans les ombres. En charge des lumières ne reste plus que la grisaille. « Les hommes se pressent vers la lumière non pas pour mieux voir, mais pour mieux briller » - Nietzsche - « Die Menschen drängen sich zum Lichte, nicht um besser zu sehen, sondern um besser zu glänzen ». La lumière visible ne produit que de pâles reflets et de piètres ombres. À l'invisible s'applique la règle de Claudel : « Deux manières de briller : rejeter la lumière ou la produire »*.

La machinisation des hommes devint irréversible le jour, où ils voulurent n'être qu'éclairés et non plus éblouis.

Être philosophe, c'est savoir me passer des autres ou, au moins, savoir traduire les réponses des autres en mes propres questions, dans mon propre langage.

Si l'on prend à la lettre la vision de Platon et d'Aristote, l'homme le plus heureux aujourd'hui serait un beau cadre homo, toujours en compagnie des copains ou haranguant des garagistes. « Sokrates war Pöbel » - Nietzsche (et Platon - Cagliostro). D'autre part, notre axiologue anti-dialecticien voyait en Socrate et en Jésus des consolateurs de la médiocrité, donc des philosophes.

Les hommes ne s'attardent qu'aux choses sans lumière ; une raison de plus de me consacrer aux ombres sans choses. « Les objets ne sont que prétexte à la lumière »** - Baudrillard.

L'âme d'une véritable culture est dans la culture d'une âme inventée. (« L'Américain réel est plutôt sympathique ; c'est l'idéal A(a)méricain qui est moche » - Chesterton - « The real American is all right ; it is the ideal American who is all wrong »). Plus on s'attarde sur ce qu'on voit - plus on est barbare.

Jadis, pour devenir riche il fallait devenir maître ; aujourd'hui, il suffit d'être esclave. « Les richesses sont le prix de la servitude » - Sénèque - « Opes auctoramenta sunt servitutum ».

Le moi devenu solution des manants, ou problème des savants (« le moi est ma requête » - St-Augustin - « quaestio mihi factus sum »), je m'en fais, par dépit, un mystère.

Mon écriture crée mon auditoire (et non pas - l'inverse !), potentiellement le plus vaste puisque s'élevant des ruines immémoriales. L'homme moderne a besoin des toits, pour savourer ses faits divers à l'abri des étoiles.

Les hommes d'aujourd'hui s'agitent dans la certitude, se reposent dans le doute, s'oublient dans l'erreur. Je m'agite dans le doute, me repose dans l'erreur, m'oublie dans la certitude. Dieu s'agite dans l'erreur, se repose dans la certitude, s'oublie dans le doute. La certitude, lieu idéal pour faire des sacrifices. Le doute, moment idéal pour être fidèle.

Le sage réduit le nécessaire et se réjouit de l'abondance du possible ; le sot élargit le possible et souffre du manque du nécessaire. Qui renonce au superflu, se libère de l'indispensable. Et si le superflu était ce qui est indispensable, sans qu'on sache à quoi (Cocteau) ?

Les hommes d'aujourd'hui sortent, tous, de l'Antiquité ; le panem et circenses engendra, respectivement, l'homme pragmatique et l'homme ludique. L'action soumise aux règles universelles et le jeu ne visant que l'enjeu lucratif - ces deux espèces finirent pas se fondre, en ensevelissant l'homme pathétique et l'homme du sacré.

Au fond, il n'existe pas d'opposition d'essence entre les hommes authentiques et les hommes controuvés, hypocrites ou affétés. Nous sommes tous des hommes inventés, mais le sot reproduit l'invention réussie des autres et se croit authentique, tandis que le sage se réinvente soi-même, au milieu de ses échecs. « La perle est l'autobiographie de l'huître »*** - Fellini - « La perla è l'autobiografia dell'ostrica ».

Les hommes ont une conscience tranquille, mais ils n'ont pas de conscience, ils ont une paix d'âme, mais ils n'ont pas d'âme, ils prennent à cœur leur force, mais ils n'ont pas de cœur, que la force.

L'Ouest ou l'Est : on est dans le phénoménal ou dans le cérémonial, dans le mythe du moi ou dans le rite du nous (le moi se formant davantage par ce qu'on émet que par ce qu'on subit et le nous ayant la tendance inverse), on se sculpte ou on s'occulte, on se taille un soi à connaître ou l'on se taille en laissant un vide d'un soi inconnu.

Tout homme, du bouseux au mielleux, éprouve un mystérieux besoin de laisser derrière lui une trace vivante : un enfant, un arbre, un blason, un livre. Tout compte fait, il s'y agit toujours de mon arbre généalogique, dressé pour éterniser mes commencements. Révolte organique contre résignation mécanique.

Ils pensent qu'en occultant notre personne, dans les productions de notre âme, nous gagnions en altruisme, largesse de vues ou profondeur. Mais parler de soi, se peindre ou se chanter, ou bien s'en prendre aux autres met en jeu les mêmes palettes ou cordes ; nous n'exhibons que notre visage quel que soit le portrait que nous peignions. Et nous gagnons certainement en hauteur, quand nous avons le courage de nous attaquer au sujet le moins susceptible d'être copié mécaniquement - à nous-mêmes, le seul sujet qu'on ne peint qu'à la verticale. « Pourquoi peindre une toile, si j'en suis une » - Dickinson - « I would not paint a picture, I'd rather be the one ».

Ce n'est pas la cécité de la foi, mais sa profondeur et son immatérialité, qui expliquent son irrésistible vivacité chez le jeune. La foi en la puissance (le muscle, le pouvoir, l'argent), la foi en la beauté (l'élévation, la création, l'originalité), la foi en la reconnaissance (l'intelligence, l'amour, la gloire), - avec le temps tout finit par s'avérer un leurre. Et au-delà des leurres, il te resteront l'espérance sans lendemain, ou la consolation sans mouchoir, dans une hauteur, abandonnée par la vie et livrée à ton étoile évanescente.

Le prince de ce monde eut à gouverner les loups sauvages, ensuite - les moutons barbares, enfin - les robots civilisés. Le bâton devenu caduc, la carotte télévisuelle, cette unique alimentation des robots, suffit désormais ; Ch.Fourier employait déjà le sigle C.B.S. - civilisé, barbare, sauvage – pour décorer ses phalanstères.

Les sans-abri et les chômeurs sont les derniers à vouloir encore scruter le ciel ; tous les autres ne font que fouiller la terre.

Dans mes ruines, j'affermis mon acquiescement à la merveille de la vie ; comme eux, dans leurs bureaux, étayant leurs révoltes contre la discordance du monde. Je vois un paradis en ce monde, mais les hommes n'y sont plus ; pour y être, il faut être né en hauteur ; la bassesse se fondit avec la profondeur, où se vautrent les hommes.

Descartes a le mérite de nous avoir fourni un moyen de tri tri-vial : à la tri-furcation « …donc je suis », le journaliste prolonge le donc, le philosophe élargit le suis, le poète rehausse le je.

Ne connaissant pas de chutes, ils confondent désormais la platitude avec la bassesse. « Pour pouvoir tomber bien bas, il faut un élan puissant » - Tolstoï - « Только с сильными стремлениями люди могут низко падать ».

Vivre, s'insinuer dans le monde, être regard ; ou vivre, se laisser remplir par le monde, être arbre ; on en trouve l'équilibre dans un regard à hauteur d'arbre. « L'homme se présente face à l'arbre, et l'arbre se le représente »** - Heidegger - « Wir stellen uns einem Baum gegenüber, und der Baum stellt sich uns vor ». Pour penser la pensée ou représenter la représentation, l'arbre est incontournable.

En périodes ascensionnelles d'une culture, les yeux fouillent le monde à naître ; en périodes décadentes - le soi à ensevelir. Le rêve des yeux fermés est hors périodes et cultures ; le rêve - à travers le soi en dérive, faire voir le monde inaltéré. Il faut déjà être épave ou ruine, pour suivre le conseil de St-Augustin : « Au lieu du monde extérieur, rentre en toi-même » - « Noli foras ire, in teipsum redi ».

Le passage de la jeunesse à la maturité, c'est la préférence grandissante, qu'on accorde aux yeux fermés, par rapport aux yeux écarquillés : pour percevoir la réalité, pour entrevoir le rêve, pour concevoir ou recevoir des caresses.

La jeunesse : création de scénarios et algorithmes, dont les étapes les plus cruciales sont exécutées inconsciemment ; la maturité : exécution routinière de toutes les étapes de scénarios câblés. Mémorisation organique, oubli mécanique ; focalisation sur le but, focalisation sur les moyens ; les pointillés décrivant des trajectoires en continu, le continu se décomposant en pointillés.

Chacun de nous porte en lui-même quatre types d'entités anthropologiques : l'homme, les hommes, le surhomme, le sous-homme ; et dans nos prises de position ou de pose, nous choisissons notre camp et désignons celui de l'adversaire. L'appartenance de ces adversaires à la même catégorie que nous-mêmes, telle semble être la règle de la bonne littérature. 99% des cas : des hommes opposés à d'autres hommes. Un sous-homme, face à un autre sous-homme, - Dostoïevsky ; un surhomme se moquant d'un autre surhomme - Cioran ; un homme dévisageant l'homme - Valéry. Comme Nietzsche - qui dresse le surhomme sur le sous-homme - j'ai dévié : je protège l'homme du diktat des hommes.

La scène moderne, pas moins que toutes les autres, se prête aux actes chevaleresques ou emplois princiers. Mais tout devient vaudevillesque, quand on veut la jouer à la clarté des lampes, au lieu du clair de lune. Aucune comète, pour la même raison, n'accompagne plus un rideau tombé.

Les rouages de la société sont si bien huilés ou câblés, qu'ils tourneraient aussi bien qu'on mette à leurs commandes le dernier des sots ou le premier des experts, pourvu qu'ils maîtrisent le b-a-ba mercantile. La civilisation progresse, la culture régresse. « Ce qui est civilisé, c'est le monde, et non pas ses habitants » - Ortega y Gasset - « Lo civilizado es el mundo, pero su habitante no lo es ».

Ce paradoxe des temps modernes : ce n'est que dans la foule que les hommes parviennent à faire entrevoir ce qui leur reste de personnel, tandis que dans leur solitude perce le goût inavoué de l'omniprésent troupeau. « Dans la maison, où tu écris, retentit un vacarme, comme s'il venait des machines » - K.Kraus - « In dem Zimmer, in dem geschrieben wird, ist der Lärm so laut, als ob er von Maschinen käme ».

Les écrivains intellos geignent : la littérature serait à l'agonie, elle n'intéresserait plus personne. Mais le nombre de ceux qui aiment vraiment une bonne littérature est le même depuis quatre siècles. Ce qui changea, c'est la concurrence avec les autres métiers ; jadis, seuls des aristocrates, des généraux ou des ballerines pouvaient leur contester l'audience, tandis que, aujourd'hui, s'y joignirent des amuseurs publics, des footballeurs ou de hauts fonctionnaires. C'est la jalousie de pitre, et non pas le chagrin d'artiste qui dicte les jérémiades actuelles.

Ce n'est pas « l'œil pour l'œil » qui « éteignit tout regard chez les hommes » (Gandhi), mais la prééminence croissante des oreilles : en hauteur - pour promouvoir l'âne, en profondeur - pour engraisser le rat, en étendue - pour assagir le mouton. Tant pis pour l'aigle, la chouette et la chauve-souris.

L'étrange synchronie des évolutions irréversibles de la langue (G.B.Vico), de l'éthique (Rousseau), de l'esprit : jaillir dans le poète (le vouloir), mûrir dans le héros (le devoir), croupir dans le robot (le pouvoir). Heureusement, quelques renaissances ou révolutions réveillent en nous, épisodiquement, un nouveau désir poétique ; on abandonne la routine du sens propre, pour s'enthousiasmer pour les ruptures du sens figuré.

Plus je m'intéresse à l'universel, plus de relief personnel acquiert ma voix ; plus ils veulent être différents des autres, plus vaste est le troupeau que forment ces originaux, interchangeables et plats.

Le sage suit la loi de la vie : désirer, appeler, accéder. Le sot - celle de la mécanique : accéder, appeler, désirer. Ne prend ses désirs pour réalité que celui en a des moyens ; désirer la réalité est une tâche pour andouilles.

La vie vaut surtout par sa forme, son expression, sa musique ; mais les hommes s'attachent à son fond : au pouvoir, au savoir, au vouloir, dont les valeurs, moutonnières, robotiques ou bestiales, se hissent au-dessus des valeurs vitales, c'est à dire musicales.

L'angoisse des échéances de l'avoir les empêche de suivre la joyeuse « déchéance de l'être » - Heidegger - « Verfallenheit des Daseins ». Qui, même, peut être mise en musique (« L'être est dans le chant » - Rilke - « Gesang ist Dasein »). Mais leur esprit n'attise que la soif de la puissance ; chez les poètes, « c'est dans le chant que souffle leur esprit »** - Hölderlin - « im Liede wehet ihr Geist ».

L'ennui de notre époque ne vient pas du manque de zèle - loin s'en faut ! - chez les chercheurs de vérité, qui pullulent tout autant, mais du déclin du mensonge (Wilde). « L'art de vivre, c'est l'art de savoir croire aux mensonges » - Pavese - « L'arte di vivere è l'arte di saper credere alle bugie ».

Le jeune se reconnaît dans le devenir et vit mal tout arrêt dans l'être ; le vieux aspire à l'immobilité de l'être et vit mal l'intrusion du devenir.

C'est dans la peau d'un rebelle, ne ressemblant à personne, que se reconnaît l'homme du troupeau d'aujourd'hui. L'aventure et le danger à portée d'une bourse ou d'un écran. Et que la vision d'Ortega y Gasset est surannée : « La masse, c'est celui qui se sent bien dans sa peau, quand il remarque, qu'il est comme les autres » - « Masa es todo aquel que no se angustia, se siente a saber al sentirse idéntico a los demás ». Il ne le remarque plus… Les autres sont ma contrainte ; dans la vision de l'homme – unicus inter pares – bride l'orgueil de tes buts soi-disant uniques, fuis la banalité des moyens, toujours mitoyens, inter, respecte l'ampleur contraignante de pares.

Se remplir, le plus rapidement, les poches, en appliquant exactement la même rigueur commerciale à la vente de pétrole, de chansons ou de logiciels - telle fut, de tous les temps, l'aspiration de la pire des racailles. Aujourd'hui, cette ambition se nimbe du titre prestigieux de rêve américain, et il semblerait que ce soit le dernier qui reste dans ce monde désenchanté. C'est pourquoi tout marchand acquiesce, avec conviction : « Le rêve est au centre de l'existence humaine » - Chesterton - « The centre of every man's existence is a dream ».

Ce n'est pas que l'Européen n'aime plus ses contemporains-poètes qui est dramatique, mais ce qu'il a raison.

L'humain s'associant de plus en plus fidèlement avec le robot, j'éprouve de plus en plus de sympathie négative pour l'inhumain, le surhumain, le post-humain. Quand je me réfugie dans les ruines, je m'imagine si facilement ange survivant à sa chute ; mais aux yeux des autres je deviens une bête, puisqu'aux lieux des chutes des anges s'ouvre une hauteur inconnue des mortels dénaturés. Les ruines sont une œuvre humaine, accueillie par la nature et s'y étant fondue.

La barbarie d'aujourd'hui est due à la mort du rêve. Plus précisément, à son handicap mental, dès sa prime enfance. Le discrédit du conte de fées, le merveilleux étouffé par le mielleux, le jeu électronique expulsant le jouet anachronique. Les lieux, qui ont le plus besoin de rebelles aujourd'hui, sont les crèches, et leurs noms sont Andersen et Ch.Perrault. Shakespeare, Pouchkine et Montaigne en savaient quelque chose : « Notre principal gouvernement est entre les mains des nourrices ».

Dès qu'on oublie le souci du ventre, on se désintéresse du chantre. Le souci du beau ne concerne plus que ceux qui inventent leurs propres soifs inextinguibles. « Le savoir produisant le bien, qui produisait le beau, tandis que le sacré illuminait toute chose ; voici la nouvelle barbarie : l'explosion scientifique et la ruine de l'homme » - M.Henry. Quand le champ du possible s'élargit, le chant de l'invisible s'assourdit. Jamais le besoin de l'inutile ne fut si moribond. « L'amphore, qui refuse d'aller à la fontaine, mérite la huée des cruches » - Hugo - vous comprenez maintenant l'orgueil de ce récipient exhibant les mêmes performances que la cruche.

L'enfance est une saison sans grâce : prendre le merveilleux pour de la mécanique ; on n'est vivant que tant qu'on s'étonne ; l'adulte ayant gardé l'impassibilité infantile est pur robot. La vraie vie commence, quand ton âme tombe sur une musique, à son diapason, une musique du mot, de l'image, de la pensée ; l'enfance, c'est du tambourinage ou de l'apprentissage, exercés au hasard des autres.

Ne pas être capable d'admirer l'étendue de l'expérience humaine, d'éprouver la profondeur de la solitude, de frissonner dans la hauteur de l'étonnement, c'est cela, l'enfance, une étape d'apprentissage mécanique ; mais on en garde la nostalgie comme celle de notre première maîtresse.

Le discrédit de la dialectique hégélienne est un effet collatéral, et presque seulement verbal, de la manie des hommes de prôner en tout une positivité jubilatoire ; l'innocente négation de Hegel (fond et forme des définitions) ayant été prise pour une tache gênante (sur la grisaille des preuves). La logique de race, victime d'une sociologie de masse.

Appartenir au grand ou bien petit nombre est la même chose ; et « le bonheur du plus grand nombre », comme idéal d'une société, ne me gêne en rien ; pour en avoir la nausée, Nietzsche, bêtement, doit avoir mis le nez dans l'étable. Ton bonheur ne devrait pas dépendre du nombre ; le malheur, commun, te rattrapera partout.

Jamais on ne pouvait entendre tant de voix individuelles et jamais l'air qu'on y décèle ne fut aussi choral. C'est ce qu'aurait dû entendre Ortega y Gasset : « Il n'y a plus de héros, il n'y a que le chœur »* - « Ya no hay protagonistas ; sólo hay coro ».

Quand je vois leur certitude impardonnable de vivre un enfer, je pardonne à ceux qui vivent de « l'illusion du paradis » (S.Weil).

Les belles âmes continuent, par inertie, à conjurer les hommes de se réveiller. Elles auraient dû, tout au contraire, leur réapprendre à fermer leurs yeux affairés et laisser tomber leurs mains crochues - pour rêver et se frotter les yeux, d'émoi ou d'horreur.

L'insignifiance de notre époque n'est due ni à la tyrannie des sciences ni au dépérissement des arts, mais aux hommes en rupture de tout contact avec la noblesse, avec ses deux arbres unificateurs morts : la poésie et la passion. « L'homme n'est grand que guidé par la passion » - Disraeli - « Man is only great when he acts from passion ». L'horreur de ces hommes, c'est qu'ils crurent se connaître et maîtriser leur soi terrestre, tandis que les hommes célestes sont en difficulté à s'entendre avec eux-mêmes.

La sobriété asservit ; seule l'ivresse nous ouvre à la liberté du chant et du naufrage. Vive la dive bouteille, réceptacle des breuvages et des messages ! Neptune, inspiré des bacchanales : « Je suis Bacchus, et avec mon vin sublime, je porte aux hommes une ivresse spirituelle » - Beethoven - « Ich bin Bacchus, der die Menschen mit dem Geist des herrlichen Weins trunken macht ».

Les idolâtres du présent et du futur immédiat, face à une boîte d'allumettes ou à un journal, l'air grave, s'interrogent : faut-il éclairer ou deviner ? Et ils mettent toute leur éloquence à disserter sur les déficits, les élections anticipées, la diffusion de best-sellers. Privés de la lumière apollinienne, incapables des ombres dionysiaques, ils font des pythies d'hippodromes.

La matière et l'esprit sont deux modèles nullement antagonistes ; aux hommes, on devrait tenir le langage matériel de l'égalité et à soi-même - le langage spirituel de la liberté. Le drame est que l'homme moderne fait l'inverse.

Ce qui est tragique aujourd'hui, ce n'est pas qu'un journal puisse fermer la fenêtre sur l'essentiel du monde (S.Lec), mais qu'il le reflète et reproduise très fidèlement.

L'existence des hommes se réduit de plus en plus à une simple présence (Kierkegaard). Bientôt on pourra se passer du quantificateur existentiel, pour se fier à l'infaillible universel.

Jadis, le plus bas précéderait nécessairement le plus haut ; aujourd'hui, les deux avancent, au même rythme, vers le même genre de platitude organique, musicale et sentimentale.

Jadis, on plaçait un idéal dans le futur, pour charger le présent d'un devenir et munir le passé - d'un nouvel être, appelé Histoire. Vu sous cet angle, l'Histoire est bien finie. Tout s'arrête, désormais, à la représentation. La vision inverse est toujours sotte : « Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres » - Tocqueville. Rendez-moi mon passé, où gît mon avenir radieux !

L'homme réel, la cible électrisante ; l'homme potentiel, le magnétisme des flèches et la tension des cordes ; l'homme virtuel, mécanique ou électronique, sans vie des flèches ni mort des cibles. La fin qui recule, le début qui spécule, le milieu qui calcule.

La fessée et le piquet rappelaient au môme que le monde, dans lequel il entrait, n'était pas le sien ; ce qui réveillait en lui le désir d'un autre monde, plus poétique et plus proche. Aujourd'hui, le monde est à lui, dès le berceau ; et son premier désir est d'ouvrir, le plus tôt possible, son propre compte en banque.

La manie des hommes de tout éclaircir me rend plus précieuse la compagnie des femmes : « Toute femme te conduit vers un brouillard » - Tsvétaeva - « Все женщины ведут в туманы ».

Les hommes se divisent nettement en deux catégories : ceux de l'accumulation, du progrès, de la nouveauté - sans retour possible, et ceux de l'invariant, de l'intemporel, de l'immobile - au retour éternel. Un être dans le temps, un devenir hors du temps. Vitesse ou intensité. L'Europe éternelle, nostalgique de son passé, ou l'Amérique de la version courante jetable.

Le rêve abandonna l'avenir (où se placent les fous), se détourna du passé à inventer (où s'attardent les sages) et se figea dans le culte du réel présent (cette demeure des sots) - le progrès égalisateur les rendit indiscernables.

Évincer, en nous, l'âne serait plus difficile que l'hyène (Churchill). Après l'expulsion réussie, on se retrouve mouton et robot.

Que les hommes aient perdu le sentiment de la honte est dû, en partie, au fait, qu'aucune nudité de l'âme n'est plus osée ; une carapace ou ceinture grégaire est portée en toute circonstance.

L'émotion - devant un paysage, une femme, un tableau - visite tous les hommes (qui ne méconnaissent donc pas « ce qui excelle » - Goethe - « das Vortreffliche nicht anerkennen »), mais c'est un signe de barbarie que de ne pas savoir la traduire en attendrissement ou en humilité.

L'humilité est le contraire du culte de méritocratie : reconnaître qu'il existe des hommes plus dignes de ma fortune, et qui sont plus malheureux que moi (les méritocrates en sortent avec davantage d'orgueil ou de cynisme). Donc, être humble, ce n'est pas reconnaître quelqu'un plus puissant (Spinoza, l'humilité des chiens : « L'humilité est une tristesse, l'homme contemplant son impuissance » - « Humilitas est tristitia, homo suam impotentiam contemplatur »), mais, au contraire, - plus digne, quoique plus faible (l'humilité du fort).

Du mythe volatile, en passant par l'illusion du reptile, vers la réalité ruminante - l'évolution de l'espèce dominante : légions des anges, divisions motorisées, troupeaux béats.

Je suis riche du désir détaché de la possession ; ils sont riches des choses qu'ils possèdent ou qu'ils ne désirent pas (Gandhi).

Aucune parenté avec l'avenir, qui m'est totalement étranger ; en revanche, des pousses nouvelles permanentes sur l'arbre généalogique du passé. À l'opposé du banal : « Veillons davantage que nous soyons pères de notre avenir qu'enfants de notre passé » - Unamuno - « Miremos más que somos padres de nuestro porvenir que no hijos de nuestro pasado ». Tant que le passé ne cesse de renaître, on se résigne si facilement que l'avenir ne naisse jamais.

Les six Juifs, dans un stupéfiant ordre chronologique, topologique et anatomique, montraient aux hommes la source absolue de leurs troubles : Moïse - les cieux, Salomon - la tête, Jésus - le cœur, Marx - le ventre, Freud - le sexe. Vint le dernier, Einstein, pour prouver que tout est relatif…

La culture européenne se distinguait par un élan vers l’invisible qu’on appelle regard. Dès que tout se confie aux yeux, c’est-à-dire à la raison calculante, la culture vit un déclin.

L'éducation moderne : tu es un cargo, au trajet prédéfini et commandes électroniques ; on te parle d'assurances et jamais de naufrage ; tu oublies les étoiles et te fies au satellite. « L'éducation est allumage de la flamme et non pas remplissage d'un vaisseau » - Socrate.

Une maxime, c'est ce qui articule le sens du monde sans être réductible à un algorithme. « La part la plus vaste et précieuse de nos connaissances se résume en aphorismes ; et ce qu'il y a de grand et de meilleur, chez l'homme, n'est que l'aphorisme » - Coleridge - « The largest and worthiest portion of our knowledge consists of aphorisms : and the greatest and best of men is but an aphorism ». Le mouton se désintéressant du sens de l'existence, et le robot ne suivant que des règles, n'apprécieront jamais l'aphorisme. La maxime serait une maladie mondaine (La Rochefoucauld).

Ils vivent en robots et, sur leur lit de mort, se découvrent hommes. Je vis en homme, mais reconnais, de plus en plus, être réduit en profondeur, comme tous, à une affreuse machine. Heureusement, il reste l'épiderme.

Ils se lamentent : tout perdrait le sens. Tandis que le vrai drame de ce siècle est que ce fichu sens finit par tout envahir, en étouffant tout songe insensé.

Et dire que l'homme, qui aujourd'hui se vautre dans une paisible platitude et ne vise que l'étendue, fut un ange de hauteur, défiant toute chute. Heureusement, il reste la femme, qui lorgne toujours, instinctivement, vers la profondeur : « La femme doit trouver la profondeur, menant à sa surface » - Nietzsche - « Das Weib muß eine Tiefe finden zu seiner Oberfläche ».

Jadis, le nous fut malade, dont profitait le sain moi. Aujourd'hui, le moi avorton est écrasé dans l'étau du nous à la santé mécanique ; plus le second avance, plus le premier recule. Et Chesterton se trompe de pronom (nos échecs au lieu de mes échecs) : « Le monde sera bientôt divisé entre ceux qui expliquent les raisons de notre succès, et ceux, un peu plus intelligents, qui tentent d'expliquer nos échecs » - « The world will very soon be divided into those who still go on explaining our success, and those somewhat more intelligent who are trying to explain our failure ».

Pendant trois millénaires, nous vivions dans un équilibre entre les valeurs matérielles et immatérielles ; et le progrès global fut une règle (sauf l'épisode des Dark Ages) ; notre époque est la première à se moquer des valeurs spirituelles, tout en triomphant, mieux que jamais, dans tous les domaines matériels. Je ne sais pas si l'oubli des valeurs en déclin est tragique ou comique, puisque la vocation de l'homme semblerait être au progrès, et son rêve le pousserait vers des nostalgies immuables.

Plus on gagne en avoir, plus on s'imagine qu'on puisse suffire à soi-même, pour être libre devant les autres ; plus on gagne en être, plus on ressent qu'on est nécessaire à soi-même, pour être libre à ses propres yeux. Épicure reste vague : « Le fruit le plus grand de la suffisance à soi-même : la liberté ».

Les mauvaises révoltes : celle de l'étendue - les hommes manqueraient de savoir ou d'ouvertures, ou celle de la profondeur - la vérité ou la justice manqueraient aux hommes. La bonne révolte est celle de la hauteur - l'oubli, par les hommes, des astres et des rêves.

Où peut bien se cacher le meilleur de toi-même ? Et si c'était ce qui me reste, une fois que je me suis vidé de tout ce qui ne m'appartient plus, c'est à dire de tout ce qui était, en moi, visible ? « Ce qu'on ne nous prend pas nous reste, c'est le meilleur de nous-mêmes »* - G.Braque. Rien ne m'appartient, mon meilleur est toujours ailleurs, entre les mains d'un Créateur moqueur. J'appartiens à ce qui me surpasse, à ce que je crée, j'en suis esclave. Les libres, c'est à dire les mécaniques, proclament, orgueilleux et niais : « L'homme libre s'appartient » - Chesterton - « The free man owns himself ».

L'homme moderne : de plus en plus de hasard dans la mise en orbite, le calcul de plus en plus inexorable de la trajectoire, la chute programmée, non polluante et anonyme. Les hommes incalculables et non calculants n’existent plus. « Tu es comète singulière, auprès des astres calculés » - Pouchkine - « Как беззаконная комета в кругу расчисленном светил ». Dans les mouvements des astres, tout se calcule ; mais le firmament de mon étoile défie l’astronomie, et ses trajectoires échappent à la géométrie et se fient à la poésie.

Rythmes et pulsions sont vitaux aux hommes ; mais le sens de leurs évolutions récentes est - de l'enthousiasme ou de l'abattement solitaires vers l'excitation collective.

Nous sommes le chant et non pas le calcul. Nous sommes ce qu'émet notre fond musical (et non pas ce que nous pensons - le Bouddha) ; c'est pourquoi nos rues sont pleines tantôt de tintamarre tantôt de silence - personne n'y a envie ni de chanter ni de danser.

L'esprit peut se transmuer dans deux directions : on l'avilit - il devient machine, on le subjugue - il se métamorphose en âme. L'étonnement désertant les hommes, et l'avilissement devenant indolore, la robotisation semble être le seul avenir plausible de l'intelligence.

Le sage antique fut complice du poète, dans l'escamotage de la vie. Le sage moderne enfanta le juste et le naturel, qui bannirent la passion injuste et le culte de l'homme inventé. Du divorce entre la raison et le rêve ne survécurent que des enfants-monstres : la machine et le hasard.

Je m'aperçois que ma dyade - le rythme (le moi désirant) contre l'algorithme (le moi calculant) - doit être élargie à la triade platonicienne, pour inclure le thymos, le désir de la reconnaissance (la monade hégélienne, le moi grégarisant).

J'oublie souvent que ce qui empêche le troupeau humain de devenir définitivement moutonnier ou robotique est l'inquiétude ; donc, si l'on veut accélérer ce processus irréversible, il faut continuer à employer le berger stoïque ou cartésien.

La vie se présente en arc-en-ciel ; ma production de bile dépend des manques de bleu ; pourquoi, dans ce monde, qui va mieux que jamais, ces coulées sont toujours aussi denses ? Le monde de mon enfance exhibait deux couleurs suréminentes : le rouge et le noir, là où celui d'aujourd'hui n'affiche que le gris. Le bourreau et le monstre cédèrent leurs places au mouton et au robot, de la même grisaille. Le gris n'absorberait-il donc pas d'autres couleurs ?

« N'ayez pas peur ! » - leur inculquent les Papes, gendarmes, députés, maîtres à penser ou patrons ; deux réactions : ils se débarrassent du soupçon (les moutons) ou du frisson (les robots). Déjà, Sénèque leur ouvrait cette sinistre voie : « Quitte l'espérance, la peur te quittera » - « Desines timere, si sperare desieris ».

Trois regards sur l'humanité d'aujourd'hui : l'historique, l'éthique, le personnel. C'est la société la plus juste, la plus intelligente, la plus généreuse. C'est un troupeau sans âme, sans rêve, sans horizons. C'est une meute d'impitoyables hyènes, un réseau de robots solidaires écrasant toute espèce non beuglante ou non calculante.

Les plus perspicaces diseurs de l'avenir des hommes sont Luther, La Fontaine et Kant ; le premier, à travers le servo arbitrio de la prédestination, voua l'homme au destin d'un rouage ; le deuxième, plus près de nous, le vit en franche moutonnaille ; le troisième, qui voyait plus loin, le qualifia de robot (abeille).

Le gros de la troupe du courant unique est persuadé d'avancer à contre-courant.

Signes extérieurs de la robotisation des hommes : la dissociation entre compétence, intelligence et performance - subtilitas intelligendi, subtilitas explicandi, subtilitas applicandi.

Le mouton s'occupe de dicter et le robot - de résoudre le problème, et ils appellent cela - la vie (Popper) ! La vie est union des trois dons : don philosophique, pour dégager du mystère - des problèmes, don intellectuel, pour apporter au problème - une solution, don poétique, pour deviner derrière la solution - une nouvelle source mystérieuse. Dans ce cycle, le mystère reste intacte, c'est cela l'éternel retour.

Les déceptions vaudevillesques font détester la vie, injuste et mesquine ; mais plus on est sensible au tragique, plus vibrant est l'acquiescement à la vie, juste et grandiose. C'est le sens de tragédie qui rend sensible à la musique des mots et sourd au bruit des actions ; privé de ces bons filtres et muni de seuls amplificateurs, on dit : « Les actions sont la première tragédie de la vie, la seconde, ce sont les mots » - Wilde - « Actions are the first tragedy in life, words are the second ».

Le nécessaire de la populace ne cesse de s'élargir ; le superflu aristocratique reste toujours à la même hauteur : « N'accordez à la nature que le nécessaire, et le prix d'homme sera aussi bas que celui des bêtes » - Shakespeare - « Allow not nature more than nature needs, man's life's as cheap as beast's ».

Quand on se met à traiter la culture avec objectivité et civisme, elle tourne à la civilisation, laïque et grise ; elle ne garde ses couleurs et son nom que si l'on lui voue un culte, partial et fanatisé.

Ceux qui se désespèrent de l'absurdité du sens de la vie ne sont sensibles qu'aux deux niveaux de l'admiration : celui de la chose créée (désirée, conçue, possédée) et celui du processus de la création. Mon espérance est exclusivement liée au troisième niveau, celui de la fonction même. Elle est cet arbre, ne se réduisant ni aux fruits ni aux fleurs, surmontant et le vivifiant déracinement et l'appel des cimes et la densité des ombres. Elle est la hauteur, qui est fonction de l'âme ; elle est le regard, qui est fonction de l'esprit ; elle est l'amour, qui est fonction du cœur. « Le malheur, c'est l'absence de fonction » - Kierkegaard.

À quoi doit-on reconnaître et apprécier mon arbre ? - aux fruits ? aux fleurs ? aux ramages ? aux racines ? aux ombres ? - à la présence, partout, d'inconnues, ouvertes sur l'unification avec d'autres arbres, donnant lieu aux arbres plus vastes que le mien !

Quand le robot nippon ou yankee et le mouton batave ou helvète resteront les seules espèces humaines sur Terre, l'homo poeticus, empaillé dans leurs Muséums, sera exhibé en compagnie des singes paresseux, se livrant aux rêves improductifs.

Le médiocre voit partout, et surtout sous son nez, des tournants - linguistiques, philosophiques, économiques, politiques. Le bel esprit se contente d'imaginer des points de départ, des points zéro des balances ou de la création, des points invariants.

On croule sous des réponses savantes aux questions minables ! L'oubli des questions intéressantes, qui, toutes, furent posées dès l'Antiquité. Cet oubli, beaucoup plus que celui de l'Être, définit notre époque.

Comment l'arbre se réduit-il lamentablement aux seules propriétés de la forêt ? - par un mauvais mode d'unification avec d'autres arbres : l'alignement, la taille, le parasitage, dans un plat silence des cimes, au lieu d'irruptions de questions profondes ou d'éruptions de hautes réponses.

Encore tout récemment, il y avait cent fois plus de raisons de se lamenter des misères matérielles ; pourtant il y avait cent fois plus qu'aujourd'hui de voix spirituelles, appelant le chant, la danse, le poème. Le lyrisme individuel, c'est de la résignation ; l'indignation collective enfante de comptables.

Ces misérables stoïciens et cartésiens, en nous conjurant de maîtriser les passions, ne peuvent en citer que gloutonnerie, rapine ou débauche ; ils ne pouvaient pas se douter, que du bourgeois qu'ils éduquaient émergera le robot, modéré, honnête et de bonnes mœurs.

La théorie évolutionniste annonce la suprématie du fort ; Nietzsche dénonce celle du faible. Tous les cartésiens voient en l'esprit le sommet de nos facultés ; et Nietzsche en fait la lie. Pourtant, la contradiction n'est pas du côté, où l'on la cherche ; elle n'est que psycho-langagière : Nietzsche appelle faible celui que tout le monde, moi y compris, appelle fort ; et son esprit est vaste, tandis qu'il n'est respectable que profond, tout en s'opposant à la hauteur d'âme. « Celui qui a de la force, se défait de l'esprit ; j'entends par esprit la grande maîtrise de soi-même »*** - Nietzsche - « Wer die Stärke hat, entschlägt sich des Geistes ; ich verstehe unter Geist die grosse Selbstbeherrschung » - et l'on finit par se solidariser d'avec son âme, le porte-voix du soi inconnu !

Autour, tout n'est mû que par le sens, tempéré par la sensation et abandonné du sentiment. Et dire que Nietzsche voyait dans l'absence de sens le danger des dangers et nous tendait un marteau pour abattre le nihilisme, celui même qui n'est pas du tout l'absence de sens, mais l'appel à le recréer à partir du point zéro de l'imagination et de la sensibilité, au lieu de vivre d'une répétition quelconque, fût-elle appelée éternel retour. Que tes « interrogations soient plus près des commencements ! »** - Heidegger - « Anfänglicher Fragen ! ».

Pour dominer des esclaves, un autre esclave suffit ; on n'est maître qu'au milieu des maîtres.

La parole des hommes devint si insignifiante et monotone que le show - à l'écran, au stade et même à l'église - évince partout le sermon ou la harangue. Dans le mot de Lope de Vega : « Laissez le tact, le goût, l'odorat et la vue ; prêtez l'ouïe à la foi » - « Ni la Vista, ni el Gusto, ni el Tacto, ni el olfato tienen éxito alguno ; el oído se vuelve a la fe » on doit, aujourd'hui, intervertir la vue et l'ouïe.

Le parcours de l'homme moderne : de la soif vers le manque. Au lieu d'un vide de sage ou d'une plénitude de poète - un comblage de robot.

Aujourd'hui, avoir le courage de ne pas être au courant de certaines évidences sociales est souvent le seul moyen d'échapper à la contamination par le conformisme ; comment ne pas ricaner devant le suranné : sapere aude ! En plus, ce siècle d'inerties oublie, que la devise complète fut : sapere aude, incipe ! Le goût des commencements et des finalités s'efface, au profit des mornes parcours robotiques.

Pour garder son sang-froid, il faut avaler ses défaites, ne pas se laisser emporter par un honneur froissé et baveux. Mercutio ne comprend pas le Roméo apaisé (« O Calm, Dishonourable, Vile Submission ! »). « Souvent vaincu dehors, jamais soumis dedans » - aurait embelli quelque blason.

La création, la mort et le rêve, ce sont l'aube, le coucher de soleil et la nuit ; mais depuis que les hommes vouent toute leur vie à la lumière du jour, - on crée, on meurt et on rêve - robotiquement. « Tes jours s'en vont, sans nuits ni aubes » - G.Benn - « Die Tage gehn dir ohne Nacht und Morgen ».

L'idéal aristocratique, transplanté dans une tête de mufle, devient fléau redoutable ; le goût poissard, dans une âme délicate, devient monstre pitoyable. Le lieu de la vertu aristocratique - château ou ruines ; et de la populaire - la rue ou l'écran.

Le seul combat digne : entre l'homme divin (le surhomme, ou l'homme surmonté) et l'homme vain (le sous-homme, ou la machine des hommes), qui cohabitent en moi ; même Nietzsche n'en prône qu'un combat sans noblesse : « J'apporte la guerre : pas entre peuples, pas entre classes, une guerre entre l'homme et l'homme » - « Ich bringe den Krieg, nicht zwischen Volk und Volk, nicht zwischen Ständen, einen Krieg zwischen Mensch und Mensch ».

Plus je vois dans la tête le foyer de ma personnalité, plus je perds mon visage. « L'humanité a égaré le secret de se donner à soi-même un visage » - G.Bataille. Mieux je renonce à ma personnalité visible, au profit de mon soi invisible, plus mon âme a de chances d'en devenir le chantre.

Le progrès des moyens de transport(s) est à l'origine de la déroute du volatile face au reptile ; tous naissent avec des ailes (Gorky ignore la bonne phylogenèse : « Comment volerais-tu, toi, né à ramper ? » - « Рождённый ползать, летать не может ! »), mais à toutes les destinations on affecta la reptation comme seul déplacement écologiquement inoffensif et économiquement agressif. Même au firmament on est (trans)porté, aujourd'hui, par la voie commune, les yeux ouverts.

La supériorité en profondeur du savoir, en ampleur de l'action ou de la liberté n'est pas une supériorité noble ; elle ne peut l'être qu'en hauteur du regard : « Il faut être supérieur à l'humanité par sa hauteur d'âme »** - Nietzsche - « Man muß der Menschheit überlegen sein durch Höhe der Seele ».

L'esprit s'incline devant le miracle du vivant, l'âme l'élève. Et la robotisation de l'homme, c'est la dévitalisation de l'âme, suivie de l'aplatissement de l'esprit ; est robot celui qui ne voit plus de miracles, celui qui ne perçoit que la surface mécanique des pensées profondes et des hauts sentiments.

Les écrivailleurs pensent ériger des temples et des mausolées, tandis que leur architecture convient le mieux aux salles-machines, comme, jadis, aux étables ou casernes. « Un livre, ce ne sont pas des phrases mises bout à bout, mais des phrases coulées en arcades et coupoles » - V.Woolf - « A book is not made of sentences laid end to end, but of sentences built into arcades and domes ». Tout cela pour décorer vos parkings, hôtels, aéroports - je tapisse de phrases bout à bout mes ruines aux arcades translucides et à la coupole effondrée.

Ni les poètes ni les historiens ni les savants n'expriment aussi nettement l'âme d'un peuple que les philosophes ; écoutez les Américains : « La croissance est la seule valeur morale des hommes. La démocratie est la métaphysique de l'homme commun » - « Growth itself is the only moral end. Democracy is a metaphysics of the common man » - Dewey), « Contrairement à la philosophie continentale, la philosophie américaine se dédie au futur » (Rorty) – le futur, dédié à la croissance du commun… Chez les sages comme chez les sauvages, c'est le goût musical qui discrimine le mieux les hommes : « Le jazz a renversé la valse » - Céline.

Nous vivons dans une époque bénie, où, plus que jamais, « les ânes prennent la paille plus volontiers que l'or » (Héraclite) ; tout fier orpailleur peut ne plus se boucher le nez au-dessus de ses trouvailles lésées par la bête.

La modernité - culte de l'horizontalité, du rhizome banalisé opposé à l'arbre (Deleuze). La parenté des profonds avec les reptiles est plus évidente que l'imposture des hautains enviant les volatiles. L'arbre, avec ses branches aristocratiques, est un vecteur de la hauteur.

Il est normal, qu'en ne scrutant que l'étendue de l'horizon, je me sente nain et que j'aie besoin des épaules de géants ; il faut être ange, pour viser la hauteur des firmaments solitaires. C'est à dire il faut être poète, que Heidegger veut réduire à l'étendue : « La poésie est une unité de mesure, qui seule donne à l'homme la mesure de l'étendue de son être » - « Das Dichten ist Maß-Nahme durch die der Mensch erst das Maß für die Weite seines Wesens empfängt » - la poésie est l'invention d'unités de verticalité et non pas de platitude.

Le robot actuel découle tout droit du rêveur du XVIII-ème siècle ; la poésie se trouve à l'origine de tous les grands courants ; rien de plus instructif que ce parcours - les poètes : Héraclite, Parménide, Pythagore ; les vulgarisateurs : Platon, Épicure ; les professionnels : Aristote, Kant. La taverne, la caverne, la caserne.

L'humanisme : trouver tout homme - irremplaçable ; heureusement pour le rêveur et le créateur « il n'y a pas d'absences irremplaçables »** - R.Char.

Ils libèrent leur âme des tyrans, de Dieu, des censeurs, pour se retrouver avec leur seule cervelle, sans liberté, sans hauteur, sans originalité. L'âme, dépourvue de tous ses attributs, devint atavique.

La fin de l'Histoire signifie le début de l'ère du robot : toute accélération du progrès de l'espèce s'accompagne désormais d'un recul de l'homme.

Je regarde leurs visages - la transparence, l'évidence, la parfaite connaissance de soi-même - ni étonnement ni honte : « cette lueur d'impuissance et de stupéfaction, qui fait défaut à la race sans secret »* - Baudrillard.

À l'âge adulte, aucune lecture ne peut plus infléchir notre fond psychique, qui est déterminé par les livres de notre enfance ; les seuls noms, qui me viendraient à l'esprit, si je devais désigner mes véritables maîtres câblés, seraient ceux de Perrault, Andersen, Pouchkine, Grimm. Rien d'étonnant donc qu'aujourd'hui nos petites têtes blondes, gavées aux comics et codecs, finissent par exhiber des cerveaux de moutons et de robots.

Le monde grouille d'enchantements et de merveilles, même si l'on scrute un mouton isolé ; mais les théoriciens moutonniers veulent juger le monde d'après l'état des termitières, et ils se mettent à se lamenter sur le désenchantement du monde.

L'étonnement est l'un de ces sentiments humains qui préservent notre distance d'avec les robots ; mais depuis que, dans notre environnement, l'objet fabriqué dépasse en nombre l'objet naturel, en ne provoquant, dans le meilleur des cas que de la curiosité et non de l'étonnement, la pente de notre chute devint irréversible.

Pourquoi je déteste les images, qui déferlent sur le monde d'aujourd'hui ? - puisqu'elles ne mènent vers aucune lumière fatale ni ne jettent aucune ombre vitale - que des puzzles fractals.

La foule se forme sur une négation ou un rejet, l'élite - sur un accord ou un projet.

Leurs rejets, souvent, sont profonds et même hauts, mais c'est la platitude de leurs projets qui me rend sceptique. Quand son propre projet a de la hauteur, on se moque de tout rejet ; le cerveau acquiesce à la terre entière, quand les yeux sont pleins de ciel.

Ce n'est ni la déchéance, ni la pourriture, ni la décrépitude qui amènent le déclin de la culture (Arendt, Benjamin), mais au contraire, l'excès de santé stérile, la rigueur et la robustesse, la facilité de produire des images cohérentes, facilité performante, qui n'a plus besoin ni de talent ni d'audace ni de compétence.

Le théâtre et le livre étaient des lieux ou se réfugiait celui qui fuyait la réalité ; aujourd'hui, ces lieux devinrent plus réels que la rue et la cuisine.

Toutes les valeurs sont lues aujourd'hui sur un même écran, où l'on ne distingue plus : le talent - de son absence, l'intelligence - de la mémoire, le rebelle - de l'esclave. Projeté sur le réel, tout complexe se voit privé de son imaginaire.

La fin de l'Histoire, c'est aussi la fin de l'âge héroïque : plus de triomphes, que des succès ; plus de sacrifices ni de fidélités, que des calculs ; aucune ressource n'est plus cachée au fond de soi-même, tout se puise dans un thésaurus commun, tous sont des nains dressés sur les épaules des autres nains.

Haïr la grandeur voulait dire, jadis, la jalousie devant la profondeur ou l'inertie devant la hauteur. Mais aujourd'hui la grandeur ne garde qu'une seule dimension – la platitude, et notre époque est tout sourire, face à cette grandeur, sourire complice ou condescendant devant un veinard ou un raté de plus.

Dans tous les hommes, Nietzsche voit des ruminants : les bons (ceux qui réussissent à digérer, les dionysiaques) et les mauvais (ceux qui y échouent, les hommes du ressentiment). Il ne comprend pas que le filtrage - ne pas mettre à la bouche ce qui répugne au bon goût - est le meilleur remède contre l'indigestion. Dionysos est le philosophe de l'éternel retour, c'est à dire de l'intensité en tant que dénominateur commun de nos expériences ; or, sur le minable - aucune intensité acquiescente n'est possible.

L’essentiel de ce que je suis (c’est-à-dire mon regard sur mon étoile), je le garde, inchangé, depuis ma première jeunesse ; les abandons, les ajouts, les revirements ne concernent que le secondaire. Donc, l’homme a bien son être et non pas seulement son devenir : « Le vivant n’a pas d’être, il n’a qu’un devenir » - H.Hesse - « Alles Lebendige ist ein Werden, nicht ein Sein ». Quant à son devenir, muni d’assez d’intensité, il est indiscernable de l’être (Nietzsche).

Dans l'image du paradis, tel qu'il est espéré par l'homme des bons sens, les premières béatitudes sont tavernes et lupanars ; heureusement, il ne lit pas Thomas d'Aquin : « Ces fonctions - manger, engendrer - disparaîtront chez les ressuscités » - « Quod in resurgentibus non erit usus ciborum neque venereorum », et dont le bon sens place les bienheureux dans des bureaux, où l'on ne fait que calculer.

Notre génération réalisa un équilibre salutaire, celui entre la vulgarité décroissante de la bêtise et la vulgarité croissante de l'intelligence ; la noblesse peut désormais, la conscience tranquille, fuir les deux camps, sans se compromettre avec aucun. En évitant de se frotter contre le goujat, on s'épargne une haine inutile (odi profanum vulgus et arceo - Horace).

Pour combattre ses adversaires, il n’y a pas d’arme plus efficace que celle qu’on forge, en se mettant dans leur peau, en se laissant pénétrer, provisoirement, par leur psychologie. C’est ce que je fis, en prenant, parfois, le parti des forts, que je déteste pourtant plus que les autres. C’est ce que firent Nietzsche et Dostoïevsky, avec leur complicité feinte avec le surhomme ou avec le sous-homme, et même Nabokov, avec sa Lolita.

Techniquement, la mort de l'art devient inéluctable à cause de la facilité actuelle de création d'images. Cette facilité est l'aspect le plus original de notre époque sans théâtre, ou plutôt avec une scène ayant absorbé la rue et l'étable, et où tout badaud se prend pour acteur ou éclairagiste. On n'a plus besoin de dramaturges ; des panurges moutonniers suffisent.

De nos jours, avoir une âme semble être aussi honteux qu'avoir un corps l'était au Moyen-Âge.

Du spectacle du monde, un bon spectateur, l'homme du regard, retient l'harmonie grandiose du dramaturge divin, l'ingéniosité inventive du metteur en scène, l'expressivité unique du jeu des interprètes ; l'homme de la rue, c'est à dire l'homme de la seule écoute, n'y aura perçu que des sifflements, des claques ou des éternuements.

Les envieux et les ratés se plaignent de mauvaises distributions de rôles (« La vie est une scène, mais les rôles sont mal répartis » - Wilde - « The world is a stage, but the play is badly cast »), tandis que le monde n'est qu'un répertoire, où chacun est libre de choisir sa pièce, son spectateur, son chœur, son deus ex machina, son souffleur et son éclairagiste.

Jadis, l'image était pure métaphore, au-delà ou en deçà des représentations ; aujourd'hui, elle fait partie des représentations les plus banales et consensuelles, ce que devient, par ailleurs, toute métaphore pétrifiée. Notre époque peut être définie comme celle de la représentation unique ; celle-ci n'est ni fausse ni bête, mais simplement grégaire.

Les rapports organiques de l'homme avec l'élan, l'angoisse et l'invisible disparurent au profit de ses rapports mécaniques avec sa propre visibilité et avec l'argent. Tout chevalier s'engagea dans la cavalerie de St-Georges.

Jamais on n'eut autant de spécialistes professionnels d'Homère, de St-Augustin ou de Léonard qu'aujourd'hui ; mais dans les tableaux que ceux-là peignent de ceux-ci on ne devine plus ni immortels, ni saints, ni génies, mais des ingénieurs ou managers ; et le peintre, lui-même, est statisticien.

L'homme ordinaire est soumis au temps : le souci du succès local le conduit, inexorablement, à l'échec global ; l'homme d'exception est hors du temps : il vit toute vicissitude locale comme un échec, mais sous le signe immuable du triomphe global. « Il arrive que ce qui est désordre dans la partie est ordre dans le tout » - Leibniz.

Dans le robot moderne, cohabitent la pré-programmation des prix et le hasard des valeurs ; il est l'héritier direct de l'automaton d'Aristote, qui désignait le hasard, et du juste pécheur des jansénistes marqué par la prédestination. Saturé d'un sens cérébral, ce robot est un non-sens vital.

Je vois les regards bien bas, les cœurs vidés, toutes les flammes éteintes ; ce serait un tableau paradisiaque, si l'on croit la vue biblique de l'enfer : « Hauteurs des regards, enflement du cœur - le flambeau des impies n'est que péché ». L'éclairage collectif, la platitude des regards et des cœurs, les oriflammes digitalisées accompagnent désormais le robot vertueux. En hauteur, ne s'accrochent au souffle de leur cœur que les hérésiarques du culte apostatique de la mesquinerie.

Leur accommodation va aux choses connues ou aux buts pré-programmés, et elle devient assimilation, incrustation, empreinte débouchant sur l'action ; la meilleure accommodation se fait sur ton soi inconnu et fait naître le regard riche de son immobilité.

Quand la production succède à la création, les formes platoniciennes de l'art - l'icône (pour le cœur), l'idole (pour la raison), le fantasme (pour l'âme) - se dévitalisent et se banalisent ; il ne restent que des pièces fractales et inertes d'un puzzle ou d'un circuit.

L'homme est fait pour vivre de sa soif, de l'éprouver par sa liberté, en vouant son regard aux bons cieux ; au lieu de cela, il se vautre dans la servitude de l'eau courante, fixe de ses yeux rassasiés le robinet ou le bouton le plus proche et oublie la hauteur de l'étoile. Qui encore verrait dans l'homme – un dieu tombé qui se souvient des cieux (Lamartine) ?

Il n'y a aucune raison de pester contre la modernité, puisqu'elle se serait éloignée de la Nature ; le bon Dieu ayant créé la vache, l'arbre et la rivière, prouve, par là même, que l'homme d'aujourd'hui est plus près du dessein divin que l'homme préhistorique. Mais un bug se serait glissé dans le programme thuriféraire, car le cerveau, contre toute attente, l'emporta sur le ventre, en privant ainsi le mouton de la victoire finale, pour offrir le podium au robot.

Jadis, la civilisation s'occupait de donner vie à l'avenir, et la culture gardait un lien vivant avec les commencements. Mais depuis que seul compte le présent, le rythme de la vie, dicté par l'imagination et l'intuition, tourna en algorithme, pour le robot que devint l'homme.

Les hommes sont comme les nombres ; ils peuvent être vus en tant qu'opérandes (notation géométrique), en tant qu'opération (notation algébrique), en tant que résultat (notation trigonométrique) - pro-jection, sou-mission, con-formisme - partout de l'esclavage, face aux ensembles abusant de fausses équivalences, car la réflexivité se brise sur la méconnaissance de soi, la transitivité faiblit, quand les extrêmes ne se touchent plus, la symétrie ne marche qu'avec des miroirs pipés.

Jadis, la vie disposait d'une scène publique, où se produisaient trois guildes d'acteurs - la politique, la scientifique et l'artistique ; la scène moderne, c'est l'écran, envahi par les spectateurs se prenant pour acteurs. Et la pièce jouée n'a plus besoin ni de démiurge ni de dramaturge, le verdict de l'audimat dicte les images à fabriquer et à propager. La diffusion de vidéogrammes de masse se substitua à la confusion des âmes de race.

Le XIX-ème siècle (siècle des foiresNietzscheJahrmarkts-Jahrhundert) prêchait le collectivisme et/ou la technique, d'où la mauvaise presse du nihilisme, qui est un défi au mouton et au robot, contre l'inertie dans la pensée et contre le calcul dans le sentiment.

Les hommes se divisent en deux catégories : ceux qui jouent les jeux banals de puissance, de débauche ou de religion et ceux qui s'adonnent à inventer de belles règles des jeux magiques, auxquels ils ne joueront jamais ; les deux s'y complaisent, et les drames n'éclatent que lorsqu'ils tentent de jouer les deux rôles en même temps. Aux derniers, aux artistes, s'applique la règle d'E.Jünger : « Qui s'interprète soi-même se trouve en-dessous de son niveau » - « Wer sich selbst kommentiert, geht unter sein Niveau ».

Jadis, le meilleur philosophe fut poète (ami des ingénus), ensuite il devint savant (ami des ingénieux), aujourd'hui il est technicien (ami des ingénieurs). Le premier, soucieux de son âme, lui amenait de sa propre nourriture, le deuxième, épris d'esprit, digérait celle des autres, le troisième, produit de règlements, patauge au milieu de ses propres déjections.

Ils colmatent leur vide en remplissant leur vie : par le travail, par la gamberge, par la reconnaissance ; tandis qu'il est essentiel de créer et d'entretenir en soi un vide, où continuerait à retentir la voix du Dieu, qui n'est pas mort, du Dieu vivant, de Celui du rêve et de la musique.

Depuis deux siècles, on nous annonce le dépérissement de la culture européenne, qui viendrait d'un nihilisme rebelle. Or, c'est un holisme grégaire qui s'en charge, avec beaucoup plus d'efficacité. « Chute de tout à cause de tous ! Chute de tous à cause de tout ! »** - Pessõa. Aucune contre-réforme, aucune contre-révolution en vue ; l'abêtissement, c'est à dire la robotisation (succédant à la moutonnaille, cette « parfaite et définitive fourmilière » vouée par Valéry à la permanence), semble être irréversible. Et comme conséquence logique - l'extinction du regard, puisque c'est la culture qui le forme (Nietzsche).

L'homme de talent n'a pas besoin de modes d'emploi, pour entretenir sa passion et briller en tant que manager ou violoniste ; la civilisation américaine, qui finira par devenir universelle, s'adresse aux incapables, incapables de flamme et de cervelle, pour assurer leur réussite en permettant : au manager - de gérer sa comptabilité et au violoniste - sa carrière.

Les hommes se mesurent sur la foi d'Hermès ou d'Apollon, qui proclament une inégalité profane ou spirituelle ; mais c'est une égalité sacrée que proclame Zeus, égal pour tous (omnia aequus), qui nous rend fraternels ou humanistes.

Les hommes les plus respectés : au XVI-ème siècle - les théologiens, au XVII-ème - les dramaturges, au XVIII-ème - les philosophes, au XIX-ème - les romanciers, au XX-ème - les poètes, au XXI-ème - les managers.

Les femmes se trouvent aux sources des grands oui et non des hommes. Le non à l'œuvre des hommes, le non de la raison pratique, le non de l'homme du ressentiment, bref, le non d'Athéna, - si je m'en laisse guider, je finirai dans la platitude du pugilat humain ; le oui absolu, au monde divin, m'ouvre à la profondeur apollinienne du consentement ou à la hauteur dionysienne du sentiment, au oui de Cybèle, qui initia les dieux aux mystères, le oui porté par des nymphes et des Bacchantes. Les maîtres de Socrate s'appelaient Aspasie et Diotime.

Qu'ils soient romanciers ou épiciers, garagistes ou pianistes, chanteurs ou chercheurs, aujourd'hui, ils doivent leur succès - au travail ; ce misérable travail, qui n'est que la partie mécanique d'un scénario conceptuel, lucratif ou artistique, son exécution et non pas son rêve ; il est le fameux pinceau qu'on ne devrait pas voir sur le tableau de la vie.

Il est trop facile et ingrat de trouver de la folie dans la raison populaire ; trouver de la raison dans les folies des sages est et plus agréable et plus ardu.

Un fait divers, sous la forme d'un compte rendu ou d'un procès verbal, - tel est le genre dominant aujourd'hui, puisque les hommes prirent au sérieux le verdict, politiquement correct, qu'après Auschwitz, écrire des poèmes relevait de la barbarie, et, même rédigé en prose, tout rêve fut banni.

Pour un maître du regard, la manière la plus naturelle de se présenter, devant son soi inconnu, est, le plus souvent, une afféterie ou une pose ; dès que les hommes apparaissent à ses horizons, il prend position ou adopte une posture, ces empreintes visibles d'une lumière lisible ; la pose est l'ombre lisible d'une lumière invisible.

La platitude devint si vaste et sûre, que les hommes perdirent tout souvenir de la Chute et, partant, - le souci du Salut.

Ni la puissance ni l'intelligence ni l'action ne résument l'homme avec autant de précision et d'originalité que la musique, dont son regard est capable. La musique imprime notre effigie ; tout ce qu'elle exprime s'y réduit. Si l'homme est son style, la musique est l'homme même. « La musique n'exprime qu'elle-même » - Stravinsky - « Музыка выражает самоё себя ».

Je traverse un bourg en Campanie ; une rue s'appelle via della Scuola Eleatica ; j'apprends que je marche sur les traces de Zénon et de Parménide ; c'est ici, dans cette Grande Grèce, qu'ils inventèrent la philosophie ; c'est moins bien connu qu'Agrigente d'Empédocle ou Syracuse d'Archimède.

La terrible loi de l'offre-demande explique l'essentiel de toute époque ; aujourd'hui, le poète, et donc le philosophe et le style, disparurent, car non-sollicités par ce siècle, dont la première calamité est la non-exigence musicale, l'insensibilité au tragique.

Je prends dans la rue, au hasard, le premier badaud, je l'autopsie - j'aurai découvert 99% de l'essence de l'homme, de son génome ; pour manifester mon misérable soi, il me reste ce 1%, que, d'ailleurs, je ne délimite bien que si je m'impose des contraintes impitoyables portant sur l'exclusion de ces 99%, pour ne pas faire ce que n'importe qui aurait pu faire à ma place.

L'intérêt du passé est dans la possibilité de le faire chanter ou danser, tandis que le présent se calcule et le futur balbutie, hoquette ou se tait : compare les couleurs bigarrées de l'historien, grises - du manager et blafardes - d'un auteur de science-fiction.

L'homme n'est pas encore robot : son optique s'appuie sur son regard plus que sur ses cristallins et pupilles ; et alors, si l'étant relève de notre optique (Heidegger - das Seiende gehört zu unserer Optik), c'est qu'il n'est pas très différent de l'être, qui ne se donne qu'au regard.

Les ruines peuvent servir d'observatoire pour le surhomme, de souterrain - pour le sous-homme, d'habitat - pour l'homme, et même de cimetière - pour les hommes : « L'humanité est un déferlement monstrueux de ratés, un champ de ruines » - Nietzsche - « Die Menschheit ist der Überschuß des Mißratenen, ein Trümmerfeld ». Ces quatre personnages sont inséparables.

L'époque moderne enterra la controverse millénaire entre l'esprit, conduit par la raison, et l'esprit, séduit par l'âme. C'est la métaphore architecturale qui la rendait le mieux : la raison évolua de la Caverne au bureau climatisé, en passant par casernes et étables ; l'âme eut un faible pour la tour d'ivoire que nous rappellent encore ses souterrains et ruines. Mais même sur ses soupiraux, le badaud d'aujourd'hui ne lit que géométrie et dates.

Il est impossible d'être créateur, sans être interprète ; l'homme, sans se réduire à une machine, néanmoins en contient plusieurs. « Il y a de la géométrie dans la caresse des cordes ; il y a de la musique dans les sections coniques » - Pythagore.

Un jour, la musique des ruelles moscovites et des places parisiennes se tut ; presque au même moment, le silence de Delphes ou Herculanum se mit à réveiller en moi une musique intérieure ; la musique durable, c'est un temps incompréhensible et non pas un espace maîtrisé.

L'intellectuel européen se définit comme manipulateur de concepts ; il ne comprend pas que le dernier plouc en manie autant que lui ; c'est la proximité avec le bon, le beau et le vrai, qui devrait en discriminer, la proximité, qui viendrait de l'écoute et non pas de l'acte ; qui a une bonne écoute, a un bon écrit ; l'écrire est le défi du faire et le contraire du dire.

C'est lorsqu'on se met, avec zèle et passion, à chercher l'homme, qu'on donne la plus nette impression qu'on fuit les hommes.

Dans la devise horacienne de carpe diem, prônée par les sots de toutes les époques, tout le monde atteint à peu près la même perfection, c'est à dire la même platitude. Parmi les hommes qui échappent à cette banalité, on trouve les énergumènes des avenirs qui chantent, les rêveurs du passé mis en musique, les créateurs des mondes, intemporels et inexistants, mais qui dansent. Le présent, lui, narre ou marche, il est l'empreinte figée d'un mouvement impossible, qu'il s'agit de vivifier.

Le philosophe, aujourd'hui, est un fonctionnaire assumant ses responsabilités avec les mêmes ferveur et gravité que les inspecteurs des finances, les conservateurs de registres cadastraux, les contrôleurs de comestibilité.

C'est par le volume, que l'homme occupe sur la scène publique, qu'on en détermine aujourd'hui la grandeur ; et il y en a des formules de plus en plus infaillibles. La vraie grandeur se réfugie dans un élan vers un Ouvert vertical, inconnu des géomètres, échappant aux mesures du fini.

L'humanisme : non pas l'humanisation du divin, par un cerveau suffisant et impassible, mais la divinisation de l'humain, par une âme hésitante et palpitante. Mais aujourd'hui, hélas, c'est l'âme qui, sobrement, humanise, c'est à dire banalise, son rêve, et le cerveau, enivré, divinise, c'est à dire innocente, son acte, ce qui rapproche l'homme du mouton et du robot.

Dans un nécrologue, je tombe sur ce bouquet : croyant, écrivain et homme d'affaires - difficile d'imaginer une triade aussi aberrante, contre nature ! Un écrivain, en proie aux Écritures, Saintes ou comptables, ne peut être que grenouille ou écureuil, là où l'on attend une chauve-souris ou un aigle.

Ce qui distingue les pulsions et répulsions de l'homme d'élection ou de l'homme du troupeau : le premier les voue aux hauts projets, le second - aux bas objets ; le premier vit des impulsions primordiales, de la laetitia incipiendi, des commencements, le second - des impulsions mécaniques, de l'inertie. Les vrais commencements ne se calculent pas : « Rien ne prédétermine ce qu'est le commencement » - Hegel - « Das Sein des Anfangs ist bestimmungslos ».

La nostalgie des commencements disparus engendre des rites : « La tradition est oubli des origines » - Merleau-Ponty.

Être sans honte, aujourd'hui, signifie ne voir que le corps des pensées, sans s'arrêter sur leurs vêtements que conçoit le haut couturier qu'est tout créateur. Il n'y a que celui-ci qui s'inspire de la troublante nudité de la pensée à maîtriser et que, par ailleurs, il ne touche qu'en rêve, dans ses phantasmata inarticulées. « La perte de la honte est le premier signe d'un faible d'esprit » - Freud - « Der Verlust von Scham ist das erste Zeichen des Schwachsinns » - un faible d'esprit étant celui qui croit que la force équivaut l'esprit.

Une bien étrange règle, et qui traduit peut-être une justice, qui nous échappe : les hommes peuvent proclamer la grandeur divine sur trois registres disjoints : par l'acte du cœur, par le mot de l'esprit, par la musique de l'âme, mais les meilleurs écrivains sont éclopés du geste, les meilleurs musiciens sont débiles dans le mot, les meilleurs des actifs se foutent et du mot et de la musique. Et puisque, sur cette échelle ascendante, la musique paraît être le langage de Dieu et le geste - Son modèle, la portée du mot consisterait à savoir composer ou peindre des gestes musicaux.

C'est le lendemain qui bouche toutes les issues de la demeure des hommes prosaïques et en fait des Fermés ; le poète est un Ouvert, château, ruine ou souterrain, il est dans la convergence, chute ou envol, vers l'infini du temps ou de l'espace, hors de lui, et où il dépose ses horizons et ses firmaments, ses joies et ses hontes, ses folies et sa liberté : « L'être de l'homme porte en lui la folie comme la limite de sa liberté »* - Lacan.

Notre époque a la fringale de l'extrême : en vitesse du gonflement d'un compte en banque, en nombre d'heures, qu'il faut à un yacht, pour faire le tour d'une île déserte, en véhémence du rejet de la société, au cours d'une garden-party ou d'un dîner en ville. Je ne vois que deux extrêmes, qui surclassent nettement le milieu ou la moyenne : en abnégation de mère et en talent d'artiste.

Aucune parenté avec la France de Molière, Marivaux, Guitry, Sollers ne m'est pensable ; des sentiments filiaux et presque tribaux pour la France de Montaigne, Voltaire, Valéry, R.Debray. Je sais que c'est la première France qui domine, et a toujours dominé, dans les … cœurs des Français, et la seconde - seulement dans leurs têtes.

Dans l'Antiquité, on peut trouver des égaux à Dante, Léonard, Michel-Ange, on n'en trouvera pas à Bach ; c'est la découverte de la musique qui nous rend modernes, au sens non-banal du terme ; que la passion, la souffrance ou l'angoisse puissent servir de thèmes aux plus belles mélodies, auxquelles se réduirait la vie, voilà une idée, qui n'effleure aucune tête antique.

Est anti-humaniste celui qui ne mise que sur la force ; est humaniste celui qui a pitié de la faiblesse d'autrui et honte de sa propre force ; le respect du seul savoir, qui augmente la force, ou le respect du savoir sans forces. « C'est à en rire ou à en pleurer de voir tant de savoir rester sans force sur la vie des hommes » (Kierkegaard) - tu ne comprends donc pas que la beauté de la vie est due plus à l'inconnaissable qu'au connu, à l'intensité qu'à la force. « Tout ce que nous ignorons, nous le connaissons grâce aux rêves des savants-poètes » - Vernadsky - « Всё, что мы не знаем, мы знаем благодаря мечтам учёных-поэтов ».

La vie garde sa merveille et son enchantement, tant que j'épouse son mystère ; des liaisons passagères, que j'entretiens avec ses solutions, ne constituent que des problèmes, parfois profonds, jamais assez hauts pour dissiper mon enthousiasme.

Les hommes interdits d'accès au mystère de la vie sont réduits au monde binaire : « L'homme remarque, que le problème de la vie est résolu, lorsqu'il a disparu » - Wittgenstein - « Die Lösung des Problems des Lebens merkt man am Verschwinden dieses Problems » - les uns vivront du silence du questionnement, d'autres - du vide mécanique de la solution, d'autres, enfin, - du vide béni et musical du mystère retrouvé.

Jadis, le type de pathos de chaque époque pouvait être défini en fonction de sa tâche privilégiée : chercher une idole, ériger des temples à l'idole sacrée, abattre les idoles. Le premier créait, le deuxième priait, le troisième ricanait. J'ai peur, que ce cycle, aujourd'hui, soit brisé et sonne ainsi la fin de l'Histoire. Et l'artiste, dont le métier fut fabrication d'idoles , n'a plus d'emploi justifié, il produit des idoles et non pas des idées (eidolon et non pas eïdos, idéa - Heidegger).

Les non mesquins conduisent les hommes à la liberté, les grands - à l'esclavage ; le oui mesquin est proféré par l'esclave ; l'homme vraiment libre est porteur d'un grand oui. « L'homme doit accepter sa servitude : celle de ses propres passions, et donc des hommes, ou celle de sa spiritualité » - Tolstoï - « Человек должен быть рабом : своих страстей, а значит, и людей, или же своего духовного начала ».

Ils se prennent pour iconoclastes, tandis qu'ils ne sont même pas iconolâtres, mais tout bêtement - iconovores.

C'est l'âme et non pas la raison qui nomme maîtres ou esclaves ; la raison fixe le rayon de ton action, mais l'âme oriente le sens de ton regard. « Les fers n'entravent que les mains ; c'est la raison qui fait esclave ou maître » - Grillparzer - « Es binden Sklavenfesseln nur die Hände, der Sinn, er macht den Freien und den Knecht ». La raison, elle-même, aurait besoin de fers ; livrée à elle-même, elle fait pulluler le petit maître, à l'âme d'esclave.

Prouver, que l'homme est un ange et une harmonie (moi, avec l'homme Jésus) ou bien un monstre et un chaos (Pascal, de l'homme sans Seigneur Jésus-Christ) - sont deux tâches d'une même facilité.

Tout homme est voué à la chute, morale, physique ou sociale, mais la majorité végétant dans la platitude, cette chute passe presque inaperçue. « Plus grande sera la hauteur de ta chute, plus retentissante en sera la gloire » - Héraclite - laissons tomber la gloire, songeons au vertige ou, mieux, à la musique des volatiles abattus, au chant du cygne, avant de sombrer au niveau des reptiles foutus.

La totalité de l'homme intéressant se révèle et se résume dans ces trois attitudes : la pose face à la noblesse, la posture face au mot, la position face aux idées - la hauteur, le style, l'intelligence. Suivant ces axes, j'ai trois complices et alliés : Pascal, selon le premier ; Nietzsche, selon les deux premiers, Valéry, selon le troisième. Dois-je attendre mon Mémorial ? Mon cheval de Turin ? Mon illumination de Gênes ? Dans les deux cas - une rupture douloureuse avec la raison.

Deux excellents interprètes, aux fonctions globalement positives, supervisent notre cerveau - le mouton et le robot. Le premier assure la basse imitation ou la haute mimesis, le second - l'apprentissage et la constitution de scénarios. Le bonheur de l'homme et le malheur des hommes, c'est que nos fonctions les plus nobles excluent l'imitation et en appellent à la création ; elles sont, en plus, indécomposables en algorithmes.

Dans leurs tableaux, les Anciens peignent, à 95%, l'Homme et à 5% - l'homme de l'Antiquité ; à la Renaissance, cette proportion est de 50/50 ; aujourd'hui, 5% seulement vont à l'Homme, le reste dévolue au siècle, à la routine, aux choses. Jadis, ils prêtaient aux choses inanimées des larmes (lacrimae rerum - Virgile) ou même une âme (Lamartine) ; aujourd'hui, où l'âme est obsolète, ils n'y mettent que leur esprit.

Le mouton réduit la vie à la consommation de solutions, le robot - à la résolution de problèmes, le philosophe - à la formulation de problèmes, le poète, blasé de solutions et brisé par des problèmes, - au retour grisé vers des mystères.

Rien ne les empêche de s'attarder ou de se perdre sur les cimes ou dans les rimes ; au lieu de cela, ils s'immergent dans le troupeau, pour en dénoncer ensuite l'ennui, le meuglement et la bêtise, et pour incriminer le système.

Un nombre anormalement élevé de nigauds, chez ceux qui vont toujours jusqu'au bout, ne font jamais de compromis, n'ont jamais peur ; mais un même nombre d'égarés, de girouettes et de couards que chez leurs antagonistes.

Le progrès : l'évidence du progrès de l'espèce nous occulte l'immuable équilibre sommaire des individus. Ceux-ci, de tous temps, furent de deux catégories : les aristocrates (poètes et philosophes) et les goujats. La progression remarquable des derniers se neutralise par la foudroyante régression, en qualité et en nombre, des premiers. Bientôt, aucune brebis galeuse ne compromettra l'avance du troupeau.

Le rôle subordonné du temps, chez les vrais sages, d'où des ressemblances apparentes de leurs images, pourtant purement spatiales ; c'est ainsi qu'on proclame Platon avant Tertullien - inventeur de la Sainte Trinité, et décèle, chez lui-même, des traits des brahmanes, des fakirs ou des mages.

Depuis toujours on sait ce que sont les hommes, de lourds soupçons pesèrent toujours sur l'existence du sous-homme, et depuis peu on commença même à percer à jour l'essence du surhomme, mais on continue à ignorer ce qu'est l'homme. Tant qu'on le reconnaît, l'humanisme n'est pas mort ; dès que, implicitement mais définitivement, on proclame l'homme - mouton ou robot, c'en est fini de notre pitié, de notre honte et de nos enthousiasmes.

Les charlatans de la chair, ou exquis pornographes, vous promettent de vous stupéfier avec leurs scènes de violence extrême, de lascivités inouïes, d'audaces inimaginables, et, toujours, leurs monstruosités bien plates s'avèrent être à portée de n'importe quel garagiste.

Souvent, les journalistes vous présentent ce tableau apocalyptique : le monde doutant de l'existence des rivages, où il cingle, son navire démâté, sans boussole, prenant l'eau. Mais ce tableau reproduit la démarche des vrais artistes, toujours à la dérive ! La voile du vaisseau fantôme n'a jamais attiré que ceux qui ont leur propre souffle. Tandis que vous, les eunuques de la plume, vous, qui réussissez à charger vos marchandises littéraires sur le cargo éditorial, vous suivez le même circuit que les filières du pneu, de la machine-outil, de l'assurance, vous, avec votre inactualité palabreuse, où n'affleure aucune métaphore…

Qu'il fut imprudent, ce sévère Kant, en dénonçant le pré-kantisme, où auraient régné l'auberge, la taule, le cabanon (Wirthaus, Zuchthaus, Tollhaus), pour nous conduire vers l'actuelle salle-machines ! Là-bas, au moins, le derviche, le brahmane ou le dingue pouvaient se livrer à la danse ; ici, votre robot ou programmeur s'occupe seulement de ce qui marche.

Tout homme a un soi et un visage ; le soi, presque en entier, est partagé avec autrui, le visage est inimitable ; on peut et doit admirer le soi, on ne peut aimer que le visage ; on se comprend ou se méprend au même degré, qu'on se scrute ou scrute autrui, le visage crée sa propre vérité irrésistible ; le soi est un miracle d'espèce, le visage est une magie de caresse. Narcisse savait s'agenouiller dans des temples, avant de s'agenouiller devant le lac ; la page blanche reflète mon visage, question de profondeur de mon écritoire et surtout de hauteur de mon regard.

Où cherchent-ils le séjour de ce règne planétaire de la technique ? - dans des laboratoires, ateliers, chambres d'enfants, tandis que le lieu, où sa terrible tyrannie s'exerce en toute impunité, tout en restant inaperçu, s'appelle - le cerveau mécanique. Les yeux impassibles du troupeau, qui y évincèrent le regard vibrant.

La vie, sans aucun doute, est un miracle, mais est-ce que l'homme des cavernes s'en rendait compte ? Ou bien cette évidence est fruit de nos cerveaux hypertrophiés ? Toutefois, les Anciens, visiblement, ne comprenaient pas encore, que renouer avec sa vraie nature devrait n'avoir qu'un seul sens - redécouvrir l'émerveillement devant la féerie du monde. Le monde d'aujourd'hui étant vécu comme un rouage mécanique, jamais l'homme ne fut plus éloigné de sa nature.

Il est raisonnable de songer à maîtriser le vrai d'Aristote ou de Kant ; il est ridicule d'espérer d'égaler le bon du Christ ; il est fou de rivaliser avec le beau de Mozart. Le don musical est le plus gratuit et miraculeux de tous, et d'ailleurs, Mozart est le seul des grands compositeurs à ne pas avoir d'héritiers.

La stature de l'homme, ce ne sont pas ses positions, c'est à dire ses préférences données à certaines valeurs sur les axes vitaux ; sa stature, c'est sa pose, face à ces axes, c'est à dire une même intensité et une même noblesse de son regard, dans ces dimensions capitales : l'horreur absolue de la mort - la merveille absolue de la vie, l'humble voix du bien, dans le cœur, - le fier refus de l'esprit de la traduire en actes, la religion du talent de créateur - la liberté du goût de spectateur, la chaleur du sentiment fraternel - le froid d'une fatale solitude.

Aujourd'hui, tous les comptables, intellos ou ingénieurs, obsédés par l'appât du succès, s'efforcent à se dépasser, comme si le soi avait de nettes frontières, que seuls les faiblards n'oseraient franchir ; ils ne s'aperçoivent pas que l'espace réservé à cette compétition s'appelle platitude. En hauteur, on se sacrifie ou reste fidèle - c'est à dire, on capitule - face à son soi inconnu. « Ce n'est qu'en se dépassant que l'homme est pleinement humain » - Jean-Paul II - mais l'homme est tenté d'être, même par intermittences, surhumain, immuable et intraduisible.

Comment voit-on, sous l'angle gastronomique, les commencements et les fins du Seigneur ? - à Sa Noël française, s'associent les huîtres, le foie gras, le champagne, la dinde ; la Pâque russe Le glorifie à travers les œufs, les blini, les zakouski, l'oie. Pour adoucir les indigestions, on inventa les jeûnes.

Deux objets des recherches humaines : des nouveautés universelles ou des permanences particulières – la Vita Nuova de Dante ou la Vita solitaria de Pétrarque.

Le progrès est l'œuvre de l'humaniste, qui évinça successivement le théologien, le militaire, le politicien, pour faire d'eux tous - des comptables, dont la culture est moutonnière et la civilisation - robotique. Et l'humaniste, lui-même, de médiéval ou encyclopédique, devint technique ; il est aujourd'hui tiers-mondiste, syndicaliste, écologiste, homophile, féministe ; l'humain tout court n'intéresse plus que les compagnons d'Emmaüs.

L'humanisme complet est projection verticale sur toutes les facettes de l'homme : la biologique - la vénération du miracle de la vie, la sociale - l'appel à l'égalité matérielle, la politique - la garantie de liberté d'opinions démocratiques, la spirituelle - la primauté de la noblesse, l'artistique - le culte du talent et de la pureté. Une seule de ces facettes manque, et l'édifice devient vulnérable au travail de sape des économistes, des sociologues, des politiciens, de ces calculateurs d'un humanisme réel ; c'est au philosophe qu'appartient la tâche de gardien de l'humanisme de rêve.

L'humanisme commence par la reconnaissance d'une hiérarchie verticale des facettes humaines : miracle, seigneur de la nature, prodige de l'esprit, rêveur, amoureux etc. Mais l'horizontalité cynique finira par le rendre égal des moutons et des robots, qui ne veulent pas d'homme-maître. Pourtant, jamais l'espèce ne fut ainsi sans honte, comme aujourd'hui.

Ceux qui se proclament hommes d'idées sont parmi les plus raseurs ; le seul homme d'idées, qui m'inspire une franche admiration, est Valéry, mais il est aussi, et surtout, l'homme du mot, c'est à dire des ombres, tandis qu'il éteint, lui-même, la vaine lumière annoncée par l'idée naissante et portée par l'idée fixe.

Ils passent, de plus en plus indifférents, devant des statues antiques, et ils sont de plus en plus nombreux à se proclamer déboulonneurs de statues, pour donner du sel à leurs dîners en ville.

Ce qui est lamentable, ce n'est pas tellement le fait que tous, aujourd'hui, vivent de l'actualité, mais que les actualités économique, littéraire, judiciaire, scientifique, politique se vivent sur le même ton, selon les mêmes critères, avec la même échelle de valeurs ; l'horizontalité temporelle, c'est à dire l'immense platitude, effaça tout appel de la verticalité spirituelle (aujourd'hui, on professe même des religions horizontales - Camus). Ils veulent abaisser l'homme jusqu'à cette infâme horizontalité, où l'homme retrouverait sa vocation de mouton ou de robot. Ce sinistre projet est en marche ; l'homme, débarrassé de ses rêves, et bercé par la platitude complaisante, est persuadé de se (re)connaître dans le plat robot qu'il devint.

Il n'y aurait plus de salut possible pour ce monde, qui n'a plus besoin de beauté ; le monde périra par cette absence, non prévue par cet optimiste que fut Dostoïevsky. Et s'il survit, l'archéologue, fouillant dans les ruines de notre époque, « tombera sur des machines, comme nous, jadis, tombions sur des statues » - Morgenstern - « wird Maschinen ausgraben wie wir Statuen ».

Deux erreurs des hommes : celle du mouton - vouloir faire partie d'une forêt ou même être soi-même une forêt, ou celle du robot - ne se prendre que pour une branche d'arbre. « La sottise, c'est qu'une branche se prenne pour un arbre entier » - Boehme - « Was Thorheit ists, daß der Zweig will ein eigener Baum seyn » - l'homme, qui ne retrouve pas en soi tous les attributs de l'arbre, est voué à ne rester qu'une souche.

Qui s'intéresse, aujourd'hui, aux artistes, à ceux qui se tiennent au fond des problèmes ou au sommet des mystères ? - dans la platitude des solutions, ce seul milieu de vie de l'homme moderne, on n'a plus besoin que d'artisans professionnels.

La pire des choses, qui attend l'Europe, c'est l'entente finale entre Américains et Chinois, entre un idéal minable et l'absence d'idéal, entre la triste incompréhension américaine, face à la culture européenne, et, ces temps derniers, la stupéfiante pénétration chinoise de l'opéra italien, de la dramaturgie russe, de la philosophie allemande, du roman français, pénétration mécanique. La détresse d'une ardeur vivante, dominée par une froide technique, c'est ce que nous allons vivre.

La vie du regard comprend trois étapes, en fonction de son inspirateur : autrui, Dieu, le soi ; curieusement, l'ontogenèse y reproduit la phylogenèse : comme dans la vie d'un homme, les hommes connurent le refus d'une tyrannie élitiste (adieu, le maître de race), ensuite - la mort du Dieu collectiviste (adieu, le sauveur de masses), avant de proclamer le règne du soi individualiste (bonjour, le produit de classe). Chez l'homme particulier, ce cheminement peut être plat, descendant ou ascendant ; dans le meilleur des cas, celui du danseur, il suit la ligne - solution (autrui), problème (Dieu), mystère (soi), et non pas l'inverse, comme chez le calculateur.

Comment verrais-je le bonheur d'un homme ? - il créerait en poète, se comporterait en prince et rêverait en héros. Or, c'est précisément l'extinction de ces trois types d'hommes qui sonna le glas de l'Histoire, pour le plus grand bonheur des hommes. Chercher des héros est le malheur des hommes ; ne pas en chercher est le malheur de l'homme.

L'amitié est une heureuse unification de deux arbres, privilégiant les extrémités : le mystère des racines et le rêve des cimes. « L'amitié est un arbre protecteur » - Coleridge - « Friendship is a sheltering tree » - la meilleure protection d'un arbre est son ouverture, c'est à dire la présence de variables, appelant à l'unification avec d'autres arbres et refusant la forêt.

Nous portons en nous les valeurs (innées, spirituelles, métaphysiques, vitales), échappant à la nécessité et au langage, avec la consistance des pures apparences, et chacun de nous s'occupe de les représenter (pour comprendre) ou de les interpréter (pour agir), tandis qu'une traduction (pour rester fidèle) ou un travestissement (pour sacrifier) semblent être des opérations donnant de la réalité à ce qui n'est qu'apparences.

L'apprentissage et le partage (ces donations par esquisse des phénoménologues), deux sources humaines préprogrammées du dessein divin, aboutissant aux algorithmes ou aux fraternités, et, en même temps, deux grands sujets de l'informatique et de la pédagogie, ainsi que deux tristes justifications de l'évolution de l'homme vers le robot ou vers le mouton, ou deux bienfaits apportant le bonheur - l'habitude et l'amitié.

La technique moderne est admirable en tant que moyen, acceptable en tant que but, passable en tant que contrainte, et franchement abominable en tant que contenu de la vie. L'invention de la roue ou de la machine à vapeur ne s'insinuait pas entre la raison et l'âme de l'homme de la rue, mais l'ordinateur lui rend obsolète le conte de fées, obstrue le ciel et l'éloigne du frère.

Science sans conscience, technique et art sans beauté, homme vautré dans le seul vrai, c'est ainsi que s'annoncent les crépuscules du sacré.

Tant de lamentations sur le pourrissement de cette terre ou sur le vide de ce ciel, tandis que, sur terre, je devrais songer davantage à l'eau qui irriguerait mon arbre déraciné, et, dans l'air, je devrais chercher l'étincelle d'un feu. Évolution ou révolution, dans les affaires d'un homme, contrairement à celles des hommes, c'est le second choix qui est le plus fécond.

L'extinction de l'âme, l'hypertrophie du cerveau - tel est l'homme moderne. Matière sans manière, dans le spirituel et dans le charnel. « Ce n'est point la chair corruptible, qui a rendu l'âme - pécheresse, mais l'âme pécheresse a rendu la chair - corruptible » - St-Augustin - « Nec caro corruptibilis animam peccatricem, sed anima peccatrix fecit esse corruptibilem carnem ».

L'homme intéressant se manifeste sur ses deux facettes principales : le mimétisme et la création, l'apprentissage et la liberté, l'algorithme et les rythmes, la profondeur et la hauteur, bref - un visage inventif ou inventé ; les autres facettes sont son vrai visage, et elles ne font que le maintenir debout dans la platitude, lui, qui est si bien couché dans la verticalité.

Au sens le plus dramatique, Dieu est mort signifie l'homme est mort ; non pas que l'âme divine, en nous, cessa de battre, mais qu'on ne l'entende plus ; la vie des hommes est désormais si remplie de bruit et de platitude, qu'aucune musique céleste ne les atteint ni ne les soulève.

L'un des premiers à introduire la sensibilité de robot, en Europe, fut Proust ; ce funeste travail fut d'autant plus profond et irréversible, qu'il revisitait et reformulait le contenu même de l'art ; par exemple, après l'écoute d'un morceau de musique, « Swann s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie » - je n'ai même pas envie d'étrangler un tel connaisseur, puisque je n'y vois que des roues dentées, dépourvues de tout attribut d'âme.

Qui, aujourd'hui, mérite davantage l'attention de nos plumes, les hommes ou les livres ? Je penche de plus en plus pour le second terme. La vie des hommes devint si préprogrammée et impersonnelle, si dépourvue de ce qui est humainement céleste ou divinement livresque. Le livre, lui, qu'il soit aboutissement d'une vie ou commencement d'une création, est l'expression la plus fidèle de nos talents ou de nos impuissances, de nos angoisses ou de nos bonheurs. Je sais que même le livre, de nos jours, devient aussi ennuyeux que la vie, c'est à dire dédié exclusivement au réel. Et ce n'est pas demain que nous lirons les Sentences d'un nouveau Pierre Lombard.

Du fait que même les valeurs les plus élevées se dévaluent, les hommes concluent au vulgaire relativisme, à l'universelle platitude comme seul réceptacle et juge de nos exploits et de nos lâchetés. Il leur faut de la croissance, là où un bon nihiliste, devenu vecteur, au-dessus des valeurs évanescentes, vit l'éternel retour du même.

Les meilleurs humanistes et les meilleurs artistes sont ceux, chez qui l'appel du bon et l'attrait du beau proviennent de la nature et non pas de la culture, et qui sont, donc, plutôt sources que finalités, plutôt mélodies qu'instruments, plutôt regards qu'yeux, plutôt contraintes que moyens.

Dans l'éternel retour du même, le mot-clé est le même ; cette métaphore s'oppose aux idées de changement, changement comme moteur et objectif de mes parcours. Quelle attente je mets dans les retrouvailles avec ce que j'avais déjà croisé ? Où se trouve l'essentiel de mon étonnement ou de mon enthousiasme ? En moi ou dans la chose même ? Qu'est-ce qui résume le lien avec le commencement, avec la première rencontre ? Ce ne serait ni un plus (la croissance des progressistes) ni un moins (le détachement des Orientaux) - en poids, en prix ou en valeur -, mais la même intensité, ou la même hauteur, avec lesquelles je redécouvre cette chose.

Non, ils ont tort, ceux qui voient dans notre époque une nuit épaisse, neutralisant, engloutissant et noyant les mots et les passions ; elle est, au contraire, un trop de lumière du jour, où ne peuvent fermer les yeux et rêver de leur étoile que les plus enivrés des pessimistes. Dans la nuit, toutes les étoiles et les plumes sont brillantes ; il s'agit de savoir (re)créer sa nuit.

Jadis, le peuple n'arrivait pas à se faire entendre ; aux oreilles du riche ne parvenait que la voix de l'élite, dont il appréciait le goût et le propageait. Aujourd'hui, le brouhaha populaire couvre toutes les voix ; et le riche n'éprouve plus besoin d'écouter l'élite, qui, ce qui plus est, finit par mêler sa voix au beuglement général et prouve ainsi son inutilité.

Deux humains ne supportent pas un regard prolongé, dans les yeux, l'un de l'autre, sans se mettre à se battre ou à s'ébattre. Seuls les enfants et les poètes cherchent le regard soutenu comme confirmation de leur existence. Notre époque est sans enfance ni poésie, tout n'est que réel, même les ébats, qui sont de moins en moins imaginaires.

À la pointe de la science, jadis, se trouvaient des poètes, philosophes, mathématiciens, physiciens, biologistes, qui furent, en même temps de véritables encyclopédistes et humanistes, pratiquant la science avec conscience ; quand j'entends l'élite savante de nos jours, les informaticiens, ces misérables robots sans âme, à la réflexion binaire, aux horizons de techniciens des platitudes, je plains leurs ancêtres, d'Homère à Einstein, pour une telle descendance indigne.

Me sentant à l'aise en compagnie des morts, j'essaie de faire taire le brouhaha des vivants, pour que ma voix puisse s'élever des ruines, en chant porté par le silence. Quand on communique avec le monde par le regard, plus que par l'ouïe, on échappe mieux à la sinistrose et à la cachotterie. « Ce que la voix peut cacher, le regard le livre » - Bernanos. Je garde mes réserves d'hilarité, en laissant les yeux se fermer et les mains libres tomber. Pour boucher les oreilles, en revanche, il faut asservir mes mains.

Deux mille ans d'histoire de l'homme, déchiré entre la bête et l'ange, qui l'habitaient en se chamaillant ; aujourd'hui, les hommes, une fois constatée la mort de Dieu, se débarrassèrent aussi de l'ange, pour ne rester qu'en compagnie de la bête ; apprivoisée et dressée, celle-ci devient robot ; la bête, c'est l'expérience, l'apprentissage, et son contraire s'appelait toujours pureté, c'est à dire - voix de l'ange.

Et la raison et la folie se chargent d'apporter de la pureté dans cet univers inarticulé, chaotique ; il suffit de veiller qu'elle ne soit ni trop aseptisée ni trop fébrile. Quant aux saletés, la raison n'en remarque guère les plus hautes, et la folie en introduit de bien profondes. Dieu nous garde d'étouffer dans une pureté des bureaux ou dans une saleté des cabanons.

Le regard relève de la vision individuée, et les yeux - de la réflexion grégaire, d'où ce paradoxe des temps modernes : la perte du regard au profit des yeux ; on n'écoute plus que ce qui (se) pense, on devient sourd à ce qui (se) voit.

On pensait, que seul le sourire pouvait être commercial, et non pas les pleurs ou les riress ; on sous-estimait l'inventivité robotique qui, après l'intelligence, mobilise aujourd'hui et la larme et la pétulance, pour séduire le chaland.

L'origine de la domination robotique, dans les têtes des hommes : l'envie de bâtir des hiérarchies au-dessus du vivant est propre à tous, mais le mouton s'y attache au religieux, au politique, au technique, tandis que l'homme d'esprit - à l'éthique, à l'esthétique, au mystique ; ces valeurs étant fondamentalement irréductibles, on cherche leur au-delà, qui, chez le mouton, prend, inévitablement, l'allure d'un algorithme robotique, et chez l'homme du bien a des chances de déboucher sur un rythme noble.

Toute la dégénérescence du genre humain se réduit à la mutation de rythmes en algorithmes - la reproductibilité mécanique d'idées, d'images, de sons ; les stades du commencement miraculeux ou de la finalité tragique devenant aussi programmables que toutes les étapes accumulatives ou déductives.

L'essence apriorique de la psyché de l'homme comprend trois instincts : le pressentiment du danger, la concentration pour la chasse, l'attente de la caresse ; miraculeusement, ces trois axes se rencontrent et se focalisent dans la femme.

Et l'ange et la bête, dans l'homme, appartiennent à cette partie de sa réalité, qui est parfaite, tout en restant inconnue ; mais c'est la partie banale, connue et imparfaite qui l'occulte.

Pour ne pas vivre la pénible découverte, que l'âge ne rende guère plus sage, l'échappatoire la plus inattendue au cheminement plus fréquent, celui de la décrépitude, serait de naître vieux.

Une curiosité sociologique de notre temps : ce que prônent et ce que stigmatisent le conformiste populaire ou l'anticonformiste académique est quasi identique, sauf, peut-être, des fioritures rhétoriques. Chez le premier, c'est lourd et viscéral ; chez le second, c'est calculé ou inconscient, ayant pour origine - l'ennui et la morgue.

La vision populaire consiste à réduire l'abstrait au concret ; il existent donc l'histoire, la mathématique, la peinture populaires, mais il n'existe pas de philosophie populaire, puisque la consolation par la création et le langage par-dessus la représentation sont des abstractions irréductibles. Mais il existe la populace philosophique : raisonneuse, argotique, mécanique.

De tous temps, les voix, qui partaient de la scène publique, furent peu nombreuses, mais émanaient presque exclusivement des créateurs - princes, savants ou artistes. Aujourd'hui, tout quidam peut occuper cette scène, devenue immense, mais on n'y entend que deux types de voix - des consommateurs ou des producteurs, et le contenu respectif de ce brouhaha trahit nettement les deux seules espèces dominantes - moutons et robots.

En quoi sommes-nous sortis de l'Histoire ? Les événements et les visées des princes sont, aujourd'hui, comparables à toutes les autres époques ; les voix grandiloquentes, appelant à la grandeur et à la noblesse, continuent d'exister dans les mêmes proportions ; ce qui changea vraiment, c'est la scène publique, à partir de laquelle ces vues ou ces voix sont perçues par les peuples – un lieu élitiste, d'accès éminemment limité, devint une foire, un brouhaha, duquel ne ressortent que les moyennes statistiques, médiocres, présentistes, la basse nature triomphant de la haute culture.

La vie de tout homme peut se réduire à la recherche d'une demeure pour son âme, et l'évolution moderne place l'essentiel de cet effort dans l'assurance tout-risque contre toute calamité. Mais les bâtisseurs aboutissent au résultat encore plus misérable : tout château ou forteresse, ou même ton propre soi, finira par être habité par l'ennui. On ne sauve ses emballements ou angoisses qu'au milieu des ruines préfabriquées.

Le talent, par définition, aurait dû être le don de sa propre voix, dont l'unicité se ferait entendre aussi bien dans des affirmations que dans des négations. Et l'absence de talent se fait remarquer par la terreur de l'interchangeabilité, qui poursuit l'homme ambitieux, celui qui tente d'affirmer paisiblement, et qui finit par sombrer dans la négation véhémente, dont le conformisme devint symbole même de notre époque.

L'homme est union de l'organique (ce qui vit des commencements mystérieux) et du mécanique (ce qui propage des impulsions initiales), et l'ennui de la modernité est qu'on mécanise l'organique (en traduisant tout mystère poétique en prosaïques problèmes) et organise le mécanique (en substituant à la verticalité créative une horizontalité collective).

Le bon et le beau, symbolisés par la profondeur et par la hauteur, s'incarnent, le plus naturellement du monde, dans l'éternel féminin ; le masculin se dédie, de plus en plus, au seul vrai, ce symbole de l'ampleur ou de la platitude.

Tous les repus d'aujourd'hui, des philosophes aux chanteurs, des scientifiques aux footballeurs, des publicistes aux artistes, nous appellent à nous indigner : comment peut-on vivre avec X euros ? Pour une fois, que les Anciens sont plus nobles, avec leur condamnation unanime de la colère (de cohibenda ira) ! À condition, toutefois, qu'on ne glisse pas dans l'infâme paix d'âme.

Avec quel soi veulent-ils identifier l'homme ? Pour Fichte : « la fin ultime de l'homme est l'harmonie avec soi-même » (« der Endzweck des Menschen ist die Übereinstimmung mit sich selbst ») ; pour Kant : « être en harmonie avec soi-même, c'est être généralisable » (« die Übereinstimmung mit sich selbst, die Allgemeinheit ») ; et pour Hegel : « il est fou de chercher l'harmonie avec soi-même ou le retour à la nature » (« die Übereinstimmung mit sich selbst, die Wiederkehr zur Natur, ist Wahnsinn »). Le choix serait donc entre une salle-machines, une étable ou un cabanon.

L'intérêt de l'Histoire, pour les adultes, est du même ordre que les contes de fée, pour les enfants, - de la nourriture pour nos rêves ; plus sérieusement on prend ses leçons, plus on est bête ; c'est pourquoi je tiens Hegel, la-dessus, pour l'un des plus bornés : « La philosophie de l'Histoire a l'importance d'une théodicée » - « Die Geschichtsphilosophie hat die Bedeutung einer Theodizee ».

Il y a tant de pauvres avec beaucoup d'argent ; je ne suis pas pauvre. Je suis riche, mais sans argent. « Que de richesses dans les livres, que de misères dans les villas » - Ch.Fourier !

Chez les hommes modernes, la fonction économique évince, petit-à-petit, les fonctions reproductive, imaginative, sacrificielle ; leur vie se réduit à la gestion de leurs comptes en banque ; et pour la première fois, le galimatias marxiste : « La vie détermine la conscience » - « Das Leben bestimmt das Bewußtsein » - s'applique, non pas évidemment à l'homme, mais au robot qu'il devint. Les existentialistes y ont aussi leur part de triomphe.

L'homme-sujet est un nœud modal, où se croisent le pouvoir, le vouloir et le devoir, et qui vaut par la qualité des trois langages, qui expriment ces facettes : l'intensité, la hauteur, la noblesse. Mais il sera évincé par l'homme-savoir, l'homme-outil, l'homme-fonction, l'homme-service, interchangeable et élémentaire, enchaîné aux objets et projets des autres.

Deux abominables classifications des hommes débouchant sur le même résultat : le nivellement chinois des hommes anonymes et le culte américain des numéros un, en vitesse d'appui sur la gâchette, en virtuosité du jeu sur la guitare, en taux du retour sur investissement - l'ennui d'une horizontalité, à perte de vue, où le premier et le dernier restent indiscernables.

Le côté angélique de l’homme : la sainte santé de l’esprit, la sainte bonté du cœur, la sainte beauté de l’âme. Son côté de bête : le despotisme de l’esprit, l’activisme du cœur, l’animisme de l’âme.

Le nombre de choses, d'idées, d'images accessibles devint si énorme, que par simple hygiène mentale il faut s'imposer des contraintes sous la forme d'oublis, de mépris, d'yeux fermés. C'est à cette condition qu'on peut encore rester créateur.

L'existence de deux métiers difficilement compatibles justifiait le désir de l'homme d'État de devenir homme de lettres et vice versa. Mais depuis le naufrage des idéologies et des romantismes, la seule espèce qui surnagea, l'homme d'affaires, ne brigue aucune métamorphose, elle est au sommet des hiérarchies consensuelles.

La continuité devint une règle des idées et des actes des hommes ; on n'y voit plus de place pour une approche discrète. Plus que les points de suspension horizontaux, c'est le pointillé vertical qui ne trouve plus d'usage dans la ponctuation vitale, en continu, des hommes.

Pourquoi les valeurs disparaissent-elles, au profit de ce qui est en-deçà ou au-delà d'elles ? Parce que l'homme a le prix, pour lequel il se vend, la valeur, pour laquelle il se donne, et le génie, qui le possède. Qui, encore, se donne ou se veut possédé ?

Le génie n'est ni un bon usage de règles, ni une invention de nouvelles règles, ni même une création de jeux nouveaux, mais une vision des enjeux, à la verticale des joueurs. Ni choses vues, ni les yeux, ni les prix, ni les valeurs, mais - le regard.

La fausse fraîcheur des idées qu'on découvre dans son enfance ; les mêmes, entendues à l'âge mûr, provoquent l'ennui ; mais on ne garde que la fraîcheur d'antan et se lamente sur l'abêtissement du monde actuel.

Signe de disparition des intellectuels de la scène publique : les combats et les débats d'idées ne débouchent plus sur les ébats de mots.

Plus le Français aime son pays, plus il se rapproche de l'universel ; l'Allemand, au contraire, se recroqueville sur son provincialisme. Napoléon chercha à exporter l'idéal libertaire dans le monde entier ; Hitler voulait laisser les Français avec leurs chamailleries parlementaires et les Russes - avec leurs commissaires. « Le patriotisme du Français fait que son cœur s'étende sous l'effet d'une chaleur ; celui de l'Allemand rétrécit son cœur, comme une peau transie » - Heine - « Der Patriotismus des Franzosen besteht darin, daß sein Herz durch die Wärme sich ausdehnt ; der Patriotismus des Deutschen besteht darin, daß sein Herz enger wird, wie Leder in der Kälte ».

Le dessein divin plaça dans notre enfance les traits les plus humains : hurler de surprise, pleurer de désespoir, rire à gorge déployée, jouer pour ne pas voir la vie, transformer les percepts et affects en concepts - partout le commencement, la découverte du vertige initiatique du regard et du sentiment. Mais l'adulte suivit le sentier moutonnier et le circuit robotique - le morne enchaînement, dans un rôle banal et interchangeable. Ce n'est pas seulement l'enfance qu'on trahit, mais aussi bien Dieu lui-même.

On ne peut se manifester que par son soi connu et respectable, tandis que le soi inconnu ne peut susciter qu'une vénération presque aveugle. Dans un écrit, pour prouver la valeur de l'auteur, le mépris du soi connu apporte plus que son respect ; l'auteur ne vaut que par son regard vers le soi inconnu. Quand Freud ou Proust parlent de perte de l'estime de soi, qui serait signe d'une décadence définitive, ils visent le soi connu (même camouflé sous un soi inconscient), qui, même sans être haïssable, est banal et universel. Tant de vainqueurs arrogants, aujourd'hui, baignent dans une estime de soi, grégaire et basse.

Nos vraies passions ont leur source et leur fond dans l'être, et non pas dans le devenir et encore moins dans l'avoir, comme l'annonce le docte Kant, jamais ravagé par une passion quelconque, et qui ne reconnaît que trois passions humaines : possession, domination, vanité - Habsucht, Herrschsucht, Ehrsucht. La seule véritable passion, c'est la musique : créée par le talent, vécue par l'âme, interprétée par l'esprit, musique présente en toute section de l'univers.

Mon soi se forme en fonction de ma propre identification : ma maison et mes muscles, mes livres et mon pays, mon Dieu et mon étoile - et mon soi se propagera dans une platitude commune, prendra du poids dans une profondeur anonyme, vivra un vertige dans une hauteur où retentit mon nom.

La merveille, c'est l'homme ; la liberté n'est qu'un de ses attributs essentiels, mais qui ne mérite pas les hymnes, que lui chantent Berdiaev ou Sartre. La création en est un autre attribut, plutôt accidentel qu'essentiel, mais qui s'oppose plus nettement que la liberté à l'évolution ou à l'inertie mécaniques. La liberté la plus créative, comme la plus libre création, sont dues à la noblesse des contraintes ; la volonté et le talent les fructifiant.

Il faut porter en soi une puissance des commencements, dans le regard et dans les valeurs ; ni la révolte ni la négation n'y jouent un rôle important ; un acquiescement nihiliste y est un bon vecteur : « Le fond du nihilisme se trouve dans la nature affirmative d'une libération »** - Heidegger - « Das eigentliche Wesen des Nihilismus liegt in der bejahenden Art einer Befreiung ».

Qui garde ce que le passé nous lègue de noble et de grand ? - les nihilistes. Leurs antagonistes, les moutons et les robots, cette majorité bruyante, ne tiennent qu'à la version courante du bon, du beau, du vrai.

Seul le commencement est libre et nécessaire, surtout si j'avais bien formulé mes contraintes, ce noble cercle du possible. Des fins, des moyens et des parcours sont dictés par la médiocrité des hasards. L'aléatoire devrait s'arrêter à l'avant-dernier pas, le dernier est déjà dans le superflu, la péroraison, profanant le silence nécessaire.

Deux sortes de nihilistes : frappés par l'ennui – les fanatiques, orgueilleux et pessimistes, ou mus par l'admiration – les nobles optimistes, fiers à l'intérieur et humbles à l'extérieur.

Chaque époque fait des transferts réciproques entre ces trois sortes d'entités - des prix, des valeurs, des vecteurs, dont les volumes furent de tout temps comparables. Aujourd'hui, ce sont les valeurs qui se dissolvent et fichent le camp au profit des deux autres domaines : vers les prix, par la profanation du sacré tribal, et vers les vecteurs, par la production du sacré mécanique.

D'Empédocle à Sartre, des légendes accompagnaient l'écrit des maîtres à penser ; aujourd'hui, les écrits des philosophes ne font qu'illustrer les faits divers des maîtres à se lancer en tant que produits qu'ils devinrent. La bêtise socratique se généralisa aujourd'hui : ne pas comprendre, que dans la chaîne – parler, penser, écrire – l'ampleur du tempérament, la profondeur du savoir, la hauteur du talent – les deux premières étapes sont presque inutiles, pour résumer une intelligence.

Ce qui est divinement vivant, en nous, est ce qui est fixe, unique et irréproductible. Pour communiquer avec les autres, nous avons besoin de variables unifiables, qui s'appellent principes, et que nous pouvons placer partout, dans notre arbre. Mais ils ne sont pas la sève de la vie, mais seulement notre ouverture au monde : « Les principes généraux sont aux faits ce que la racine et la sève de l'arbre sont aux feuilles » - Coleridge - « General principles are to the facts as the root and sap of a tree are to its leaves ».

Aujourd'hui, on voit les hommes qui poussent leurs racines dans les dernières profondeurs, les hommes qui bâtissent des troncs indestructibles, les hommes qui garnissent des branches bien touffues, les hommes qui charment l'œil avec leurs fleurs bien écloses, les hommes qui comblent avec leurs fruits généreux - on ne voit plus d'arbres ! Mais le pire des hommes est celui qui sent la forêt, sans posséder les attributs de l'arbre.

Aujourd'hui, ce n'est pas la forêt qui est l'ennemi de l'arbre, mais la machine, qui se substitue aussi bien à la forêt qu'à l'arbre lui-même. L'arbre, réduit en circuit informationnel, n'a aucune chance de se transformer en une forêt fraternelle. La forêt anonyme cache les arbres solitaires.

Ils sont si nombreux, ceux qui arrivent à leurs fins ; rares sont ceux qui partent de bonnes contraintes.

Les sirènes modernes sortent tout droit du Crazy Horse, où elles dansent le French Cancan de l'ouverture d'Offenbach de l'Orphée aux enfers, les Odysseus, au parterre, s'émoustillant de convoitise, leurs minauderies, languides, grasses et sirupeuses, ayant succédé à l'âpre son de la lyre.

Les tendances de notre époque : les désirs se grégarisent, et le devoir se personnalise. C'est pourquoi il vaut mieux passer du je veux des buts banals au tu dois des contraintes secrètes, à l'opposé de ce qu'on cherchait à l'époque de Nietzsche.

Ils veulent honorer les hommes dans l'homme, pour promouvoir la diversité, au lieu d'honorer l'homme dans les hommes, pour sauver le reste de l'originalité.

Il est bête d'être militant du consumérisme, de l'écologie, du tiers-mondisme, du libéralisme, des droits de l'homme, du syndicalisme ; dix fois plus bête - d'en être adversaire.

Le conflit central de notre époque est celui entre l'artisanat - savoir compter au sein d'un algorithme, et l'art - savoir créer des rythmes ; l'artisan-calculateur évinça l'artiste-danseur.

L'homme est, avant tout, homme-sujet, bardé d'attributs, dont la virtualité n'a rien à envier à n'importe quelle réalité, et qui, pour en atteindre les sommets ou les mettre en marche, n'a pas besoin de croiser, tout le temps, l'homme-objet, le sparring partner, le frère ou l'adversaire. Mais c'est l'homme-projet, c'est à dire l'homme-algorithme, l'homme-robot, qui les devance tous les deux : « L'homme est d'abord un projet » - Sartre.

Le monde germanique eut toujours le culte de la force, se justifiant par l'ampleur d'un cœur en bronze ; le monde slave tint à la bonté, nous interpellant de la hauteur d'une âme languissante ; le monde latin s'épanouit dans la beauté, gisant dans la profondeur d'un esprit créateur. Mais c'est le premier culte qui l'emporte aujourd'hui, accompagné de la certitude de notre finitude : « Notre nature se compose de sa faiblesse et de ses forces, de son étendue et de ses limites »*** - J.Joubert – heureux vieux temps, où l'homme, ouvert et faible, vivait de son aspiration vers ses limites !

En 1789, le curé, écrasé par l'aristocrate, incrédule et frivole, et par le sans-culotte, crédule mais envieux, fut réduit au prestige des clowns ou des cracheurs de feu ; aujourd'hui, aussi bien le scientifique, obsédé par l'impôt et l'écologie, que le contribuable, accroché au stade et à la vitamine, méprisent l'intellectuel, qui finit dans une stature d'idiot du village ou de parasite de la société.

L'aristocratisme consiste à chasser la machine de la proximité d'avec notre âme. Hors de nous, tout machinisme est à saluer, y compris le polytechnique : « L'aristocratie polytechnique est la plus inhumaine de toutes » - G.Bernanos. La goujaterie gestionnaire l'a rejointe.

Qu'est-ce que le fond humain ? À 90% il est commun aux poètes, concierges, industriels, dockers, scientifiques - la peur des souffrances, le besoin d'amour, l'angoisse de la mort, la joie de découvrir ou de faire, l'attrait de l'amitié. Mais les pédants continuent leur doctes litanies en faveur du fond et accusent de maniérisme ceux qui ne tiennent qu'à la forme. Je devrais m'interdire d'éclairer un fond, que n'importe qui aurait pu faire à ma place ; je ne vaux que par la forme de mes ombres.

Jadis, les musiciens et les philosophes trouvaient l'inspiration chez le poète ; aujourd'hui, c'est le mécanicien ou le statisticien qui est leur pair et leur premier semblable.

Tous les hommes disposent de mêmes moyens d'accès à ces deux facettes de la réalité - l'âme silencieuse et le bruit du monde ; seuls les poètes et les philosophes savent en extraire la musique : dans les premiers, c'est l'âme qui se met à chanter ; les seconds transforment le bruit sensible en musique intelligible ; mais les meilleurs des philosophes finissent par reconnaître, que dans l'âme poétique se retrouve toute la réalité ; l'âme qui se met à parler devient leur définition commune.

La philosophie est la seule branche de la poésie qui soit utile ; dès qu'on commence à s'interroger sur l'utilité de la poésie, on devient prosateur ou … philosophe. La poésie brillait surtout aux époques, où son inutilité indiscutable fut flagrante. L'utilité de la philosophie est double : nous consoler, hypocritement, ou dessiner, habilement, des frontières entre la réalité, la représentation et le langage. La poésie, elle, nous désespère ou se noie dans le pur langage.

Chez les hommes, la seule traduction de la supériorité, ce sont des multiplications ou des additions : « Les signes + et x de la Banque soutiennent avec le signe sacré de la Croix un obscur combat bourré de salpêtre et de cierges éteints » - Lorca - « Los signos + y X de la Banca sostenían con la sagrada señal de la Cruz un combate oscuro, lleno por dentro de salitre y cirios apagados ». On sait aujourd'hui retraiter le salpêtre en encens, et les cierges, chargés d'argent, résistent aux courants d'air dévitalisés. Aucune multiplication ne sauvera un nul, qui ne vaudra que par ce qu'on ajoute.

Les mêmes têtes s'occupaient, jadis, de la représentation (la science), de l'interprétation (la technique) et de l'interrogation (la philosophie). Aujourd'hui, dans ces trois domaines, végètent trois sortes de robots : les premiers ignorent le sens et la forme, les deuxièmes – l'essence et le fond, les troisièmes – la logique et la vie.

Si les vrais maîtres avaient gouverné la cité, la première mesure, qu'ils auraient prise, serait d'imposer l'égalité matérielle (répartition équitable de Némésis, égalité géométrique de Platon ou l'égalité arithmétique d'Aristote), pour se réjouir ensuite, en toute impunité, de l'inégalité spirituelle. Mais c'est la plèbe qui est au gouvernail, et son premier souci est de maintenir l'écart entre les pauvres et les riches, car la course à l'argent est sa première joie.

Ce qui est le plus grand - Dieu, l'amour, la beauté - n'existe pas ; ce, qui est notre essence, est commun à tous les hommes ; donc, il faut se rire de toute gravité autour de l'existence intelligible ou de l'essence visible - chanter l'inexistant, aux sommets de l'essentiel invisible.

La richesse serait fortement souhaitable, mais, hélas, « la pauvreté n'ôte de noblesse à personne, la richesse oui »* - Boccace - « la povertà non toglie gentilezza ad alcuno, ma si avere », car la bassesse ne se manifeste qu'en actes, et le pauvre n'a pas de moyens d'agir. La noblesse s'exprime en rêves, et le riche a toujours les yeux ouverts. Seule l'inaction a des chances de nous rendre libres, quoi qu'en pense Alexandre le Grand : « Rien de plus servile que le luxe, rien de plus royal que le travail ».

Pour réussir dans la vie, on n'a plus besoin d'une âme de héros, d'un cœur de lion ou d'une peau de renard, une cervelle de robot y suffit largement.

En politique, en économie, en art – il n’y a plus de commencements, puisqu’il n’y a plus de bonnes contraintes, qui voueraient nos yeux calculateurs au présent et notre regard rêveur – à l’éternité. L’enchaînement de pas mécaniques, au lieu de l’élan initiatique. Ni valeurs ni ardeurs ni grandeurs – que la pesanteur, que notre époque préféra à ces grâces. « La grandeur réside dans le départ qui oblige »** - R.Char – le valoir dictant le devoir.

Comment interprètent-ils l'égalité des chances ? Si, à l'arrivée, je n'ai pas traduit mes talents initiaux en un compte en banque respectable, je serais voué aux ténèbres et géhennes, en suivant le jugement sans appel de notre Sauveur-boursicotier : Qu'as-tu fait de ton talent ?

La manie du changement devint une véritable épidémie, chez l’homme-robot. Il est donc normal, que l’homme organique se mette à chercher l’immuable ou l’éternel, c’est-à-dire ce qui n’existe pas. Rien de tel dans les idées ou les images ; on devrait rester en compagnie du cœur, demeure du Bien fugitif, et de l’âme, source de nos fulgurances, dans le mutisme ou dans le chant.

La platitude finale des hommes est résultat d'une double échéance : la banalisation de la profondeur divine du désir et l'écroulement de la hauteur humaine de la volonté - pour se retrouver dans la programmation du robot sans épaisseur.

La culture nous propose des masques, sous lesquels s'exprime notre âme ; la civilisation façonne le vrai visage de la raison, visage sans expression.

Une triste et impardonnable crédulité de mon professeur de Mathématique, V.Arnold : « L’homme bien éduqué, consomme moins, se met à préférer Mozart, Shakespeare ou les théorèmes » - « Образованный человек меньше покупает, начинает предпочитать Моцарта, Шекспира или теоремы ». L’homme moderne fit de Mozart et de Shakespeare – les mêmes articles de consommation que les lessives ou les voitures, et les théorèmes seront bientôt traités par le robot plus efficacement que par l’homme.

L'humanisme n'est pas l'esprit de liberté, qui rassure, mais l'âme troublée par la place que prend inexorablement, dans son voisinage, le robot.

Toutes les époques barbares, dont la nôtre, se définissent par l'attachement à la civilisation (qu'elle soit éclairée ou sombre) au détriment de la culture. La culture s'adonne au beau du pouvoir artistique, au bon d'un vouloir lyrique, au noble d'un valoir spirituel ; la civilisation, elle, ne connaît que le vrai du savoir robotique ou de l'ignorance moutonnière.

Choisir et s'imposer ses contraintes est plus digne et utile que seulement les connaître. « Est libre qui connaît ses contraintes ; qui se croit libre est esclave de sa folie »** - Grillparzer - « Wer seine Schranken kennt, der ist der Freie ; wer frei sich wähnt, ist seines Wahnes Knecht ». Sacrifice dynamique, plutôt que fidélité statique. « Le comble de la liberté est de se contraindre »** - Valéry. L'homme moderne n'est plus esclave d'une folie tyrannique, mais d'une raison démocratique. Mais la chaîne virtuelle s'avère mille fois plus lourde bien qu'indolore.

La vague suggère la profondeur ou la hauteur, tandis que la vogue témoigne de la tendance gagnante, l'horizontale ; souvent, c'est entre ces deux choix qu'hésite l'homme. Vos vagues myopes, toujours dans le sens de la vogue de l'étable, en entretiennent l'insubmersibilité. À cognition défaillante - termitière déferlante.

Les romanciers, les sportifs, les ingénieurs, les boursicotiers ont, aujourd'hui, la même manie, à laquelle ils donnent le nom de défi ou même de rêve : ne pas baisser les bras, lutter de toutes ses forces, réussir à tout prix, et leur triomphe final prend exactement la même forme - la signature d'un juteux contrat.

Le surhomme est la hauteur de l'homme, comme les hommes de la cité en sont l'ampleur, et le sous-homme du souterrain - sa profondeur. Chacune de ces quatre hypostases a sa mesure (seule la hauteur est vouée à la démesure) ; et c'est l'intelligence qui permet de trancher, laquelle doit avoir la priorité.

Le sous-homme, en moi, est ce qui reste insensible à l'espérance et à la création ; la bonne politique avec les trois autres facettes : me méfier des hommes, me défier de l'homme (du soi connu), me confier au surhomme (au soi inconnu).

Pour l'avenir de l'homme, il n'y a pas de pire danger que l'intérêt que les hommes porteraient au surhomme, car ils le confondent avec le sous-homme. Pour conjurer cette calamité, Nietzsche préconisait le retour des hommes au singe, mais c'est le robot qui s'y substitua.

Oui, pour eux, Dieu est bien mort ; ils n'entendent plus Sa voix, au fond d'eux-mêmes, voix qui les appelait au bon, au beau, au vrai ; pour eux, le beau est conservé dans des musées, car ses œuvres sont chères, le bon ne sert qu'à ériger des règles morales, protégeant l'ordre établi, et le vrai ne se reflète que dans une législation mécanique.

Le monde perd l'obscurité bouleversante, que créaient Dieu, la solitude, la servitude ; le monde d'aujourd'hui est trop transparent, il baigne dans une plate lumière, que Heidegger, curieusement, traite de « obscurcissement du monde : la fuite des dieux, la grégarisation de l'homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre » - « die Verdüsterung der Welt : die Flucht der Götter, die Vermassung des Menschen, der hassende Verdacht gegen alles Schöpferische und Freie » - tandis que la suspicion se transforma, depuis longtemps, en confiance, dictée par le marché, en tout ce qui est créateur et libre.

Pour calmer nos veilles, on inventa le mur, et pour calmer nos rêves – le toit. Et l'on oublia la félicité du nomade – dormir à la belle étoile.

Ils se vautrent dans leurs doutes, communs et réglementaires, et entendent dans toute voix, solitaire, désespérée et acquiescente, des certitudes arrogantes et insupportables.

Tout homme est capable de descendre dans ses profondeurs, où se blottit son soi connu, aspiré vers la lumière. Mais très peu tournent leur regard vers la hauteur, ce séjour ombreux de leur soi inconnu et immobile. On connaît la trajectoire du premier : « C'est le moi d'en-bas qui remonte à la surface » - Bergson - chez les non-créateurs, surface voulant dire - platitude.

L'homme est cerné de toute part par des images communes ; il ne peut être ouvert que vers la hauteur, où il peut encore vivre son soi inconnu, source de ses propres images : « Son regard ne scrutait plus l'étendue, mais s'évanouissait dans l'Ouvert »** - Rilke - « Sein Blick war nicht mehr vorwärts gerichtet und verdünnte sich im Offenen ».

On a tort de reprocher à l'homme moderne l'absence de but. « Faute de but, l'homme devient une cible » - Lacoue-Labarthe. En restant sur les forums, même si je suis surchargé de buts, je serai inévitablement une cible ; hors la cité, l'alternative du but sera la contrainte, et celle de la cible - une corde bien bandée, qui ne décoche aucune flèche.

Comment la vie, chez les hommes, perd de son aura et devient grisaille ? - par l'insensibilité croissante pour le mystère. « Le merveilleux forme la substance, dont se nourrit la vie » - E.Jünger - « Das Wunder ist die Substanz, von der das Leben zehrt ». Le premier pas : la traduction du mystère en problèmes ; le second, le fatal et l'irréversible : l'effacement de problèmes au profit des seules solutions.

Jadis, c'est en perdant la tête qu'on prouvait qu'on en avait une ; aujourd'hui, ayant perdu l'âme, les hommes s'exhibent dans ses épanchements.

L'homme de la nature et l'homme de la culture : chez le premier, c'est le danger extérieur qui lui fait atteindre le maximum de sa force et le fait se hérisser de flèches ; chez le second, c'est le danger intérieur qui maintient ses cordes tendues, tout en le désarmant et lui faisant découvrir l'excellence de la faiblesse, car « la faiblesse de l'homme est la cause de tant de beautés »** - Pascal.

Deux issues, pour que les problèmes de la vie ne me paralysent plus : m'incruster dans les cadences d'une nouvelle solution, me laisser soulever par un nouveau mystère musical : « Peut-on vivre en sorte, que la vie cesse d'être problématique ? » - Wittgenstein - « Kann man so leben, daß das Leben aufhört, problematisch zu sein ? » - l'inertie d'une paix des bras ou le frisson des ailes.

Les choses qui comptent dans ma vie se répartissent dans trois domaines : les solutions, les problèmes, les mystères. Le choix de ma demeure principale me classe : je serai, respectivement, mouton, robot ou nihiliste. Et Heidegger : « Le nihilisme : tenir pour rien tous les étants » - « Der Nihilismus : das Seiende im Ganzen ist nichts » - n'a raison qu'à un tiers : dans les solutions et problèmes, le nihiliste est aussi conformiste que les autres, mais dans les mystères, il refuse toute autorité.

Toutes les émotions des hommes se réduisirent aux calculs, y compris les angoisses et les espérances, qui, jadis, n'avaient de sens que face à ce qui n'existait pas ou restait mystérieusement inconnu. La sotte définition de Goethe : « Un bourgeois, gonflé d'angoisses et d'espérances, - à faire pitié ! » - « Ein Philister, mit Furcht und Hoffnung ausgefüllt. Daß Gott erbarm' ! » - décrit non pas une canaille, mais une belle âme, qui, de surcroît, n'existe plus.

La musique est le moins humaniste des arts ; nulle part ailleurs le sublime ne côtoie d'aussi près l'horrible. Comment peut-on croire que « la vraie musique n'exprime que des sentiments et idées humanistes » - Chostakovitch - « настоящая музыка способна выражать только гуманные чувства и идеи » ? Le vrai humanisme est solitaire, immaculé et sacré : Bach - solitude du Dieu humilié et sali, Mozart - solitude du Dieu pur, Beethoven - solitude de l'homme pur se passant de Dieu, Tchaïkovsky - solitude de l'homme, entre la pureté divine et la boue, elle aussi divine. Le vrai humanisme ne quitte pas les têtes et les âmes, pour se traduire en actes ; l'humanisme activiste pouvait visiter jusqu'aux mélomanes des Einsatz-Kommandos et des Troïkas du NKVD.

L'une des raisons de la disparition des rêves : les hommes s'empêchent mutuellement de dormir, tout en prétendant que ce tapage est provoqué par l'interdiction de rêver, qui leur aurait été signifiée par d'autres veilleurs. La vigilance des rondes de nuit, la transparence des mondes de jour en font de bons citoyens et de mauvais poètes.

Ils ignorent ce que c'est que le premier pas et se contentent des intermédiaires. Je ne connus que les premiers et les derniers pas : les premiers - brillamment réussis, les derniers - lamentablement échoués. Émotion raclée, promotion bâclée.

Savoir marcher n'apporte rien à l'art de la danse ; ce conseil : « Avant que de danser, apprends, au moins, la marche » - A.Pope - « Men must walk, at least, before they dance » - est du même ordre que : avant le chant, apprends la parole. Les études ont tendance de s'allonger, et l'on finit par désapprendre le vertige des pirouettes, dans la sécurité des girouettes.

À 25 ans, on maîtrise toutes les connaissances vitales ; le reste de l'âge adulte n'est qu'une accumulation, une adaptation, une reformulation ; pourtant, la gent professoresque et sénile continue à réduire la vie à l'acquisition de connaissances. La vie est une collection de palettes et de vocabulaires, d'où doit sortir la musique vitale, sentimentale - verbale ou picturale.

Le calcul, l'action, la caresse - telles sont les facettes de notre être, se déployant dans la déduction (Aristote), la production (Marx), la séduction (Nietzsche), dévoilant la part du robot, du mouton, de l'homme.

Il semblerait que la motricité de l'homme a deux contenus possibles : un concret - la prise (par la main, par les dents, par la bourse) et un abstrait - la monstration (avec un doigt, avec la tête, avec des rires ou des pleurs). On extrapole abusivement ces mouvements sur l'art, dont le contenu ne devrait être ni possession ni dévoilement, mais ce qui précède la première et dépasse le second - la caresse.

Ceux qui se plaignent de l'évanouissement ou du rapetissement de la grandeur ne se rendent pas compte, souvent, que la grandeur ne persistait que grâce au refus de la regarder à bout portant ; l'antichambre des grands étant désormais accessible au public, celui-ci les juge en tant que domestique.

On voit dans l'Histoire soit une chronologie des faits soit une cosmologie des mythes, un dogmatisme rationnel ou un sophisme imaginaire. La réalité et le présent évincent le rêve intemporel, et la première de ces lectures de l'Histoire finira par rester la seule possible, pour la plus grande satisfaction des robots que seront devenus les hommes.

La perversité moderne : l'ange terrassé vit de passions nourricières, la bête triomphante vit de raison sans saveur. La bête privée de passions s'appelle robot, comme la bête abandonnée de la raison s'appelait mouton.

Presque toujours et partout on peut constater que avant, c'était pire. Mais la fonction principale du passé n'est pas de ridiculiser ou de cultiver des nostalgies, mais de servir de matière première aux mythes. Un mythe, muni d'assez d'élégance ou de grandeur, engendre du sacré. Conserver au présent des raisons de s'enthousiasmer, tel est le vrai esprit conservateur. Son contraire s'appelle inertie, le culte de la version courante – en économie, en politique, dans l'art.

Les informations devinrent le seul contenu de la littérature moderne - il n'y a plus ni tableaux ni rythmes, que des coordonnées et dates. Et dire, que si, dans un bon écrit d'antan, on élimine les couleurs et les sons, rien n'en reste. « La langue originelle s'appelait musique. L'écrit originel s'appelait peinture » - J.G.Hamann - « Die älteste Sprache war Musik. Die älteste Schrift war Malerey ».

La musique fait de nous - suicidaires, héros, amoureux ou bourreaux ; pour résister à cette calamité, les hommes inventèrent deux remèdes : la cire d'Odysseus et la lyre d'Orphée. L'effondrement de l'artisanat de luthier et le triomphe de l'industrie de la cire expliquent l'heureuse surdité des modernes. « La vie humaine, sans musique, serait sourde » - Chostakovitch - « Без музыки жизнь человека была бы глуха » - pour entendre la musique, il faut un silence intérieur et un détachement du bruit extérieur.

Avant la Renaissance, les faits étant horribles, le combat intellectuel consistait à opposer des idées abstraites à d’autres idées abstraites ; ensuite, on s’est mis à prévoir des faits nouveaux, découlant de certaines idées, ce fut la lutte entre les faits abstraits et les idées concrètes, jusqu’à la chute du Mur de Berlin ; enfin, toutes les idées promises étant compromises, le seul débat met désormais en lice des faits concrets contre d’autres faits concrets – c’est l’ennui de notre époque.

Jadis, on ne savait pas ce qu'on est, et l'on s'inventait en écoutant ses rêves. Aujourd'hui, ils savent exactement ce qu'ils sont, ce qui rendit superflu tout rêve. On ne peut plus juger les hommes d'après ce qu'ils rêvent, ni même d'après ce qu'ils sont ou font, mais uniquement d'après ce qu'ils produisent.

Nous sommes tous visités par des pulsions grossières et par des pulsions sublimes ; ce qui les valorise, ce n'est pas la présence angélique de l'esprit ou la présence bestiale du corps, mais leur absence, en présence de l'âme, qui sanctifie tout, qui purifie tout, qui empêche nos élans de sombrer dans la platitude.

Le métier de consolateur, ou de paraclet, ne connut jamais d'extinction, mais, de tous les temps, il ne fut qu'une deuxième profession ; la première, chronologiquement, fut exercée par : le poète, le prêtre, le philosophe, le prince, l'ingénieur, le boursicotier.

Né solitaire, l'homme se reconnut, définitivement, dans le troupeau. Né spirituel, avec une facette sociale, il n'est plus que social, avec une spiritualité atavique dévitalisée.

Ce qui distingue les temps modernes, c'est la rareté des occasions, où l'on pourrait exhiber ses hontes. L'esprit de l'époque veut, qu'on soit en perpétuelle ascension, tandis qu'on se reconnaît mieux dans ses chutes : « La connaissance de soi est une descente aux enfers »** - J.G.Hamann - « Höllenfahrt der Selbsterkenntnis ».

C'est là où l'on se perd qu'on a les meilleures chances de se trouver. Se connaître, paraît-il, c'est connaître son néant (Pascal) ou son horreur (Bossuet) : « Quelque accident fait-il, que je rentre en moi-même : je suis gros Jean comme devant » - La Fontaine. Le néant serait ce qui ne se donne qu'à l'intuition intellectuelle (Fichte), le Moi par exemple ; l'intuition empirique se chargeant du reste, du non-moi.

La robotisation des hommes n'est pas dans la préférence du conceptuel, au détriment du métaphorique. Les vrais concepts sont d'origine extra-langagière. Le robot n'emploie que des métaphores figées, consensuelles, à travers lesquelles l'accès aux objets est immédiat, mécanique, sans aucun accompagnement musical, sans aucune danse de mots enchanteurs, sans aucune inconnue sur l'arbre du savoir.

Le surhomme et la guerre nietzschéens appartiennent au monde intérieur d'un individu et n'apparaissent jamais sur la scène publique. Sa guerre n'oppose ni races ni classes, mais le sentiment acquiescent au ressentiment envieux, une Thémis céleste à une Némésis terrestre.

Ne s'attacher qu'à son époque réduit tout discours, aussi savant soit-il, au journalisme le plus plat : « La philosophie saisit son temps en pensées » - Hegel - « Die Philosophie erfaßt ihre Zeit in Gedanken ».

Ils veulent débarrasser l'homme réel de ses défigurations par le travail (Marx), le sexe (Freud), la volonté (Nietzsche) ; mais ce sont exactement les dimensions centrales de sa réalité, l'autre face, l'homme idéel, ne contenant que le rêve, qui est l'homme même, son style vital.

On munissait la vie de buts, de moyens, de contraintes, pour lui apporter, respectivement, de la profondeur, de l'ampleur, de la hauteur. La première et la dernière de ces dimensions disparaissent de la géométrie humaine, ce qui voue l'existence des hommes à une seule - à la platitude.

La vie : soit elle est un combat vaudevillesque, et j'y étalerai mes idoles - des managers, des amuseurs publiques, des mâles ; soit elle est un miracle tragique, et je m'y agenouillerai devant le poète, le savant, la femelle.

Ce monde est désormais aptère - et tant mieux ! Aucune tentation, pour y trouver une place pour mes anges ; heureusement que mon monde à moi ne manque pas d'ailes ; il ne me reste qu'à continuer à inventer mes anges et à me préparer à la lutte et à la défaite.

Jadis on vivait des sensations fortes, ensuite on se mit à les simuler, aujourd'hui, où le héros et l'histrion disparurent des scènes, et même des rues, on les produit. Mais sans bon frisson ni bon rideau, ces produits affichent un prix, mais ne représentent aucune valeur.

La capacité d'admirer ou de haïr est la même chez tous les hommes ; ce qui distingue les meilleurs, c'est que le fond de leurs admirations est, le plus souvent, tragique et la forme de leurs détestations est plutôt comique ; chez les médiocres, c'est le ton mélodramatique ou vaudevillesque qui domine dans les deux cas.

Les Anciens semblent être condamnés à la fatalité, mais l'indigence matérielle ou politique ne faisait qu'exacerber leur créativité, qui consistait à se sculpter soi-même. Les modernes semblent être libérés de toutes ces contraintes, et pourtant ils se présentent comme sculptures achevées de l'inertie. Ceux qui ne savent pas se sculpter eux-mêmes prennent le moule grégaire pour leur propre création, et vivent l'inertie collective comme la révolte individuelle.

Enfants des mythes, enfants de l'Histoire, nous voilà orphelins de Dieu, orphelins du rêve ; et dans notre arbre généalogique croît et s'approche de nos branches le robot impassible et prolifique.

Ce n'est ni le sous-homme ni le surhomme qui tuera l'homme, mais - les hommes. Et non pas à cause de leurs folies, mais de la folie de l'homme se rebiffant contre la raison des robots et des moutons.

En Californie, Oracle avale Sun, l'économie du logiciel commence à dominer celle du matériel - l'un des symboles étonnamment précis de l'évolution parallèle de l'homme lui-même : de la matérialité du mouton à la logique robotique.

Aujourd'hui, l'homme dominateur, l'homme fort, l'homme calculateur, est partout jovial ; et dire qu'autrefois, l'homme fort, le héros, l'homme rêveur, passait surtout pour saturnien. Héracles fut le premier mélancolique. Les seuls suicidaires louables ne suivaient que la mélancolie, puisqu'il est bête de « mourir, sans que personne ne te tue, et sans que d'autres mains que celles de la mélancolie t'achèvent » - Cervantès - « morir, sin que nadie le mate, sin otras manos que le acaben que las de la melancolía ».

Il ne faut pas compter vivre dans les siècles à venir ; vivre sans compter, dans la réversibilité du sentiment et de l'espérance intemporels. Plus qu'un coup d'œil au passé, c'est un coup de pied à l'avenir, qui rendra vivant et noble ton élan présent, ce coup de maître. Pendant des siècles on nourrissait l'illusion, que la maîtrise du passé aiderait à mieux bâtir un futur organique ; aujourd'hui on sait, que l'avenir appartient à ceux qui ont tout oublié, aux hommes du seul présent mécanique.

L'évolution des esprits a une force d'inertie, portant beaucoup plus loin que l'évolution des lettres. C'est pourquoi, lorsque je vois les lettres modernes, qui auraient dû s'inspirer du pourquoi des styles, patauger dans le qui primitif et dans le quoi commun, et les esprits, obsédés par le seul angle mécanique, oublier le courant organique, je me dis, que, aujourd'hui, c'est l'esprit qui tue, et c'est la lettre qui, bientôt peut-être, vivifiera.

La dinde terre-à-terre américaine est à comparer avec ses confrères des trois autres éléments : La Mouette, l'Oiseau de Feu, Le Lac des Cygnes. « Je regrette que l'aigle ait été choisi pour symbole de notre pays. Le dindon est un oiseau beaucoup plus digne » - Franklin - « I wish the Eagle had not been chosen the representative of our country, the Turkey is a much more respectable bird ». Aujourd'hui, si l'homme suivait ses nouveaux penchants artificiels, il ne resterait plus d'autres symboles vivants que moutons, fourmis et perroquets.

La vie devint une immense platitude ; les hommes ne connaissent plus ni chutes ni achoppements ; ils perdirent l’angoisse, en toute péripétie ils croient avoir raison ; avoir tort devint signe de faiblesse, et ils veulent paraître forts.

Évidemment, le corps humain, comme celui d’un clopotre, comme la matière elle-même, - ce sont des miracles. Même l’esprit devrait adhérer à cette vision, sans parler de l’âme ; ceux qui sont dépourvus et de l’un et de l’autre pensent que « Dieu a fabriqué notre corps comme une machine » - Descartes.

La définition cartésienne des animaux, en tant que machines, est étendue, aujourd'hui, à l'homme. Tant que l'injustice ou l'irrationnel hérissait le paysage humain, l'homme avait une chance d'échapper à la mutation en machine. Tous les Descartes modernes abandonnèrent cette ultime réticence et déclarèrent la justice - terrain non-déconstructible (Derrida) et même le seul. La honte des sens et l'ironie du sens - les seules facettes humaines, que la machine ne reproduira jamais ; quant au reste, Valéry a raison : « Le modèle Machine doit être pris comme base du système Homo ».

L'image plate domine aujourd'hui là, où régnait, jadis, le mot hautain – dans l'intimité d'un homme seul. Mais le dire l'emporte sur le montrer, dans les affaires des hommes, dans notre société bavarde. Le reflet du contenu est plus demandé que le jaillissement de la forme, et le constat - plus apprécié que la métaphore. Quand un chanteur perd sa voix, il tente de se rassurer, en prétendant qu'il a beaucoup de choses à dire.

Du temps de Descartes et Spinoza, la raison fut bafouée par le dogmatisme et la superstition ; mais aujourd'hui, où la raison triomphante étouffa toute forme de sensibilité, être cartésien ou spinoziste est signe d'un cerveau robotisé.

Un vague appel du beau doit survivre même dans les cervelles les plus atteintes par la marchandisation universelle, puisque l'art vivote, malgré tout, dans la sphère économique. L'économie moderne est suffisamment souple, pour tirer de bons profits aussi bien de Mozart que des bagnoles ; le vrai ennui, c'est que l'homme consomme du Mozart avec le même entrain que du 4X4.

Et le misanthrope et le philanthrope cherchent la fraternité, par exclusion ou par inclusion, mais sa base, dans les deux cas, serait terrestre, tandis que seul le sacré peut lui donner du panache et nous faire rêver, au lieu de haïr ou d'agir.

L'Asie s'engouffrait par la fenêtre de mon isba natale ; l'Europe s'invitait sur les pages de mes livres ; depuis que je ne suis plus en Russie, deux continents s'ajoutèrent à mes cartes : en Allemagne je découvris l'Amérique et en France - l'Afrique.

L’élite déterminait, jadis, les caprices esthétiques ou intellectuels ; maintenant, c’est la foule. Et ne pas en faire partie, c’est constater que chez vous on trouve « Beauté intempestive, esprit mal à propos » - Pouchkine - « И прекрасны вы некстати и умны вы невпопад ».

J’ai traversé toutes mes rencontres avec les hommes – l’azur à l’âme ou le rouge au front. « Je n’ai jamais marché, mais nagé, mais volé parmi vous »*** - R.Char.

Misanthropie-philanthropie - encore une de ces valeurs en tant qu'axe et non pas un point la-dessus ; ceux qui sont philanthropes, sans être rongés par une brûlante misanthropie, ne sont pas crédibles ; mais les misanthropes, qui restent insensibles à toute forme de philanthropie, sont des goujats.

Des fleurs et des hommes émanent des arômes et des œuvres. Les premiers ne sont grands qu'Ouverts ; les seconds devraient être clos. Est-ce cela qu'a à l'esprit le le Coran : « Les femmes et les parfums sont subtils, aussi faut-il les bien enfermer » ? Et l'on s'exciterait de la lecture d'étiquettes, sur des flacons poussiéreux ? Faire sauter ou consolider les bouchons, lorsque un besoin d'arômes me chatouille ? Chercher à lire le message, à l'intérieur de la bouteille, ou l'expédier en cave, à l'extérieur des châteaux ?

Jadis, en parlant du vivant, on le comparaît avec du vivant. Aujourd'hui, toute mesure de l'homme est mécanique, digitale ou analogique. L'homme comme mesure se réduisit à l'unité tout arithmétique.

Dans les ampleurs ou profondeurs discursives il n'y a rien de plus intimidant que dans les roues dentées. Au bout, on se trouve dans des étables ou casernes. Vu d'une certaine hauteur, tout discours continu se décompose en pointillés de culs-de-sac et de ruines qu'il s'agit d'entretenir.

L'homme devrait laisser cohabiter en lui le sous-homme et le surhomme, et se débarrasser au maximum des hommes. « L'homme est un génie, les hommes ne sont qu'un monstre acéphale »* - Chaplin - « Man is a genius. But men form the Headless Monster ». C'est plutôt à l'homme de ressembler à cette bête, lorsqu'il oublie d'être un ange. Les hommes d'aujourd'hui ne sont qu'une tête, tête séparée de l'âme.

Peu d'hommes maîtrisent l'arithmétique du bonheur. Celui-ci est une fraction, dont le regard superlatif est numérateur, et l'orgueil comparatif – dénominateur. La valeur de ce bonheur peut donc être augmentée soit en élevant regard, soit en baissant la tête.

La divinisation ou la diabolisation de balivernes est la voie la plus sûre, aujourd'hui, vers la platitude. Et c'est l'acquiescement ironique aux deux, l'intensité axiale pathétique qui conduit soit à une indifférence profonde, soit à un haut regard.

Depuis trente siècles, le nôtre est le premier à ignorer le romantisme ; la dernière agonie de celui-ci fut vécue par la génération précédente : « Le romantisme est le dernier grand élan, avant le règne de la platitude »** - H.Hesse - « Die Romantik ist der letzte große Aufschwung vor der Zeit der Verflachung ».

La même vague d'un lyrisme primitif et intuitif nous atteint, tous ; la plupart, naviguant sur un bateau social, ne s'en aperçoivent même pas ; d'autres tentent de ne pas lâcher le gouvernail ou d'adapter les cadences de leurs rames ; les plus rares ressentent la houle comme effet gravitationnel de leur propre étoile. En matière d'écriture, ils laissent des journaux de bord, des graffiti ou des messages pour la bouteille de détresse.

Les incompris de jadis voyaient dans la société une conspiration universelle contre l'esprit. De conspiration imaginaire, la société passa, sans rien changer au fond, à l'entente réelle et générale. Les esprits rebelles battent, à leur insu, les cadences consensuelles. Seuls les esprits, tenant à n'être qu'incompréhensibles et portés par l'acquiescement majestueux au monde, continuent d'y vivre en marge.

Si je me soucie de mon propre arbre autant que de la forêt humaine, je mettrai à côté de la Haine du reproductif - ma Honte productive, et c'est sur cet axe que je composerai la musique de mes fureurs. Pour l'un des philosophes les moins musicaux, Spinoza, la haine et le remords furent les deux ennemis fondamentaux du genre humain. J'avoue y succomber, avec mon odium humani generis, et je vous laisse avec votre indifférence et votre paix d'âme. Le remords, si bien senti par Baudelaire, est une forme accidentelle, dont la honte est le fond primordial.

Finis, les solos, même ceux de clavecin ou de tambour, s'adressant aux salonniers ou aux héros. De nos jours, on réunit aisément des orchestres, avec baguettes de la Bourse, violons des gazetiers, fifres du peuple, flûtes des intellos, fanfares du barreau. Et son auditoire, c'est le monde entier.

Dès que l'amuseur public a plus de temps d'antenne que l'intellectuel, celui-ci crie à l'apocalypse de la culture. Notre époque, infantile ? Où vont-ils chercher ça ? Jamais l'humanité n'était aussi abominablement adulte. Et le progrès évident de la tolérance ne fait qu'élargir la porte de l'étable commune. La barbarie moderne, si elle existe, n'est perceptible que dans la mécanique, qui gouverne sans partage, pour la première fois de l'Histoire, tous les cerveaux, qu'ils soient infantiles, académiques ou rebelles.

L'imagination avait son bercail ou étincelle - l'âme, et son achèvement ou brasier - l'émotion. Le progrès leur substitua la raison, qui n'en eût dû être qu'un pare-feu. Il n'y a presque plus de distance entre l'imagination et la raison. Une belle sauvage se livrant au mieux-payant. L'heureux vieux temps où l'on pouvait encore dire : « Le peuple a besoin qu'on l'éblouisse et non pas qu'on l'éclaire » - Ch.Fourier.

Devenus machines eux-mêmes, les hommes ne se verront qu'à travers un protocole d'échange de données. Le format des cœurs reproduira celui des épidermes et des modes d'emploi. Ils ont déjà la sensibilité de machine enregistreuse. Être un homme, c'est rester accessible à la pitié et à la honte.

Moi, fils de la Terre, en oubliant le Père je me prive, le plus souvent, de l'Esprit. Hors cette Trinité, même laïque, et où je ne suis qu'interprète, il n'y a que troupeau, celui des auteurs-robots, ceux qui ne rendent compte qu'à la raison. Pour bâtir un pont, la raison suffit, pour bâtir une vie on devrait rendre quelques comptes à la conscience, l'éternelle oubliée des raisonneurs.

Le Créateur créa l'esprit, pour qu'il explore les profondeurs, et l'âme, pour qu'elle aspire vers le haut. Souvent, on se trompe de dimension : « Connaître ce qui est plus haut que l'homme, tel est donc l'apanage de l'homme accompli » - Diogène Laërce. - et voilà que la raison de cet homme accompli a bien appris ce qui est plus haut que l'homme : le commerce et la force. Aujourd'hui, on est marchand triomphateur ou homme écrasé. Une défaite annoncée, désormais, c'est croire en l'homme comme couronnement de l'univers.

L'inertie l'emporta sur les contraintes, dans les affaires des hommes. L'inertie prise pour geste naturel, et la contrainte étant rejetée par le goujat, qui s'imagina libre. « Peu d'hommes sont capables de distinguer entre la liberté de spontanéité et la liberté d'indifférence » - Hume - « Few people are able to see the distinction between the liberty of spontaneity and the liberty of indifference ». Seule la première a cours aujourd'hui ; l'instinct, qui l'oriente, est câblé si profondément, qu'on ne s'aperçoit même plus, que c'est un instinct moutonnier. Devant des causes si criardes et des effets si opaques, qui oserait encore la noble indifférence, ce scepticisme mitigé, opposé au scepticisme a priori (Descartes) ou au scepticisme a posteriori (l'Ecclésiaste) ?

Notre civilisation de déodorants, d'anesthésies et de contraceptifs rendit tolérable l'homme, qui, à part le cerveau, a des griffes, des organes digestifs et génitaux. Plus d'organes vitaux indépendants. Maître du monde, le mouton calculateur se moque des bêtes et des anges et se mue en robot.

Nos misères corporelles, sentimentales ou spirituelles sont trop évidentes, pour faire de leur conscience - un exploit ou une grandeur. Ce que l'homme peut dépasser, sur cette échelle, c'est la calculatrice, le stéthoscope, le tensiomètre. Heureusement, dans d'autres organes que la conscience vit le rêve de la majesté humaine.

Si l'occasion fait le voleur, elle fait aussi le grand homme. Les grands hommes furent, de tout temps, une création de l'imaginaire populaire, mais leur besoin fut bien réel. Les grands événements sont usine des grands hommes. La fin de l'Histoire rendit médiocre tout événement. Les grands hommes se remarquent, désormais, par leur absence dans des happenings mesquins (de minimis non curat praetor).

Le poète a le monde entier pour berceau, le héros l'a pour tombeau ; on rêve des commencements, on se bat pour les finalités ; séparées, ces activités élèvent, fusionnées, elles abaissent.

Jadis, le bonheur touchait surtout des volatiles ; aujourd'hui, il est l'apanage des reptiles. Mais le volume global des bienheureux reste le même, ce qui fait pulluler le reptile et rend rare le volatile. Le bonheur s’élargit, mais il ni ne se rehausse ni ne s’approfondit.

Le boutiquier assagi vend le superflu, qui n'est indispensable qu'au poète. Celui-ci achète le nécessaire pour ne pas perdre le superflu. C'est ainsi, en termes d'achat-vente, que se formulent aujourd'hui nos attitudes mentales.

La machinisation, l'algorithmisation des goûts est paradoxalement tribut au plus ignoble des hasards. J'ignore mes fins, autant les vouer au hasard. Mais je dois être maître de mes contraintes, qui traduisent mon goût. Seul le caprice de l'artiste offre une houle alternative à la déferlante aléatoire à l'origine des destinées.

C'est l'intensité de mes vertiges ou de mes hontes qui dit si je traverse des défaites ou des triomphes, ou les deux à la fois ; aucun critère objectif n'y est décisif. « Montrez-moi un parfait blasé, j'y trouverai un raté » - Edison - « Show me a thoroughly satisfied man, and I will show you a failure ». Le danger, qui guette un raté, est de devenir blasé de ses défaites.

Quand je lis les propres réflexions de ceux, qui voient la place de la pensée valéryenne dans un album pour filles, j'y tombe sur un ennui, épais et plat, qui paralyserait et poétesses et duchesses et concierges. Même Sartre est comique, lorsqu'il parle de l'ignorance de Valéry (ce qui est aussi statistiquement juste et intellectuellement bête que de trouver, que Dieu n'est pas un artiste). Comment leur faire comprendre, que ce n'est pas le savoir, mais le savoir du savoir, le temps hors du temps, idea ideæ, qui est signe d'un esprit supérieur ? Leurs réponses aux questions des autres sont incolores ; aucune envie de répondre à leurs questions grisâtres. Je ne sais même pas, si Sartre est un peu intelligent ou non.

L'homme complet est à l'aise dans la loi (les problèmes formels) de l'esprit, dans le chaos (les mystères des élans) de l'âme, dans le vide (musical, sans solutions matérielles) du cœur. L'inaptitude au chaos et à la musique pousse les hommes unidimensionnels à introduire partout des lois.

Le sujet des querelles publiques n'a plus d'importance, dans les deux sens du mot sujet : l'individu représente fidèlement le troupeau et le thème n'est éclairé que par l'actualité et l'utilité. L'homme en est absent, et les hommes reproduisent le même trajet, réalisent le même projet que n'importe quel homo oeconomicus, ce rejet de l'homme.

Jadis, on fut cerné par des loups cruels, ce qui favorisait, sinon le chant, au moins un hurlement. Aujourd'hui, la dernière espèce humaine en voie d'extinction, le mouton, subit la mutation générale en robots. On regrette la forêt, on a presque une nostalgie de l'étable, voyant tout espace autour se transformer en salle-machines.

Pour les meilleures oreilles, l'écoute de la terre fait entendre la musique de l'arbre, dans laquelle ta voix s'unifie avec le chœur majestueux du monde. « Les rameaux d’un même arbre me montrent le chemin vers le tronc. J’ai aimé m’attarder aux branches, au tronc et aux racines, pour sentir à travers l’écorce le flux de la sève » - Grothendieck.

Le nécessaire fut, jadis, cruel mais juste. Les effets de la suffisance actuelle sont pires : les moutons s'acclimatent dans la jungle. Le loup s'installa, depuis peu, en ville, avec des abattoirs écologiques, les moutons lui chantant la gloire.

Je disculpe la machine extérieure : elle fit tout, pour éloigner l'homme du bœuf, du vautour et de l'âne ; ce n'est pas sa faute, si l'homme laissa tourner en lui la machine intérieure, le robot, imitant le mouton. « La machine a tué l'Homme, l'Homme s'est fait machine, il fonctionne et ne vit plus »*** - Gandhi.

L'homme vit de plus en plus de seules solutions ; la machine commence à savoir formuler des problèmes. Einstein se planta dans sa certitude : « La machine apprendra à résoudre tous les problèmes, mais elle n'en formulera jamais un » - « Die Maschine wird alle Probleme lösen können, aber sie wird niemals ein Problem stellen ».

Deux formes merveilleuses sont accessibles à l'homme : sa forme propre (et étant plutôt le fond même), largement commune à l'espèce et servant à remplir le vase divin, et la forme de sa création, où sa singularité et son talent s'occupent du vase même. « Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d'un peintre ou d'un sculpteur »** - Pic de la Mirandole - « Nec te celestem neque terrenum, neque mortalem neque immortalem fecimus, ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor, in quam malueris tute formam effingas ».

Le sacré des dieux, le pathos des héros, le délire des solitaires ne peuvent plus porter le message de leurs contemporains, message devenu algorithmique. Le vulgaire bâillonna le héros et apprit aux dieux à parler sa langue. Et regardez le bonheur des peuples, qui se passent de héros, tout en représentant les héros d'antan en innovateurs méritants et en proclamant héros moderne tout gagnant monétaire. Après les langues divine, poétique, sociale, nous ne communiquons plus qu'en quatrième langue, celle des robots.

L'esprit de la science est dans ses constantes, son âme - dans ses inconnues, son corps - dans ses unifications avec l'arbre philosophique. « L'âme de la science a besoin d'un corps » - Mendeleev - « Душе науки нужно тело ». Tant que ce corps réclamait des caresses - par l'élégance, par l'amour, par la volupté - la science laissait son esprit se muer en âme. Mais depuis que la science se pratique sans conscience, non seulement elle perdit son âme, mais même son esprit devint une espèce de calculatrice dans un corps électronique. Pourtant, on pensait jadis, que « rien ne nous est plus présent que notre âme » - St-Augustin - « nihil sibi ipsi praesentius quam anima ».

Ils ont réussi à remplacer les faux besoins par les vrais. Le besoin le plus vrai, celui d'un bon compte en banque, évinça tous les besoins artificiels : ceux du rêve, de la caresse, de la félicité, du sacrifice ou de la fidélité.

Un esprit est libre, lorsqu'il sait se transformer en l'âme. Cette dernière hypostase étant à l'agonie, les esprits devinrent esclaves du père du lucre. « L'esprit libre de l'homme est ce qui a le plus de prix au monde » - Steinbeck - « The free mind of the individual human is the most valuable thing in the world » - les marchands s'en sont aperçu et lui appliquent le même taux de change qu'aux actions avant de le mettre à l'encan. Dès que l'esprit calculateur se croit libre, il décolle et se niche, flatté, aux plafonds des Bourses.

Peut-on imaginer aujourd'hui l'immense tendresse et l'humble reconnaissance pour leur mère qu'éprouvaient Sénèque ou St-Augustin ? Les rats de bibliothèques trouvent les misérables destinataires de leurs hommages respectueux dans des salons, des maisons d'édition, des revues académiques.

Face à la rose, ils appliquent la géométrie ou dénoncent les épines, pour mesurer ou pour s'indigner. Ils auront la rose sans larmes comme la pastèque sans pépins. La rose avec comment se sépare d'avec « la rose sans pourquoi » (Angélus).

L'intellectuel est à l'aise dans les principes et maladroit - dans leur application. Chez les autres, c'est le contraire : « La règle reconnaître, l'exécutant haïr, - c'est abhorrer le traître, et flatter le trahir »* - Dryden - « T'abhor the makers, and their laws approve, is to hate traitors and the treason love ». Le sot ne parvient pas à lire la règle, il n'en voit que des applications. Le sage se désintéresse des applications et ne sonde que le langage des règles.

Ils disent ne pas pouvoir suivre leur étoile, puisqu'ils ont une pierre dans leur soulier. Ils éteignent l'étoile pour le bien-être des pieds, des yeux sans scintillement, d'un cerveau ne dévisageant que d'autres cerveaux.

Je dois reconnaître, que, aujourd'hui, la voix exaltée est plus commune que la voix stoïque ; je dois purifier mes ivresses, en les débarrassant de toute indignation, dénonciation, revendication ; mais je dois affermir mes sobriétés à une hauteur, que ne guette aucune platitude. Rien de plus plat, aujourd'hui, que les révoltes qui fusent ; rien n'est plus près de l'étoile que l'acquiescement au ciel, au fond des ruines.

Fini le temps des maîtres d'élégance ou de flamboyance ; aujourd'hui, même un expert en cervelle est un vulgaire cordonnier, au goût très bas. « Pas plus haut que le soulier, cordonnier ! » - Pline l'Ancien - « Sutor, ne supra crepidam ! ». La fabrication d'ailes est un ministère, pas un métier, quand l'ascension n'est que rituelle.

Quand on voit l'homme d'aujourd'hui, pleurnichant sur sa solitude, mais manquant de toute noblesse de pensée ou d'acte, on se dit, que peut-être la voix moyenne de la multitude n'est pas très différente. Le plus grand nombre pense ne pas faire partie de la multitude, qu'il voit haineuse et sotte, tandis qu'elle est prude, gentillette et de plus en plus avisée, mais elle se réduit à la loi statistique du grand nombre.

De notre siècle, où les masques de comptables dominent les visages de poètes, on peut dire : quelle cervelle imposante, mais de beauté point. Phèdre fut moins dur, pour les masques tragiques : « Quelle beauté imposante, mais de cervelle point ! » - « O quanta species, cerebrum non habet ! ».

L'espérance se vend au plus croyant : « Un chef est un marchand d'espérance » - Napoléon. La marchandise s'étant banalisée et baissée en prix, un chef, aujourd'hui, c'est un marchand tout court. Les poètes, marchands de désespoir, se ruinent et sont la risée du monde transformé en marché.

L'exaltation du sujet n'est pas un apanage exclusif de notre époque ; ce qui est nouveau, c'est l'exaltation des objets minables et la grégarisation des sujets. Dans le je moderne il n'y a plus ni le moi libre ni le toi fraternel ; y règne un nous égalitaire.

Le choix vital, aujourd'hui, se formule ainsi : exécuter un algorithme ou jouer un rythme. Les chanceux, s'adonnant aux deux, vivent en comiques. Les tenants de la musique pure terminent en tragiques. La leçon de Marc-Aurèle : « Ne pas jouer l'acteur tragique » n'est plus d'actualité.

L'imprécation et la revendication ne sont jamais poétiques, mais c'est dans leur piège que tombent tant de poètes, avant de supplier la foule ricanante : « Je cesse d'accuser, je cesse de maudire, mais laissez-moi pleurer » - Hugo - le plus souvent, il est trop tard, pour attirer des sympathies, - la réputation de bouffon te restera collée.

L'homme dynamique, aujourd'hui, gagne bien sa vie et est bercé de vastes certitudes. Rien à voir avec l'époque, où « presque tous les hommes énergiques sont mécréants, les meilleurs d'entre eux en proie aux doutes et misères » - Ruskin - « nearly all the powerful people unbelievers, the best of them in doubt and misery ». Ils employaient leur énergie à préserver leur privilège, la position couchée, au milieu des ruines, et s'adressant aux idoles déchues avec des bréviaires, ces vade-mecum illisibles.

Devenir Américain : l'hymne, la compétitivité, l'arrogance – n'importe qui peut relever se défi. Devenir Français : l'élégance, la chanson, l'ironie – on comprend et les réticences et les déroutes et l'hostilité du tout-venant.

Le nombre, l'atome et l'ADN sont plus près du dessein divin que le prix, le matériau ou l'élevage ; c'est pourquoi la science, plus souvent que la technique, devrait interpeller l'âme. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » - Rabelais. De nos jours, plus répandu est le vice inverse : quand la conscience ne s’appuie que sur la science, sur le progrès technique, l’âme, c’est-à-dire le soi particulier, finit par se fusionner avec l’esprit commun. L’extinction moderne des âmes y a son origine.

Jadis, la science était au service de la cruauté : « Nous, avec notre science sans cœur, voici que nous croupissons dans la chair et le sang » - St-Augustin - « Nos cum doctrinis nostris sine corde, ecce ubi volutamur in carne et sanguine » - aujourd'hui, elle apporte une paix d'âme et l'oubli de la chair. On ne sait plus où s'arrête la science et commence la conscience, ou bien comment elles se complètent : « La science n'est pas seulement le savoir, mais aussi la conscience, savoir comment s'en servir à bon escient » - Klioutchevsky - « Наука есть не только знание, но и сознание, уменье пользоваться знанием как следует ».

Plus une pensée est connue, plus elle gagne en solutions utiles. Plus un homme est connu, plus il gagne en mystères inutiles.

Le nationalisme a un fond ardent, mais dès qu'il se cherche une forme extérieure - c'est l'incendie. Il aurait dû être un arbre, favorisant, aux branches supérieures, des transplantations organiques et des greffes biologiques, mais il confie trop souvent, hélas, la reproduction, mécanique, à ses racines pourries.

L'homme moderne se réduit à ses fonctions sociales, aux masques. Et dans la littérature, aujourd'hui, on ne décrit que les masques, tâche banale, contrairement à la peinture de visages qui avait cours jadis. Pour le masque suffit un miroir ; au visage il faut un oratoire.

Par le nom profané de danger on désigne aujourd'hui les risques mercantiles et par servitude - l'incapacité d'élaborer son propre business plan. Ils appellent liberté la latitude pour se servir soi-même et servitude - la contrainte ou le désir de servir les autres. Cette ironie, les Anciens ne l'auraient pas comprise : « Il vaut mieux une liberté pleine de dangers qu'une servitude tranquille » - proverbe latin - « Potior visa est periculosa libertas quieto servitio ».

Dans notre Infosphère actuelle, on regrette jusqu'à la Géosphère. Au feu géologique, à l'air des volatiles, à la terre des reptiles, à l'eau biologique succède le calcul robotique. « Dans le passage de la Biosphère à la Noosphère, pourra se manifester, géologiquement, l'esprit de l'humanité » - Vernadsky - « Переход Биосферы в Ноосферу, в котором сможет геологически проявиться разум человечества ».

L'homme est classé parmi les carnassiers ; ses saloperies, il les doit à l'espèce, mais ses beaux gestes, il les attribue au genre. « Je suis un homme et rien d'humain ne peut m'être étranger » - Térence - « Homo sum : humani nihil a me alienum puto ».

Tout est fade et mécanique, chez la nation la plus puissante, intelligente et riche du monde. Le culte de la mécanique s'empare de la planète ; et la prétention hégémonique, bientôt, sera justifiée et irréfragable, secondée par la tradition chinoise privilégiant la fadeur face à la saveur.

Le quotidien est tapissé de faits, et la vie est tissée de rêves. « Vous cherchez de quoi remplir vos jours, tandis que c'est votre vie qui est vide » - Tchaadaev - ce n'est pas la même matière qui les remplit. L'action remplit les jours, se moquer d'action remplit la vie.

Ils crurent tellement, que « un avis est précieux car vrai, et non parce qu'il est à moi » - Bélinsky - « убеждение должно быть дорого потому, что оно истинно, а не потому, что оно наше », qu'ils finirent par ne plus avoir d'avis à eux, tout devint collectif et robotique.

Aux horizons, il y a toujours mes collègues, mes compatriotes, mes complices, tandis que le firmament est vide, et ses limites - invisibles. On comprend, pourquoi les platitudes ont plus de succès, auprès de mes contemporains, que les cieux. « L'homme nouveau voue son regard à la vaste étendue et non plus à la hauteur sans limites » - W.Schubart - « Der neue Mensch wirft seinen Blick in weite Fernen, nicht mehr in unbegrenzte Höhe ».

Jadis, où parlait l'or, les langues se taisaient. Aujourd'hui, toutes les langues se délièrent ; et elles ne parlent que d'or.

Le meilleur de l'homme se trouve dans les régions, que l'homme ne visite plus. Les meilleurs des hommes ne quittent plus leur Caverne ; ils jetèrent la lanterne inutile, dans la recherche de l'homme. Impossible de créer un cadre, « pour que même le méchant montre son bon côté et le bon lève plus haut sa lanterne » - Yeats - « to make a bad man show him at his best, or even a good man swing his lantern higher ». Le meilleur en nous, comme tous les trésors, comme la monnaie rare, étant bien caché, on ne croise, dans la rue, que les pires, la monnaie courante.

Dans la cohue générale, le monde est avec celui qui est debout, pour que le gaillard, bien occupé, oublie ce qu'il piétine. Ceux qui restent couchés, tombent ou s'envolent restent seuls avec leurs bleus respectifs.

Si l'on creuse le vivant, le végétal et même le minéral, partout on aboutit au divin, aux essences réelles et pas seulement nominales. C'est la sagacité de notre regard qui place et déplace la frontière entre le divin et le naturel, entre le sacré et le mécanique, entre la Loi et le hasard.

L'homme se compose de deux facettes : la mystérieuse ou la divine, qui nous projette vers la hauteur, et la problématique ou l'humaine, qui nous voue à la profondeur. Je soupçonne que le meilleur soi, le soi inconnu, soit exactement cette hauteur divine, qui, tout compte fait, n'est pas moins humaine que la platitude ou la profondeur du soi connu. « L'homme ne doit pas se tourner vers soi-même, mais vers la hauteur, qui vit en lui ; ce qui n'est qu'humain est en-dessous de cette hauteur » - Weidlé - « Человек обращён не к себе, а к тому высшему, что в нём живет. Всё только человеческое - ниже человека ».

La technique, c'est la raison et la lumière, mais, pour la pratiquer, l'homme est amené à renoncer à son visage et à son regard. La transcendance grise est la plus perfide. « L'époque marquée par une intelligence technique, l'argent et le regard voué aux choses, c'est l'américanisme dénué de toute âme »** - O.Spengler - « Ära, geprägt durch technische Intelligenz, Geld und den Blick für Tatsachen, ein vollkommen seelenloser Amerikanismus ».

Le sens de la mesure favorise le progrès horizontal de la civilisation, mais la culture a besoin du sens de la démesure, pour échapper à la platitude.

Le monde : je le suis - il me fuit ; je le fuis - il me suit. Et je comprends, pourquoi j'aboutis dans des puits sans fuite ou au milieu des ruines sans suite. Qu'il s'agisse d'hommes, de gloire ou de femme.

Gagner en savoir, au lieu de rendre les hommes plus ouverts aux saveurs et aux douleurs, les rend insipides et imperturbables. On finit par regretter leurs aigreurs et amertumes de jadis.

La justice étant, à l'époque, une notion vague, liée aux caprices des âmes sensibles, on l'associait à la noblesse. Cette justice intuitive s'opposait à la recherche du seul profit, ce qui était signe de goujaterie. Le profit faisant désormais partie de la justice écrite, les profiteurs se déclarèrent nobles. La noblesse, freinant l'appât du profit, est condamnée ; les nobles avalent leur honte sur le banc des accusés, au Palais de Justice des profiteurs.

Ils apprennent toutes les fautes possibles, en consultant les Codes ; et sans se savoir fautifs eux-mêmes, ils jouissent de leur liberté extérieure et deviennent inaccessibles à la liberté intérieure : « On ne peut se sentir coupable qu'étant libre » - Berdiaev - « Только свободный может чувствовать себя виновным ».

Oui, non seulement l'homme est joueur, mais il participe, simultanément, aux trois jeux - le jeu de hasard, le jeu musical, le jeu intellectuel, où il donne sa procuration au corps, à l'âme ou à l'esprit. On y devine les trois joueurs : l'homme d'action, l'artiste, le philosophe. Mais l'idéal ludique est leur combinaison : un jeu d'idées musical, dû aux hasard divin de sa source.

Jadis l'esprit maillait et tamisait la vie ; aujourd'hui il la grillage, l'étiquette et l'emprisonne. Ni commencements ni fins : la généalogie et l'eschatologie tronquées.

L'écriture est en train de perdre sa dernière magie, au profit du traitement de textes, qui devint le métier commun des écrivains, des comptables et des ingénieurs. Fini le temps, où « l'oie, l'abeille et le veau gouvernaient le monde » - proverbe latin - « Anser, apie, vitellus, populus et regna gubernant ». Entre-temps, le veau d'or assure la satrapie, les abeilles se dévouant à l'essaim et les oies refusant des plumes aux rebelles.

Jadis, dans l'idéosphère, l'image était une idée métaphorique, se passant de son stade interprétatif ultime, celui du sens ; la graphosphère égalisa l'image et l'idée ; la vidéosphère actuelle se débarrasse de toute métaphore et réduit aussi bien l'image que l'idée - à leur sens. Où elles se retrouvent en compagnie des modes d'emploi et des guides touristiques. Je ressens la puissance de cette machine vidéosphérique dans le sort réservé à ce livre : son inexistence à cause de son invisibilité, de son refus en bloc, refus de sa réalité, de sa valeur, de sa vérité - ce qui me propulse ou m'exile vers ma chère hauteur, où je ne croise ni maisons d'édition ni lecteurs ni caméras.

L'ambition de l'écrivain moderne : qu'il soit invité chez un présentateur de télévision tout-puissant, entre les diététiciens et les conseillers fiscaux ; qu'il soit proclamé ennemi du genre humain à cause de ses audaces ; que son livre soit admis dans un rayon de supermarché, entre casseroles et lessives.

L'écriture, aujourd'hui, est naturelle, c'est à dire elle adopte la langue, le souci et les horizons journalistiques. Mais la lecture devint artificielle : dans un écrit, au lieu d'y relever des métaphores du beau, cette forme naturelle car artistique, ils n'y cherchent que des empreintes du réel, ce fond artificiel car mécanique. Tandis que l'artiste rêve de « provoquer un écho naturel au message artificiel » - Kontchalovsky - « условностью рассказа вызвать безусловность отклика ».

Pourquoi Dieu a-t-Il créé le lyrisme ? Ne savait-Il pas que l'homme se détournerait de toute musique et se vautrerait dans le calcul et l'avarice ? Un cynisme inconscient règne dans les têtes des hommes, qui ne rêvent plus que de diriger d'autres hommes et de posséder un joli compte en banque.

Le feu est donné à toutes les âmes, mais la raison ne cherche qu'à le dompter, au lieu de le laisser nous emporter. Comme l'air, créé pour porter notre musique, et qui ne retentit plus que du bruit de nos compteurs.

Il faut beaucoup d'humilité, pour reconnaître, que l'homme est une merveille des merveilles ; les orgueilleux disent, qu'il est peu de choses, à côté des machines qu'ils gèrent. Mais ils demandent, qu'on leur dise, qu'ils valent plus que d'autres gestionnaires.

La rectitude devint la meilleure garantie du succès des vies robotiques. Les chutes et les souffrances sont attribuées au défaut de ligne droite (Flaubert). Les pointillés et méandres des rêves (d'amour ou de pouvoir) sont abandonnés, pour que s'étalent mieux des trajectoires inétoilées, dans de vastes platitudes des amours propres et des pouvoirs d'achat.

Imaginez Platon, se cramponnant à sa cire et à son stylet et brocardant l'infamie technocratique des inventeurs du papier (comme Chateaubriand et Vigny maudissant la locomotive à vapeur) - c'est pourtant ce que font nos intellectuels geignards et aigris, face à la joyeuse avancée du gai savoir des ordinateurs. L'affreux Gestell de Heidegger n'est pas en salle-machine, il s'incruste dans vos circuits mentaux sans courant de rêve ! Le triomphe du robot, chez les hommes, n'est ni extérieur ni technique, mais intérieur et psychique. Moi, charlatan de mon étoile, dois-je m'effaroucher, puisqu'on se met à explorer les astres ?

Le sens général de la modernité – l'éviction, l'extinction, le dédain de ce qui est faible, inefficace, non-rentable, inévident, discontinu. La culture en est la victime emblématique, et, aujourd'hui, tenir à la culture relève d'un fanatisme et traduit une marginalisation sociale ou un désastre intime. La culture est une incarnation désespérée d'espérances ; elle s'effondre dans un monde du calcul, sans espoir ni désespoir. À moins qu'elle fût toujours une défaite : « La culture, dans son essence la plus profonde et dans son sens religieux, est un immense échec » - Berdiaev - « Культура, по глубочайшей своей сущности и по религиозному своему смыслу есть великая неудача ».

Dans la société : l'instinct domine, c'est l'homme de troupeau ou de meute ; l'instinct s'équilibre avec la liberté, c'est le citoyen ; l'instinct oublié, c'est le robot. Tous – glebae addicti.

On comprend la manie de l'homme grégaire d'arriver, puisque, pour y parvenir, nul besoin de savoir partir, tout l'arrivisme est désormais affaire d'enchaînement de pas intermédiaires.

L'utilitaire, au détriment de l'imaginaire, cette dérive peut frapper même les artistes eux-mêmes. Les mêmes sentiments troubles furent à l'origine des boutades platoniciennes contre Homère ou des grognes tolstoïennes contre Shakespeare (Goethe et Nietzsche, deux autres de ses frères, subirent les mêmes foudres – qui aime bien punit bien) : « Une paire de bottes vaut mieux que tout Shakespeare » - Tolstoï - « Пара сапогов ценней всего Шекспира ». Soit on y voit l'ennoblissement du bottier, soit l'un des plausibles ressorts de la plume shakespearienne, la honte. Les besoins des pieds seraient-ils plus vitaux que ceux des narines : « J'ai essayé de lire Shakespeare, et je l'ai trouvé si niais, que j'en ai eu la nausée » - Darwin - « I tried to read Shakespeare, and found it so dull that it nauseated me » - et Wittgenstein fut aussi intraitable, face à l'immoralisme shakespearien.

L'humanité, ayant fait de la réussite le centre de ses soucis, se débarrasse machinalement de poésie, puisque celle-ci est surtout un chant de la défaite.

Le sage rêve d'être un bon sauvage sachant être fou (mala bestia d'Ortega y Gasset) au bon moment. « Pas de grand génie sans grain de folie » - Sénèque - « Nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae fuit ». Mais il n'y a aucune continuité, qui mènerait de la folie à la sagesse, et W.Blake a tort  : « Si le fou persévérait dans sa folie, il rencontrerait la sagesse » - « If the fool would persist in his folly he would become wise ». Il y a temps d'être sobre et temps d'être sensuel - Épicure le comprit mieux que Salomon.

Dans la géométrie ou la viabilité des hommes, la hauteur se trouve exclue : la passion, son vaisseau-vecteur, ne voit plus de choses vivantes ou inventées, de terrains où se poser, sans se casser les ailes. Elle reste désincarnée ou postiche des mystères évaporés.

Dieu ne nous envoya aucun indice du sens de Sa création ; face au monde réel ou imaginaire, c'est à l'homme lui-même qu'il appartient d'en déterminer la hauteur ou la bassesse, la profondeur ou l'étendue, la grandeur ou le poids, la largesse ou le volume. « L'homme est la mesure de toutes les choses, de celles qui existent et de celles qui n'existent pas » - Protagoras. Mais seul l'homme de la démesure produit de bonnes unités de mesure. L'homme est plutôt le choix des échelles que la mesure même. Les choses, qui existent, prirent du poids, sous forme de marchandises, elles deviennent souvent la mesure des hommes. Les choses, qui n'existent pas, n'intéressent plus que le poète, qui les trouve dans son soi inépuisable.

La transcendance algébrique ou l'immanence géométrique détournent l'homme de son seul infini, du soi inconnu, blotti dans sa Caverne, origine de la mesure humaine. « Au commencement, le feu, l'eau, la terre et l'air ne connaissaient ni raison ni mesure, en l'absence de Dieu » - Platon.

La barbarie n'est ni manque de raison ni manque de nature, mais manque d'irrationnel et d'inventé (mais voyez l'invention d'une folle barbarie dans le Sacre du Printemps, bouleversant tout homme civilisé). La raison nous renvoie à la nature.

L'art le vrai fut possible, parce que les lieux de création furent très rares et parce la création exigeait une maîtrise et un don exceptionnels. D'où les deux sources de la barbarie moderne : le mouton eut l'accès à la scène publique et le robot apprit la production d'images.

Le pathos ou le rêve n'apportent aucune lumière à notre vision de la matière, n'améliorent en rien notre efficacité de producteurs, n'augmentent jamais le niveau de vie, donc réduisons l'homme aux fonctions robotisables – telle est la devise, aujourd'hui, des techniciens, des juristes, des garagistes. Sous les coups du calculateur, même le danseur se mit à la marche.

De tous les temps, on savait, que tout système de pensée était réfutable (falsifiable), mais, pour garder quelques repères et éviter un relativisme général, mesquin et chaotique, certains hommes bénéficiaient d'un statut de presque intouchables, de micro-sacrés (on n'embastille pas Voltaire), les hostilités se déroulant autour, et non pas face à ces idoles tolérées. Aujourd'hui, toute autorité, morale ou intellectuelle, disparut ; la guerre de tous contre tous, le rabaissement immédiat de toute voix ambitieuse, l'agitation dans des mares et l'oubli des océans.

Jadis, en suivant les caprices de l'histoire, on canonisait des saints, des héros, des monarques ; aujourd'hui, on vulgarise leurs équivalents : des gestionnaires, des sportifs, des amuseurs publics, en suivant la rigueur de leurs prouesses monétaires. Et ce que nous gagnons en sobriété du jugement, nous le perdons en ébriété de l'esprit.

Pas assez de hauteur, chez les hommes ; je les aurais voulus moins plats et, peut-être, moins profonds. « Trop de largeur, chez l'homme ; je l'aurais voulu plus étroit » - Dostoïevsky - « Широк человек, я б сузил ».

La vie des hommes, bardés de compteurs, se passe, le nez contre la finitude des chiffres. Quand le nombre d'étoiles ou de bonnes gouttes, se reflète dans un bon regard, on se met à écouter l'infini.

Jadis, même les sots, pour ne pas être en retard avec leur siècle, se rendaient au marché littéraire, occupé exclusivement par de rares fournisseurs d'images d'ailleurs. Les sots lisaient du Chateaubriand. Aujourd'hui, ce marché est envahi par des hordes d'infâmes scribouiilards, satisfaisant le prurit culturel des sots et des intelligents. La plupart de ceux qui lisaient du Chateaubriand lisent aujourd'hui des houellebecq.

Faire table rase du passé n'est pas la vraie barbarie ; la vraie, c'est ne vivre que dans le temps, ne pas s'apercevoir de l'intemporel, traversant les époques, les langues, les savoirs.

La « pensée de Midi » (Camus) m'est étrangère, je suis un homme du Nord. Le Midi, c'est la faconde en continu ; le Nord, c'est le rêve en pointillé. Avec des transfuges : Leopardi, Valéry ou Borgès, s'il le faut. En reniant, à contrecœur, les congénères : J.Donne, Hölderlin ou Pouchkine. Quand on est porteur des ardeurs autonomes, le Borée capricieux et froid les accompagne mieux que le Zéphyr constant et douceâtre. Suivre son Étoile du Nord et porter sa Croix du Sud. « Inondé de mystère, cette lumière boréale de l'âme » - S.Zweig - « Überlichtet von Geheimnis, Nordlicht der Seele » - c'est sous cette lumière discrète de l'âme que naissent les meilleurs jeux d'ombres de l'esprit.

Tant de lumières, indifférentes et tribales, autour des vedettes d'aujourd'hui ; et de moins en moins d'ombres personnelles, vouées aux frères.

Pourquoi s'étonner que ce siècle cessa de vénérer l'invisible, puisqu'il ne voit ni ne produit que du visible et de l'immédiat, appelé, abusivement, image.

Le cœur des hommes est aujourd'hui dans leur porte-monnaie, et toute l'intelligence humaine est employée à ce qu'on ne le leur subtilise pas. Ce ne sont plus les larmes qui coulent de leurs yeux, quand on les pique ; ce n'est plus l'intelligence qui jaillit du cœur, lorsqu'on le touche. La passion fait préférer à l'œil - le regard ; le goût rehausse l'intelligence insipide ; mais l'homme sans goût n'a plus de passions.

Le contraire d'organique s'appelle mécanique, le contraire de naturel s'appelle robotique. C'est ainsi qu'il faut comprendre les appels au retour à la nature (de Rousseau à Nietzsche). Le robot, c'est la fusion des hommes avec le sous-homme (l'homme de la nature s'identifiant avec l'homme des hommes), l'oubli de l'homme (côté divin) et le désintérêt pour le surhomme (côté créateur).

Rires amples, regards bas, calculs profonds - ces trois prototypes de racaille se fondirent en un seul et même personnage, gris mélange de comptable, de folliculaire et de psychanalyste.

Le monde ne devint pas plus fini, mais c'est le choix d'outils de mesure qui détermina la déchéance de l'infini. Pour mesurer le fini, on fait appel à l'esprit, aux yeux, à la profondeur, et pour s'en prendre à l'infini, on se servait, jadis, de l'âme, du regard, de la hauteur. Aujourd'hui, le second arsenal est abandonné, au profit exclusif du premier.

Les textes et les faits modernes sont à ce point prédéfinis par la machine, que toute herméneutique en est réduite à l'algorithmique. Tout symbole (étymologiquement, deux morceaux d'une pièce de monnaie, pour que deux inconnus se reconnaissent !) s'accède par un mot de passe calculable.

Jadis, on fut attiré par ce qui était intelligible, délicat ou lisible, c'est à dire sollicitait notre esprit, notre âme ou notre goût. Aujourd'hui, pour être valable, il faut être visible ; la visibilité sur la scène publique comme le premier critère de la valeur. Toutes les qualités sont désormais numérisables ; l'écrasante horizontalité quantitative sépare l'homme de ce qui ne vaut qu'en hauteur, où le chiffre n'a aucun poids. Et les différences les plus notables proviennent de la verticalité.

De toutes parts, ils sont cernés par les soucis grégaires, et ils s'imaginent, qu'en tournant le dos aux valeurs en cours (le premier besoin des conformistes), ils s'en émancipent et gagnent en originalité. Ils se trompent de plan : les détours dans la platitude n'apportent jamais le vertige de l'éternel retour à l'aplomb de la vie.

Ce discours sirupeux du repu d'aujourd'hui, face aux excès des acariâtres et des nécessiteux : prônons la morale jubilatoire, l'éthique dispendieuse, la mystique libidinale. Mais bientôt même tous les Tantale seront repus.

Écoute ce ton imprécatoire, cette obsession de la vitupération, qu'adopte le goujat pour s'adresser à ses semblables. « Celui qui vous met hors de vous-mêmes vous commande » - Lao Tseu. Sache te recueillir dans cet état apaisé et lénifiant, qui ferait honneur à ton affolement et à tes irrévérences. Que ton envoûtement soit asphyxié à cause de la hauteur, pas à cause de la puanteur.

On se nourrissait aux Lois mythiques des Conciles ou aux Lois mirifiques des Académies ; désormais on ne s'alimente qu'aux Hasards de la Bourse. Et ça marche à défaut de ne plus danser.

Jadis, la querelle du voyage opposait la voile à l'ancre, pour que voguât ou se calmât notre cœur. Aujourd'hui, c'est une question du container, des tarifs, des horaires. Les transports de l'âme assurés de bon port.

Les hauteurs sont vides, les profondeurs affleurent la platitude ; à l'affection succéda la désaffection, à la jubilation - l'amusement, au caprice - le calcul. « Ils méditent, analysent, calculent, ruminent, mais ils n'exultent pas » - Rachmaninov - « Они размышляют, анализируют, вычисляют, вынашивают, но только не ликуют ».

L'histoire ne m'apprend rien sur les hommes ni la psychanalyse - sur l'homme. Deux mornes obsessions de l'homme moderne, pour qui tout éteignoir ou plutôt toute lanterne minable est bonne pour empêcher de scintiller des mystères congénitaux.

« L'eau des W.C., qui bouillonnait à intervalles réguliers dans les tuyaux » (B.Cendrars) - la plus belle phrase française, d'après H.Miller. Que ferait un Anglo-Saxon sans chiffres ni tuyauteries ? « Mrs D. et Le Manuel se vendent à la cadence de 148 et 73 par semaine. Cela ne me fait-il pas entrevoir une salle de bains et un W.C. ? » - V.Woolf - « Mrs D. and C.R. are selling 148 and 73 weekly. Does it portend a bathroom and a W.C. ? ».

Chercher l'homme, chercher le but, chercher la fonction - l'inexorable profanation de la lanterne de Diogène, se précisant, s'intensifiant, s'amplifiant jusqu'à cacher le vide du ciel, débarrassé de ses étoiles et avec ton étoile éteinte.

Jadis, il fallait connaître l'homme, pour lui trouver une fonction ; aujourd'hui, une fois que je comprends une fonction, je connais parfaitement l'homme qui l'occupera. « Peu d'hommes sont propres à inventer un rôle ; beaucoup le sont à le jouer » - J.Joubert.

Face au ciel, à quoi penses-tu – à la voie, à la vue, à la vie ? À l'ampleur, à la profondeur, à la hauteur ? Au mouvement, au regard, à l'intensité ? Aux galaxies, à la lumière, à ton étoile ? Et tu finiras par préférer à la pensée – les ailes.

L'étranger : on en comprend la pensée, on n'en décèle pas l'émotion. Le compatriote : on en devine l'émotion, on ne parvient pas à en résumer objectivement la pensée. C'est avec l'étranger qu'il faut apprendre à raisonner et c'est avec son compatriote qu'il faut préserver l'émotion originelle.

Le rapprochement entre professionnels, la raréfaction des amateurs : le professionnel de l'idée est plus près du professionnel des engrais ; l'amateur du mot est plus proche de l'amateur des fleurs.

Le médiocre tente de réparer les édifices surpeuplés et vétustes des autres ; je reconnais le grand par sa volonté de rester au milieu de ses propres ruines, éternelles et rutilantes.

La vraie ligne de partage entre aristocratie et goujaterie ne passe pas au milieu des hommes, en les divisant en hommes du commun et hommes d'exception, mais au milieu de chaque homme, où l'homme du troupeau s'oppose à l'homme du rêve.

N'importe qui est capable, aujourd'hui, de problématiser la vie, sans parler des amples solutions qu'on y apporte ; ce qui devint, en revanche, rare est de continuer à y déceler le mystère ; ils s'en font une gloire et proclament, orgueilleux et naïfs, la mort de Dieu, tandis qu'elle n'est que le constat d'épuisement de l'imagination religieuse ou de mort de l'immortalité : toute recherche de Dieu, historique ou métaphysique, devint algorithmique, charlatanesque ou idolâtre ; nous étant détournés du rêve, nous restons seuls face à la seule réalité.

Les premiers génies de l'humanité furent dus à l'aspiration, poétique ou philosophique, par des astres ; l'inspiration, artistique ou chevaleresque, animait les génies de la Renaissance ; la lourde transpiration signale, aujourd'hui, la présence de nos génies mécaniques.

Si je m'épanche, c'est surtout parce que Quelqu'un m'écoute ; mais si s'y mêle la bile, c'est parce qu'aucune oreille d'homme n'est en vue. Ce siècle maudit ne prête l'oreille qu'au fait divers des cloaques ou au compte-rendu des colloques.

C'est Platon et non pas Berlioz qui avait raison : le monde est une Caverne, c'est à dire un écran, et non pas un théâtre, c'est à dire des rôles appris. On a fini par comprendre que la scène et le parterre émettent des images identiques, dans une caverne moderne.

L'attitude type des incompris modèles consiste à rejeter le monde, qui les rejette, et à couper tous les liens avec lui, qui les révulse. L'écriture n'a que faire de ces liens. Maudire les hommes, en être ostracisés, défier Dieu - seuls ceux qui ne parviennent pas à s'expurger du mouton en soi-même entendent dans ces beuglades une intelligence ou une rébellion !

Trois belles rencontres, en France : un genre, L'Ignorance Étoilée de G.Thibon ; une noblesse, R.Debray ; un style, celui de É.-M.Cioran. Entre les personnages, aucun point commun en vue. Un vichyssois absolu, un révolutionnaire irrésolu, un indécis dissolu. Des sources d'admiration multiples, sans supervision systématique.

Le plumitif type : un rebelle orgueilleux dénonçant le monde raté. Moi : un raté échouant à supporter dignement le monde réussi.

J'irai plus loin, déclarent, doctes, - herménautes, imitateurs, épigones -, en polycopiant une grande œuvre ; ils ne comprennent pas, que ce qui compte, chez les grands, ce n'est pas jusqu'où ils allèrent, mais d'où ils partirent.

Jadis, la pensée fut la chasse gardée d'une poignée de privilégiés. Mais depuis que sa vulgarisation (honnête et fidèle !) la rendit à la portée du dernier homme, il ne restait au créateur que sa dernière exclusivité - le mot. Seulement voilà, c'est le créateur, désormais, qui fait défaut. Ceux qui ne se rendent pas compte de ce bouleversement continuent leurs litanies : « Un beau livre est l'acropole, où la pensée se retranche contre la plèbe » - A.Suarès. Il me rappelle davantage une nécropole, où le sentiment élit sa tour d'ivoire. La plus haute cité n'est plus ni la cité haute (acropole), ni la cité-mère (métropole), ni la cité-atelier (technopole), mais leurs nobles ruines, où se réfugie le mot ex-châtelain.

En quantité, et même en qualités, des pensées, tous les hommes se valent. C'est la qualité de nos émotions qui nous distingue et nous prédestine à être des anges ou des bêtes. Les 'penseurs' ne sont pas d'accord, tout en étant plus catégoriques : « L'homme, qui ne vit que de ses sentiments, est une bête » - Tolstoï - « Люди, живущие только своими чувствами, — это звери ».

De plus en plus, les hommes se contentent de ce que la rigueur et l'intérêt leur dictent, pour se détourner de ce que l'art procure - de l'admiration et du rêve. Et, doctes, ils se justifient : « L'art est inutile, où suffit la nature » - Gracián - « No es menester arte donde basta naturaleza ». Où manque l'art, la nature est insuffisante.

La vie est faite de nos offrandes à Apollon, qui nous tend l'arc, et à Dionysos, qui en tend la corde. « Et la vie est l'arc, et la corde est le rêve »** - R.Rolland - et c'est par nos flèches, bien orientées mais non décochées, qu'on nous jugera, nous, les archers. Aux murs des demeures modernes, on ne trouve plus que des têtes de leurs victimes ou des diplômes décochés, ce qui te fit voir les hommes - « vautrés dans l'étable, où ils sont vêlés » - des loups moutonnés !

Si tant est que tout courant charrie de la poésie, les pêcheurs, les rimeurs jadis rêveurs solitaires devinrent rieurs grégaires, se détournèrent de l'eau coulante et pure des hauteurs, et se vautrent dans les cloaques saumâtres, avec de l'eau courante des bassesses - des faits divers, des forums.

Aujourd'hui, penser est répéter et désirer est vouloir posséder ; rien d'étonnant donc que le corps y pense et l'esprit y désire.

La modernité : sans nous faire rêver, la philosophie nous endort avec ses litanies sur le savoir et la vérité ; la science ne nous rappelle plus que la beauté et la vie finissent par s’éteindre. « Échec de la philosophie et de l’art tragique, échec au seul profit de la science-action » - R.Char.

Je trouve plus de vie, d'étonnement, de mystère – dans un beau livre, que dans les hommes d'aujourd'hui, d'une transparence insupportable. Extinction de l'âme, coulée dans une raison en bronze. Même le ciel, on le découvre désormais non pas dans les yeux d'un homme amoureux, mais dans un livre : « Et, tel un livre parmi d'autres, tu trouveras le ciel, dans une âme dépeuplée » - A.Blok - « И небо - книгу между книг - найдёшь в душе опустошённой ».

Sans bûcher, de temps en temps, la bibliothèque devient aussi ennuyeuse ou pernicieuse que le diplôme sans livres. Surtout, s'il n'y a aucun autre moyen d'inviter l'homme à chercher sa propre beauté ou, au moins, la vérité des autres. On brûlait déjà des bibliothèques, à cause d'un seul Livre, contenant toutes leurs valeurs. Je me méfie des valeurs, qu'on transvase ; elles devraient naître et mourir entre les mêmes couvertures.

Ils s'engueulent avec leur cuisinier, créditeur ou éditeur, et ils appellent passion leur mauvaise humeur, due au débordement de bile, et ils se mettent à appeler de leurs vœux une céleste paix d'âme. « Il faut que le cœur soit en paix et qu'aucune passion n'en vienne troubler le calme » - Rousseau. L'âme vraie se moque éperdument de cette paix des bêtes et vit de la passion du combat avec l'Ange.

Chez l'homme réel, on constate toujours une fusion inextricable de la bête et de l'ange pascaliens ; Dostoïevsky et Nietzsche essayèrent de les séparer : les héros du premier sont exclusivement des bêtes ou des anges, et chez le second, l'ange, le surhomme, est appelé à triompher de la bête, du sous-homme. Mais les hommes firent pire : ils abaissèrent l'ange et apaisèrent la bête, le produit ressembla dangereusement au mouton, avant de tourner en robot.

Leur démarche naturelle n'est pas moins artificielle que ma démarche inventée. Mais elle est couverte de prestige d'habitudes et d'usage, elle est empruntée. Dans le maniéré électif, mon visage a plus de chances d'être deviné que dans l'authentique collectif.

Pour couper court à leur obsession de l'authentique, il suffit de rappeler, que les plus belles leçons de noblesse et de sagesse, le socratisme et le christianisme, furent mises par Platon et les évangélistes dans la bouche de deux personnages, qui, probablement, n'ont rien à avoir avec les deux hommes réels, Socrate et Jésus.

Jadis, l'homme fut prédestiné soit à commander, soit à obéir (les incapables de ces deux servitudes furent proclamés inutiles). Aujourd'hui, on a la chance de pouvoir échapper à ce jeu des maîtres-esclaves, en ne commandant ni en n'obéissant qu'à soi-même, dans une verticalité solitaire. Cependant, les hommes acceptent leurs places interchangeables, dans un réseau mécanique, où tout pouvoir et toute obéissance s'exercent dans une horizontalité, c'est à dire dans une platitude. « Au-delà de la hauteur du vrai, du bon, du beau s'étend ce qui nous abaisse – la platitude » - Goethe - « Hinter dem Ewigen des Wahren, Guten, Schönen lag, was uns alle bändigt, das Gemeine ».

Notre époque est peut-être la première, où il soit permis de douter de l'inaliénabilité du rêve onirique. Une fonction d'âme désactivée par ce contrôleur de cerveau à cause du peu d'appels.

L'âme et l'esprit sont deux fonctions d'un même organe, qui tantôt vibre et tantôt calcule. À l'évocation des choses qui n'existent pas, mais réclament une forme, ou au défi des choses raisonnables, qu'il s'agit de maîtriser. Avec la mort des poètes, la première fonction humaine devint presque atavique. Le sobre Socrate l'avait prévu : « Le poète donne une mauvaise orientation à l'âme, en flattant ce qu'il y a en elle de déraisonnable » - désormais les orientations et les trajectoires se calculent, mais ne se chantent plus, dans l'organe unidimensionnel. Une mise en prose, si semblable à une mise en bière.

Je devrais me féliciter, que ce ne soient plus le poète et le philosophe que l'humanité écoute, mais l'avocat et le journaliste. Mes extases y gagnent en pureté, et mon mépris – en intensité.

De l'importance de la chronologie des rêves et des réalités : les mythes, gorgés d'art et de vie, préparaient le règne de la raison européenne ; la raison américaine marchande engendra des mythes mécaniques – causes et effets.

En puissance, tout homme possède une hauteur de son soi inconnu, dont l'accès est, malheureusement, condamné par la présence des hommes impassibles. La hauteur se donne à l'homme qui vibre : « Ceux qui ne chercheront refuge qu'en eux-mêmes, parviendront à la Hauteur. Mais il faut qu'ils soient inquiets » - le Bouddha.

Notre époque, c'est l'épuisement de mythes. Comment naissaient et s'entretenaient les mythes ? De quelques échos épars d'une réalité évanescente surgissait un premier mythe – une histoire, une théorie, un système. Par dessus le premier mythe s'érigeaient des monuments – temples, statues, livres, symphonies. Fascinés par ces monuments, les hommes créaient un second mythe – des passions, des croyances, des certitudes et des doutes. Aujourd'hui, on ne produit plus de monuments ; le second mythe se dévitalise et le premier – se rationalise. L'art fiche le camp, en entraînant avec soi - le mythe.

L'Utile, jadis méprisé par le Beau, s'enveloppa du Joli moutonnier et, aux yeux robotisés, dépouilla le Beau de son aura sacré. « Nous faisons cas du Beau, nous méprisons l'Utile » - La Fontaine.

Les hommes perdirent la vue de leur propre vie, débouchant, inexorablement, sur une détresse. C'est l'une des raisons de l'extinction de la philosophie, qui fut toujours un exercice de consolation ; aujourd'hui, elle ne sert que de décor intellectuel des concours administratifs.

Le bon héritage du passé n'est pas dans le remplissage et la structuration de notre mémoire, mais dans la constitution de bonnes contraintes, qui n'attacheraient notre esprit qu'au ton et à la noblesse, dont le dénominateur commun s'appelle hauteur. La barbarie, c'est de n'en garder que les faits, les savoirs, les systèmes, voués, tous, à la platitude. Le sommet de la barbarie, c'est le robot, ne vivant que de formules : « L'honneur fiche le camp – il en reste la formule, ce qui équivaut la mort » - Dostoïevsky - « Исчезает честь — остается формула чести, что равносильно смерти чести ».

Chez tout homme, en cherchant bien, on découvre une âme ; mais lui-même, tourné vers les hommes, ne s'en doute même plus. « La plupart des hommes oublient, qu'ils ont une âme, et se répandent en tant d'actions, où il semble qu'elle est inutile »*** - La Bruyère.

Que vaut un humain ? Commençons par constater que les généraux, les argentiers, les techniciens, avec leurs férocité, vénalité ou banalité, constituent la lie de la société. Enchaînons par reconnaître qu'en intelligence logique l'humain sera bientôt dépassé par l'ordinateur, comme, en force physique, il fut dépassé par les machines. L'humain vaut par la richesse, la beauté et la noblesse des émotions, que son talent sut vivre, peindre ou inspirer. Et vous conviendrez avec moi, que l'humain le plus digne de notre admiration est - la femme ! Au lieu de l'entraîner dans leur morne marche, les hommes devraient la laisser se vouer à la danse.

Sans le talent, toutes les productions sont circulaires ou rectilignes. Le talent, c'est le surgissement d'un second foyer, d'un soi connu articulé, à côté du soi inconnu inarticulable. Et le génie, c'est l'art d'écriture elliptique, équilibrée, harmonieuse, également respectueuse des deux foyers.

L'homme eut toujours un pressentiment de son soi inconnu, qu'il cherchait, successivement, à rendre plus beau, plus grand, plus fort, bien que les seuls contacts crédibles avec l'original fussent réservés au seul domaine de l'art. L'art mort, l'homme ne cherche plus qu'à préserver la place sociale de son soi connu. Qui comprendrait encore Pascal : « Nous travaillons incessamment à embellir notre être imaginaire et négligeons le véritable » ?  Hélas, au lieu des manières à embellir, on ne se soucie plus que des carrières à réussir.

Leur platitude : on ne s'y élève pas par son âme, on ne s'y abaisse pas par son esprit – que des calculs monotones dans une horizontalité sans relief, dans ce monde plat, sans paradis ni enfer.

La misère de notre époque le doit beaucoup à son aveugle manie de franchissement de frontières. Tout créateur connaît le vertige de l'au-delà du vrai ; on a vu de grandes tentatives d'aller au-delà du bien ; on peut tolérer même des sorties au-delà de la culture ; mais il n'est donné à personne de rester artiste au-delà du beau. L'extinction du beau, dans l'image, dans le mot, dans la mélodie, dans le regard, - telle est l'étiologie de la maladie de ce siècle, siècle des gestionnaires, des ingénieurs et des journalistes.

L'aboutissement moderne des idéaux antiques : le stoïcien - homme d'affaires ou écolâtre, le cynique - juriste ou journaliste, l'épicurien - politicien ou artisticule, le sceptique - homme de la rue. Le romantisme aristocratique des Goethe, Byron, Chateaubriand, Leopardi, Lermontov ne fut qu'une parenthèse anti-antique, vite barrée des chroniques intellectuelles. Et en admirant passivement Nietzsche, Ortega y Gasset ou Cioran, je me sens écœuré en compagnie de leurs admirateurs actifs.

Joli paradoxe : dans ce siècle anti-musical, dans aucun autre domaine le déferlement mécanique n'est aussi flagrant que dans … la musique, qu'il s'agisse de symphonies ou de chansons des albums. Ce phénomène est semblable à la défense anachronique de la vérité et de la justice (dont la maréchaussée et le fisc s'occupent mieux que les révoltés de métier) et la dénonciation des interdits, des tabous, des persécutions (n'existant que dans des cerveaux fébriles, prétentieux et vides).

Une basse harmonie : le contenu des images modernes a la même tonalité grisâtre que leur forme. Et la philosophie ne fait que suivre l'art : « Lorsque la philosophie peint du gris sur du gris, la vie en ressort sénile » - Hegel - « Wenn die Philosophie ihr Grau in Grau malt, dann ist eine Gestalt des Lebens alt geworden ».

Dans la recherche du bonheur du plus grand nombre, je salue l'esprit moutonnier et robotique, il est juste et efficace. C'est de voir des âmes, livrées aux mêmes tares esthétiques, mais recherchant le bonheur individuel, qui me donne la nausée.

De tous les dons, le don musical est le plus proche du don mathématique. Celui qui ne perce pas l'algorithme divin de l'univers (mathesis universalis) et n'en entend pas le rythme aura suivi le conseil de Lucrèce : « Renonce au nom même d'harmonie, que les musiciens descendirent des hauteurs de l'Hélicon » - « Redde harmoniai nomen, ad organicos alto delatum Heliconi ».

Pour rendre hommage aux idées éternelles, les Égyptiens plaçaient au fond de leurs sanctuaires des boucs, des singes, des chats, des crocodiles. À comparer avec l'hommage à l'idée de ce jour, dans nos temples rabougris, avec sacristies, autels ou façades n'attirant plus que des robots.

Les hommes se fient de plus en plus à la vue, c'est à dire à l'esprit : face aux faits ou événements criards, celui-ci en rend compte. Tandis que le philosophe, c'est surtout une bonne ouïe, c'est à dire l'âme : face aux rêves ou appels silencieux, elle en rend la musique.

Les adultes ne rêvent plus à redevenir enfants ; les enfants ne rêvent qu'à devenir adultes - heureux dans la longue platitude de leurs résolutions. Jadis, les enfants ignoraient le monde adulte, et les adultes mouraient enfants - malheureux dans leur bref mystère.

Comment s'écoule la vie de nos contemporains ? - la chasse aux fuites, aux lacunes, aux oublis, pour rendre le courant vital – prévisible, traçable, contrôlable – l'accumulation de solutions. Aucun mystère ne les dévie plus de leur morne cohérence. « Tout se désagrège par attouchement du mystère : les mots, les systèmes, les personnalités » - Nabokov - « Всё рассыпается от прикосновения исподтишка : слова, системы, личности » - l'éternel retour est annoncé par un nouveau mystère !

Les amateurs de l'ordre des étables, des casernes ou des salles-machine reprochent aux aphoristes-nomades le chaos et l'absence d'architecture. Ces sédentaires ignorent les qualités des ruines, dictant la majesté du temps dans l'humilité de l'espace.

Les hommes sont nés pour observer, établir, entretenir ou admirer l'ordre du monde. Le regard, la création, l'extase ayant fui ce monde, il ne reste aux hommes que la tâche d'entretien, où ils seront bientôt remplacés par des machines.

Quand ils perdent le besoin de rêver, il leur reste une seule envie, celle de vivre, c’est-à-dire faire de l’argent, dîner en ville, lire des magazines – très vite ils sont repus, blasés, interchangeables, trouvant la vie en Occident impossible et n’éprouvant pour celui-ci que du mépris. Le seul moyen de leur réapprendre la honte (d’être d’incurables imbéciles) est de bloquer leur compte en banque.

Jadis, les repus occupaient les rares places au soleil ; aujourd'hui, il y en a pour tout le monde. La honte les ayant quittés, ils ne projettent plus aucune ombre ; ce qui prive la gent plumitive de l'inspiration centrale de leurs beaux courroux. Par ailleurs, personne ne cherche plus une ombre ; tous sont au soleil, réel ou virtuel.

Une nation est définie par son corps, son esprit, son âme, c'est à dire – par sa société, sa civilisation, sa culture. Je me sens étranger dans la société russe (à cause de sa grossièreté et sa servilité) et dans la société française (à cause de sa mesquinerie et sa sensibilité atavique). La littérature, la musique, le théâtre russes me sont aussi proches que la philosophie allemande ou la littérature française. Enfin, la civilisation, c'est à dire les libertés, l'État, la justice, m'attachent à la France beaucoup plus qu'à la Russie.

Le simple peut être profond, il ne sera jamais haut. Les simplets se croient complexes, puisqu'ils ont des appétits variés. L'homme de goût cultive surtout ses bonnes soifs, complexes et électives. L'époque préfère amonceler des complexités dans la même utilité syntaxique plutôt que redevenir naïve dans une nouvelle sémantique.

L'unification d'arbres est une dialectique autrement plus riche que la triste mécanique gordienne ou hégélienne. Tout arbre intellectuel étant bardé de valeurs et de vecteurs, fructifiants et prêts à être fructifiés. Mais les hommes d'hier se contentaient déjà de produits vectoriels, et l'homme d'aujourd'hui – de produits scalaires ; toute la vitalité arborescente est réduite au numéral.

Le nombre devint si compact et continu, qu'on n'y échappe que par des fragments discrets, en s'émiettant.

À l'époque de Chateaubriand, les niaiseries des houellebecq seraient passées inaperçues ; aujourd'hui, un nouveau Chateaubriand serait passé inaperçu.

Le sujet culturel, dominé par le projet commercial, telle est l’américanisation de la France. « Si jamais la France s’américanise, sa fleur raffinée périra sans retour » - H.F.Amiel.

Non seulement les bonnes fontaines disparurent, les bonnes soifs ne se cultivent plus. La musique des sources, le rythme, n'atteint plus leurs oreilles ; l'algorithme, la règle d'une existence mécanique, étanche leurs basses soifs. L'âme, qui entretenait nos meilleurs désirs, ne craint plus l'avertissement socratique : « Boire sans soif fait mal à l'âme », elle n'est plus sensible ni à la joie ni à la souffrance.

L'homme se définit soit par la profondeur de ce qui le met en mouvement : la pensée (Descartes), le jugement (Kant), l'habitude (Dostoïevsky), l'action (Marx et l'homme de la rue), soit par la hauteur de son immobilité.

Jadis, la longueur des mots tentait de rattraper ce qui manquait aux orateurs en profondeur des idées. De nos jours, c'est surtout la largeur des marchés ou des portes d'églises qui est convoitée. La hauteur du regard, dans les forums, devint inaudible et invendable et se réfugia dans les ruines.

Le mâle perdit l'appel du ciel et s'enterra dans les chiffres. Ce n'est pas la femelle qui en profitera, car Héracles triomphant devint eunuque, à la suite de son engagement au service du jaloux Hermès.

L'origine de la mesquinerie de notre époque : quand manquent les faveurs divines, commencent aussi à manquer les ferveurs humaines. Et sans prodiges – pas de vertiges.

Dans les ruines, on communique par le souvenir, le rêve ou l'étoile : dans leurs édifices, ils n'ont plus de messages propres, que des messageries collectives, des réseaux sociaux, c'est à dire robotiques : même les portes, les fenêtres et les murs n'y sont plus qu'écrans. Même la chanson populaire, qui tenait à la musique, à la voix, aux paroles, ne vaut plus que par le nombre de projecteurs et par les contorsions accompagnantes.

À Paris, le parcours géo-démocratique d'un grand homme, à vol d'oiseau (de proie) : de sa résidence permanente dans le XVI-ème (de la Mère-Finance) à celle, éternelle, dans le XX-ème (du Père-Lachaise), en passant par l'acier du robot dans le VII-ème (la tour Eiffel), les ors du prébendier dans le VI-ème (le palais de la Médicis), la pierre enviée dans le V-ème (la coupole panthéonique ), l'argent reconnaissant dans le XII-ème (le temple du Bercy).

Les capitales me donnèrent le goût du mot savoureux, mais j'apprécie le destin, qui me plongea au milieu des cornichons provinciaux insipides : sans eux, combien de ces pages ne verraient jamais le jour, étant sacrifiés aux dîners en ville, en compagnie du sel de la terre ! Je ne veux pas y gagner le toupet en perdant un peu de ma crinière (Flaubert).

Je ne gagne pas en hauteur, en maîtrisant la pensée des autres ; dans le meilleur des cas, je peux en gagner en profondeur, mais, le plus souvent, je n'en ferais qu'étendre mes platitudes. Je ne gagne la hauteur qu'avec des ailes de mes propres déconvenues bien avalées. La pensée fortifie les temples et les étables avec les mêmes matériaux. La hauteur doit n'être soutenue que par le rêve, elle doit être désarmée.

Tout parcours humain aboutit à la défaite finale ; armer le croisé, c’est rendre sa chute future plus humiliante et plus irrécupérable ; il faut désarmer son bras, pour que son espérance s’affirme et se renforce dans l’impondérable pacifié. « Pascal nous donne souvent plutôt le contraire d’armes » - Valery.

Deux issues, banales dans leurs impossibilités, sont prophétisées par tous les sots de la planète : le déclin de l'homme et sa métamorphose. Vu l'immensité du troupeau robotique ambiant, le premier terme semble l'emporter ; le second fut tenté, par la foi et par le sang, et aboutit à la dégénérescence. Y aurait-il un troisième terme, un éternel retour à la bonne nature ? L'éternel retour lyrique - le monde sans être ; l'intemporel ennui logique - le monde sans devenir.

La qualité des mots, des tempéraments ou des idées en conseil des ministres, en salons mondains, en conseils d'administration ou en jurys littéraires est la même que dans les bars ou les stades. Nourrir l'illusion inverse dévoya tant de belles plumes françaises, de Balzac à R.Debray. Que mes ombres ne soient projetées ni par des notables ni par des minables. Ni, d'ailleurs, par les murs de mon propre édifice ; l'architecture des ruines m'y aidera.

À qui s'appliqueraient ces qualités : la fermeté, la loyauté, l'intégrité ? - je verrais un exécutant de basses œuvres ou un comptable. Mais pour Platon, elles caractérisent la vraie philosophie ! Là, où moi, je m'attendrais à l'élasticité, au goût du sacrifice, à la pensée fragmentaire.

Le talent et la noblesse sont des voix de l'éternité ; dès qu'ils réveillent l'esprit ou le devenir, ceux-ci se transforment en l'âme et en la création, et leur porteurs deviennent « hommes à l'âme éternelle et l'éternel devenir »* - Nietzsche - « Menschen mit ewigen Seelen und ewigem Werden » - sans attouchement par l'éternité, tout est bassement et médiocrement mécanique.

Ne tombent en ruines que les grands monuments. Les petits pourrissent sur pied.

Deux contenus possibles de la vie, difficilement compatibles : le progrès ou l'intensité, la bougeotte des yeux ou l'immobilité du regard, l'agora surpeuplée ou les ruines solitaires, l'esprit affairé ou l'âme éblouie. Ou bien « notre vie est un voyage, dont le guide est l'idée » (Hugo), ou bien notre vie est une féerie intérieure, dans laquelle se perdent, s'abandonnent, se soutiennent et se relèvent des images et des idées.

Impossible d'échapper au mouvement, mais je peux en choisir le commanditaire : les pieds, les yeux ouverts, les yeux fermés. Trois pays d'altitudes différentes, trois circuits de complexités incomparables. Connaître les routes des autres est aussi important que savoir faire les pas soi-même. Les idées provoquent le prurit des pieds, servent de bornes garde-fous pour le cerveau, dessinent les virages de l'âme.

Je ne vois pas les sophistes d'antan devenir cordonniers, mais je vois très facilement les philosophes universitaires d'aujourd'hui devenir représentants en transistors. Être professionnel ou être vénal devinrent synonymes.

La niaiserie du être résolument moderne n'a d'égal que celle du s'adresser à l'homme du futur. « On me lira en 1939 » - Stendhal, « on me lira en 1969 » - Suarès, « il ne faut me lire qu'en 1979 » - A.Breton, « il faut me lire autour de l'an 2000 » - Nietzsche - « man wird mich etwa gegen das Jahr 2000 lesen dürfen ». Celui qui vint en 1939, 1979 ou 2000 est sot, et celui qui viendra le sera davantage.

Tous rêvent du legor, legar - on me lit, on me lira ; mais je me trompai avec le non legor, non legar ; les pires subissant le legor, non legar (ce que redoutent aussi les humbles : « Après ma mort, je serai lu pendant sept ans et ensuite - oublié » - Tchékhov - « После смерти меня будут читать семь лет, а потом забудут ») ; les meilleurs s'illusionnant sur le non legor, legar ; « je travaille pour celui qui viendra après » - Valéry. Le plus bête est Proust : « Le monde entier me lira ».

En Europe, les châteaux devaient éblouir par la magnificence et l'élégance, les librairies étaient censées promouvoir la noblesse et l'intelligence, les laboratoires témoignaient de la profondeur et de la grandeur. Une fierté en émanait. Aujourd'hui, ces sites sont au service exclusif du lucre, en compagnie des bourses, usines et music-halls. Plus aucun idéal à défendre ; un complexe d'infériorité face aux centres de recherches américains, aux usines chinoises. Et pas de grande politique, sans un grand idéal. L'horizontalité, collective et nette, adoptée par la société, humilie l'Européen, habitué de la verticalité, individuelle et vague.

On s’attache à un pays par la voie mystique (le cœur – la nature des sentiments sacrés), esthétique (l’âme – la culture des belles idées), pragmatique (le corps – la civilisation des besoins vitaux). Ne peuvent les réconcilier que les esprits forts.

On est assez grand, tant qu'on peut se boire ou se lire, en oubliant les lèvres et les dates des autres. Virgile, au moins, pensait au jugement d'Homère, et Horace - à Sappho… Ovide a raison : « Qui n'est pas d'aujourd'hui, sera encore moins de demain » - « Qui non est hodie, cras minus aptus erit ». Quant à l'avenir, tout bon art devrait se fier à la « poste de la bouteille », Celan (Flaschenpost), le « pays du cœur » (Herzland) ne manquant pas de rivages.

Et la poésie et la philosophie se réduisent à la musique ; avoir vécu en sage, c'est donc le souci permanent de ton oreille et de ta voix, et l'humble reconnaissance, que : « l'espace entre la vie et la mort n'est rempli que par la musique » - Rostropovitch - « между жизнью и смертью нет ничего, кроме музыки ».

Souvent, pour briller au second rang, on s'éclipse au premier (Voltaire) ; ceci n'est vrai que parce que le clinquant vient du rang et non de l'homme. La vraie scène n'est pas toujours du côté des gros projecteurs ; elle peut choisir ses planches jusqu'au paradis, en l'absence des lustres.

Dans un brouhaha sauvage on peut deviner un motif musical, mais quoi faire des cadences, sans mélodie aucune, que produit l'homme-robot d'aujourd'hui ?

Le Pourquoi (les buts) du vulgaire se réduisant au Si, le Comment (les moyens) de la bassesse peut s'exercer en vertu d'un code séculaire, tandis que l'éternelle noblesse patauge dans ses inextricables et Quand - les contraintes.

Il faut reconnaître cette terrible évidence : les heures étoilées de l'humanité (die Sternenstunden der Menschheit - S.Zweig) sont derrière nous, comme l'est son printemps, avec un culte des fleurs, - nous traversons un morne automne, dédié à la commercialisation de fruits. C'est le jaunissement des mots qui nous l'annonce, des mots, qui tombent tels produits consommés ou périmés ; ils oublièrent la fraîcheur native des sources : « Des mots doivent, comme des fleurs, jaillir » - Hölderlin - « Worte müssen, wie Blumen, entstehn ».

Ce qu'est l'humanité, je le sais essentiellement d'après la mémoire collective, et c'est rationnel, fermé, fini. Ce qui palpite en moi, en revanche, est irrationnel, ouvert, infini, et je l'appelle – le soi inconnu. Ma misère serait, que ma vie ne reflète que l'humanité transparente, sans la moindre étincelle de mon obscur soi. Seneque est encore plus catégorique : « Ô quelle vile chose que l'homme, s'il ne s'élève au-dessus de l'humanité ! » - « O quam contempta res est homo, nisi supra humana surrexit ! ».

L'ivresse, l'extase, l'angoisse - tels sont les états normaux de l'âme ; dès que l'équilibre ou l'harmonie la visitent, elle vire à la raison ou à l'esprit. Mais depuis que l'homme se détourna des sources, perdit le goût des rythmes et s'adonna à l'inertie et à l'algorithme, il ne vit plus que de la sobre raison, où il devint indiscernable du robot : « Nous sommes automates autant qu'esprits » - Pascal - en absence de l'âme, l'esprit devient un automate de plus.

Plus je pense par et pour moi-même, plus je suis universel. Mais nos contemporains pensent par et pour les autres. Toutes les voix semblent faire partie d'une chorale.

Trois bêtes cohabitent en nous : la biologique, la sociale, l'intellectuelle, produisant des instincts, des contraintes, des libertés. « La liberté existe comme insensibilité aux contraintes » - Valéry. La chute ou l'écartement des deux premières de ces bêtes rendrait la troisième - seul maître à bord et qu'on pourrait peut-être appeler désormais - ange. Mais éliminer la bête biologique, c'est stériliser l'ange ; et sans la bête sociale, toute Annonciation serait sans objet.

Tous nos sentiments et toutes nos pensées sont communs à l'humanité entière ; ils sont des produits de notre adaptation langagière, conceptuelle, pragmatique. On ne peut se distinguer que par ses métaphores, mais même celles-ci sont souvent grégaires ; enfin, le seul à avoir encore de la personnalité est le créateur ; les autres n'ont qu'à se lamenter : « Par souci de conservation, les hommes s'adaptent aux autres, et ainsi se perdent »** - Prichvine - « Приспособляясь, люди хотят сохранить себя и в то же время теряют себя ».

Arrivent de nouveaux barbares, forts de leur intelligence et horribles par leur absence de contraintes. Ils ont la maîtrise des moyens et la certitude des buts, ce qui suffit à l'intelligence calculante, pour ne pas glisser vers l'intelligence méditante.

L'histoire de l'humanité semble être cyclique, avec les règnes successifs de la superstition, de la raison, de la passion ; avec les cultes respectifs du sacré, du vrai, du beau. Aux charnières entre ces époques surgissent la fraternité, la création, la décadence. Nous trouvant au beau milieu de la deuxième période, verrons-nous le retour de la troisième, du rêve ? Sur cette roue, le point le plus éloigné, aujourd'hui, c'est la fraternité, que ne peuvent plus évoquer, sérieusement, que d'incorrigibles rêveurs.

L'homme moderne, c'est l'homme de l'inertie, de la succession de pas intermédiaires. S'opposent à lui l'eschatologue et le nihiliste. Le premier projette sur l'horizon tout ce qui est déjà fixe sous ses pieds ; le second abandonne à la platitude ce qui est acquis aux yeux des autres et cherche au firmament le point de départ de son propre regard initiatique.

L'unique harmonie entre les meilleurs artistes français et le goût du Français moyen ! À comparer avec l'incompatibilité du génie de Byron, Pouchkine, Leopardi, Nietzsche avec leurs compatriotes.

Le monde grec fut rempli de tragédies, d'inquiétudes et de violences, mais du penseur grec émanent la sérénité, la paix, la bonne humeur. Le monde d'aujourd'hui, débordant d'ennui, de bon sens et de transparence, se repaît de violences verbales, d'inquiétudes banales, de tragédies machinales.

La robotisation générale des hommes semble être irréversible, mais l'ennui insipide, croissant et étouffant, amènera un jour le retour de l'élément tragique de l'existence humaine. On redécouvrira la béatitude des larmes : « Il vaut mieux être hédoniste austère qu'un rigoriste polisson » - Aristote.

La société civile n'existe qu'en Europe ; en Amérique, je ne vois qu'une foule : sanglotant devant un prédicateur ou rugissant devant des basketteurs, rigolant en charity party ou s'émouvant devant un movie sur les monstres, les avocats, les gangsters, les marines ; aucune verticalité, une vaste platitude, comprenant le Met, le Princeton et Pasadena.

L'homme moderne n'est ni ange ni bête, ni chaud ni froid, il est tiède mouton ou robot climatisé.

Ils rêvent comme s'ils étaient en éveil ; je cherche à donner à l'éveil le caractère du rêve. L'homme qui rêve a de l'âme, l'homme qui veille fait appel à l'esprit ; une mutation robotique nous rendit tributaire du seul esprit ; le terme de spirituel, qui désignait jadis la cohabitation de ces deux facettes d'un même organe, est caduc.

Il arrive, que ce qui ne mérite pas un mot, gagne à être mis en notes. Mais la misère d'aujourd'hui fait que ce qui vaut d'être chanté, n'est même pas dit. Mais chanter ce qu'on n'arrive pas à dire, c'est suivre la sage allusion de Wittgenstein. Ne pas développer des accords heureux, c'est pratiquer le chant du cygne, ignoré des hommes : « Les cygnes chantent avant de mourir ; ah, si certains hommes mouraient avant de chanter ! » - Coleridge - « Swans sing before they die, should certain persons die before they sing ».

L'enfance du monde fut, de part en part, poétique ; c'est la Rome antique qui y introduisit de la prose : « À la poésie et la liberté d'esprit des Grecs s'oppose la prose de la vie des Romains » - Hegel - « Gegen die Poesie und Freiheit des Geistes von Griechen tritt bei den Römern die Prosa des Lebens ein » - la vie, elle-même, n'a pas de genre artistique ; soit on rend, par la poésie, son mystère, qui est musique, soit on en rebâtit, par la prose, son problème, qui est bruit.

Jadis, l'élite ne se souciait guère des goûts de la populace. Mais aujourd'hui, celle-là s'effarouche du manque de spiritualité de celle-ci, sans se rendre compte, que c'est elle-même qui s'avilit. La populace, elle, ne fut jamais plus policée, instruite et raisonnable.

Chronologiquement, la plume eut pour allié : l'épée, la cornue, le cahier des charges. Ce n'est plus ni l'aigle ni la chouette qui la jugent et soutiennent, mais la machine, la même qui classe comptables, chanteurs et cyclistes. Sur la place du marché et non pas sur un champ de bataille ou dans un laboratoire.

Ceux qui se plaignent du vide du ciel et de la pesanteur du sol ignorent la profondeur du réel dans le second et la hauteur du rêvé dans le premier.

Le beau métier de vivre, c'est seulement chez les femmes désœuvrées qu'on le trouve encore ; les hommes affairés se réduisent de plus en plus au métier de faiseurs d'argent. Et la fichue émancipation de la femme tend d'en faire le même robot que l'homme : « La belle affaire pour vous d'égaler un avocat ou un pharmacien » - A.France.

C'est la trajectoire de l'admiration, que les hommes vouent à leurs élites, qui décrit le mieux notre décrépitude : de la geste du poète ou du geste du héros – à la gestion du manager. Hauteur, grandeur, platitude.

La philosophie crèvera d'une manière analogue au trépas de l'art : les deux abandonnèrent leur fond de commerce – le bon et le beau – pour ne se consacrer qu'au vrai, où ils sont largement battus par les techniciens, les comptables ou les avocats.

L'innovation est sur toutes les lèvres ; l'invariance des choses immuables n'intéresse personne. Tous les découvreurs des nouvelles dimensions de l'existence aboutissent dans la platitude. N'oubliez pas que l'oracle de Delphes, ce premier poète, ne faisait que traduire en vers la prose de la Pythie.

Les hommes étant des animaux sociaux, ils se créent, au cours de leur vie, trois sortes de communauté : unis autour des solutions, ils font partie d'une même plate horizontalité ; rapprochés par les problèmes, ils communiquent par la maîtrise d'une même profondeur ; enfin, touchés par le mystère, ils vivent une fraternité dans l'appel d'une même hauteur.

Jadis, la hauteur de l'art et la profondeur de la philosophie se projetaient sur les étoiles, ce qui enthousiasmait nos yeux et nos regards et faisait honte à nos bras. Depuis que ces projections se font exclusivement sur la platitude de notre existence terrestre, règne la raison technico-scientifique. La disparition de la honte a pour conséquence l'inutilité de toute consolation. Le sobre calcul remplit les regards et les vide de leurs vertiges d'antan. Au lieu de Dieu, on aurait dû pleurer l'art et la philosophie.

Mon existence s'écoula dans les cinq milieux successifs : l'humus de la terre (les prolétaires), la danse de la terre (les poètes), l'essence de la terre (les scientifiques), la marche de la terre (les techniciens), le moteur de la terre (les patrons). Je n'en retirai rien de substantiel, mais ces expériences rendirent libre mon regard sur la pitié, la noblesse, l'intelligence, la platitude et la honte. Et puisque toute vraie existence se réduit à la musique, je ne me sens solidaire que des poètes.

Le barbare moderne est presque le contraire de l'ancien sauvage. Ne rêvent que les sauvages (ou ceux qui en héritent, ce qui explique le néant lyrique des Américains), et la barbarie d'aujourd'hui peut être définie comme absence de songes. Et de vrai bonheur : « Les machines sont les seules femmes que les Américains savent rendre heureuses » - Morand.

Heidegger, Ortega y Gasset et nos intellectuels parisiens dénoncent, bêtement, le règne de la technique, tandis qu'il n'est qu'une application du règne du lucre, si bien ancré dans les consciences populaires, que, si demain le poète gagnait mieux sa vie que l'ingénieur, la populace se mettrait à s'émouvoir des aubades et à encenser leurs chantres.

Après la liberté mécanique, voici la beauté mécanique qui s'installe dans les cerveaux des hommes, en absence des âmes. Les impôts et le budget ne sont plus des sujets plus secs, que ce qu'on trouve dans la peinture ou dans la poésie modernes – beaucoup de bruit et aucune musique. Où chercher un bon orphelinat ? « La liberté ne vit qu'au pays du rêve, et la beauté ne va que vers le chant »* - Schiller - « Freiheit ist nur in dem Reich der Träume, und das Schöne blüht nur im Gesang ».

Jamais le calculateur ne fut aussi jaloux du gracieux danseur de jadis, jamais le danseur ne fut aussi imitateur du disgracieux calculateur de jadis. « On peut être un logicien et en même temps être plein de musique » - H.Hesse - « Man kann Logiker und dabei voll Musik sein » - à remarquer la judicieuse répétition de être, dans la traduction. « Poésie, on t'appellera Pensée Musicale » - Carlyle - « Poetry, we will call Musical Thought » - quand la musique est belle, les pensées accourent, sans être expressément appelées.

Il est propre de l'homme de tendre vers des limites : les uns sont dans la créativité des commencements, des points zéro, des contraintes qui déterminent la nature de la convergence ; d'autres sont dans la routine des pas intermédiaires ; enfin, d'autres encore sont dans la limite même, tel Cioran, y plaçant son soi inconnu et ainsi restant un Ouvert : « Je suis la limite des tensions ».

Quelques derniers soubresauts chez l'homme, juste avant de se muer définitivement en robot : le tiers-mondisme, l'écologie, la charité, vécus comme un succédané de sacrifice. « L'homme n'est homme que par le sacrifice » - Tolstoï - « Человек становится человеком только жертвой ».

Le premier souci de l'homme libre, possédé par le veau d'or, devint la possession. Qu'on est loin de : « Être libre, ce n'est pas seulement ne rien posséder, c'est n'être possédé par rien » - J.Green. Aujourd'hui, on clame, sans rougir : « la totalité de mes possessions reflète la totalité de mon être » - Sartre. Le fait marquant est, que leur miroir n'est nullement pipé ; leur misérable être, fait de manques à combler, est à nu, c'est à dire - repoussant et hideux.

Avec l'extinction des âmes, ce qui s'appelait jadis désir finit pas s'associer avec les besoins du corps ou de l'esprit ; le vrai désir est un besoin de l'âme.

Si je veux connaître le genre humain, la compagnie des sots me sera plus profitable, puisque les hommes d'esprit, dans une intelligence ombrageuse et consensuelle, finissent par se ressembler, tandis que les sots exhibent tant de versions d'une bêtise étonnante et éclairante.

Des intelligents, des savants, des justes, des inventifs, des heureux – aucune époque n'en disposait autant que la nôtre. Une seule catégorie dégringola, celle de rêveurs, à cause du dépérissement de leur organe, l'âme.

On ne frissonne pas moins, on frissonne moins bien ; aujourd'hui, c'est l'inquiétude pour les choses à avoir qui provoque des frissons de propriétaire ; jadis, c'est le frisson de rêveur qui prédestinait les choses invisibles à être. « Le meilleur lot de l'homme est le frisson » - Goethe - « Das Schaudern ist der Menschheit bester Teil ».

La Toile : la consolation centrifuge de moutons et la tribalisation centripète de robots.

Le peuple aime le vrai et le simple. C'est pourquoi il aime le journal et l'intellectuel moderne. Le poète, charlatan du mot, a du souci à se faire, s'il tient au peuple. Aimer, c'est accepter la chose telle qu'elle est (et non pas ce qu'elle fait). Le vrai et le simple ne sont beaux qu'en tant qu'essors, promesses, perspectives - donc, refus.

Les hommes sont transparents, l'homme est impénétrable. Parmi ceux-là - rien à chercher ; devant celui-ci - tout à croire. Il s'agit de trouver l'homme. « Les Français ont plus de foi dans l'homme qu'ils n'ont d'illusions sur les hommes » - Valéry.

La Paix d'âme remplaça et la Haine et l'Amitié, dans lesquelles Empédocle voyait les commencements des mondes ; le monde fonctionne sans accroc, bien que la vie s'en aille.

Comment reconnaissait-on un homme extraordinaire ? - par la hauteur de son enthousiasme, par l'ampleur de sa vue du passé, par la profondeur de son goût du beau. Comparez avec l'homme à succès aujourd'hui : s'indigner, se croire au tournant de l'Histoire, être ardent défenseur du vrai – mais c'est la définition même de la médiocrité !

Le merveilleusement impossible est sauvé par la fidélité du regard ou par le sacrifice du possible : « Mettre les moyens du possible au service de l'impossible » - R.Debray. Le moyen, ne serait-il pas infidélité latente ? « Soyons réalistes, exigeons l'impossible » - Che Guevara - « Seamos realistas, exijamos lo imposible ». Même des irréalistes poursuivent l’impossible : « Faire le bien et éviter le mal » - Thomas d'Aquin - « Bonum est faciendum et malum vitandum ».

Détacher le regard des choses est une gymnastique, qui munit mon esprit de la noblesse de mon âme : « Qu'il est beau, le regard sur les choses ; qu'il est horrible de devenir choses »* - Nietzsche - « Es ist schön die Dinge zu betrachten, aber schrecklich sie zu sein ».

L'imbécile cherche des oppositions fortes, pour s'accrocher à l'extrémité vertueuse d'un axe qu'il ne maîtrise pas. Il n'existerait dans la réalité aucun robot ou mouton, je resterais attaché, avec la même détermination, au rêve de la musique et de la solitude. On n'a pas besoin de Bête, pour apprécier la Belle.

Il est bienséant, aujourd’hui, d’être en révolte permanente, pour sauver la liberté agonisante, en gagnant plus de pognon.

Chez l'animal, on trouve des traces de toutes nos mystérieuses capacités, depuis l'étincelle du bien et le sens du beau jusqu'au suivi du vrai. Impossible de comprendre comment a pu se faire le saut : des organes et des fonctions réactifs – aux productions créatives. « L’œil est notre face animale, et le regard – la spirituelle » - Aristote.

La vie humaine s'éploie sur deux plans, l'horizontal social et le vertical personnel, suivant l'inertie ou l'intensité. L'esprit et le muscle suffisent pour réussir le premier ; le second exige de l'âme. « On ne peut atteindre à l'intensité vitale qu'au prix de son soi » - H.Hesse - « Intensiv leben kann man nur auf Kosten des Ichs ».

Le chiffre, qui exprime le poids de nos cervelles, muscles ou désirs, est grosso modo le même pour tous les hommes. La vraie différence, porteuse de valeurs et d'ordres, vient de zéros qu'on accole derrière ce chiffre, zéros, auxquels on est capable de faire converger tout ce qui ne tend pas vers l'infini.

L'Histoire est scandée par la part que les hommes accordent aux règnes de la raison ou/et du rêve. L'Antiquité ne vit que de la raison ; la Renaissance réveilla le rêve ; les Lumières atteignent l'équilibre entre les deux ; le romantisme crut pouvoir annoncer le triomphe du rêve ; la modernité, c'est un retour à la raison, sans la noblesse antique, sans l'élan de la Renaissance, sans l'élégance des Lumières, - le glas d'un romantisme étranglé.

L'intellectuel est celui qui sait justifier ses grands Oui et qui a honte de ses petits Non.

L'équilibre moderne : les moutons apprirent le calcul, aux robots on apprit à former des troupeaux, des réseaux, - l'extinction de nature et de culture. Et dire qu'on rêvait jadis de « la présence de choses absentes, résultant de l'équilibre des instincts par les idéaux » - Valéry.

L'esprit constate l'égalité des yeux, mais l'âme introduit une inégalité des regards. Le cœur reconnaît l'égalité des âmes, mais l'esprit perçoit l'inégalité des souffrances et des imaginations.

Dans leur être, les hommes se valent, tous ; c'est d'après leur devenir que l'on peut les diviser en hommes de l'inertie et en hommes de la création. Et puisque l'immense majorité des hommes relève de la première catégorie, la proclamation ampoulée : on n'est pas poète (homme libre, femme, maître), on le devient est une sottise. Au Commencement était l'être, et le créateur incarne les commencements.

Jadis, on fustigeait l'ignorance et s'apitoyait sur l'esprit malmené. Mais l'ignorance ne se mêle plus des controverses spirituelles. Et aujourd'hui, l'esprit, ragaillardi, ricane sur son adversaire moderne écrasé - l'âme. L'ignorance étoilée, qui accompagnait jadis le rêve, s'éteignit ; partout se propage la pâle lumière artificielle d'un savoir aptère.

Il est à la mode, aujourd'hui, de dénigrer les progressistes ; pourtant, dans les valeurs, que les dénigreurs eux-mêmes apprécient le plus - la liberté, la productivité, les droits de l'homme -, le progrès est évident, malgré quelques horribles ratés. En revanche, ils ne voient pas la chute la plus abominable, qui caractérise notre époque – la mort de la poésie, suite à l'extinction des âmes.

Les sots détestent l'argent, tout en acceptant l'inégalité monétaire. Th.More proposait de fabriquer des pots de chambre avec cet or détestable, au lieu d'en faire profiter même ceux qui ont le ventre vide.

Depuis que les programmes échiquéens battent l'humain, champion du monde, on sait ce qui attend le mathématicien : la machine le surclassera ; c'est la seule raison qui me fait croire, que le poète retrouvera, un jour, son prestige d'antan. « L'argent, le machinisme, l'algèbre, les trois monstres de la civilisation actuelle »* - S.Weil - les trois robots qu'ils seront devenus, au milieu des robots humains pleurant les muses disparues.

Après le spirituel (la fête de l'âme), le rituel (la cérémonie de l'esprit) aussi fiche le camp au profit du ponctuel (l'agenda de la raison) : être au bon endroit au bon moment. L'avenir des hétérodoxes est dans la gestion des algorithmes.

Un millionnaire sophistiqué, abusant de la sueur des faibles, - c'est ainsi que le goujat se représente le surhomme, tandis que pour Nietzsche, celui-ci, solitaire, serait « avec son peu de besoins, plus pauvre et plus simple que l'ouvrier, mais imbu de puissance » - « durch Bedürfnislosigkeit, ärmer und einfacher als der Arbeiter, doch im Besitz der Macht ».

Une énigme : même le coupe-gorges, même l'ingénieur, même le journaliste saoule son môme avec des contes de fées et non avec le contenu de son journal. Autrefois, le besoin du merveilleux s'éteignait vers 25 ans, de nos jours, à 5 ans, on sait, que le père Noël est un produit de grande distribution comme un ordinateur ou une assurance.

La civilisation est horizontale et la culture – verticale ; la première gomme, la seconde dessine des frontières. Ce que Tocqueville dit de l'Amérique : « Une foule d'hommes semblables, se procurant de vulgaires plaisirs » - s'applique aussi à l'Europe ; seulement ces conformismes et vulgarités y ont beaucoup plus de nuances.

Vivre de solutions, c'est ressembler au mouton ; voir dans le monde des problèmes, c'est se rapprocher du robot. Il reste le mystère en tant que sens de la vie : « Je me charge du mystère, pour rester homme » - Dostoïevsky - « Я занимаюсь тайной, ибо хочу быть человеком ».

Dans le dessein divin concernant l'homme, l'imitation, ou l'adaptation, évidemment, précèdent la création ; mais, l'original nous étant caché, la vie ne fait que l'effleurer, tandis que l'art semble entrer avec lui en contact plus révélateur ; hélas, ces temps derniers, l'homme crut avoir trouvé dans le robot l'original divin jadis inaccessible, ce qui accélérera la disparition de l'art.

Être intellectuel, c'est savoir se mettre au-dessus du temps et s'enthousiasmer de la grandeur ou de la beauté des invariants humains ou divins. Le romantisme peut se traduire par l'invention d'un passé épique, par le rêve d'un futur lyrique, par l'élan, partant d'un présent tragique. La modernité : tout horizon est tracé par un présent, vécu sans élan, sans angoisse, - l'effacement du passé et du futur des regards des hommes, tous les soucis individuels – l'amour, la fraternité, la noblesse – rapportés à l'échelle sociale et, donc, robotisés.

Les hommes abandonnèrent la quête de Gilgamesh et se résignèrent à leur sort terrestre et mortel, où l'on les achève comme moutons ou les repeint comme robots.

L'ordinaire se déversant aujourd'hui de toutes les plumes, on devrait, d'après Voltaire : « Un art entre en décadence, lorsqu'on y met moins le souci du beau que celui du bizarre » - saluer la bonne santé de notre art. Non, plutôt une haute décadence des grimoires que de basses cadences des miroirs. Du stade de rare, le beau passa à celui de vestige.

On peut diviser les hommes en deux catégories opposées, en fonction de la lecture qu'ils font de cet adage : l'homme est un sujet à créer. Les uns y verront l'homme qui reste à construire, et les autres – l'homme donné qui crée. L'être malléable ou le devenir créateur, les inconnues dans l'homme, s'insérant dans un réseau anonyme, ou les inconnues de l'homme, ouvrant son arbre à l'unification avec l'univers.

L'homme est juge du dire, les dieux ou les sirènes arbitrent le chant. L'intelligence, la parole et la marche jouent leur partie, face à la machine, et l'on peut être sûr de leur pitoyable déroute finale. Le rêve, le chant et la danse nous mettent face aux anges, où même les défaites sont glorieuses.

À l'âge classique, les regards des sages se nourrissaient des figures de l'Antiquité, des faits du Moyen-Âge, des œuvres de la Renaissance. La seule nourriture de l'intellectuel d'aujourd'hui, ce sont les faits divers, judiciaires, sociaux ou administratifs, datant de semaine-mois-année qui précède son apparition à la télévision.

Jadis, la nature des bouseux n'était en rien gênante pour la culture de l'élite, qui était la seule à occuper l'espace esthétique, hérité et héritable. Aujourd'hui, la foule renonça à la nature de classe, pour se vautrer dans une culture de masse. L'artiste pouvait garder un sourire, face aux moutons lointains et muets ; il est amer, face aux robots, bavards et envahissants.

La philosophie avait une chance de survivre à la robotisation des hommes, en restant, comme jadis, du côté du soft, avec des fonctions plutôt qu'avec des organes. Mais elle tenta de placer sa compétence du côté de la rigueur du hard ; la prétention d'être organe la dévalorisa, faute de performances. Ainsi, le soft perdit sa dernière interface lyrique, désormais seule la raison calculante l'exécute.

Toutes les cultures organiques finissent par tomber, au profit des civilisations mécaniques, et plus haute fut la culture, plus douloureuse sera la chute. C'est pourquoi le Français, aujourd'hui, est le plus malheureux des Européens.

Deux sortes de valeurs – rationnelles et irrationnelles, exprimant la vie d'une forêt civilisationnelle ou imprimant l'art d'un arbre culturel. Il faut munir les premières d'un maximum de constantes, d'invariants universels ; il faut y saluer le métissage et l'internationalisme. Dans les secondes il faut introduire un maximum d'inconnues ; l'unification de celles-ci crée des frontières, des fraternités et des patriotismes.

Ils veulent être hommes d'une finalité nette ; le poète « doit être homme du commencement » - Rilke - « muß ein Beginner werden ».

Ce charlatanisme moderne, les sciences humaines, s'intéresse à l'homme en tant qu'animal social, où tout est trivial, transparent, banal. Cet engouement moutonnier nous éloigne de l'homme solitaire : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin » - Rousseau – ce lointain n'existe plus que dans la verticalité, disparue des dimensions modernes.

Désormais, tout mouvement de l'homme le met immédiatement au contact des choses ; c'est pourquoi il ne peut plus être un Ouvert, qui va vers l'éternité comme y vont les sources (Rilke). L'homme ouvert vit de l'élan des sources, dans l'ombre de son étoile ; l'inertie porte l'homme fermé, coupé des sources, vers ses propres frontières, trop nettes, car éclairées à la lumière commune.

L’homme échappait à l’ennui parce qu’à côté des choses vivotait le rêve, défiant l’agitation matérielle et apportant de la vibration immatérielle. Mais depuis que le rêve s’assoupit, « l’action ne crée plus de tension ; il y a au contraire de la désintensification » - J.Baudrillard.

Quelle société m'inspirerait le plus de dégoût ? - dans l'ordre croissant : sans musique, sans pudeur, sans honte, sans pitié. Considérons-nous heureux, puisque nous n'avons franchi définitivement que la première étape.

Dans le brouhaha moderne, mon oreille n'entend pas de voix qu'elle guette ; mais elles existent, sûrement, réduites, comme la mienne, au silence et étouffées par le mutisme monstrueux des sans-voix.

Qui a plus de chances de rendre nos meilleurs élans, les élans intemporels ? L'homme pressé est englué dans le présent, l'homme lent veut embrasser des siècles ; seul l'homme immobile, en proie au vertige de la hauteur, peut chanter nos limites, les autres ne peuvent que les narrer, dans l'inertie d'une prose.

La narco-industrie sociale se diversifia ; l’immunité acquise contre la seule drogue des temps anciens, la religion, poussa les trafiquants à en inventer de nouvelles : le globalisme, l’écologie, la consommation, le terrorisme, les taxes, les sanctions – ces thèmes malsains, ces nourritures insipides, font oublier aux hommes les nourritures saines – le rêve, l’égalité, la fraternité, l’ironie, la musique.

L'orgueil vient de l'esprit, et la fierté – de l'âme. Je dois apprendre au premier à baisser ses yeux et à la seconde – à garder sa hauteur. La hauteur appartient au regard qui trouva et non pas au regard qui cherche. Et Nietzsche : « Vous voulez vous élever et vous levez vos yeux ; moi, je baisse mes yeux, car je suis en hauteur » - « Ihr seht nach oben, wenn ihr nach Erhebung verlangt. Und ich sehe hinab, weil ich erhoben bin » - s'adresse aux yeux de l'esprit et à l'altimètre de l'âme.

Aujourd'hui, le quoi collectif dominateur découle d'un au nom de quoi économique, prédétermine le comment mécanique et le pourquoi cynique et présélectionne, par un algorithme presque infaillible, le qui, exécuteur d'une finalité mercantile impersonnelle. Fini le qui solitaire, maître des contraintes, de la noblesse et du talent, dictant le quoi sélectif, le pourquoi électif, le comment créatif.

On cogite beaucoup, de nos jours, sur le futur robot, muni, par nos soins, d'une âme. Jadis, on se croyait déjà un robot : « L'âme humaine est une espèce d'automate spirituel » - Leibniz. Avec de telles autorités, l'homme robotisé peut ne plus pleurer son âme atavique.

Je ne veux pas n'être qu'une feuille d'un arbre, qu'il soit intellectuel, national ou fraternel. « J'ai besoin qu'on garde à mon arbre la culture qui lui permit de me porter si haut, moi faible petite feuille » - Barrès. Mon arbre résulte d'une unification avec des arbres proches, mais mes inconnues, je peux et dois les garder aussi bien dans les racines que dans les ombres.

Diogène et de Maistre croisent des Athéniens ou Spartiates, des Français ou Russes, mais ne trouvent pas d'homme ; Renan découvre la culture de l'homme, avant la culture du Français ou de l'Allemand ; les premiers suivent la nature, et le second, en écoutant son âme, touche aux fonds éthique et esthétique de la culture.

La différence centrale entre les hommes n'oppose pas ceux qui restent sourds à la mouvance musicale du devenir à ceux qui ne voient pas la fixité divine de l'être ; cette frontière passe entre ceux qui élèvent en hauteur le devenir et touchent à la profondeur de l'être et ceux qui placent dans la platitude et le devenir et l'être.

Comment la vie et l'art formatent le présent ? - la vie s'occupe de l'intensité des événements, et l'art apporte les couleurs du passé et la musique de l'avenir. C'est la mort de l'art qui laisse la vie – seul juge de l'existence. Les faits profanent les ferveurs et les rêves.

Plus on cultive le prototype prométhéen, plus banal, sain et productif devient l'homme. Une efficacité grandissante, avec l'âme, qui va en s'effaçant.

Ils découvrent des vertus qui abaissent, ils imaginent des vices qui rehaussent, ils en cherchent un équilibre, qui ne peut être qu'une platitude. La seule hauteur, qui protège de l'aplatissement, est la hauteur artistique, qui traite avec la même maîtrise et intensité tout l'axe du Bien et du Mal.

Le rêve n'est ni dans une projection vers l'avenir ni dans un plongeon dans le passé ; l'ailleurs du rêve n'est pas temporel, mais spatial, et il est le seul vrai antagoniste du présentisme actuel. Il y aurait donc deux familles superficielles : les hommes de culture, cultivant le passé intellectuel, et les hommes de nature, élancés vers le futur fraternel. Nietzsche : « Face au présent, on a hâte, on a peur ; face à l'avenir, on est méfiant » - « Man ist eilig und ängstlich für die Gegenwart, mißtrauisch für das Kommende » - y fait figure d'un homme de progrès, c'est à dire d'un imbécile.

Le sage antique pérore dans une Caverne, où son élève doit apprendre les contrastes de hauteur : lumière - ombre, paix - inquiétude, corps - âme ; le savant pré-moderne raisonne dans une bibliothèque, où ses collègues mesurent la profondeur de ses paradigmes : représentation - interprétation, langage - conception, mystère - solution ; le philosophe moderne rédige ses talks dans un bureau, pour une publication annuelle réglementaire, notée par des fonctionnaires et vouée à sombrer dans la platitude académique ou clanique, et le seul moyen de réveiller la curiosité du badaud est d'évoquer la sociologie, la psychanalyse ou le journalisme.

Au XVIII-me siècle, les concurrents du poète furent le prélat et le général ; au XIX-me – le général et le scientifique ; au XX-me – le scientifique et le politicien ; au XXI-me – le politicien et le manager. La hauteur du défi correspond à l'éclat de la riposte. Plus de bassesses ni de profondeurs ; et l'on attrape la platitude en la combattant.

L'homme qui fait des promesses est tourné vers l'avenir, celui qui les tient mérite le passé, celui qui les entretient embellit le présent. Le dernier en fait une espérance.

Plus je suis disposé à partager le matériel, plus je gagne en hauteur ; avec le spirituel, la tendance s'inverse.

La nature de l'homme se manifeste sur les axes horizontal et vertical ; sur le premier, elle consiste à suivre les pulsions, communes à toute l'espèce ; sur le second, la nature profonde s'appellera intelligence, et la nature haute - regard, qui, tous les deux, nous disent, que la vraie nature de l'homme, c'est l'artifice, la création.

Pourquoi, diable, pâtit-on davantage, dans l'inhumain, des rêves brisés, plutôt que, dans l'humain, des os brisés ? Parce qu'un rêve inaccessible portait, jadis, plus haut qu'une action, devenue aujourd'hui accessible et nous condamnant à la platitude. « L'événement crucial de la Modernité, le passage du règne de l'humain à celui de l'inhumain, l'action est devenue objective » - M.Henry.

Avant qu'il arrive à la cogitation, l'homme passe par tant de pulsions et d'ombres ; même au berceau il commençait par des rires et des pleurs, avant le premier gazouillement sensé. Mais l'homme moderne perdit le sens des commencements, d'où le succès du cartésianisme, nageant dans l'intermédiaire et coupé de toute eschatologie.

Dans les productions de l'esprit, il est assez facile d'évaluer la part de l'âme, puisque, dans l'ordre de parenté, l'âme, en moi, se trouve le plus près, successivement, du sous-homme, du surhomme, de l'homme, des hommes, avec quatre intonations qu'on arrive, en général, à distinguer. Par exemple, mieux, dans ma voix, on entend les hommes, plus muette est mon âme.

La culture, c'est la lucidité de la vision des enjeux ; la civilisation, c'est la discipline du suivi des règles ; Wittgenstein, en voyant dans la culture un fanatique tenant à l'Observance (Ordensregel - règle monastique), les confond.

La noblesse du regard sur le monde consiste en capacité de discerner les mystères de la vie, de voir avant tout la beauté de la matière divine et la bonté de la manière humaine. Les vérités, surtout les vérités non-scientifiques, n'y apportent pas grand-chose. Les goujats, hors la science, mais le front plissé, s'imaginent détenteurs de titres de noblesse ruminante : « L'attachement à la pensée, dans son opposition à la vie, est le propre d'hommes d'exception, disons d'une aristocratie » - J.Benda. Le Verbe, qui ne se fait pas chair, est condamné à n'être que minéralogique ou grammatical.

Les étapes de la dégénérescence de la race humaine : apprendre à vivre sans héros, sans maîtres à penser, sans poètes ; la dernière des disparitions est celle des philosophes ; il ne nous resteront que des sociologues, des psychanalystes, des idéologues, pour instruire ou guérir des robots.

Ni les pleurs ni les rires ne dévoilent pas la nature d'un homme, elle se dénude le mieux dans sa manière de porter la honte. Et puisque la honte disparaît des climats humains, on ne voit plus de visages, que des masques extérieurs sans vie intérieure. Les femmes étant plus accessibles à la honte, leurs visages gardent plus souvent des traits originaux.

Le stoïcisme veut réduire nos succès et débâcles - à la même placidité des sens. La hauteur, au contraire, en cherche l'inquiétude et l'intensité maximales. « Le succès est une mesure d'ampleur du bonheur, et l'insuccès en est un test de profondeur » - Prichvine - « Удача - это мера счастья в ширину, а неудача - есть проба на счастье в глубину » - et si ses mesures et tests aboutissent à une musique, c'est que la hauteur du bonheur y eut sa place régalienne.

Ma vision des hommes, vision assez noire, ne s'appuie que sur les productions de leurs meilleures fibres, sur leurs livres, sur leurs imaginations donc, sur leurs rêves. Quand je pense à ce qu'ils sont et font en réalité, c'est à dire cent fois pires, je suis glacé d'horreur et d'impuissance.

Ceux qui travaillent, pour faire de la philosophie, n'en sont, le plus souvent, que journaliers. La paresse en inspire les maîtres. « L'oisiveté est mère de la philosophie »* - Hobbes - « Leisure is the mother of philosophy ». Les actifs sont absorbés par l'utile immédiat, la philosophie commence par l'intérêt qu'on porte à l'inutile intemporel.

Jadis, être de trop dans le monde des hommes affairés poussait le poète à s'accrocher d'autant plus fermement au monde du rêve. Aujourd'hui, à l'image des fonctionnaires ou traders, le poète, lui aussi, ne réclame que sa part du gâteau économique. Le monde n'est plus qu'un plat village sédentarisé, sans déserts ni montagnes ni ermitages, sans brebis égarées.

Le confesseur, le philosophe, le poète savaient jadis ce que c'était que l'homme inconnu ; désormais, les statisticiens, que sont romanciers, médecins ou inspecteurs des impôts, nous enquiquinent avec l'homme connu, qui n'est que légèrement supérieur au cochon. « En tant que romancier, je me considère supérieur au saint, au scientifique, au philosophe, au poète, qui ne perçoivent jamais la bête en entier » - D.H.Lawrence - « Being a novelist, I consider myself superior to the saint, the scientist, the philosopher, and the poet, who never get the whole hog ». Cette bête ressemble de plus en plus au robot, intronisé dans des bureaux.

L’homme d’aujourd’hui se réduit à ses fonctions robotiques – l’apprentissage de formes, l’imitation d’actes, l’exécution de tâches. Jadis, on le représentait en tant qu'organes divins – le cœur, l’esprit, l’âme – dont, respectivement, passions, désespoirs, consolations furent la forme, et l’héroïsme, l’intelligence, la noblesse - le fond.

Aucun sot ne peut imiter l'intelligence de Valéry, aucun non-artiste ne peut atteindre l'intensité de Nietzsche, aucun non-styliste ne peut briller comme Cioran. Quand je vois des foules d'épigones, relevant de ces trois catégories d'incapables et reproduisant très précisément les démarches de Spinoza, Hegel ou Husserl, je perds toute envie de descendre dans leurs profondeurs (qui sont plutôt des cloaques) et je reste dans la hauteur de ma belle triade.

Depuis 500 ans on tenait bon, et voilà que de nouveaux barbares déferlent - par quelle brèche ? « Nos pères, pires que nos grands-pères, nous enfantèrent, les dépravés, qui donnerons vie à une progéniture de minables » - Horace - « Aetas parentum peior avis tulit nos nequiores, mox daturos progeniem vitiosorem ».

Jadis, la vie se déroulait entre la sobriété du sens et l'ivresse des sens ; la sobriété de la raison l'emporta, et une sobre concentration règne dans toutes les têtes, l'âme ayant crevé suite à la gueule de bois trop prolongée. J'envie le temps, où l'on pouvait dire cette chose invraisemblable : « L'homme moderne s'enivre des dissipations » - Valéry.

Faut-il mépriser l'eau, si l'on aime le vin ? Diaboliser l'argent, si l'on prône le partage et le don ? Ce qui est méprisable, c'est l'incapacité de s'enivrer et la mauvaise joie d'inégalité.

Les mêmes climatiseurs donnent vie aujourd'hui aux porcheries et aux bibliothèques ; le porteur de raison n'a plus aucune raison de toiser le porteur de jambon. « Celui qui partage le savoir avec ceux qui en sont indignes suspend des perles au cou des porcs » - le Coran.

Comment appeler ce qui reste de mes connaissances, si j’y retranche tout ce qui ne relève que du présent ? - l’être ? - ou bien l’Absolu, celui qui « est le plus noble, l’unification avec le présent étant la plus vile et abjecte » - Hegel - « das Edelste ist, wenn die Vereinigung mit der Zeit unedel und niederträchtig wäre » ?

De tous les temps, la barbarie s’annonçait par la domination de la matière sur la forme. La barbarie moderne a ceci de particulier, que la matière est de plus en plus abstraite et la forme – de plus en plus mécanique. La forme poétique, et donc abstraite, fiche le camp ; et la matière devient toujours plus virtuelle, mais avec une valeur d’échange grandissante.

Je regrette l’ennui de la mythologie de la raison, pratiquée il y a deux siècles, lorsque l’horreur de la sociologie de l’âme m’étouffe, aujourd’hui, dans ce siècle sans mythes ni âmes.

La vie aurait dû se résumer en quelques étincelles viscérales ; elle devrait être plus près de la zoo-logie que de la bio-graphie, puisque celle-ci se réduit au CV serein, à la suite de faits, d'actes, de dates, de documents. On s'éloigna du loup, de la chouette, du mouton, pour devenir proche parent du robot.

Mon soi inconnu, c’est mon intuition éthique, esthétique ou mystique ; mon soi connu, c’est mon talent particulier et mon savoir commun. Suivre mon soi signifie valoriser mon intuition grâce à mon talent. Mais pour le médiocre cela signifie exhiber son savoir, dont la banalité, courante ou future, lui échappe.

Certains portent le lien avec leur terre natale comme une peau de serpent, dont la mue les en sépare sans douleur et les métamorphose. D’autres, plus viscéraux, s’attachent à leur patrie par la musique (celle de la langue ou celle du regard sur la nature ou la culture). On abandonne la peau, on enrichit l’oreille.

La reconnaissance verticale – le talent, la noblesse, l’intelligence, remarqués par nos pairs. La reconnaissance horizontale, par le nombre, – le compte en banque, le poste universitaire, la bande de copains.

Rôle, scénario, produits – tel est le cadre robotique, commun aux betteraviers et philosophes (écoles, conférences, publications). Le poète n’a plus de place dans ces réseaux glaciaux ; l’esprit ne sait plus se muer en âme.

Comme aujourd’hui, les intellos ne furent remarqués que par une infime minorité, mais c’est que la majorité n’avait pas d’accès à la scène publique, tandis qu’aujourd’hui elle la domine. Le vrai drame est que nos intellos prêtent trop d’attention à la foule (même en la dénigrant) et finissent par tenir compte de ses avis et par en adopter les critères.

La civilisation : un paysage horizontal, où s’harmonisent forêts et parcs, falaises et plages, sommets et plaines, ancrés dans le quotidien. La culture : un climat vertical – fatalité d’origines, élan vers l’intemporel.

Ce n'est plus pour le Prince ni pour la foule que les artistules modernes créent, mais pour l'acheteur. Plus précisément, l'œuvre continue à s'adresser à l'élite, mais l'élite devint une foule de plus.

Ceux qui amplifient ou transforment, retirent du fracas des esprits affairés l’assourdissement et l’ahurissement ; avec mes filtres, je n’en retiens que le silence des âmes éteintes.

Les évolutions respectives de l’homme grégaire et du poète : destin, combat, algorithmes – festins, ébats, rythmes.

La médiocrité, c’est l’homme problématique – du genre moutonnier ; il est de plus en plus dominé par l’horreur froide de l’homme des solutions – du genre robotique. L’orphelin, c’est le genre poétique – l’homme du mystère.

Jamais la culture n’eut tant d’adeptes, mais la reconnaissance par le nombre étant devenue une maladie de tous, y compris des intellos, on hurle à la tragédie de la culture, puisque le footballeur, le chanteur, l’amuseur public a une audience plus vaste. Hélas, la culture du salon n’existe plus.

Défiée par l’Asie moutonnière, contaminée par l’Amérique robotique, l’Europe perd son essence, qui fut son âme ; cette âme en agonie, mais écœurée par ces deux monstres d’inculture, cette âme se mue en esprit calculateur.

On hérite des horizons des fins, on invente des firmaments des commencements. Dans les beaux débuts, il y a forcément de l’héritage éthique, esthétique, mystique : regards sur la femme, pressentiments du beau, place et heure des larmes, mais l’aspect tribal – nation, clan, famille - ne doit pas dominer en hauteur.

Avec la propagation de l’horizontalité des goûts, des regards, des élans, aucune altérité enthousiasmante n’est plus possible, on est dans l’Un, multiplié à l’infini. Qui comprendrait aujourd’hui Levinas : « Autrui surgit dans la dimension de la hauteur ».

Dans la Sainte Trinité, chaque personne semble pouvoir se passer de ses deux collègues, sans la moindre gêne ; la sainte trinité humaine – l’esprit, l’âme, le cœur – possède la même indépendance, à en juger d’après la congélation des cœurs et l’extinction des âmes, - l’esprit robotique survivant, proclamé éternel (Hegel et Husserl), n’est saisi d’aucune angoisse existentielle.

Ils s’indignent des actes ou des états de fait, tandis que c’est aux rêves éteints et aux états d’âme atavique que nous devrions adresser les plus horrifiées de nos appréhensions.

L’homme se manifeste sur trois plans : l’être, le paraître, le connaître. Tant qu’il garde une sobriété mécanique, il remplit ces plans, respectivement, d’actions, de reconnaissances, de mémoire. En mode organique, en pulsions donc, ces plans vivent du Bien profond initiatique, du haut Beau intermédiaire, du vaste Vrai final - la honte, le bonheur, le désespoir.

Jadis, pour survivre, l’homme fut obligé de surmonter la famine, la tyrannie, la maladie, et donc de manifester son propre caractère ou sa propre résilience ; aujourd’hui, il se contente d’une totale fusion de son soi inarticulé, indifférent et atavique avec ses réseaux sociaux. « La technique atteindra un tel niveau de perfection, que l’homme pourra se passer de lui-même » - S.Lec.

Dans tout homme cohabitent la bête sociale et l’ange individuel, des impuretés consensuelles et une pureté inimitable, des horizons de besoins et des firmaments de contraintes, l’esprit unificateur et l’âme solitaire.

La mécanisation des esprits toucha, chronologiquement, l’image et le mot, avant de s’attaquer à la musique, sa dernière victime. La prémonition visionnaire de A.Suarès : « Il arrive à l’homme de ne plus penser que selon les images toutes faites d’un écran » - s’applique, aujourd’hui, aux mots et aux mélodies. C’est sur l’écran impassible que viennent mourir les anciens élans et métaphores.

Ils vouent le surhomme à l’avenir et imaginent des chemins ou des ponts qui y mènent, tandis que, de toute évidence, il réside au passé, au milieu des impasses et des ruines, en compagnie du poète-pleureur ; l’avenir appartient au robot, dans son bureau, son hôtel, son aéroport, en compagnie de son banquier, son client, son agent.

En lisant un bon philosophe d’antan, je dis : voici l’homme de la montagne, de la forêt, du désert, de l’océan, de la cellule ; avec les modernes, je les vois en tant que des nœuds anonymes d’un circuit neuronal, académique, éditorial, aux fonctions, genres, volumes, sujets préprogrammés. Climats personnels ou paysages communs.

Un grand-homme, privé de bons fauteuils, d’estrades ou de galons, reste invisible aux spectateurs des assemblées, des défilés ou des batailles. Et, à toutes les époques, il y a le même taux de chenapans et de grands-hommes ; leur visibilité est question d’accès à la scène publique, qu’usurpe, désormais, le chenapan.

Humaniste est celui qui réconcilie la raison et la foi, l’esprit et l’âme, la dignité et l’humilité, la lutte et la consolation ; anti-humaniste est celui qui les fusionne.

L’humanisme prêchait un homme, capable de compassion, de rêve, de beauté ; aujourd’hui, on apprécie la cohérence, le financement, l’écologie – ces traits du robot, régnant déjà dans tant de têtes déshumanisées.

Les échelles biologique, sociale ou intellectuelle, dans l’évaluation d’un homme, sont totalement disjointes. D’après la première il est miracle ; suivant la deuxième il est mouton ou robot ; selon la troisième il est créateur ou imitateur. Et la formule tolstoïenne : « L’homme est une fraction : le numérateur est ce qu’il est et le dénominateur – ce qu’il en pense » - « Человек есть дробь, у которой числитель есть то, что человек собой представляет, и знаменатель то, что он о себе думает » ne s’applique qu’à la deuxième dimension. Ni divisions ni multiplications, ni l’extrême fierté ni l’extrême humilité, ne peuvent troubler l’identité du créateur avec sa création.

La classe intitulée les Inclassables (autoproclamés) compte la population la plus dense ; grâce au polymorphisme, on accède à ses instances (joliment appelées contractions par le Cusain) à partir des robots (mechanici) ou des moutons.

Décadence de l’arbre : les radicaux ignorant les racines, les juteux dont n’émane aucune sève, les florissants dédaignant les fleurs, les fructueux se contentant de fruits mécaniques, les ombrageux incapables de projeter de belles ombres.

Un beau cœur tressaille dans les abîmes ; une belle âme palpite dans les nues ; un esprit d’inertie et d’action se vautre dans la platitude.

Les hommes commencèrent par concevoir des finalités, ensuite ils apprirent à spécifier des outils, des matières, des fonctions, des acteurs, bref des algorithmes permettant d’avancer vers ces finalités. Mieux rodés sont ces algorithmes, moins on a besoin de se souvenir des finalités. « La vie se construit, comme les nouvelles technologies, elle-même algorithmique et sans finalité » - M.Serres. Les artistes sont adversaires des algorithmes ; ils se consacrent aux commencements.

Ceux qui, depuis la Révolution française, dominaient la culture européenne se définissent en fonction de leurs manques : faute de moyens – les progressistes, vide des fins – les absurdistes, béance des commencements – les présentistes. Les premiers visaient les horizons collectifs, les deuxièmes – les profondeurs personnelles, les troisièmes – la platitude sous leurs pieds. Tous – aigris, respirant l’air du temps et s’en inspirant, et, tout compte fait, - enfants de la nature. L’homme de culture se tourne vers les grands hommes, tous morts, tous au passé, tous familiers des mêmes firmaments détachés du temps. Son talent le dote de moyens, son intelligence lui souffle les buts, sa noblesse lui dicte les commencements. Et c’est la noblesse qui fait le plus défaut, aujourd’hui.

Nous avons deux lignes d’ascendance, la profonde – la paternelle, et la haute – la maternelle. C’est celle-ci qui est la plus déterminante. « Tu es l’enfant de ton siècle. À toi de choisir avec qui il te concevra »** - S.Lec.

Ceux qui, en dévisageant l’avenir, misent sur le progrès sont bêtes, mais ceux qui y décèlent des abîmes et des dégénérescences le sont tout autant. L’avenir, et déjà, en partie, le présent nagent dans une platitude insubmersible.

L’évolution de la vision de l’homme : Hobbes y aperçut la bête, Pascal lui enjoignit l’ange, Rousseau privilégia l’ange, Dostoïevsky accepta la cohabitation de l’ange et de la bête. Les hommes ne lisent plus les poètes, ils ne font que calculer – l’homme, pour eux, ne sera ni angélique ni démoniaque, mais robotique.

Suivre ses clairs intérêts, maîtriser ses passions – telle est l’attitude de la multitude, aujourd’hui ; mais ce sont, respectivement, les définitions même du mouton et du robot, qui acquièrent, ainsi, leur misérable liberté, nette et froide.

Le mouton est dans l’inertie, et le robot – dans la routine. Leurs tâches, imposées ou programmées, visent l’utile collectif. L’homme, en paraphrasant Sartre, est dans le commencement nihiliste, c’est-à-dire personnel, des passions inutiles.

Une nation, comme un homme, est un arbre et non pas une forêt. C’est une unification des arbres individuels, et non pas leur union, qui forme l’arbre national, riche en feuilles d’inconnues.

Ce n’est plus le paradigme de théâtre mais celui de Bourse qui conviendrait le mieux, pour situer la scène du monde. Ce fut le spectacle de déraison qui provoquait jadis la révolte des hommes ; aujourd’hui, ce qui réveille la mienne, c’est l'application mécanique d’une raison calculatrice. Trop de raison, trop de sens, trop de normes, au détriment d’un rêve agonisant.

La vie de quelques élus est consacrée à la prospection de problèmes, dont la solution remplit la vie de l’immense majorité des non-créatifs. Et la vie d’une poignée de marginaux reste, pour leur conscience, un mystère.

L’homme civilisé tient solennellement à la différence entre le turbot et le hareng, le fauteuil Louis XIII et la chaise Ikea, le jardin à la française ou à l’anglaise. L’homme cultivé, souvent affamé, souvent couché, souvent tenant à un seul arbre, - les égalise ironiquement.

Qui fut le concurrent d’un poète ? - un autre poète. Aujourd’hui, c’est un footballeur, un manager, un journaliste. Et l’on sait, que la grossièreté sortira toujours vainqueur d’un combat, même très loyal, contre la délicatesse. Mais ne pas accepter le défi exclut le poète du champ de vision ; et la scène publique, la seule visible, est usurpée par le goujat.

Dans les leçons d’Histoire on suivait jadis les pas de la musique : dans les poèmes, dans les passions. Aujourd’hui, on suit l’histoire des circuits commerciaux ou des avancées technologiques. Dans la mémoire des hommes, Watt finira par supplanter Homère, et la route de la soie – le chemin de Golgotha. Le Temps ne connaît plus que les horizons, il oublia les firmaments.

Les porteurs de platitudes affirment donner la voix à leurs grandes profondeurs ; ceux qui sont habités par la hauteur affleurent leur surface, tournée vers le ciel, pour échapper à leur profondeur, trop proche de la terre. C’est à ceux-ci que s’adresse R.Char : « Émerge, autant que possible, à ta propre surface ».

Chez les hommes, la chronologie de la disparition du rêve : le mépris pour le miracle impossible, l’indifférence pour l’idéal imprévisible, le rodage de l’algorithme satisfaisant.

Jadis, le soi de la foule s’inspirait du soi de l’homme sauvage ; aujourd’hui, c’est le soi de l’homme qui n’est qu’une copie du soi de la foule policée. Jamais l’appel à être soi-même ne produisait autant de conformistes.

La vie moderne se réduit aux enchaînements routiniers, mécaniques, où l’essor ne trouve plus de place ; et l’essor est synonyme de commencement, aussi bien dans l’art que dans le rêve, et, pour l’intelligence chinoise, est le fondement même d’une vie de sage. La sagesse serait-elle en train de rejoindre l’art et le rêve dans leur convoi funèbre ?

Ils énumèrent des imperfections, ratages, horreurs du monde (une tâche à portée de tout sot) et concluent à son absurdité et conjurent l’âme indignée à se substituer à l’esprit, complice du pire. Ce qui s’appelle – vivre de faits, qui, pourtant, ne sont qu’une bibliothèque de signaux, nullement opposée à la sensibilité, qui, elle, sait transformer les yeux du réel en regards de l’imaginaire.

Dans leur regard sur le devenir, que ce soit au passé ou au futur, les hommes privilégient ce qui évolue, change, disparaît ; l’obsession primitive par le changement devint universelle. L’œil sensible, au contraire, s’adonne à chercher surtout des invariants, et la création artistique, qui s’en inspire, aboutit à la reconnaissance du retour éternel du même dans tout ce qui est digne d’être immortalisé, c’est-à-dire peint ou chanté.

Dans ce monde, le brouhaha commun rend inaudible toute musique ; aucune Caverne n’échappe plus à l’éclairage permanent de la rue. Mais les repus interchangeables, sûrs d’avoir leur mot à dire et leur lumière à propager, se lamentent : « Le silence et les ténèbres s’étendent » - G.Bataille.

Dieu n’est intéressant que par ce qu’Il imagina au Commencement ; s’Il est mort, l’homme-créateur devrait se vouer aux commencements humains ; la matière et l’esprit étant déjà suffisamment dessinés par Dieu, il nous restent le cœur et l’âme, le Bien et la Beauté. Si l’on n’est pas créateur, on peut se lamenter : « Les dieux, les démons, les génies étant morts, le monde se laissa submerger par des commencements » - Chestov - « Боги и демоны и гении умерли — мир заселился началами » - j’avoue n’apercevoir aucun déluge, c’est la sécheresse qui nous inonde.

Quand j’entends les incantations d’un homme sur transformation, perfectionnement, approfondissement et même rehaussement de sa vie, je sais que la hauteur lui restera inaccessible, puisque la hauteur est l’attachement à l’immuable, l’intemporel, l’inarticulable. Le changement est l’obsession des stériles.

Sur la terre complice d’Antée découvrir le feu rebelle de Prométhée, pour s’élever dans l’air grisant d’Icare, sombrer dans l’eau moqueuse de Noé, rendre riche en résurrections la terre noire de Thanatos – l’éternel retour héraclitéen.

Sans interventions de la société, que deviendrait l’homme de la nature ? - pour les rousseauïstes – un ange, et pour les fatalistes – une bête. Mais la cité y veille ; ces espèces s’éteignent, pour laisser la place aux moutons-contribuables et aux robots-exécutables.

C’est l’extinction des âmes qui explique l’absence des grands sentiments. Les corps ne communiquent plus qu’avec les esprits ; les minables tracas corporels s’allient avec la médiocrité spirituelle, tandis que, jadis, « toute jouissance et toute souffrance clouaient l’âme au corps » - Platon.

L’essence de l’homme a deux facettes - la poétique et la mécanique ; et son existence présente deux facettes réciproques : la création ou l’action. La seconde rapproche l’homme du mouton ou du robot et devrait être occultée.

Ce n’est plus le théâtre, mais le bureau, qui est le paradigme dominant, dans la vie de l’homme. Finis, les personnages, avec des rôles multiples, joués par l’esprit, le corps, le cœur ou l’âme du même homme ; désormais, l’homme est une personne unidimensionnelle (au masque unique), exécutant un algorithme ou suivant les règles, prédéfinis pour sa cervelle ou ses muscles. La seule dramaturgie, aujourd’hui, c’est l’économie.

Le progrès irrémédiable des hommes consiste en pénétration, dans leur vie, pénétration de plus en plus profonde des gestes mécaniques, des habitudes, en économie, en réflexions, en sentiments. La mort de la poésie accélère cette funeste procession. « Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance » - Saint-John Perse.

Nous assistons à l’échange de rôles entre existence et essence. Jadis, on associait à la première - l’objectivation et la liberté, et à la seconde – l’affirmation et la nécessité. Aujourd’hui, l’existence, c’est une objectivation moutonnière et une nécessité robotique, tandis que l’essence devient une affirmation inventée et une liberté créatrice.

Face à ce monde, le non emphatique est trop commun et le oui serein – trop bête ; le non serein est juste et le oui emphatique – noble !

Sur la hiérarchie des thèmes, qui cadrent notre vie : dans neuf cas sur dix, le conformisme est justifié. Il reste le cas, où il est question des commencements individuels, de la solitude, du rêve, du goût ; et c’est la-dessus que se fonde l’exact opposé du conformisme – le nihilisme, qui est le narcissisme de l’aristocrate ou du créateur. Mais un nihilisme systématique est pire qu’un conformisme autocritique.

Le regard sur ce qui reste le même, se présente comme un retour (tout ramener au commencement individuel, ce qui témoigne de notre nomadisme européen) ou une oscillation-alternance (égaliser les oppositions d’apparence, une chinoiserie routinière, moutonnière et sédentaire).

L’art, c’est du spectacle, et la vie, c’est de la réalité. On peut dire, qu’aujourd’hui, pour la première fois depuis la préhistoire la réalité dépasse le spectacle par sa place dans nos pensées ou émotions. Tout y est atrocement réel, rationnel, utile. À qui la faute ? Aux dramaturges ? Aux metteurs en scène ? Aux acteurs ? M’est avis, que c’est plutôt la faute architecturale, effaçant la rampe entre la scène et le parterre, ou, plus précisément, plaçant la scène au milieu des rues, des bureaux, des forums, où un troupeau homogène s’arroge le droit de jeu, de parole, d’éclairage, de décor et de critique.

Dans le domaine social, matérialiste, tout est robotisable ; dans le domaine intellectuel, idéaliste, tout est divin, puisque humain. Les adeptes du premier cherchent à comprendre la vérité – tâche du futur robot ; ceux du second veulent juger selon les valeurs, tâche artistique et narcissique.

Le nombre des contemporains, admirateurs des belles plumes, est le même, aujourd’hui, qu’aux époques d’Homère, de Shakespeare, de Nietzsche, de Valéry. C’est le nombre des candidats et, surtout, les critères d’excellence qui changèrent : le marchand, le footballeur, le chanteur, le journaliste évincèrent le poète, le philosophe, l’intellectuel.

Depuis trois mille ans, l’art, c’est-à-dire les mythes, les styles, les tempéraments, marquait tous les siècles par ses rêves d’au-delà individualistes, au milieu des horreurs, des folies, des perfidies bien réelles. Aujourd’hui, au milieu de l’honnêteté, de la pruderie, de la tolérance, tous les poètes, philosophes, romanciers m’enquiquinent avec le fait divers ou le jargon clanique, qui animent leurs bavardages anonymes et interchangeables. Aucun nom digne à mettre sur l’épitaphe : je vécus au siècle de ….

Tout, dans le monde moderne, déborde de (bon) sens, mais les déclinistes voient partout une montée de l'insignifiance, sans même remarquer la chute des âmes, qui, jadis, défiaient le bon sens.

L’enfer qui ne terrorise plus, le paradis qui n’électrise plus – l’une des raisons de la platitude, qui se substitua aux gouffres et aux cieux.

L’Histoire n’est qu’un dictionnaire décoratif et décousu de nos discours ampoulés et irresponsables. « Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout »** - Valéry. Tout ce qu’il y a de valable en littérature se passe de noms propres et de dates.

Le sens de l’existence humaine serait la fidélité à la hiérarchie des trois facettes vitales, hiérarchie que se fixe dès la plus tendre enfance entre agir, comprendre et rêver. Mon hiérarchie à moi fut, par ordre décroissant d’importance, – rêver, comprendre, agir.

L’âme est peut-être ce qui me permet de croire en mon soi inconnu ; et la robotisation de l’homme découle bien de l’extinction des âmes et donc de l’oubli du soi inconnu et de la seule présence du soi connu, du commun. Qui choisissent-ils, lorsqu’ils se choisissent eux-mêmes ? « En me choisissant, je choisis l’homme » - Sartre – aujourd’hui, ce choix pointe certainement le robot.

Les choses les plus fascinantes - l’univers, la vie, l’esprit - furent créées ex nihilo. Certains tentèrent d’imiter ce prodige : « Tu feras de l’âme, qui n’existe pas, un homme meilleur qu’elle » - R.Char – le créateur, rejoignant le penseur et l’amoureux, pour former une triade de rêve.

L’homme, au naturel, ressemblerait au loup, au paon, à la macaque, sans les dépasser d’une manière significative. Dieu se chargea de créer la merveille de la nature ; à l’homme – de s’occuper de la merveille de la culture, de la création humaine.

Les jeux du XXI-me siècle sont d’un atroce sérieux, nous plongeant encore davantage dans la grisaille de la réalité. « Le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité » - Freud - « Der Gegensatz zu Spiel ist nicht Ernst, sondern - Wirklichkeit ».

Le terme de destin a peut-être un sens pour ceux qui créent leurs propres commencements et y voient même une finalité ; ce retour éternel s’appellerait fatalité. Mais dans le monde moutonnier, « plus de disparition fatale, mais une dispersion fractale »** - J.Baudrillard.

La décadence commence par la domination du sens de l’existence sur la musique de l’essence ; et ceci se produit aussi bien dans la culture que dans les passions et les goûts. La tragédie grecque – l’affirmation du sens ; Bach – l’équilibre entre le sens et la musique ; Mozart et Beethoven – la domination de la musique ; Wagner – le retour vers le sens. Le sens incontrôlable étouffe nos fibres divines et se dévoue aux fils robotiques.

La robotisation de l’homme : une mutation de l’homme du désir en homme du besoin.

Avec l’anglicisation du monde, on gagne bien en savoir et en pouvoir ce qu'on y perd en vouloir et, surtout, en valoir. On a le savoir, on n'a plus le désir ; désavoués, Platon qui désire savoir, moi qui sais désirer. Et Borgès se trompe de diagnostic : « Au fil des ans, nous sommes passé du français à l'anglais et de l'anglais - à l'ignorance » - « Con el decurso de los años pasamos del francés al inglés y del inglés a la ignorancia ».

Dans l’homme, il y a cinq sujets : le rêvant, l’agissant, l’imitant, le calculant, le connaissant, qui, dans l’Histoire, forment des alliances, pour dominer : le règne de la culture, c’est l’alliance du rêvant et du connaissant ; celui de la civilisation - l’alliance du calculant et de l’agissant. L’imitant en assure l’entente et la puissance.

L’homme, à partir d’un lien syntaxique imposé (sa naissance, résumant son essence, avec des organes innés du Bien, du Beau, du Vrai), devient créateur de liens sémantiques, répartis entre le vouloir, le pouvoir, le devoir, le savoir. Cette création s’appelle existence. L’existence, en accord avec l’essence, forme les seuls deux sujets, dignes d’une spéculation philosophique, – le besoin de consolation (ou le goût de la caresse, les deux - opposés à la possession) et la richesse (opposée à l’algorithme) du langage.

Le sujet (moral ou juridique) est un objet, muni d’un vouloir, d’un pouvoir, d’un devoir, d’un savoir. Toutes ces compétences se transfèrent, inéluctablement, vers les machines, et le robot, bientôt, recevra le grade de sujet.

Mon acquiescement enthousiaste s’adresse à la sublime œuvre divine et nullement - aux institutions humaines. Mais ce Oui extatique condamne à la solitude, tandis que toutes les révoltes sociales rameutent aujourd’hui des tas d’aigris, d’incompris, de laissés pour compte. « Toute révolte ne précipite-t-elle pas l’homme dans un isolement sans issue ? »* - Marx - « Brechen nicht alle Aufstände in der heillosen Isolierung des Menschen aus ? »- où il faut remplacer toute par une bonne.

Il y a un nombre fini de chemins pour les pieds ; peu importe lequel tu en empruntes, pourvu que, au lieu d’y marcher, tu y danses. Et il y a un nombre infini de chemins pour ton propre regard, et que trace ta création ; ne pas emprunter les chemins des autres, y est capital. « Il y a des gens si pleins de sens commun, qu’il ne leur en reste pas le moindre écart, pour leur sens propre »** - Unamuno - « Hay personas que están tan llenas de sentido común que no les queda la más mínima grieta para su propio sentido ».

L’homme post-industriel, devenu le calcul utile, est une fatale mutation de la passion inutile, que fut l’homme spirituel (Sartre).

Selon Spinoza, c’est dans les débits de boissons, dans les maisons de haute couture et dans les stades qu’on constate le mieux le déferlement de la sagesse : « Il appartient à l’homme sage d’utiliser des boissons, la parure, le sport » - « Sapientis est potu se reficere et ornatu, ludis exercitatoriis ».

Chronologiquement, l’homme commença par rêver, bifurqua vers le croire, enchaîna par le penser, pour aboutir à l’agir seul. De l’ange au robot.

Jadis, pour bien penser on pouvait se passer de savoir ; aujourd’hui, pour bien savoir il faut renoncer à penser.

La peur de tomber les rendit inaptes à la danse, fit baisser les regards et oublier l’existence des ailes.

Il n’y a pas de catégories objectives qui classeraient les hommes selon leurs capacités intellectuelles ; chacun les réinvente, et un créateur peut imaginer plus de classes de solitaires qu’un conformiste – de classes moutonnières. Et Pasternak : « L’appartenance à un type d’hommes est la fin de l’homme » - « Принадлежность к типу есть конец человека » - ne le comprend pas.

Une fois proclamé mort, Dieu a d’innombrables échappatoires, pour ressusciter, ce qui n’est pas le cas de l’art, dont la mort paraît être définitive et constitue le côté le plus original de notre époque. Le constat clinique se confirme par ce symptôme infaillible – les voix des derniers artistes devinrent inaudibles, dans le brouhaha des chœurs mécaniques.

Même les loisirs sont aujourd’hui mécanisés ; quelle chance eut l’humanité, qui, avant de découvrir les charmes du labeur, se livra aux jeux du charmeur ! « La fainéantise et le farniente permirent l’émergence de l’Homo poeticus, sans lequel le sapiens n’aurait plus évolué »** - Nabokov - « A lolling and loafing which allowed the formation of Homo poeticus - without which sapiens could not have been evolved ».

L’ennui accable ceux qui ne trouvent plus dans le monde ni des mystères à vénérer ni des problèmes à admirer, c’est-à-dire quand on est désespérément bête.

La Culture consiste à décrire (par la science) ou à chanter (par la poésie) la Nature. Deux erreurs à éviter : un scientifique, sans belle voix, tentant de chanter ; un poète, sans bonnes connaissances, tentant de décrire.

Les surréalistes cherchèrent à réconcilier et à fusionner le rêve avec la réalité. En effet, sans le rêve, toute réalité n'est que sous-réalité. On comprend, que ce n'est pas un sous-rêve, en définitive, qui survécut à la mort du rêve et au triomphe de la réalité.

Les hommes comprirent que vivre dans la limite est périlleux et adoptèrent l'approximation : l'infini temporel évincé par le fini spatial.

Parmi les défaites de l'homme, la perte la plus fatale est celle de sa divinité (que d'autres appelèrent mort de Dieu). Tant que le prêtre, clérical ou laïc, s'adressait aux fantômes invisibles, le paroissien pouvait se persuader de leur présence virtuelle ; mais depuis qu'il ne harangue que le contribuable, aucun voile, aucun écran ne reflètent plus aucun mystère - une sobre réalité a tout envahi.

Les écrits de toutes les célébrités littéraires s’adressent, aujourd’hui, à l’homme de la rue et se font imprimer pour chatouiller les amours-propres des auteurs et pour en améliorer le pouvoir d’achat. Plus d’auteurs d’élite, qui diraient : « Écris pour nous et publie pour la populace » - Pouchkine - « Ты пишешь для нас, а печатаешь для черни ».

Le bon côté de la robotisation actuelle : la vie devient soporifique, ce qui favorise la naissance du rêve. « La vie n’est que sommeil ! Et les révélations – la veille ! » - Pasternak - « Как усыпительна жизнь! Как откровенья бессонны! ».

Le non-conformisme ne se commande pas ; il ne peut être qu’inné.

Aujourd'hui, pour abattre une idole, ils s'en prennent à ses pieds, un croc-en-jambe étant un outil admis de déboulonnage. Jadis, il fallait viser plus haut - la bouche (Socrate ou Lucrèce), la main (Cléopâtre), la poitrine (Cicéron ou Caton), le poignet (Sénèque ou Pétrone), le cou (Boèce) - et le tranchant métaphorique de l'outil était moins conventionnel : la cigüe, le serpent, le glaive, le poignard, le garrot.

Quand tu portes en toi une musique individuelle, te mêler au bruit de la foule est anodin, sans conséquences, si tu restes attentif à tes propres rythmes ; mais suivre l’élite offusquera celle-ci et brouillera tes mélodies. Pétrarque a tort : « Suivez les rares et non les vulgaires » - « Seguite i pochi e non la volgare gente » - heureusement en hauteur il n’y pas d’attroupements, même élitistes.

L'arbre du monde perd ses variables (de passions, de rêves, de sacrifices) et se fige dans des constantes collectives (d'intérêts, de sens, d'algorithmes) ; l'arbre organique devient structure mécanique. Dans ce monde robotique pullule la pensée collective et disparaît le sentiment individuel.

Non seulement le hard informatique dépasse déjà notre cerveau en puissance et en intelligence du calcul (le parallélisme d'exécution des arbres décisionnels, dont nous sommes incapables), mais le soft, lui aussi, commence à nous humilier et en profondeur des représentations et en rigueur des interprétations. Ah, si cette infériorité pouvait nous détourner de la voie de robotisation, dans laquelle nous sommes pitoyablement engagés, et nous remettre à notre vocation première – la poésie !

Nous sommes un quadriparti : trois facettes humaines – l’homme, le sous-homme, les hommes – et une facette divine – le surhomme. Dans mon jargon, ce sont le soi connu et le soi inconnu – la vie transparente et le rêve obscur. Nietzsche va dans le même sens, il nous accorde deux facettes : l’homme et le surhomme.

De la verticalité des mystères divins et de l’horizontalité de leurs problèmes ou solutions : tout homme porte les belles ténèbres de l’intemporel, de l’inconnaissable, de l’inexistant, mais il préfère la grisâtre lumière du présent des choses communes. Et ce n’est pas du goujat que je parle, mais bien de l’élite.

Dans le commerce de l'écrit, les pièces d'or n'ont plus cours. Cette monnaie étant rare, on stipendie les feuilles préfabriquées logorrhéennes par le troc des billets, avec des zéros à l'infini.

Dans ce monde, il y a de pus en plus de justice et de vérité ; c’est la poésie qui s’en va. « Hors de la poésie, entre notre regard et le champ parcouru, le monde est nul » - R.Char. Le regard, toujours recommencé, est tout, et tout parcours est nul !

Pour le robot moderne, qu’il soit ingénieur, garagiste ou philosophe, la vie, c’est la formulation, la démonstration et l’application des vérités – tout le contraire de ce qu’on appelait jadis vitalisme. Je finis par opposer à cette vie mécanique – le rêve poétique : formules en tant que forme, démonstrations en tant que musique, applications en tant qu’élan. Foin des vérités cadavériques – pour des états d’âme mélancoliques.

Depuis trois millénaires, l’artiste affichait sa musique et sa solitude. Aujourd’hui, « il y a quelque chose d’horriblement faux dans cette culture, enivrée par le bruit et le grégarisme »** - G.Steiner - « there is something terribly wrong with a culture inebriated by noise and gregariousness ». Moi, je n’y vois qu’une sordide sobriété, une sordide vérité et un sordide bruit, celui du présent gluant.

L'art a définitivement renoncé à son statut sacré et s'est soumis à la loi profane. L'économie tout-puissante profana les couleurs, mélodies et pensées ; le performant évinça le compétent ; le visuel se moqua de l'invisible ; le verdict statistique se substitua aux jurys artistiques ; la rue remplaça la scène. Mais, moyennant ces greffes, prothèses et outillages, la survie est assurée, même si l'identité du personnage le place désormais dans la famille des artisans, robots ou domestiques. Et qui parle de résurrection ou d'insurrection ne songe ni aux croix ni aux barricades, mais aux investisseurs audacieux.

Une civilisation des messageries, égalisant tous les messages, - notre époque, le relativisme intégral. Seules y comptent les étiquettes digitalisées.

Jadis, le poète tenait à sa réputation de meneur des initiés, à sa mystagogie ; aujourd'hui, comme tout le monde, il veut accompagner la marche du peuple, il pratique la déma-gogie. De la poésie chantante il glissa vers la poïesis marchante – vers l'action.

La seule véritable philosophie est chrétienne et européenne, puisqu'elle est la seule à savoir mettre au centre la pitié et le langage.

Je reconnais notre espèce commune chez les Pygmées, les Tchouktches ou Touaregs, mais la seule nation où il ne reste plus presque rien d’humain, ce sont les Yankees robotisés : « Yankiser, c’est singer l’homme, quand on est automate » - A.Suarès.

Notre époque : la science ignorant la conscience (hypertrophie des esprits et déperdition des âmes), la disparition des commencements personnels au profit des enchaînements collectifs, les prises mécaniques de décisions vitales. « On touche au noir matin de la matière, au triomphe de l’automate, à la barbarie savante »* - A.Suarès.

Depuis le Haut Moyen-Âge, l’évolution des choses se produisait, à peu près, à la même vitesse. Notre époque n’y a rien d’original. Mais, depuis deux mille ans, les choses projetaient deux sortes d’ombres sur nos idées ou sur nos actes, puisque deux sortes de lumière furent reconnues par tous – notre savoir et notre rêve. C’est dans l’extinction des étoiles et dans l’unicité des ombres pratiques que réside l’originalité de notre temps unidimensionnel.

Dans l’art, dans la galanterie, dans le doute ou dans les certitudes, on voulait, surtout, émouvoir ; aujourd’hui, on ne cherche qu’à exciter. « La clarté est bonne pour convaincre, mais elle ne vaut rien pour émouvoir. Soyez ténébreux ! » - Diderot. Comparez avec la transparence incolore, inodore, indolore des agités moutonniers modernes !

Un nationalisme réfléchi, en littérature comme en politique, est toujours abjecte ; seul un nationalisme pulsionnel est pardonnable (Hölderlin, dont les firmaments anxieux me sont chers, ou bien Dostoievsky, chez qui tout n’est que pulsion). Un cosmopolitisme n’est bon que réfléchi, surtout chez les polyglottes (Nabokov ou G.Steiner, deux auteurs, dont les horizons me sont les plus proches) ; pulsionnel, chez les monoglottes, il ne traduit qu’un artifice de l’âme et une froideur de l’esprit.

En quoi le poète et le mathématicien se distinguent des autres hommes ? Surtout, dans le fait, que les mots de ceux-ci visent directement la platitude des choses, tandis que les symboles de ceux-là s’attachent aux représentations, où règnent la séduction ou la déduction, la hauteur ou la profondeur, la liberté du particulier ou l’harmonie de l’universel, le rythme d’une âme ou la mélodie d’un esprit. L’éternité sidérale écoute les créateurs ; le présent banal accueille les producteurs.

Dans l’absence des âmes, les passions profondes finirent par se solidariser avec des passions basses, dont est capable n’importe quel esprit, qu’il soit fort ou faible. L’âme forte, ou l’âme tout court, n’aspire qu’à la hauteur de tout ce qui est pensé ou senti. « L’âme forte est dominée par quelque passion altière »* - Vauvenargues.

La scène publique est le concept central, pour comprendre en quoi notre époque est différente des autres ; jadis, seuls des généraux ou des poètes occupaient les planches, ceux, qui ne savaient commander ni les troupes ni les tropes, se terrant dans un anonymat ; aujourd'hui, la scène est envahie par la horde, dont le symbole s'incarna en vedettariat de la grisaille. Mais jamais on n'eut autant d'écrivains et même autant de lecteurs, seulement très loin de la rampe.

Réfugié à Stanford, un philosophe français, pour prouver la suprématie de la culture américaine sur la barbarie française, cite l'organisation des services de chariots dans les aéroports, le comportement des automobilistes aux carrefours, le règlement d'achats aux caisses de supermarchés. Et le Citations' Index est aussi probant. Le nom du barbare moderne est connu - robot.

Tant que la réalité des hommes restait chaotique, horrible ou incompréhensible, l'intérêt que lui portait un homme d'esprit fut légitime. Mais aujourd'hui, où cette réalité devint unidimensionnelle, robotisée et transparente, on devrait lui tourner le dos et ne peindre que la puissance d'artiste, puissance intériorisée et mise en musique, d'où serait bannie la réalité mécanique et insipide.

Notre époque : l'impossibilité de chutes, l'improbabilité d'envolées ; rien d'excessif ni de saillant, la sécurité de la basse platitude.

Ce n'est ni l'action (G.Le Bon), ni la révolte (Ortega y Gasset) ni la folie (H.Broch) des masses qui nous cernent aujourd'hui, mais leurs transactions et calculs, inertiels, paisibles et raisonnables. Et toutes les élites en sont solidaires, les seules frontières, encore en place, étant horizontales ; plus de douaniers de goût ni de barrières de dégoût ; le ciel, abandonné de regards, pleure le souvenir de l'action de Dieu, de la révolte de l'ange et de la folie du héros.

Dans la robotisation générale, le seul genre littéraire qui survivra sera probablement celui des scénarios (ou des schèmes kantiens). L'écran sera élevé au titre de support exclusif de rêves ! Aux projecteurs mécaniques - des rêveurs mécaniques ! La bonne littérature, comme la mauvaise, commence bien par l'extinction de lumières ; ensuite, la mauvaise enclenche l'action et la bonne - la génuflexion ou, au moins, la réflexion.

La robotisation des âmes n'a rien à voir avec une mathématisation des savoirs. Peintres et géomètres sont frappés aujourd'hui par la même inculture et au même degré.

La jeunesse est haute, par inconscience ; la vieillesse est basse, par trop de conscience. « L’insecte : de la larve vers le papillon ; l’homme : du papillon à la larve »** - Tchékhov - « У насекомых из гусеницы получается бабочка, а у людей наоборот: из бабочки гусеница ».

Deux jugements te résument en tant qu’homme : ce que tes yeux (c’est-à-dire ton esprit) constatèrent dans le monde, et ce que ton regard (c’est-à-dire ton âme) inventa en toi-même. Et chacun de ces jugements porte, nécessairement, l’influence de chacune de tes quatre hypostases : l’homme (l’espèce), le sous-homme (la faiblesse), le surhomme (le rêve), les hommes (la masse). L’espèce devrait dominer dans le travail de tes yeux ; le rêve et l’humilité – dans la création de ton regard. Devant tes yeux, la masse est plutôt sympathique ; elle est répugnante – en tant que guide de ton regard.

L'homme peut être pour l'homme : un loup, un allié, un mouton, un esclave, un frère, mais, aujourd'hui, on finit par comprendre que l'hypostase la plus efficace, la plus consensuelle et la plus pacifiante, c'est un robot.

Le savoir moderne se réduit de plus en plus à de belles images. Mais l'image moderne se voue de plus en plus à un morne savoir.

Tant de voix grégaires pestent contre la décomposition, la putréfaction, la dégénérescence du monde, là où je ne vois que trop d’ordre, de raison, de sens, de justice et même d’intelligence. Il ne manque à cette perfection mécanique qu’un peu d’âme.

La robotisation de l’homme devenue une épidémie incurable et irréversible, il n’y a plus aucune ironie à dire, avec M.Jacob : « Soyez humain, si vous voulez être original »**.

G.Steiner, parmi les vivants, fut le plus grand des érudits, le plus intelligent des critiques, le plus raffiné des hommes de goût - il vient de mourir à Cambridge. En Angleterre, cet événement ne figure pas parmi les cent les plus importants, tandis que toute la France en fait un deuil national. Décidément, ces Anglais ne sont ni hommes de nature ni hommes de culture, mais hommes de moisissure.

Dès que tu touches au stylet, à la plume, au clavier d’un ordinateur, tu deviens, ne serait-ce que partiellement, otage des forums, avec leurs messageries, formatant tes messages, avec leur propagande qui t’impose le choix de sujets à aborder. « Si rien n'est plus raffiné que la technique de la propagande, rien n'est plus grossier que le contenu de ses assertions » - Koyré. Socrate s’en doutait peut-être.

Jadis, l’écrivain rêvait de transformer son lecteur en spectateur de ses tableaux ou en auditeur de sa musique ; aujourd’hui, il ne cherche que l’acheteur de sa marchandise.

Il y a d’innombrables fonctions robotiques, auxquelles se livre l’homme moderne. Et lorsqu’on reproche à un homme public d’avoir perdu le contact avec le réel, cela signifie, vraiment, qu’il change de fonction et non pas de milieu. Je suis le plus heureux, quand les pieds me détachent du réel, pour me confier aux ailes du rêve. Mon étoile ne fait partie d’aucune galaxie réelle.

La barbarie littéraire a toujours existé en France, mais elle se gardait bien de se mesurer avec les talents qui n’y manquaient jamais. Depuis un siècle elle devint arrogante : la barbarie de la populace, avec F.Céline, et la barbarie des riches, avec Proust Les riches ayant adopté le goût de la populace, on eut droit, de nos jours, aux houellebecq. Mais je suis content que S.Tesson, à la mentalité des pauvres, appréciant leur humilité et crachant sur les riches, ait l’audimat au-dessus des imposteurs.

Les ruines, c’est ce qui permet à notre mémoire d’accéder à l’histoire d’un bel édifice – tour d’ivoire, merveille plastique, pensée épique - abattu par le temps impitoyable. Du contraire des ruines surgit la barbarie : la perte de la liaison avec un passé, devenu incompréhensible ; c’est du Hamlet – the time is out of joint.

Jadis, il était très gênant d’être cynique, en parlant de l’exclusivité de sa solitude ou de la grisaille de la foule, puisqu’il existait encore une différence entre nation, peuple et foule. Aucune gêne aujourd’hui, puisqu’il n’y a plus que des associations d’intérêt commun, c’est-à-dire – la foule. Le sacré n’est désormais, hélas, qu’individuel.

Depuis trois millénaires, dans la littérature s’affichait surtout le superflu, désintéressé et racé ; aujourd’hui, seul le nécessaire, c’est-à-dire utile et vil, qui préoccupe les plumes. La masse se substitua à la race.

Dans le domaine spirituel, la catégorie de maître s’éteignit ; il ne restent que des élèves et des esclaves, incapables de créer leurs propres commencements, mais armés de vastes mémoires et de suites serviles dans les idées mécaniques.

Pour s'acquitter de leurs tâches, ingrates mais parfois complexes, les esclaves devaient apprendre quelques rudiments théoriques ; aujourd’hui, le maniement des boutons de nos machines pourra rendre inutile tout savoir abstrait. « Le règne des ordinateurs permet de remplacer les esclaves éduqués par des esclaves ignares » - V.Arnold - « Компьютерная революция позволяет заменить образованных рабов невежественными ».

Aux siècles précédents, la musique fut toujours un produit demandé aux artistes ; mais depuis que la demande chuta, dramatiquement, tous les musiciens potentiels se convertirent en marchands de bruits.

Les hommes exceptionnels forment des genres, caractérisés par un type de regard particulier sur des objets souvent imaginaires ; les hommes ordinaires appartiennent, entièrement, à l’espèce et ne disposent que des yeux, qui ne parcourent que des objets communs. La matière des premiers est vierge et originelle ; celle des seconds – partagée et secondaire. « Les faits trop attestés ont cessé d’être malléables »* - J.Joubert.

Chez Hugo, des personnalités, humbles et inimitables, parlent et agissent au nom des valeurs universelles nobles ; chez Stendhal, des personnalités pseudo-exceptionnelles s’attachent à l’universel dominant, banal, grégaire et se sentent héros.

La dichotomie sociale, à travers les siècles : les princes et leurs sujets, les grands et les petits, les riches et les pauvres, les forts et les faibles, les goujats actifs et les goujats passifs. Réduction des tensions par le mot.

Tous les hommes sont porteurs d’à peu près le même volume de sentiments, d’événements, de réflexions. La grandeur de l’homme est dans la qualité et le respect des contraintes, que son goût ou sa noblesse imposent à son intérêt pour ces choses. « Tous les grands ne se livraient pas aux seules trouvailles, mais surtout au rejet, au filtrage, à la métamorphose »** - Nietzsche - « Alle Großen waren unermüdlich nicht nur im Erfinden, sondern im Verwerfen, Sichten, Umgestalten ».

Pour toute représentation (telle que je la définis dans ce livre), l’arbre est la particule élémentaire, universelle, irréductible. Toutes les nuances de la réalité du vivant trouvent dans l’arbre une fonction adéquate. « En tant qu'image de la vie rien ne dépasse l'arbre. Je ne cesserai jamais de penser - devant lui et à lui » - Morgenstern - « Nichts ist für mich mehr Abbild des Lebens als der Baum. Vor ihm würde ich täglich nachdenken, vor ihm und über ihn ».Penser en lui, en cette langue aux ramages métaphoriques et variables, est s'unifier avec le monde, pour gagner en hauteur et en ombres.

Le quotidien évinça l’éternel : dans les livres on ne trouve plus ni le feu poétique ni l’air musical – que l’eau courante de l’inertie et la terre pesante de l’argutie.

Dans leurs prédictions de l’avenir, les experts ou les charlatans, les obtus ou les visionnaires, les garagistes ou les poètes sont au même degré d’impuissance et d’irresponsabilité (à part, peut-être, la certitude de l’extinction finale des astres). La connaissance du passé permet de créer des hiérarchies des hommes, des valeurs, des espérances. Mais rester en tête-à-tête avec le seul présent, c’est être mouton ou robot.

En parcourant notre mémoire de noms de célébrités, on dirait que dans la première Antiquité il n’y a avait que des poètes, dans la seconde – que des philosophes, à la Renaissance – que des peintres, au XIX-me siècle – que des romanciers, au XX-me – que des politiciens, au XXI-me – que des gestionnaires. « Énorme serait mon horreur de savoir que l’avenir ne verrait naître aucun nouveau Tchékhov » - H.Hesse - « Es wäre mir ein tiefer Schmerz zu wissen, daß es künftig keinen Tschechov mehr geben werde ». Disparurent les tragédies et les comédies, et même les vaudevilles devinrent mécaniques.

Le sot ne conçoit que l’aujourd’hui visible, le médiocre y ajoute le hier lisible, le rat de bibliothèques – des siècles passés intelligibles ; mais les meilleurs des hommes tentent de rester hors-temps, dans leur éternité sensible.

Jadis, au chaos de l'horrible quotidien, l'artiste répondait par un ordre des idées éternelles ou des images de l'au-delà ; aujourd'hui, avec un ordre infaillible, régnant dans un quotidien soporifique, l'artiste se doit de rappeler le chaos primordial des âmes éteintes.

Nos deux hypostases, l’ange et la bête, nourrissent l’une l’autre : la violence de la bête apprend à l’ange l’extase et le mépris de la grisaille ; la honte de l’ange accorde des indulgences aux extravagances et à l’avidité de la bête.

Le héros d'aujourd'hui serait un investisseur ou un épicier. Le héros de jadis, « Odysseus vole, pille, tue, mais il ne commerce pas ! » - Homère. Mais ni l'un ni l'autre ne fabriquent.

Oui, Goya vit juste : les rêves, fricotant avec la seule raison, enfantent des monstres et furent des monstres, déjà, eux-mêmes. Jadis, l’âme s’unissait à l’esprit, pour enfanter de rêves, beaux et sensuels ; mais l’âme, aujourd’hui, est frigide et l’esprit – châtré.

L’une des obsessions de ce siècle – la correction, aussi bien en tant qu’état qu’en tant que processus. Jadis, la raison vaseuse corrigeait l’émotion débordante ; aujourd’hui, l’émotion décadente corrige la raison rêveuse.

Je ne sens de parenté qu’avec ceux qui ne se vouent pas à leur seule époque ; les meilleurs ne sont pas seulement anachroniques, mais sont plutôt atemporels ; il n’y en a plus aujourd’hui, c’est pourquoi je n’ai presque rien à partager avec mon époque.

C'en est fini de la métaphore du théâtre, pour parler de ce simulacre que devint la vie : l'installateur remplaça le dramaturge, l'opérateur évinça l'acteur, la scène, c'est la foule, et l'applaudissement - l'audimat ou le chiffre de ventes, tout y renvoie à la vie réelle, rien - à la vie imaginaire.

Le constatataire l'emporta sur le contestataire ; le doigt d'Aristote, de l'École d'Athènes, pointant la terre, ridiculisa le doigt de Platon, invitant le ciel ; seul le terrestre sert désormais de justification à toute quête du céleste.

En France, on habitua tellement les esprits à l’omnivoracité, qu’ils devinrent aussi démesurés que les foies des oies gavées, au détriment d’autres organes. « Il sert peu d’avoir de l’esprit, lorsque l’on n’a point d’âme »* - Vauvenargues. Le goût en est la première victime.

Quand j’entends ces orgueilleuses proclamations, que la liberté, la paix d’âme, la dignité ne nous sont accordées qu’après des combats quotidiens, je vois des meutes, des grimaces, des échauffourées, des griffes, je ne vois pas d’homme. Je n’apprécie chez l’homme que des cadeaux de Dieu, cadeaux recroquevillés au fond de notre cœur, de notre âme, de notre esprit, et qui ne sont vivants qu’en solitude.

L’homme de la nature ou l’homme de la culture : le premier est le prolongement du simiesque, le second – le commencement du divin. Les deux sont proches de l’extinction, au profit de l’homme des tâches, des algorithmes, des finalités, - un embranchement robotique.

Les quatre facettes sociales de l’être humain se manifestent en fonction de son attitude face à la gloire : celui qui en est comblé perd sa personnalité et se met à s’identifier avec l’humanité tout entière, c’est la facette les hommes qui s’en anime ; celui qui y échoue, éprouve soit la fureur soit la résignation, ce qui renforce, respectivement, les facettes surhomme ou sous-homme ; enfin, celui qui y est indifférent, vit surtout de la facette banale - homme.

L’homme se réduit à ces trois facettes : les actes, essentiellement imposés de l’extérieur, forcés, mécaniques ; les pensées, finissant toujours par devenir communes ; enfin, les états d’âme muets – des élans vers l’inaccessible et des rêves de l’inexistant. Les choses, les tableaux, la musique. Les lieux, les paysages, le climat.

Plus qu’une indifférence pour le grand, c’est une passion pour le mesquin que je reproche à ce siècle.

Rilke oppose la destinée de l’artiste à celle de l’homme et croit que l’un d’eux dépérira et s’éteindra (verarmt und stirbt aus). Rilke pensait que ce serait celui-ci ; m’est avis que c’est celui-là !

L’homme est personnage ou/et personne. Le personnage débite des dialogues, écrits par les autres ; la personne formule un monologue, qu’elle adresse au Dramaturge céleste et ne parle que d’elle-même.

Je peux supporter leur niaise prétention à concurrencer Dieu ; ce qui me répugne, c’est qu’ils s’en prennent, en réalité, aux codes civils et non pas aux Commandements divins.

Il y a deux clans de nihilistes – des matérialistes et des idéalistes. Les premiers – l’orgueilleuse volonté de tout détruire et la fâcheuse incapacité de bâtir. Les seconds – l’indifférence face au cassable et le culte créateur de l’inimitable.

Jadis, le savoir s’associait surtout avec le valoir de son porteur ; la réalité d’aujourd’hui – bien que connue dans l’Antiquité en tant que métaphore -, est que le savoir se réduit au pouvoir sur les autres.

Dans la politique et en culture, jadis, on appréciait l’individu – il en résultaient la profondeur des injustices et la hauteur des génies. Aujourd’hui, on privilégie la masse – la paix et l’ennui la couronnent – une immense platitude.

Les étapes de notre évolution : croire, connaître, comprendre – divin, humain, robotique.

La mémoire d’une nation ne vaut que par la beauté de ses œuvres ; le folklore inventé ou les traditions authentiques sont bons juste pour l’amusement ou la sensiblerie. Pouchkine, qui y voyait « l’indépendance de l’homme et la promesse de sa grandeur » - « самостоянье человека, залог величия его » - oublie, que seule la solitude – et ses ruines - peut les amener, et que les ruines nationales ne contiennent ni chagrins ni enthousiasmes authentiques.

Par rapport aux siècles précédents, le nôtre gagne en intelligence, en tolérance, en justice, mais perd en tendresse. « La civilisation d’aujourd’hui, c’est la platitude des âmes » - Koublanovsky - « Цивилизация наших дней уплощает души » - l’âme devrait se tourner du côté de la culture ou de la nature, et non pas de la civilisation.

La bête humaine, ayant perdu son confrère complémentaire, l’ange, devient robot, naturellement intelligent. Mais l’inverse est peut-être pire : « En expulsant de nous la bête, nous restons des anges châtrés »*** - H.Hesse - « Ohne das Tier in uns sind wir kastrierte Engel ».

La cohabitation de l’ange et de la bête, chez l’homme, est l’un des thèmes éthiques et psychologiques les plus délicats. Dostoïevsky, l’un des écrivains les plus lourdauds par sa plume et incurablement sot par sa tête, jouit d’un prestige démesuré, grâce à cette découverte : que l’ange peut se comporter parfois comme la bête.

Tout ce que mes contemporains ont à dire, ils le hurlent. Prononcées à voix basse, leurs vitupérations coupent toute envie de les railler et font bailler.

Tout homme porte en lui des traits uniques, qui ne soient dus ni à l’expérience ni à la réflexion. L’homme est ce noyau inné, dur et ferme, et non pas un matériau malléable, jouet du hasard ou de l’action. En revanche, toute création exige l’usage des langages collectifs ; la personne humaine ne peut s’y manifester que furtivement, approximativement, dans un mélange inextricable du commun et de l’individuel. Voici une illustration de la différence entre l’Être et le Devenir.

Spirituellement sain et mentalement malade – une rencontre rare, prodigue en génies : Kleist, Dostoïevsky, Nietzsche, Kierkegaard, Cioran. L’homme ordinaire est spirituellement malade et mentalement sain.

Un Président de la République, un Académicien, un Évêque, tu peux les traiter de sauvage ou de barbare, publiquement et impunément. Mais si tu essaies d’employer ces termes à l’adresse de certains afro-asiatiques, tu serais voué aux gémonies par toutes les classes de cette société, correcte en politique, en sottise et en hypocrisie. Finis les salons, législateurs de goût, d’ironie et d’audace ; c’est la barbarie des réseaux sociaux qui nous dicte, aujourd’hui, ses lois des sauvageons.

Entre deux guerres mondiales, quels débats passionnés, entre intellectuels, pour savoir laquelle des deux grandes cultures, la française ou la germanique, allait périr, pour que triomphe l’autre. On connaît le résultat : la pitoyable culture américaine de robots dévitalisa l’Europe occidentale, et l’horrible civilisation russe d’esclaves souilla l’Europe orientale.

Aujourd’hui, le monde est plein de Brutus qui, au nom d’une Loi écrite (par l’esprit), s’allient avec l’assassin (Pompée) de leur père (où est le cœur ?) et, l’âme éteinte, assassinent leur père adoptif (César).

C’est l’engeance lucrative qui proclame le plus bruyamment son attachement à la folie, à l’aventure, au défi. « Sois plutôt un remuant aventureux qu’un sage immobile » - Keats - « Better be imprudent moveables, than prudent fixtures ». Ces gens ignorent que les plus belles choses sont immobiles, comme, d'ailleurs, leurs contemplateurs.

Le Français s’amuse avec sa théorie des passions ; l’Allemand ennuie avec sa passion des théories ; le Russe nous laisse perplexes avec ses passions où ne perce aucune théorie, et ses théories qui s’expriment en langage des passions, sans expliquer celles-ci.

Le sot : la vie est une triste réalité ; le sage : la vie fut un rêve, joyeux et miraculeux. La consolation du premier – la haine de la vie, la haine des autres ; la consolation du second – le réveil des échos, des ombres, des représentations de ce qui ne fut jamais compris.

Non seulement les noms mêmes d'Homère ou de Shakespeare seront, un jour, oubliés, mais on ne comprendra plus les raisons de leur ancien prestige, puisque tout souci de la forme sera entièrement remplacé par celui du format.

Je suis très sceptique quant aux perspectives ou promesses d’un perfectionnement personnel, prôné par Rousseau, Tolstoï ou H.Hesse. En revanche, un perfectionnement collectif est un objectif tout à fait réalisable et bienfaisant ; une seule hypostase personnelle de l’homme (sur quatre) en profiterait, celle qui s’appelle les hommes. Ce qui est le plus précieux, chez l’homme, reste immuable, du berceau au tombeau.

Ta personne se forme en trois étapes : constituer une conception du monde (ses mystères, problèmes et solutions) ; y sélectionner les objets les plus dignes de ton admiration ; vouer à cet essentiel du monde un noble acquiescement. Il n’y a pas de place ici à une lutte entre le personnel et le collectif. Toute lutte contre le collectif, pour défendre ton personnel, te rendra servile. Dans ta liberté il doit y avoir plus de vénération que de négation.

Pourquoi, de nos jours, y a-t-il si peu de frères ? - parce que la fraternité naît dans l’âme ardente, et les âmes s’éteignent partout, en se soumettant à la froideur des esprits. « Si tous portent dans leur âme l’idéal de la Beauté, ils seront frères » - Dostoïevsky - « Имея в душе идеал Красоты, все станут один другому братьями ». Et la Beauté céda sa place au design.

L’âme crée le rêve, l’esprit (re)produit la réalité. Aujourd’hui, dans l’absence des âmes, seul l’esprit robotique fabrique ce que, par inertie, on continue d’appeler œuvres d’art au rêve absent.

L’ennui, c’est ce qu’éprouve un homme, n’ayant aucun contact avec le mystère de la vie. Le rasé est toujours un raseur : il vit au milieu des problèmes qu’il ne maîtrise pas, et des solutions, qu’il consomme mécaniquement.

L’esprit cherche l’universalité, l’âme – la proximité, le cœur – la fusion.

Ils sont torturés par des questions profondes ; moi, je ne cherche que des caresses des hautes réponses.

De ton passage sur Terre, ce qui l’aura marqué le plus profondément, sans pour autant en laisser de traces, ce sont tes sentiments inexprimés : l’humilité devant le Bien, l’émotion devant le Beau, la fierté devant le Noble. Mais les rats de bibliothèques chercheront à te convaincre, que « dans le monde, ce qu’il y a de meilleur est exhibé par la pensée » - Hegel - « das Beste in der Welt ist das, was der Gedanke hervorgebracht hat ».

Des troupeaux d’hommes-moutons font avancer leurs produits sur des sentiers battus ; à leur destination, des chaînes d’hommes-robots, en profitent ; l’homme reste immobile dans ses impasses, éclairées par son étoile.

Nous vivons trois vies : la naturelle, la savante, la romantique ; mais le merveilleux est présent dans toutes les trois. Dans la routine de la première, ce merveilleux se vit par le cœur ; dans la profondeur de la deuxième, il se prouve par l’esprit ; dans la hauteur de la troisième, il se crée par l’âme.

Dans l’absolu, tout ce que produisent un forgeron, un informaticien, un philosophe, ce sont des miracles. « L’homme est un miracle, plus grand que tous les miracles qu’il opère »** - St-Augustin - « Omni miraculo quod fit par hominem, majus miraculum est homo ». Aujourd’hui, hélas, il se prend pour une machine de plus et agit machinalement.

Être utile aux autres, c’était la répugnance des romantiques et la satisfaction des goujats : « C'est proprement ne valoir rien que de n'être utile à personne » - Descartes.

L’intérêt pour le passé permet d’entretenir l’échelle verticale de tes regards sur le temps, grâce à la profondeur de tes représentations et à la hauteur de tes interprétations. Le tête-à-tête avec le seul présent, qui devient le mode de vie dominant, ne promet que de la platitude inertielle.

Ta liberté intérieure – appliquer des contraintes : te débarrasser des questions qui courent la rue ; ta liberté extérieure – cultiver l’arbre : composer des réponses aux questions inouïes, que chacun puisse inventer.

Jamais il n’y avait autant de théâtres, bibliothèques, librairies, que de notre temps, et jamais la notoriété de la culture et de ses porteurs n’était aussi basse. L’irruption de la masse sur la scène publique en est la raison principale, et non pas un abrutissement quelconque ; jamais, à l’échelle de l’intelligence, de la justice et de l’efficacité, l’esprit collectif n’eut un tel poids, tandis que la grâce des âmes individuelles devint impondérable aux balances robotisées.

Ce qui désigne ta patrie, ce ne sont ni les coordonnées de tes racines, ni les couleurs de tes fleurs, ni la saveur de tes fruits, mais les objets, qui reçoivent l’intensité de tes ombres, et s’en réjouissent – fantômes, états d’âme, rêves.

Que la machine rende si facile la tâche de comprendre, je ne peux qu’en féliciter les hommes. Mais qu’elle se mette à les guider sur la voie d’invention est autrement plus inquiétant. Potentiellement. Même en philosophie, les hommes sont toujours obsédés par la manie de comprendre et perdent le génie d’inventer.

Aux époques, où le seul juge en esthétique fut une élite, les critères et les buts, que poursuivait l’art, furent, par ordre décroissant d’importance – la beauté, le plaisir, l’amusement. Depuis que la foule se substitua à l’élite, cet ordre se renversa.

Je préfère l’humanité ennuyeuse à l’humanité belliqueuse. Qu’ils se réunissent, poussés par l’ennui, dans les stades, manifestations de rue ou théâtres, au lieu d’accumuler le fiel dans une solitude, boudeuse et réelle, dont ne sont dignes que les élus des rêves.

Jadis, l’homme choisissait entre se passionner pour l’humble invariant (donc pour le vieux, le passé) ou se tourner vers le hardi (adressé au jeune, au futur). Aujourd’hui, tous les regards, toutes les demandes, toutes les actions sont totalement plongés dans le présent, dans lequel il n’y a ni humilité ni orgueil ni jeunesse, mais la routine algorithmique sans âge.

Jadis, le tumulte du monde justifiait, peut-être, la recherche d’une paix d’âme ; aujourd’hui, l’ennui du monde devrait être compensé par l’intranquillité de l’âme.

Le langage (et donc les pensées) et les actions sont d’origine collective ; il est naïf de s’y imaginer dans une orgueilleuse solitude. « Je n’ai rien à voir avec ce système, rien même pour m’y opposer » - W.Whitman - « I have nothing to do with this system, not even enough to oppose myself to it ». On ne peut s’y opposer que par le rêve, dont est dépourvue ta nation. Tous tes compatriotes réclament une originalité, et nulle part on ne trouve autant de conformistes. Ailleurs, ce rebelle proclamait ce système - le plus grand des poèmes !

Le corps de l’homme descend nettement de l’animal, mais son cœur, son âme, son esprit témoignent d’une descendance divine ; la bête cohabite avec l’ange, mais toute ténèbre bestiale peut être dissipée par une lumière angélique. Mais Valéry : « J’ai de la répugnance pour tout ce qui est mélange d’animal et d’ange. Mais j’aime l’un et l’autre bien séparés » - ne veut pas l’admettre.

La merveille de l’homme : le beau surgit du nécessaire, quand l’homme développe, par son esprit, le fond divin du monde, et le beau naît aussi du possible, quand, par son âme, l’homme enveloppe ce monde d’une forme humaine, arbitraire et artistique. Et puisque l’harmonie entre le fond et la forme s’appelle style, l’homme est vraiment le style !

Dans l’art moderne dominent les hurleurs, les monstres, les raisonneurs ; tout compte fait, ceci correspond au besoin classique de l’unité artistique – contenir des mélodies, des images, des pensées.

Dans le domaine intellectuel, nos forces sont sensiblement comparables, relèvent du même ordre ; c’est le choix d’objets de leur application, c’est-à-dire les contraintes, qui désignent de vraies élites. En revanche, les faiblesses sont réparties, chez la race humaine, d’une façon très inégale ; il s’agit d’en découvrir des ressources cachées, matériellement inutiles, divines et de fonder la-dessus la noblesse humaine.

Les hommes les plus passionnants forment la catégorie la plus exigeante et surtout la moins nombreuse ; ils ne se mêlent pas de ce qui s’adresse à tout le monde, et donc s’adresser à tous, pour un écrivain, c’est ne pas s’adresser à la crème de l’humanité, c’est s’encanailler.

Les seuls humains qui se prenaient, sérieusement, pour surhommes furent des espèces de primates. Mais il y eut tellement de grands hommes qui reconnaissaient, en eux-mêmes, la présence d’un sous-homme, dont ils n’arriveraient jamais à se débarrasser.

C'est autour d'une Histoire, vue comme un mouvement rationnel vers la Liberté, que se bâtissent, de Hegel à Lyotard, les savants constats de Fin de l'Histoire, qu'ils placent, naturellement, toujours en Prusse, à la bataille d'Iéna ou à la chute du Mur de Berlin.

L’Allemand veut que sa pensée soit noble, le Russe – qu’elle soit folle, le Français – qu’elle soit sûre, l’Anglais – qu’elle soit ironique. Et quel exploit – réunir ces qualités au sein d’une même pensée ! On ne peut trouver ces quatre caractéristiques que chez Nabokov, seulement voilà – chez lui, il n’y a pas de pensées…

Le mystère, la poésie, le rêve disparurent de la littérature moderne ; tout son fond découle, directement, des actualités de l’année courante, et sa forme, c’est-à-dire le langage, est la même que celle qui se déferle des écrans.

L'une des rares choses, qui m'empêchent de dire, que l'homme a déjà donné le meilleur de lui-même, est l'absence d'un Valéry de l'ironie, de l'invective et du mépris. Toute intelligence est aujourd'hui au service du sérieux.

Les sens du Bien, du Beau et même, ne serait-ce qu’en partie – du Vrai, ne sont pas, à proprement parler, humains ; faute de mieux, il serait permis de les appeler divins. Or, tout ce qui est grandiose chez l’homme passe par ces sens. « Tout ce qui agrandit l’homme est inhumain ou surhumain »** - Valéry. Le Créateur n’imposa aucune hiérarchie entre ces trois sens ; et Nietzsche a tort de placer le Beau au-delà du Bien ; avec la même (ir)responsabilité, on pourrait dire que le Bien soit au-delà du Beau.

Le même impact sensoriel donne aux uns l’impression d’une mélodie et aux autres – un poids économique, politique, ludique. Là réside la différence entre l’éternel et le temporel : le premier provient de l’ouïe individuelle, le second – de la vue sur un présent commun.

Philosophe-poète ou solitaire-enthousiaste – ce sont les seuls profils possibles d’un lecteur, qui pourrait aimer ce que j’écris. Car ce n’est pas de la compréhension qu’il me faut, mais de l’amour. Mais le quadruple manque rend ces profils inexistants. Tous mes interlocuteurs – car je n’écris que des dialogues ! - se sont avérés fantomatiques.

En juin 1941, on publiait enfin, à Paris, les Cahiers de Montesquieu ; sur l’emballage d’un filet mignon, je lis la date de création de l’entreprise – 1941 ! Sartre tuait l’ennui, en rédigeant son Être et Néant, pour l’envoyer chez l’éditeur en 1943. Cocteau préparait ses conférences en Allemagne. Au même moment, des millions d’hommes, étaient réduits à l'état d’animaux, crevant de faim, brûlés vifs dans des camps de concentration allemands, où mûrissaient des projets de chambres à gaz. D’autres encore, dans les tranchées du front de l’Est, étaient déchiquetés par les obus, achevés à la baïonnette.

Chez les philosophes et poètes modernes, je trouve beaucoup de folies verbales, mais je n’y décèle aucun rêve musical. Qui, aujourd’hui, comprendrait Rabelais : « Ils sont fous comme poètes et rêveurs comme philosophes ». ?

L’ennui insupportable de décrire un homme réel ; la jouissance irrésistible à rester en compagnie d’un homme de rêves invisibles, n’existant que dans un élan vers l’inaccessible, dans un amour ineffable, dans une noblesse inutile, dans une mélancolie indicible, dans une solitude inévitable. Seule la musique peut nous en approcher ; c’est pourquoi j’évite le bruit du réel et poursuis la mélodie de l’idéel.

Les hypostases du soi, ou du quadriparti humain – l’homme, les hommes, le sous-homme, le surhomme – se forment, respectivement, par le hasard biologique, la règle sociale, la routine psychologique, la création artistique. Et lorsqu’on veut dépasser l’homme, on ne précise jamais, laquelle des hypostases en profitera ; le cas le plus rare, mais le plus noble, vise la dernière, mais les deux autres dominent largement cette mutation nécessaire.

Dans la jeunesse et dans la vieillesse, on vit dans la nuit, pour suivre l’étoile qui guide ou l’étoile qui file ; dans la maturité, on vit en plein jour ou se contente de la lumière des lampes.

Dans la première jeunesse, les orgueilleuses déceptions sont signe d’une noblesse naissante, naïve mais prometteuse ; dans la vieillesse, les déceptions grincheuses témoignent de la mesquinerie et de la bêtise incurables.

Vivre, c’est évoluer dans la nature ou traverser l’histoire ; rêver, c’est quitter le naturel et le temporel et se passionner pour l’artificiel.

Il vaut mieux être chasseur de l’azur que gibier de la grisaille.

Des quatre facettes humaines, ton soi inconnu s’occupe du surhomme ; le sous-homme, les hommes et l’homme résumant ton soi connu. L’inspirateur de rêves et l’exécutant d’actions.

Les cœurs désapprirent à aimer et à pleurer, ils ne se brisent plus, ils se bronzent ; avec les âmes, c’est encore plus anonyme et anodin : « La perte de l’âme est indolore »** - G.Thibon.

Quand l’Intelligence Artificielle, implémentée dans un ordinateur et reproduisant une démarche conceptuelle, expose une pensée, on devrait admirer la profondeur de ce cheminement humain et la virtuosité du concepteur, au lieu de redouter une concurrence ou de déprécier sa propre pensée, dont la valeur réside, principalement, dans la hauteur divine plutôt que dans la profondeur saturnine.

J’entends partout l’intellectuel européen geindre - il aurait perdu tout son prestige et toute son influence. De tous les temps, les riches dictaient le goût dans l’art, et notre époque n’est nullement exceptionnelle. C’est l’embarras du choix qui dévia le goût des princes de l’argent. Les Michel-Ange, Mozart ou Nietzsche, purent s’imposer face à une poignée de concurrents ; mais aujourd’hui, ceux qui se présentent comme artistes ou penseurs sont légion, et c’est la mode, statistique, inertielle, mercantile, c’est-à-dire le hasard, qui désigne le gagnant, qui, de plus en plus, se situe au milieu, c’est-à-dire – dans la médiocrité.

Plus tu t’extasies sur les aventures, vécues dans les restaurants, hôtels, aéroports, plus sec sera ton cœur et plus commune ton âme. Peut-être on peut dire la même chose des ripailles, auberges et bagarres des médiévaux. Il faut s’attacher aux choses inexistantes, pour garder quelque chose de chevaleresque.

Il n’y a aucune éternité, ni avant notre vie ni après ; quelques dizaines de milliards d’années, tout au plus, en-deça et au-delà. Ne touche à l’éternité que la vie elle-même - par le Bien énigmatique, par le Beau mystique, par le Vrai magnifique.

Depuis que les critères du beau pictural sont dictés par des salles de vente ou de conseils d’administration, la poursuite de cette beauté conduit à la mesquinerie, au goût exécrable ; le mobilier l’emporte déjà en importance esthétique sur les tableaux.

La modernité : tout ce qui est communément légal ne te déshonore pas ; jadis : tout ce qui, à tes propres yeux, te déshonore - t’est illégal.

Le culte de l’actualité ne date pas d’aujourd’hui, mais jadis cette actualité fut remplie de batailles, de découvertes, de chefs-d’œuvre d’art ; elle fut presque hors de la réalité. Aujourd’hui, je fais le tour des actualités européennes – et je suis écrasé par l’ennui et la banalité ; je fais la même chose en Russie – je suis paralysé d’horreur et d’angoisse. Dans les deux cas, tout est bien présent, réel, englué dans notre époque, - aucune envolée vers l’atemporel.

Les sirènes ne disparurent pas, mais on n'a plus d'Odysseus ; les navigateurs n'ont plus besoin de cire, puisque leurs oreilles ne perçoivent plus le chant et ne captent que des chiffres ; personne ne veut plus être lié, puisque les mains n'écoutent plus l'oreille séduisante, mais seulement la cervelle conduisante. Tant de Loreley modernes ne vendent que des circuits sécurisés. J'envie l'oreille et les yeux d'Odysseus, j'admire ses cordes et son mât. Mais ce que j'envie davantage, c'est le regard et la lyre d'Orphée.

Le progrès, c'est la réduction de plus en plus de nos activités à l'inertie, la diminution du nombre de ceux qui seraient capables d'initier de vrais commencements. Plus près on est des origines, plus susceptible on est d'éprouver la honte ; les bonnes consciences résultent de la routine des pas intermédiaires.

Pour les réalistes, le monde fut, successivement, une lice, un marché, une machine. Pour les rêveurs, il ne fut qu’une scène de mystères. « Le monde est un théâtre de prodiges, où, au lieu de voir ce qui est, on ne voit que ce qui n’existe pas » - Ortega y Gasset - « El mundo es un teatro de prodigios, en el cual en vez de ver lo que hay, sólo veis lo que no está ».

De la table des grandeurs ascendantes – prix-valeur-noblesse – il ne reste, de nos jours, que le prix, qui, moutonnier, cherche à se faire passer pour valeur universelle ou noblesse personnelle.

L’état du couple beauté-joliesse dépend de celui du couple utilité-mercantilisme. Jadis, la joliesse était presque invisible, et la beauté s’entendait bien avec l’utilité, puisque le beau était utile à l’élite, qui dictait les goûts les plus exigeants. Aujourd’hui, disparaît la beauté, et la joliesse arrange le mercantilisme universel, qui domine le goût de la foule, qui prit la place de l’élite.

Dévisager les hommes de bas en haut ou de haut en bas devint aujourd’hui le même exercice – se plonger dans leur platitude, puisque le haut se fusionna, chez eux, avec le bas.

L’Histoire de l’Humanité, comme l’histoire d’un homme, ne sont que des écheveaux des hasards. Le chemin, déterminant la marche, ou la marche, créant le chemin, sont des démarches de même niveau d’insignifiance. J’aurais plus de sympathie pour la foi de Don Quichotte, qui pensait, que c’était à son cheval de choisir la voie la plus juste vers ses aventures.

On redoutait les ténèbres et les frimas, mais l’horreur vint d’une lumière robotique et d’une tiédeur moutonnière.

Seuls les Codes et la correction politique définissent, aujourd’hui, ce qui est vice et ce qui est vertu. Donc, « rendre aimable le vice ou dégrader la vertu  » (J.Joubert) sont des exploits d’une même platitude insignifiante.

L’homme est le plus humain, lorsque, accablé par une angoisse, il lui cherche une consolation. Les matérialistes veulent réduire l’homme au robot : « Je prends pour libre celui qui ne connaît ni l’espérance ni la crainte » - Démocrite.

La vie, même la plus misérable n’est jamais vide - de mots, de sons, d’images ; l’idée de la mort est pleine d’images horribles, de sons lugubres, de mots funèbres.

Être moderne devint synonyme d’être plus évolué que les autres. Et dire que pour Shakespeare le mot ‘moderne’ signifiait ‘ordinaire’. Dans l’art d’aujourd’hui, le répugnant, obtenu le grade de moderne, attire les critiques, marchands et badauds.

La machine, un jour, maîtrisera mieux que l’homme les concepts mathématiques de nombre, de fonction, de structure. De même, elle surclassera l’homme en notions musicales d’harmonie, de rythme, de mélodie. Ce sera le règne du robot ; Verdi n’est pas d’accord : « Un jour, on ne parlera plus ni de mélodie ni d’harmonie, alors peut-être commencera le règne de l’art » - « Un giorno, non si parlerà più né di melodia né di armonia, allora forse comincierà il regno dell'arte ».

On commence, à peine, à se rendre compte, à quel point il est important que nos sentiments et pensées soient organiques, c’est-à-dire provenant des sensations, nées au fond de notre conscience, détachée de la foule. Aujourd’hui, les sentiments végètent dans la platitude commune, et les cerveaux mécaniques fonctionnent comme des machines préprogrammées.

Quand, chez Dostoïevsky, on charcute une vieille, égorge son propre père ou se pend par caprice, ce sont des actes, qui ne devraient jamais aller au-delà d’un article d’un chroniqueur provincial, énumérant des faits divers d’un village. Mais on en fit des illustrations savantes d’une napoléonomanie, de la mort de Dieu ou des pulsions psychanalytiques. L’auteur y est aussi ubuesque que ses commentateurs - charlatanesques.

Curieusement, chez Dostoïevsky et Nietzsche, la rébellion, respectivement, contre le matérialisme ou l’idéalisme fut dictée par le même égoïsme de la faiblesse. Mais tous les deux lorgnaient, sans succès, vers la force.

La facette intellectuelle de l’homme est remplie par cette sainte triade : le sens du Bien, le goût du Beau, la force du Vrai – l’instinct, l’imagination, la réflexion.

La pitié et l’amour perdirent beaucoup de leur prestige depuis que le droit écrit d’assistance publique les rendirent caducs. « Si tu ne peux pas secourir ton prochain, tu ne peux pas, non plus, l’aimer » - Chestov - « Если нельзя помочь ближнему, то и любить его нельзя » - tous ces mots ne disent plus rien aux robots modernes.

L’homme est une créature sociale – il a besoin d’une liberté politique, liberté-solution ; l’homme est un créateur de personnalité – il a besoin d’une liberté intellectuelle, liberté-problème ; l’homme est une création divine – il a besoin d’une liberté morale, liberté-mystère, la seule liberté non-calculable, non-écrite, inutile, immobile, absolue.

Il y a autant de sots que de sages, qui auraient pu répéter le mot de Platon : « Tant de choses dont je n’ai pas besoin ». Les premiers – à cause de leur inconscience et de leurs besoins primitifs ; les seconds – à cause de leurs contraintes bien conscientes et personnelles.

Défortuné, un aristocrate de naissance devenait bourgeois ou manant comme les autres ; anobli, un bourgeois s’adaptait à son nouveau rang sans aucun souci insurmontable. Le ridicule du mythe d’une supériorité innée d’une classe privilégiée se confirme par le désintérêt des dramaturges modernes pour les dieux, les monarques, les courtisans et les chevaliers. Les seuls aristocrates nés seraient les poètes. Lorsqu’il y avait des poètes.

Pouchkine, par ses caresses, me fait sentir Russe ; Rilke, par ses noblesses, me place chez les Allemands ; Valéry, par ses finesses, me fait reconnaître Français. Et, soudain, je me rends compte, qu’ils sont, tous, - poètes ! Étranger à tous les clans, je ne suis fidèle à mon soi, solitaire et vrai, qu’au milieu – virtuel ou réel - des poètes !

Diviser les hommes en bons ou méchants, en intelligents ou bêtes est propre aux moutons ou robots ; l’homme subtil les divise en ordinaires ou extraordinaires.

Tous les Européens, qui se convertissent au bouddhisme, à l’islam ou à l’hindouisme, ont l’air de malades mentaux, sans qu’on puisse reprocher quoi que ce soit aux défauts inhérents de ces religions. Les aborigènes des pays, pratiquant ces religions, doivent penser la même chose de leurs compatriotes se convertissant au christianisme.

Aux Ballets d’État, à Berlin, on interdit le Casse-Noisettes : tous les danseurs sont des Blancs ; le Chinois blesse le spectateur par ses pas trop trottinants, l’Indien porte un maquillage brun exagéré, l’Arabe montre trop d’obséquiosité. La censure politiquement correcte a de beaux jours devant elle.

Les premiers soucis d'un homme évolué furent autrefois : une planche de salut (la philosophie) et une bouteille de détresse (la poésie). Mais depuis que l'esquif social devint insubmersible, le dernier homme ne s'intéresse qu'aux tarifs et au confort des cabines-cellules. L'auto-pilote éteignit l'étoile. La chaudière rendit caduc le souffle.

En dehors du gribouillage de leurs monographies argotiques, pour obtenir une chaire universitaire, les philosophes professionnels ne s’intéressent qu’aux faits divers. Déjà, Schopenhauer commençait ses journées par la lecture de journaux ; aujourd’hui, ils mettent leurs talents à commenter des interventions policières, judiciaires ou fiscales. Un banal sociologue niche au fond de ces philosophes.

Voici ce que vise un professeur de philosophie, ex-Ministre : Dénoncer le narcissisme des personnes et les dangers d’un règne de l’émotion ! Ces écolâtres, auraient-ils donc une âme ? Il faut en avoir une pour se réjouir de la beauté du monde, rien qu’en s’admirant, ou pour y laisser régner la musique de l’émotion. Mais le robot sans âme nous cerne…

Ce qui me chagrine dans notre époque, ce n’est pas tellement que, dans le débat intellectuel, le sens mécanique domine largement la fantaisie lyrique, mais que ce sens n’ait plus besoin d’aucune fantaisie : les complicités et les adversités s’établissent sans aucun concours des âmes.

Il y a une hauteur qui ne tient qu’à l’air musical, au regard noble ; et il y a une hauteur due au pouvoir ou à la richesse, à une verticale de subordination ou à un tas d’or, à la terre meuble donc. L’excellence du goût et des ailes, ou la médiocrité des appétits et des griffes.

L’ennui provient du manque ou de l’excès de l’élément social ; c’est pourquoi le solitaire de nature (et non pas de culture) ignore cet état d’âme dégradant.

La bouche s'ouvrait jadis, pour représenter ou interpréter les débordements du cœur palpitant ; aujourd'hui, elle n'exprime que les résidus numériques d'une raison calculante.

Les contraintes à t’imposer : exclure du cercle de tes intérêts et de tes productions ce qui est consensuel, commun, trop transparent ou trop connu, fuir les forums et les foires. Mais ce qui te reste peut être plus vaste que chez les pires des conformistes, et les lieux de tes séjours peuvent être peuplés par tant d’illustres fantômes solitaires du passé. La plus vitale des contraintes - savoir être seul, dans tes rêves et dans tes goûts.

C’est pour déplorer la raréfaction des musiciens que je m’attarde et m’attriste à la vue des genres humains dominants – le moutonnier et le robotique – ce qui ne m’empêche pas de voir des merveilles partout où le regard ose se plonger dans la profondeur de la Création divine, jusqu’au mystère de la vie. Geindre au sujet d’un monde raté et en déverser le dégoût est une attitude inepte, triviale.

Jadis, tomber amoureux signifiait un bouleversement, un changement de calendriers, de chronologies, de cycles nocturnes, de l’attirance lunaire, - une invasion d’étoiles filantes et d’ombres. Aujourd’hui, ce malaise se gère à travers les seuls agendas, où s’inscrivent, à côté des réunions de travail, des rendez-vous frivoles aux restaurants, hôtels, aéroports, parkings.

Tout homme porte en lui un ange lumineux et une ténébreuse bête, et la civilisation est une tentative de rapprocher ces deux hypostases, ce qui résulte en homogénéité moutonnière ou robotique. Le cas le plus passionnant, cas extrême et rare, est celui où l’ange ou la bête domine ; toutefois, dans les deux cas, la chute est au bout du chemin. Dans le premier cas, l’homme, dans sa jeunesse, chante le rêve et la solitude ; dans le second, l’homme compte sur la force et le fanatisme. Au moment de la chute, le premier reste fidèle à son rêve solitaire agonisant, auquel il cherche des consolations ; le second, par un sacrifice, cynique ou désespéré, de sa posture d'antan, éructe des anathèmes au monde raté, dont il fait pourtant partie.

L’âme est ce qui dirige ton regard sur ton étoile ; l’extinction des âmes, aujourd’hui, s’explique par la tyrannie du sens, que seul l’esprit trace et en fait des sentiers battus, même pour les aveugles. « Quand on a son bon sens, il est inutile de frapper aux portes de la poésie »** - Platon.

L’apparition des ailes, des nageoires, des griffes, dans le monde animal, est un miracle qu’aucun Darwin n’abaisse. Mais le surgissement de la conscience humaine est une apothéose, au-delà de tous les miracles. « Le gorille, perdant ses poils et les remplaçant par des idéaux, forgeur de dieux » - Cioran.

Jadis, l’écrivain s’adressait soit à la bête humaine soit à l’ange divin ; aujourd’hui, il parle aux robots ou aux moutons.

Les hommes se divisent en ceux qui veulent choisir sur terre et en ceux qui se sentent choisis par le ciel.

La réalité est une phalange, où tous, de Napoléon au concierge, sont taraudés par le prurit de domination. Heureusement, le Créateur songea aussi à la solitude du rêve, hors toute constellation, hors toute compétition, et où l’on ne poursuit que son étoile filante, dont on garde l’humble hauteur.

Le sens tragique est familier à l’Allemand, au Russe, à l’Espagnol, il est étranger au Français. Et je ne parle même pas de tragédiens de minauderies du XVII-me siècle ; prenez le souchien Baudelaire ou le métèque Cioran, tenants des couleurs sombres, - chez eux, aux ailes majestueuses succèdent des pattes boiteuses, à la chair sublime – la charogne. Ils ne comprennent pas, que la tragédie est tout près des ailes à peine faiblissantes et de la chair légèrement moins éclatante.

Pour les yeux de celui, dont le regard connut la hauteur de son étoile, toutes les voûtes des temples collectifs sont trop basses.

Dans sa première jeunesse, on exhibe ce qu’on sait (pas grand-chose, en réalité), ensuite, on s’épanche sur ce qu’on pense (le plus souvent – des platitudes), enfin, on se contente de narrer ce qu’on éprouve (mais il est trop tard, pour s’en émouvoir). Pourtant, l’inverse aurait été si raisonnable. Et utile aussi bien pour le savoir final que pour le valoir initial.

Tout écrivain, aujourd’hui, pense qu’il doit répandre sur ses pages – de paisibles lumières de son intelligence ou d’excitants éclats de ses sens. Ce qui n’est qu’instrument, il prend pour objectif, et, surtout, il ignore la contrainte principale – la noblesse des objets projetés et la hauteur des écrans.

Dans la forêt sibérienne, au métro moscovite, sur les boulevards parisiens, sur les routes européennes ou américaines - je me sens le même, je porte le même regard, et mes yeux n’en sont que des témoins passifs.

Ils restent non-reconnus, ils voient quelque chose de lépreux dans la rue, ils sont témoins d’une perfidie ou d’une sottise – et ils se mettent à geindre de leurs déceptions. Il me suffit de poser mon regard sur une rose, un papillon, une belle fille, pour que notre planète soit vue comme un paradis, parfait et mystérieux. Le Bien et le Beau cohabitent avec ma propre misère ; et son entente avec le Vrai est plutôt un contraire d’une déception, ce mot méprisable.

L’homme a besoin d’un bon regard d’esprit pour mieux interpréter les ombres d’âme ; mais il hérita l’instinct aveugle du mouton et la raison transparente du robot.

L’Antiquité – la poésie d’un regard créateur ; la modernité – la prose des yeux scrutateurs.

Le nécessaire, mystérieux au départ, est voué à la platitude du commun. « Les Russes ont le droit de regarder la France de haut, car ils respirent dans le possible » - Cioran. – ce possible étant mystérieux pour longtemps.

Aux obscurités germaniques, aux apocalypses russes, aux folies anglaises, la littérature française ne peut opposer que la raison de sa lucidité, de son goût du juste milieu, de l’équilibre entre le mot et l’idée. Rien de trop ; ce qui est extrême est insignifiant ; le sens est tout – le culte de la forme n’a pas que des effets heureux.

Le Français est élégant sur la surface, il s’amuse ; l’Allemand est lourd dans la profondeur abstruse. La légèreté est plus abordable à un esprit élégant qu’à un lourdaud savant, ce qui favorise l’usage des ailes et la découverte de la hauteur. L’esprit se sacre par une gloire mythique, mais exaltante ; l’âme se souille par une réelle, mais ennuyeuse, pureté.

La noble vitalité d’une nation dépend des réserves d’indicible, où se recrute le sacré, et qu’entretient l’âme. Mais l’esprit des nations évoluées mène son travail de sape, de désacralisation, en attribuant des noms définitifs à ce qui aurait dû rester innommable. Elles finissent, comme les autres, par perdre leur âme, et dans les joutes internationales, désormais jouées par les seules cervelles, elles perdent contre les nations plus cyniques, moins sensibles, plus désanimées.

Les sceptiques ou les pusillanimes geignent sur les commencements (le monde raté) ou sur les fins (la mort). Le cas est incurable, lorsque ces deux états d’esprit cohabitent chez un même personnage. On se débarrasse rarement de la seconde calamité, mais la première offre une échappatoire – pour ta création ou tes rêves, invente tes propres commencements, hors le temps, hors les soucis terrestres, commencements tournés vers les limites célestes. Et la fidélité à cet état d’âme constitue l’essence de toute grande consolation.

Notre époque néglige la seule justification de l’art – le contact, en contemplation ou en création, avec la beauté. Leurs minauderies laborieuses sur le besoin de s’exprimer, de se libérer d’un appel irrépressible, de s’abandonner ou de se retrouver, expliquent l’immense platitude des productions des artisticules modernes. La pesanteur d’une trime, à la place d’une grâce du sublime.

Ce que j’écris ici ne m’appartenait pas ; je ne m’en vide pas. Mes pieds sont, comme pour tout le monde, là, sur terre ; mais mes ailes, porteuses imprévisibles de mon soi inconnu, sont au service de la hauteur, la destinatrice de mes messages. Et il est compréhensible, que les réalistes, mettant en jeu leurs pieds et leurs muscles, se sentent vidés, après avoir déversé leurs prévisibles lourdeurs.

Jadis, la notion de valeur n’effleurait qu’une partie infinitésimale des hommes, le reste se contentant de vivre selon l’instinct. Les valeurs, réglementaires ou monétaires, devinrent l’apanage de la foule déblatérante, et aux instincts vitaux individuels se substituèrent les algorithmes communs. Il devint difficile de distinguer le mouton du robot. La banalité juste évinça la volupté injuste.

Dans les affaires humaines, est petit ce qui manque, à la fois, de profondeur (le savoir et l’intelligence) et de hauteur (la noblesse et le talent). Que tu sois haineux ou débonnaire, l’orgueil est ton auto-satisfaction béate d’avoir brillé dans les petites choses. Théophraste rend le sujet trop simple : « L’orgueil est un mépris de tout, sauf de soi-même ». La fierté est ton humble bonheur de n’avoir touché - surtout par le ton et le style originaux - qu’aux grandes choses.

L’état moutonnier est, tout de même, un défi au minéral, mais l’état robotique est un retour au minéral – minéral muni de mémoire et d’algorithmes.

L’écrivain parisien passe le plus clair de son temps sur les terrasses de café ou en dîners en ville, pour consacrer le temps qui lui reste à geindre sur sa solitude et à vilipender l’autrui.

La grande littérature ne valait que par le chant langagier qui sortait des meilleures plumes ; depuis que nos scribouillards ne font qu’éructer leurs dénonciations des injustices fiscales ou détailler les parcours des intendants des finances, l’ennui, émanant de leur gribouillage, égale celui des polars, de la science-fiction, des bandes dessinées.

Sans se trouver, l’homme se cherche ; sans les chercher, l’homme trouve le rêve ou l’amour. Inversez les verbes – vous tomberez dans l’une des platitudes humaines les plus répandues.

Tout en séparant, en toi, l’auteur de l’homme, n’oublie pas que les liens d’héritage, qu’ils entretiennent avec leur jeunesse commune, sont, eux aussi, très différents. L’auteur ne peut que trahir ou dépasser sa jeunesse, tandis que l’homme en a des rapports beaucoup plus complexes : l’oublier, lui rester fidèle, en avoir honte, vivre la tragédie de l’évanouissement de ses rêves. L’auteur crée et l’homme croit.

Jadis l’Europe avait une âme ; c’est l’agonie de cette Europe-là que je pleure. L’Europe de l’esprit, c’est-à-dire du savoir et de l’intelligence, se porte bien, malgré quelques jérémiades des intellectuels du siècle dernier.

Strictement parlant, tout homme est cohabitation d’un scientifique et d’un artiste. Le premier représente le monde et raisonne la-dessus ; le second s’exprime par le chant et la danse. La réalité et les rêves, la vérité et la beauté. L’essentiel : les pensées, et même les croyances, appartiennent aux représentations et non pas au réel ; le sens esthétique est un cadeau de Dieu. Seul le corps est dans le réel ; l’âme est toujours ailleurs.

Face au monde – rejet, indifférence, étonnement – des malades, des moutons/robots, des anges.

Tout homme porte des germes d’un penseur et d’un rêveur ; le penseur nage dans des cloaques des vérités, ces qualités mécaniques, et le rêveur se voue aux ondes musicales qui sont la première qualité organique.

Toute innovation, aujourd’hui, est inertielle, un pas de plus, un enchaînement, le contraire du commencement. D’ailleurs, la devise des Américains, ces innovateurs insatiables, - Annuit coeptis (tirée de Virgile) – qu’ils traduisent – Favoriser l’entreprise – devrait signifier – On salue le commencement !

La bête, en nous, ce n’est pas un démon, une force du Mal ; notre bête se charge de nos extases, irrationnelles mais pures, comme notre ange garde notre noblesse, raisonnable mais flamboyante. Nous exprimer pleinement, c’est-à-dire avec le concours de l’ange et de la bête, c’est de nous inspirer ou de nous fendre d’extases nobles.

Geindre sur son inutilité sociale est une mauvaise pusillanimité ; s’en féliciter est un mauvais orgueil.

Peu de goût viscéral pour le mystère ; le culte irresponsable de la clarté – deux défauts de la culture française, qui expliquent la faiblesse de sa poésie et de sa philosophie.

Lorsque la culture joue le rôle du critère principal, pour juger de la place d’une nation dans le monde, triomphent l’Europe méditerranéenne, dans l’Antiquité, et la France, depuis cinq siècles. Mais lorsque l’économie évince la culture, l’arrogance de l’Europe du Nord surgit à la place de l’élégance méridionale.

L’enracinement permet de vivre, naturellement, dans une civilisation ; le déracinement permet de rêver, artificiellement, dans une culture. Mon déracinement, en Russie, me plaça dans une hauteur, à partir de laquelle aucun enracinement ne fut plus possible. Je devins artificiel en tout, prenant les canopées pour mes racines.

Le narcissisme n’est pas un plaisir de trouver ton visage plus beau que les autres, mais un simple constat, que ta conscience contienne tous les mystères de la vie, sans être obligé de les chercher ailleurs, c’est le privilège de l’homme libre. Quant aux problèmes et solutions, tu les partages avec tout le monde.

Celui qui ne sait plus vivre du rêve, ce géniteur de l’espérance, et ne vit que du réel, aboutit, inéluctablement, au désespoir. Confondre la cause et l’effet produit ce galimatias : « Le réel n’est que l’enfant légitime de la désillusion » - Baudrillard.

Les Français mirent plus d’un siècle, pour écraser l’Infâme (un vrai et unique mérite de Descartes à Diderot), tandis que les philosophes allemands, amis des pasteurs, se livraient aux litanies sur la vérité, les connaissances, le mystère. Mais sans l’Infâme, le discours français tourna à l’ennui rationnel, tandis que la logorrhée allemande se métamorphosa en poésie, irrationnelle mais philosophique.

Les Autres ne sont pas l’Enfer, mais le Purgatoire ; il n’est donné à personne d’échapper à ce séjour transitoire, mais les uns en sont redirigés vers le paradis moutonnier, et les autres – vers l’enfer de la solitude.

Dans le langage abscons des philosophes bavards, on pourrait définir la tendance de passer de l’humanité moutonnière à l’humanité robotique comme le passage de l’altérité à la fractalité.

L’évolution des moyens pour se manifester : la création, la transmission, la communication ; avec leurs milieux respectifs - la solitude, le marché, la foule.

Quel est le point commun entre le métier des armes et la culture de masse ? - les deux prospèrent grâce à la fusion entre le progrès et la barbarie.

Le fond de la vie est déterminé par sa fin ; sa forme découle de ses commencements. Le fond est, donc, inéluctablement, tragique, et la forme – métaphorique. Ce qui fait de la consolation et du langage – thèmes centraux de toute bonne philosophie. Les connaissances, les vérités, les libertés n’y sont que des moyens et non pas des buts.

L’une des merveilles de l’homme : dans ses yeux on peut percevoir tout ce que l’esprit, le cœur ou l’âme sont capables d’éprouver. Les deux premières sources sont présentes dans tous les yeux ; la dernière, suite à la raréfaction des âmes, disparaît de la plupart des faces.

Les machines effacent les reliefs personnels et réduisent les hommes à la platitude et l’uniformité de leurs besoins.

Le Soleil, comme toutes les étoiles, est une monstruosité thermonucléaire, mais qui fait de la Terre – un paradis d’une vie miraculeuse. De même, l’homme, vu de près, est une horreur d’égoïsme et d’hypocrisie, mais, touché par la hauteur, il porte le vrai, le beau, le bon au niveau des miracles.

Ton âme invente des hauteurs, invisibles aux autres ; ton esprit s’émerveille devant l’universel, dont tu ne partages la place avec personne. Ceux qui sont inaptes à ces deux tâches essentielles, se lamentent sur l’absence de sommets et de lois.

L’homme est composé de fini (la portée de ses actes ou pensées) et d’infini (sa conscience miraculeuse). Et c’est là que se trouve la différence entre penser et être.

Tu dois choisir entre la contemplation et la création, donc entre la réalité et le rêve. Ou bien tu perçois le monde avec les yeux idylliques (car le monde est sublime) ou satirique (car ce monde est aussi plein d’horreurs), ou bien tu conçois le monde avec ton regard élégiaque (car tu devras le quitter).

À l’âge mûr, vivre de son esprit, c’est se désespérer ; vivre de son âme, c’est créer des espérances fugitives ; il faudrait vivre de son cœur, qui est le seul à n’apporter que l’entente avec soi-même, à l’âge juvénile. « Ô enfance du cœur humain qui ne vieillit jamais ! »** - Chateaubriand.

Même un anarchiste américain n’émet que des réflexions mécaniques et se rapproche du robot. Écoutez Chomsky : « La vie intellectuelle française – clinquante, obscène, infantile et ridicule » - « French intellectual life - meretricious, obscene, infantile and ridiculous ». Toutes ces épithètes stigmatisantes s’appliquent, au moins, aux hommes et non pas aux robots ternes, prudes, cohérents et sérieux. Et, par ailleurs, ces qualités-ci caractérisent bien le seul message que les Américains sont capables d’émettre.

Les hommes vivent d’une lumière qui n’éclaire que le présent immédiat. Il me faut une lumière qui porterait loin ; porterait non pas elle-même, mais mes ombres, et non pas au lointain mais dans une hauteur ! Mais pour cela, il faut que cette lumière soit profonde !

Les nations sont des arbres, et elles peuvent enthousiasmer ou repousser par toute partie de leurs saisons ou de leur corps ; certains ne valent que par leurs fruits ou leurs ombres ou leurs nids. L'arbre français, dans ce qu'il a d'attrayant, est des plus complets ; c'est pourquoi moi, plus que les Français de souche ou les Français de branches, j'apprécie le Français de l'arbre entier : des racines, des sèves, des fleurs, des ramages, des élagages et des greffes.

On ne trouve de l’organique, du musical et de l’impair que dans la littérature ; et tout le reste est mécanique.

Trois marches de l’échelle mesurant un homme : la réussite (le prix), les critères retenus (la valeur), l’étoile visée (le vecteur) ; plus on va, mieux on se passe de deux premières et, grâce à la troisième, plus proche devient son ciel étoilé. Einstein ne voit pas cette dernière marche : « C’est en valeur d'un homme et non pas en son succès que consiste le sens de sa vie » - « Der Sinn des Lebens besteht nicht darin ein erfolgreicher Mensch zu sein sondern ein wertvoller ».

La fadeur et la grisaille sino-américaine ont quelques adeptes européens : « Tant qu’on n’a pas peint un gris, on n’est pas un peintre » - Cézanne. « Les extases de la grisaille : un rap mystique, une tiède dérive, une indifférence créatrice » - Sloterdijk - « Die grauen Ekstasen : Mystischer Rap, laue Drift, schöpferische Indifferenz ». Heureusement, la résistance exista toujours : « L’ennemi de toute peinture est le gris » - Delacroix - on aurait pu dire – de tout art. Plus que par les yeux, l’azur est perçu par les âmes, qui se font rares.

Ce n’est plus dans la hauteur (intemporelle) du style, mais dans la platitude (actuelle ou prochaine) des idées qu’on met l’essence de l’homme.

L’unité française se créa grâce, en grande partie, à l’ethnocide (occitan, provençal, breton, lorrain, alsacien, corse), mais le résultat est admirable ; à la longue, la culture divine justifie l’injustice humaine.

Sans les journaux, on inventait des échos et des légendes invraisemblables ; avec l’Internet, on se contente de commenter les faits divers avérés.

Chez l’homme, jadis, à côté d’un esprit calculateur se blottissait une âme rêveuse. Dans tout ce qui se calcule, la machine, un jour, dépassera l’homme ; mais ce n’est pas ça qui rendra l’homme – idiot (comme le pensait Einstein), mais le fait qu’il n’aura plus d’âme, c’est-à-dire de rêves.

La surdité croissante aux appels du soi inconnu – telle est la caractéristique unique de notre époque ; les soi connus, interchangeables et mesquins, s’agitent dans le réel et ignorent le rêve. « Le moi divin, le seul qui soit sans limite, englobe tous les autres moi » - G.Thibon – il ne les englobe pas, il veut les inspirer, mais aucune tête n’est plus tournée vers la hauteur, où réside ce moi invisible.

Dans tout ce qui vient de l’espèce, chez l’homme, on peut trouver des merveilles divines. Quant aux genres, il faut les diviser, d’après Valéry, en extrêmes (pour la création) et en moyens (pour la maintenance). Chez les premiers – des poètes aux scientifiques – on trouve aussi des merveilles, en symbiose avec l’œuvre du Créateur ; chez les seconds on trouve la confirmation des lois d’inertie et d’entropie.

Étant trempé dans trois cultures, je peux vivre trois sortes de sacré, en-deça de ces trois frontières. Le sacré russe – ses contes de fées, l’infini de ses espaces, sa musique mélancolique, l’humanité de sa littérature. Le sacré allemand – le romantisme de ses Lorelei, la noblesse de sa poésie et de sa musique, l’audace de ses mystiques. Le sacré français – la douceur de ses chansons et de ses paysages, l’élégance de ses châteaux, le bon goût de ses paysans ou de ses filles. Dans ces exercices d’admiration, il n’y a pas de place aux batailles, aux ingénieurs, aux princes de ce monde.

Le flux temporel étant incompréhensible, l’instant présent est indéfinissable et même inexistant. Par le terme de présent, les hommes ne font que désigner leur époque. Et Maître Eckhart : « Dieu est un dieu du présent » - « Gott ist ein Gott der Gegenwart » - est-il mystique ou prosateur ? Chantre de l’inexistence ou idolâtre de son temps ?

Les communautés humaines se forment à partir des représentations communes ; le langage ne fait que se coller à ces représentations. D’où l’existence de communautés disparates au sein d’une même famille linguistique - communautés hispaniques, germaniques, francophones, italiennes, néerlandaises.

Tout se laisse se représenter en tant qu’arbre (ou graphe), tout, y compris les hommes (ce fut, d’ailleurs, la vision de Descartes). Tant d'unifications possibles, qu'il s'agisse de racines (la fraternité), de fleurs (la poésie), d'ombres (la philosophie), de cimes (la liberté).

Les nourritures terrestres se refusent à ses appétits – voilà les tracas essentiels de l’homme de la terre. Les nourritures célestes sont à portée de mon élan immobile – voilà la consolation d’un homme du ciel.

Mon âme assoiffée ne voit pas sa place dans ce monde des esprits repus.

Ma patrie n’est ni historique ni géographique ni linguistique ni psychologique. Il n’y a pas de frontières sur la planète appelée Hauteur, où chaque habitant est seul, sans partager avec personne son étoile ; avec ses compatriotes on y communique en langues artificielles - tonalités, mélodies, intensités, soupirs ou larmes.

L’américanisation rampante noya toutes les racines romantiques et intellectuelles en Europe ; je me sens seul à m’attacher à Pouchkine en Russie, à Rilke en Allemagne, à Valéry en France. « Dans tout citoyen d'aujourd'hui gît un métèque futur » - Cioran.

Les intellectuels français – Montaigne, J.Joubert, Valéry – ennemis de la gazette. Sur la scène publique, ils furent évincés par les journalistes – guetteurs des faits divers – depuis les affaires de Callas ou Dreyfus jusqu’aux gilets jaunes. À la charnière entre ces tribus inconciliables se trouvait Voltaire – l’ironie des premiers et le faux pathos des seconds.

Notre conscience a trois demeures : la hauteur des mystères, la profondeur des problèmes, la platitude des solutions. En fonction de nos préférences, on pourra juger du degré de notre noblesse, de notre intelligence ou de notre conformisme.

Tout Américain est un robot infaillible dans son domaine de compétence et un mouton risible partout ailleurs.

Le romantisme et son support, l’âme, sont les premières victimes de l’américanisation de l’Europe. S.Weil le savait, mais qui, aujourd’hui, l’écouterait ?

Les objets et les projets remplissent désormais tous les recoins de notre conscience par trop rationnelle ; le sujet désemparé n’a plus de place dans ces horizons trop pleins, et l’âme, sa conscience créatrice ou morale, sa voix d’antan, est muette, dépérit, faute d’emploi. « Le monde moderne porte en lui-même son absence d'âme »* - Malraux.

En fonction de la place du merveilleux dans leurs vies, les hommes se divisent en trois catégories : ceux qui ne voient aucun miracle, ceux qui l’associent avec une superstition pseudo-historique, ceux qui le voient partout dans la nature – hommes de la cécité, hommes de la peur, hommes de la culture.

L’essence d’une époque se réduit au sens et à la musique de ses messages. Le premier est profond, quand il est dicté par l’esprit ; la seconde est haute, quand elle est composée par l’âme. Le premier résume le progrès matériel ; la seconde – le culte d’une beauté immobile. Le premier ne connut qu’une seule interruption – l’écroulement de L’Antiquité sous les coups des instincts barbares ; depuis la Renaissance une nouvelle ère de progrès ininterrompu s’installa. La seconde commença sa dégénérescence à la fin du XIX-me siècle, pour se machiniser définitivement un siècle plus tard. On n’a rien à reprocher au progrès matériel ; on n’a qu’à regretter l’extinction des âmes. La civilisation enterra la culture.

Un intellectuel est celui qui ne s’adresse pas aux personnes concrètes mais aux thèmes ou tonalités abstraites. Il n’a donc personne à convaincre ou influencer ; il ne puise pas ses mots dans le goût du temps, il en cherche ceux qui rendent ses états d’âme ou, au moins, reconstituent un état d’âme artificiel. Même à contre-point ils doivent envelopper ou accompagner la mélodie véridique, qui naît dans notre conscience palpitante. L’intellectuel est celui qui retrouve dans son âme solitaire (et non pas dans son esprit commun) les reflets de tout ce qui compte à l’échelle verticale des valeurs et des talents. Le monde n’est que le cadre de ses tableaux.

Le mépris souverain, pour les dépourvus de noblesse, devint si incorrect, politiquement, qu’il se mua en indignation grégaire. M’interdire celle-ci fut l’une de mes premières contraintes ; en revanche, le mépris m’habita et même s’enrichit avec sa dernière source – la connaissance des grands. « En voyant la plupart des grands, j'ai eu, d'abord, une crainte puérile ; j'ai passé, presque sans milieu, jusqu'au mépris »** - Montesquieu.

Ce que les peuples attendent de la religion se reflète sur leurs caractères : l’appétit de dogmes réglementés des Allemands, l’appétit de rites exotiques des Russes, l’appétit d’hérésies ingénieuses des Français, d’où la lourdeur des premiers, l’irréalisme des deuxièmes, l’inventivité des troisièmes.

Seule la Méditerranée gréco-romaine tenait à la culture comme à une valeur suprême de son identité nationale ou impériale ; l’argent et le glaive avaient la même place chez les Germains et les Slaves. Ce que les Gréco-Romains appelèrent Grandes Invasions, les autres désignent par un terme neutre de Déplacement de Populations (Völkerwanderung). Le même phénomène se produit sous nos yeux ; il est vécu comme un drame identitaire en Méditerranée du Nord romane et comme une bénédiction économique dans l’Europe germanique. Les Slaves et les Grecs, ayant connu la férocité asiatique, se barricadent.

L’autochtone vit dans l’enchaînement des pas, hérités de sa tribu ; le métèque, instinctivement ou consciemment, est obligé de réinventer les pas premiers et, donc, de s’identifier avec les commencements. C’est vrai aussi bien pour les actions que pour les idées ou les émotions. L’approfondissement du réel ou le rehaussement de l’idéel.

Dans l’élite, la première fonction de l’âme est de rêver ; celle de l’esprit – de créer. Les rêves faiblissent, et la création glisse vers l’absurdité, d’où l’intérêt du renouvellement des consolations et des langages. Jadis, seule l’élite laissait des traces dans la mémoire collective ; aujourd’hui – c’est la foule, qui ignore l'appel consolant et la richesse langagière. Mais le tragique reste une constante de l’élite ; il ne fut jamais une propriété de la foule. La calamité sociale est la soumission de l’élite à la foule.

C’est au XX-me siècle qu’on comprit que l’art est mortel – toutes les ressources d’innovation sont définitivement épuisées. On vit désormais dans des versions jetables, qui se renouvellent tous les vingt ans et se soumettent au seul juge écouté, la foule ; l’invariant individuel n’intéresse plus personne, même les mythes et les rêves s’actualisent et se collectivisent. Le fait divers, les conflits mesquins, la correction politique obsèdent aussi bien le troupeau que les élites.

La reconnaissance (sociale, intellectuelle, sentimentale) est une fausse consolation, comme l’ennui (des corporations, des actes, des idées) est un faux désespoir ; tous les deux sont le sort de ceux qui s’attardent sur les forums. Il faut se construire, dans l’éther, une demeure solitaire, dans le genre des ruines ou des châteaux d’ivoire, pour y pratiquer l’ascèse de la raison ou l’exubérance des rêves.

Pour savoir ce que tu es ou ce que tu vaux, voici, dans l’ordre croissant d’intérêt et de pertinence, la liste de critères : ce que tu fais, la profondeur de tes pensées, à quoi tu penses, pourquoi tu lis, où et quand surgissent tes larmes, ce que tu évites, la hauteur de ta solitude, comment tu écris. Seul le dernier désigne la part d’artiste en toi, les autres décrivent l’homme.

Dans ses pensées l’homme est angélique, dans ses actes – bestial. Il ne se manifeste fidèlement que par ses ombres, et c’est le choix de la lumière – son étoile éternelle ou l’éclairage public d’aujourd’hui – qui les fera se projeter d’un côté ou de l’autre.

L’ange et la bête, chez l’homme, se mutèrent en robot et mouton. La pureté et l’instinct cédèrent la place au calcul et au conformisme. « La culture des hommes naît de l’anoblissement des pulsions bestiales » - H.Hesse - « Menschliche Kultur entsteht durch Veredlung der tierischen Triebe » - la culture fut angélique, la civilisation est algorithmique.

Les calamités principales de notre époque, comme de plusieurs époques précédentes, sont liées à la propagation du collectif, au détriment de l’individuel. Cette propagation a deux formes : la première - l’invasion des cerveaux des individus, qui, par correction sociale, se mettent à émettre des avis, sensés être personnels mais étant, en réalité, collectifs, et la seconde - l’élévation de la foule au rang de juge, unique et suprême, des productions des individus.

Dans ta vie sociale, tout ce qui est réel est mesquin ou le sera avec le temps ; la vanité consiste à imaginer que tes réalités intimes soient d’admirables secrets que tu donnes en pâture aux yeux braqués sur toi. N’est admirable que l’inexistant, le rêve par exemple.

Les adeptes de la raison triomphante voient dans la noosphère (le milieu du savoir accumulé) l’héritière des éléments inertes (géosphère, atmosphère, pyrosphère, hydrosphère) ; ceux de l’âme humiliée – dans la pneumosphère, que prôneront les marchands de pneus.

La nature humaine s’éploie sur deux axes : la sociale – du mouton au robot, et l’individuel – de l’ange à la bête. Le premier devint dominant, tandis que jadis, on le remarquais même pas : « L’homme, ce misérable intermédiaire entre la bête et l’ange »* - F.Schiller - « Der Mensch, dieses unselige Mittelding zwischen Vieh und Engel ».

Tout compte fait, les soucis des sages – la consolation et le langage – préoccupent même les ploucs, mais chez qui on ne voit que « piteuses caresses, querelles mesquines »* - Z.Hippius - « их ласки жалки, ссоры серы » - miséricordes collectives normatives, révoltes verbales mécaniques.

Avant l’apparition de gazettes, de télévisions et de réseaux sociaux, la langue des ploucs contenait autant de diversité que celle de la marquise de Sévigné. « Le peuple, désormais, parle comme le journal » - A.Suarès. Aujourd’hui, la même indigence frappe l’élite et la foule.

L’évolution organique d’une culture : la sacralisation des racines immémoriales et la création de nouveaux branchages, fleurs, fruits ou ombres. Les greffes américaines mécaniques aux racines européennes expliquent les crépuscules de nos arbres. « Quand je vois pourrir une racine, j’ai pitié des fleurs »** - G.Thibon.

L’aspect abstrait de la technique moderne peut être aussi intéressant et profond que celui de la langue ou du livre. Il ne faut pas mélanger les messageries d’avec les messages. Nos contemporains s’acharnent contre l’aspect pragmatique de la technique, exactement dans les mêmes termes que A.Suarès, H.Hesse ou Heidegger, sans le talent du premier, sans la poésie du deuxième, sans l’intelligence du troisième. C’est l’abandon de l’abstrait qui est la vraie triste originalité de nos écrivailleurs. Rien de plus ennuyeux que le concret du présent.

Aurais-je vécu à l’époque des Nietzsche, Valéry, Cioran, je ne me serais pas permis mon arrogance et mon narcissisme ; mais la nullité unique, indépassable des hommes de plume aujourd’hui justifie largement ma pose méprisante. Et je sais bien que les lamentations sur l’état de l’art furent courantes dans toutes les époques.

Je cherche la définition la plus précise et laconique de l’humain qui serait mon exact antipode, et je suis déçu de ne trouver que ceci : quelqu’un qui ne voit pas le merveilleux, logé en tout point, en tout objet sur notre planète, et qui donc ne s’en extasie pas, obsédé par l’absurdité et le désespoir. C’est que la liste de ces objets est infinie, et nos savoirs et nos élans sont finis. Au lieu d’une définition, je n'ai produit qu’un axiome.

La masse rabaissa le prince, le prêtre, Dieu, le savant, le poète, l’intellectuel ; aujourd’hui, c’est l’heure du penseur qui sonna.

Tu disposes de trois regards sur le monde : l’éthique, l’esthétique, le pragmatique. Le premier devrait t’amener à vénérer le miracle de l’existence même de ce sens inutile, ‘contre-productif’, destiné à ne pas quitter ton humble cœur, ton cœur soumis. Le deuxième te dote de contemplation de la beauté du monde et de volonté de créer de la beauté toi-même. Enfin, le troisième humilie ta liberté, fait de toi un jouet de la nécessité, un révolté mécanique, brandissant de sots reproches d’absurdité ou d’horreur du monde mal conçu. Les yeux baissés – la profondeur ; les yeux enflammés – la hauteur ; les yeux écarquillés – la platitude. Dieu, rêve, réalité.

Je ne connus qu’un seul grand ami, et c’est lui qui m’apprit le sens d’une fraternité ardente. En revanche, la camaraderie reste, pour moi, une valeur froide, à être partagée, valeur commune. L’union fraternelle ou amoureuse est la rencontre de deux solitudes.

Tenir, mécaniquement, à l’avis, diamétralement opposé à celui de la foule, et y voir un titre de gloire et d’originalité est doublement bête. La foule ne formule ses avis que sur les sujets minables qui ne méritent pas que tu te donnes la peine d’en avoir ton avis propre. Deuxièmement, sur ces sujets, la foule a, le plus souvent, un avis, statistiquement juste.

Aujourd’hui, les mathématiciens forment une espèce de secte ésotérique, pratiquant, au sein de leur compagnie, une rigueur de la forme logique et, en dehors, - des balbutiements sur le fond philosophique. Et dire que le grand Galilée portait le titre de philosophe, se lançait dans la critique de Pétrarque, du Tasse, de l’Arioste et présentait les résultats de ses calculs comme caprices mathématiques, telles poésies ou rêveries.

Les Normaliens et les notables de Sciences-Po tiennent des langages éminemment différents ; la culture littéraire ou scientifique écrase la nature du lucre ou du fonctionnariat. En revanche, le Hollywood et le Stanford abordent les mêmes sujets, sous le même angle, avec les mêmes perspectives. La verticalité et l’horizontalité.

Les féministes finiront par rendre la femme égale de l’homme dans toutes les sphères, de la politique à l’haltérophilie. Et dire que jadis on admirait la femme parce qu’elle dépassait l’homme aussi bien en vertus qu’en vices, elle était meilleure ou pire, ce qui, face à ces excès, rendait l’homme curieux, étonné, intrigué. Avec ses égaux on se bat ou s’ennuie ; on n’aime que ce qu’on ne comprend pas.

La grande liberté, dont le Créateur dota l’homme, place celui-ci entre la nature, où il est un prédateur carnivore, porté sur le calcul, et la culture, où il apprend le rêve, la caresse, la honte. La nature régulée s’appellera civilisation, elle accentue la domination des calculateurs et devient le moteur principal de la modernité aculturée.

La liberté est la première propriété de l’essence intemporelle du vivant ; l’existence, dans le temps, offre des occasions pour traduire cette liberté en actes – la liberté préexistante dans l’espace et la liberté qui laisse des empreintes dans le temps. L’essence est la loi, et l’existence – le hasard. L’essence est propre de l’espèce éternelle divine ; l’existence appartient au genre, de plus en plus robotique.

On appelait maladies du siècle les mélancolies durables des âmes ; aujourd’hui, on parle de performance ou de santé des versions courantes, versions jetables, versions des esprits robotisés.

La foi en âme immortelle ou à la vie éternelle ne peut être que grégaire (d’autant plus vide et froide que les âmes se raréfient et la vie, de plus en plus, s’oppose au rêve). À cette farce de foi populacière, je préfère le tableau du monde que peint la raison tragique, s’appuyant, certes, sur un savoir collectif, mais disposant d’une palette de couleurs personnelle.

Ce qui compte, dans le choix entre l'internationalisme et le nationalisme, c'est la part de la haine ou du lyrisme. Ce qui ravage l'humanité, ce sont l'internationalisme sans lyrisme et le nationalisme haineux, engendrant l'uniformité de la culture ou la brutalité du regard. Tandis que la présence d'un lyrisme justifie et l'un et l'autre.

Pour préserver ton originalité et t’adonner à tes passions secrètes, la présence d’une foule de ploucs est moins gênante que celle de têtes savantes. C’est pour cette raison que Descartes préfère se cloîtrer à côté des lourdauds hollandais, pour fuir la société raffinée parisienne, et moi, je me réfugie dans un village provençal.

Tu dois admettre, à l’avance, que l’humanité, sous quelque forme qu’elle se présente - société, horde ou foule – est capable de toutes les horreurs, dont nous abreuve suffisamment l’Histoire. Donc, toute déception, face aux hommes, déception suivie d’indignations, de mépris, de suicides ou de haines, cette déception est une ignorance et une sottise des esprits faibles ou potentiellement grégaires.

Au conformisme des Oui inconscients (l’action) ou des Non mécaniques (la révolte) s’opposent le Comment du talent, le Pourquoi de l’intelligence, le Au nom de quoi de la noblesse.

La civilisation nous montre que notre présent et notre avenir ne sont plus ce qu’ils étaient. La culture sert à prouver que le passé partage la même métamorphose.

Jamais la créativité humaine ne s'exerçait à une telle échelle, jamais la tolérance n'adoucissait à ce point les mœurs, jamais le savoir ne jouissait d'un tel prestige - et pourtant votre siècle est des plus barbares, car tous ces choix se font par une raison en bronze, en absence des cœurs brisés.