IRONIE

Le problème, qui est propre à notre siècle, est la surproduction. Celle des navets est régulée par la réduction de surfaces cultivables ; celle des idées est nivelée avec leurs substituts jetables ; celle de la bile est jugulée par le garrot de l'ironie impitoyable. Une circulation trop libre d'avis empoisonnés fait peser sur notre sang le danger de gangrène ; l'ironie s'occupe de salutaires saignées quand ce n'est d'honorables funérailles. L'ironie nous épargne le ridicule du dernier pas, comme la pudeur nous refuse l'imposture de la maîtrise du pas premier. Autrui et Dieu s'en chargent.

P.H.I.



 


Noblesse

Ironiser veut dire s'oublier. Et puisque le vrai aristocratisme, ce n'est pas une mémoire écrite mais une mémoire à écrire, elle fait appel à l'ironie, pour dessiner de nouveaux blasons. Ce qu'on gagnera en art héraldique on risque de perdre en statut véridique : le panache des signes ne traduira pas les taches des lignes.
VALOIR

Intelligence

On rêve tant d'ailes intelligentes et de semelles ironiques et l'on se retrouve avec la semelle de plus en plus guidée par le sentier battu et l'aile de plus en plus collée à la bosse. Grâce à l'ironie, l'œil intelligent saura toujours extraire d'une bêtise béante une perle cachée. Et c'est toujours l'ironie qui m'avertit de la présence de pourceaux curieux de mes prodiges.
VALOIR

Art

Tout artiste cherche à placer un diablotin ironique dans un coin de ses tableaux, pour dire, qu'aucun regard n'épuise entièrement une œuvre. L'ironie, dans l'art, consiste à renvoyer l'apprenti photographique dans un recoin négligeable d'un vaste atelier graphique. Ne pas se fier au témoin oculaire et s'identifier avec l'accusé par contumace.
VALOIR

Solitude

Tout coup d'éclat ironique éloigne un allié potentiel - une tribu, une école, une consolation ; et je finis dans un exil dévasté et morne, la solitude. Son danger est l'excès de fiel dans les sécrétions ironiques. Les plus radieuses grimaces, c'est à moi-même qu'il faut les faire, quand le monde n'attend de moi que visages ou gestes sages et programmés.
VALOIR

Souffrance

On pense, que c'est pour dissimuler la souffrance que l'ironiste nivelle ses états d'âme ; c'est, au contraire, pour mieux exhiber le bonheur, qui se méfie des mots non ironiques. Bonheur et douleur font bon ménage, tant que leurs biens hypothétiques sont mis en commun. Mais l'expérience leur rapporte des patrimoines en propre, et deux lignes de descendance distincte s'y ancrent.
DEVOIR

Russie

Dans leurs berceaux, les grandes cultures européennes furent nourries par l'ironie, qui, depuis, ne les en a plus sevrées. Les exceptions : l'Allemagne, avec les austères Maître Eckhart et Luther, et ne renouant avec le reste de l'Europe qu'avec Nietzsche, et la Russie, qui ne suivit pas Pouchkine et perdit Nabokov en route et c'est cela, le véritable handicap pour son adoption dans la saine famille.
DEVOIR

Action

Quand on est contaminé par l'ironie, toute cure par l'action ne fait qu'aggraver le mal. Le serpent d'Asklépios n'aime pas se lover autour de la massue d'Héracles. L'action met en contact illusoire le bras cassant et l'idée coulante, dont pâtissent les deux : le bras s'imagine droit et l'idée - traduisible en langage des gestes.
DEVOIR

Cité

Ironiser sur les couacs d'un rebelle est trop facile, essaye un peu d'ironiser sur la logique triomphante de la cité ! Ses orbites se rient de mes comètes, où je tente de faire régner l'apesanteur. Elle dénonce, sémillante, les trajectoires bancales, intenables, de mes astres et de mes constellations, qui prétendaient se passer de la masse gravitationnelle et se désagrègent.
DEVOIR

Proximité

Les agrandissements ironiques nous autorisent de parler de proximité, lorsqu'un éloignement vertigineux nous arrache des aveux ou des prières. Pour t'adresser à Dieu, commence par évaluer la distance, qui t'en sépare. Tout prurit aux pieds ou dans la cervelle, qui m'en rapprocherait, est signe, que je me trompe d'interlocuteur.
VOULOIR

Amour

Tout ce qui est grand, choisit soigneusement ses défaites. L'ironie s'avoue être sans prise, face à l'amour désarmé. Seul, l'amour dépasse l'ironie en spontanéité des abattements et des enthousiasmes, en jobardise, face à l'incohérence de ce qui vous inonde. L'amour est une foi qui résonne, l'ironie - une foi qui raisonne.
VOULOIR

Doute

En abusant d'ironie, on rend le doute - mécanique et plat. L'ironie devrait gonfler les nuances et atténuer ou percer les grosses murailles. Les certitudes sont d'aussi bons matériaux, à condition d'en bien dessiner la même perspective - l'impasse, où se joignent les plus prometteuses des trajectoires. Aboutir à la clarté et y rester - le privilège des sots vivant du désamour.
VOULOIR

Mot

L'ironie s'insinue mal dans les couleurs ou les notes, où la farce manque toujours de force ; c'est parmi les mots qu'elle élit ses disciples, pour saper la réputation de la gravité et la tyrannie des idées. L'ironie est le refus de prêter hommage à un potentat, qui doit tout à l'héritage. L'ironie, c'est la redistribution de titres de noblesse parmi des mots jeunes et exaltés.
POUVOIR

Vérité

L'ironie est le meilleur dépositaire de la vérité. Ici, la vérité est sûre d'être aérée, remuée, renouvelée. Une fois dans les rouages de la réalité, la vérité n'aura de rôles que mécanique ou minéralogique. Il vaut mieux, pour elle, être jetable qu'indiscernable. Des vérités mortes se séparent du langage, des vérités vivantes peuvent s'exprimer en langues mortes.
POUVOIR

Bien

L'ironie est l'optimisme actif du méchant et le pessimisme passif de l'homme de bien. L'ironie est un flagrant déséquilibre entre faire et être. Dans le faire on est aveugle, dans l'être on est sourd. L'ironiste est aussi prompt de rougir de ses tentatives cafouilleuses de générosité que de ses inattaquables raisons cyniques pour rester immobile.
POUVOIR

Hommes

Il était beaucoup plus facile d'ironiser sur les hommes, lorsqu'ils cultivaient encore quelques illusions et se mesuraient aux volatiles. L'ironie est un épouvantail inutile au milieu des utopies dévorées par des reptiles. Peut-on être ironique avec une machine ? Elle mérite un maximum de sérieux et un minimum de paroles intelligibles, juste quelques vociférations, le jour des pannes.
POUVOIR
 

 


 

L'ironie est la même déviance de la fonction première de l'esprit, comme l'oreille qui façonne un poème, ou les yeux qui sécrètent une larme.

L'ironie, c'est un compromis entre la volonté, qui produit, pour l'âme, un but intéressant, l'optimisme, et, d'autre part, la résignation, qui offre, pour l'esprit, d'excellents moyens, le pessimisme. C'est ainsi qu'il faut comprendre le désir et l'intelligence, qui réveilleraient, chez tout capitulard, en parallèle, l'optimiste ou le pessimiste. « Nul besoin de courage, pour écrire un livre, dans un sens pessimiste, mais avec une foi optimiste » - Chestov - « Чтоб писать книги с пессимистическим направлением, но с оптимистической верой, мужества не нужно ».

Jadis, le ciel avait la hauteur des âmes ; aujourd'hui, il est aussi profond et aussi plat que les esprits. Et ils accusent le ciel d'être trop exigu…

Les quatre éléments sont de beaux symboles des commencements ; quant à la fin, hélas, elle est unique et n'est que trop connue : quelques atomes - de feu, de terre, d'eau, d'air - dispersés dans un vide aux étoiles éteintes.

On médite trop sur les rustres et les marchands et pas assez sur les châtelains ; si je compare le crétin salonnard (Proust) au crétin rural (Faulkner) ou au crétin bourgeois (Flaubert), je vois, que le premier est le plus irrécupérable pour l'intelligence.

L'ivresse haute n'est due ni au flacon ni au breuvage, mais aux étiquettes bien rimées.

La rêverie est une question de voirie. Le rêveur n'entretient que les routes désignées par clair de lune.

L'ironie, ce n'est pas le renoncement à la perfection, c'est la conscience qu'aucun pas vers elle n'est définitif et qu'à chaque carrefour il y a des chemins, qui ne mènent nulle part, que tout chemin peut être vu comme un cul-de-sac. Je vois dans celui-ci une foi, un refuge et une vocation. Qui cherche s'y retrouve, plus désemparé que jamais ; les autres, qui se contentent de vivre, s'y installent confortablement. Et les ruines reproduisent le destin des culs-de-sac : « L'extase de l'homme est d'ériger un édifice et non pas d'y vivre, ce qu'il laisse aux moutons »*** - Dostoïevsky - « Человек любит созидать здание, а не жить в нём, предоставляя его баранам ».

Se sentir au centre est bête ; ne se voir que sur une circonférence est hypocrite. Ce qui est moins sot et prétentieux, c'est la hauteur ironique évitant de préciser par rapport à quoi on s'élève.

L'ironie est la maîtrise de la réfraction de ce qui nous éclaire ou réchauffe, l'étendue du spectre allant de la réflexion à l'absorption, de la défection à la réfection. La méfiance devant le regard droit, devant la fidélité des empreintes ; la recréation d'une lumière souriante et infidèle, au milieu d'un sérieux chagrineux.

Tant d'artistes oublient, qu'un parterre de fleurs est aussi ennuyeux qu'un potager de navets. La fleur n'est belle que « hors bouquets » (Mallarmé).

L'ironie serait la recherche d'un point, où rien ne puisse réussir.

Excès de sensibilité : on touche à un seul de mes cheveux, j'y laisse des plumes.

Ironie médicale : ne pas jouer aux empoisonneurs ni aux guérisseurs, prêcher l'incurable.

Le premier pas de l'ironie - l'abstrait prenant de haut le concret. Le second - je comprends, que mon abstrait est le concret d'un autre. L'ironie est une succession ou, mieux, une simultanéité de la moquerie et de la contrition.

J'entends une musique et j'essaie d'en écrire une partition. Je suis obligé de passer par le langage, le français en l'occurrence, et qui est un ensemble d'instruments à cordes. Et je sais d'avance, qu'ils sont désaccordés pour les oreilles d'autochtones. Qui pourrait aimer cette musique ? Ou, au moins, l'entendre ?

Le cynisme étouffe l'élan, l'ironie le rend plus sacré, car plus éloigné ou isolé de ses sources défendables. Toute bougeotte s'achève en platitudes (prenez à la lettre l'avertissement de Jésus : « Si on vous dit qu'Il est ici, n'y allez pas », car l'essentiel mérite votre immobilité et absence), et le cynisme est mouvement. Souvenez-vous, que c'est l'ironie qui manqua le plus à l'œuvre nietzschéenne : « Le cynisme, la plus grande hauteur accessible sur terre » - « Das höchste, was auf Erden erreicht werden kann, der Cynismus » - sur les cartes psychologiques, toutes les coordonnées d'écoles sont plates ; le relief, et donc la hauteur, s'introduisent par la troisième dimension, créée par le talent, l'ironie et la noblesse

Je ne connais qu'un sentiment se passant de mots et ne trouvant aucune extrapolation chez les bêtes, c'est la pudeur. Transposée dans les mots, elle devient ironie.

L'ironie juste, c'est-à-dire le regard du contemplatif et du faible, fait attacher aux illusions autant d'importance qu'à la réalité. Ne désillusionne que le cynisme, qui est l'ironie du fort.

L'ironie de la hauteur : glissade toujours possible de brillant vers béant ou baillant (bright vers broad ou bored, сияющий vers зияющий ou зевающий).

Avec la profondeur s'étend le creux, avec la hauteur s'étend le vide. Le creux d'un cœur enseveli, le vide d'une âme dilatée. Que ne comble que l'ironie d'un espoir sans volume, cet « art des profondeurs et des hauteurs » - Deleuze.

La musique la plus pure fut écrite par deux sales personnages, Mozart et Tchaïkovsky ; la musique la plus optimiste et fraternelle - par ce sinistre misanthrope de Beethoven ; la musique la plus noble et divine - par ce petit-bourgeois et grenouille de bénitier, Bach. Et l'accord entre le personnage et son œuvre annonce, si souvent, une médiocrité. À comparer avec l'homme Nietzsche : ce minable petit-bourgeois, respectueux des titres, grades et fortunes, guettant des signes de reconnaissance ou d'admiration de la part de n'importe quelle canaille - c'est parmi les petits-bourgeois que se recrutent des adorateurs du surhomme.

Il est vrai, que tout objet, aussi bas soit-il, peut véhiculer une haute image. Seulement, la somme de sa hauteur et de celle du regard doit être suffisamment grande. Et quand cette somme est à peu près la même, c'est peut-être le signe d'un bon goût. D'où le besoin qu'on éprouve de toucher le beau inaccessible avec ce qui traîne sous ses pieds, ou la vétille avec une large aile. L'ironie descendante et l'ironie ascendante.

Le papillotement est un mode d'existence enviable : ne s'intéresser qu'aux fleurs, mais ne produire que du fiel.

Aux yeux pessimistes, l'essentiel est dans la régression, aux yeux optimistes - dans la progression, aux yeux d'ironiste - dans la digression.

Ce sont bien des attributs du néant - mystère, hauteur, résignation - qui remplissent le mieux mon vide exigeant.

Tout moraliste devrait se féliciter des progrès de la mécanique dans les cœurs humains - ils communiquent de plus en plus en formules, dans une espèce de jeu des perles de verre (H.Hesse - das Glasperlenspiel). Le malheur, c'est qu'il n'y ait guère que des constantes et point d'inconnues.

Quand on maîtrise le mot pénétrant, face à une pensée dominée, on peut se permettre, au second assaut, de capituler devant elle. Il faudrait la chevaucher deux fois : par-dessus, en affirmatif, et par en-dessous, en négatif. Plus l'affirmatif est profond, plus sa négation est excitante ; plus l'affirmatif est excitant, plus la négation est profonde. En volatile perfide ou en reptile bifide, je m'y insinue en maître et je gagne dans tous les cas.

Une justification pragmatique pour préférer la hauteur à la profondeur : anticiper leurs fins inévitables et reconnaître, qu'une ruine est plus habitable qu'une épave.

Ce que d'autres tiennent pour une constante, l'ironiste le note comme une variable et la soumet à de telles contraintes, que seuls les initiés accèdent à ses valeurs.

Les Anciens reprochent aux hommes de parler plus qu'ils ne pensent et de penser plus qu'ils ne vivent. La pensée et la vie ayant muté, de nos jours, en schémas et en normes, et le silence de l'âme remplissant la parole, il faudrait dire aujourd'hui qu'ils pensent, malheureusement, plus qu'ils ne parlent et qu'ils vivent, hélas, plus qu'ils ne pensent.

L'intelligence est, avant tout, un verre qui grossit (Lichtenberg), l'ironie - un verre qui rapetisse. Mais, une fois les yeux clos, le résultat, pour l'âme, s'inverse.

L'ironie de l'arbre : même le plus consommé symbole de la création pâtit de la proximité d'un chien. Il peut se consoler - sa rivale, la montagne, a ses nuages : « L'ironie sentimentale : un chien hurlant à la lune, tout en pissant sur une tombe » - K.Kraus - « Sentimentale Ironie ist ein Hund, der den Mond anbellt, dieweil er auf Gräber pißt ». Il arrive même aux bons cerveaux de s'exprimer par vessies interposées : Sartre sur la tombe de Chateaubriand ; où peut-on lire encore ces pathétiques suppliques, gravées sur les tombes antiques : « Sacer est locus ; extra meiite » ? Par temps de déluges ou naufrages, il est plus urgent de lâcher des colombes que de cracher sur des tombes…

L'ironie du sacrifice : ne t'assombris pas trop en portant la main sur ta progéniture - le Dieu espiègle veille à la substitution in extremis de la victime. Le plus souvent, il s'agira d'un bouc ou d'un âne de passage.

L'ironie de la porte : franchir son pas avec le même entrain, qu'il faille enfoncer une porte ouverte ou qu'on doive se trouver devant une porte condamnée. Savoir les convertir les unes dans les autres, pour continuer à pratiquer le culte du toit ouvert, qui m'offre mon étoile et non pas ma nouvelle cellule, et le culte des murs condamnés, qui me gardent auprès du banc des accusés et non pas des bureaux des robots.

Les uns, les plus sensibles, commencent par un oui ; les autres, les sceptiques et les aigris, - par un non. Mais les deux cèdent du terrain à la race dominante, celle dont le motif, le jeu et l'aboutissement se réduisent aux transactions, où les oui et les non portent le message des griffes et des cervelles et non pas des yeux ni des oreilles.

Le livre complet correspond à l'exigence tout gastronomique : on le goûte, on le mâche et l'avale, on le digère. Mon penchant pour les amuse-gueule fugitifs fait, que je ne me recueille qu'auprès des avant-goûts, sans promesse de calories ni vitamines.

Quand on se dit : impossible d'être naturel, ou plutôt, de faire le naturel, - on a trois issues : le cynisme, l'ascétisme ou l'ironie, ou les trois à la fois, - Rousseau, Tolstoï, Cioran. « Être naturel est une pose très difficile à garder » - Wilde - « To be natural is such a very difficult pose to keep up » - les naturels adoptent des poses difficiles, les empruntés s'identifient avec des positions faciles.

La poésie introduit la règle ludique dans le concours de couleurs de l'imagination ; l'ironie est un arbitre, qui met à égalité le vainqueur et le vaincu, avant qu'ils ne rejoignent la grisaille de la vie, où le jeu est minable. L'ironie et le jeu devraient surtout soigner leur premier enfant étymologique - l'il-lusion, l'art de capitulations devant le réel. La philosophie, en nous apprenant, lourdement, à mourir ou à vivre, néglige de nous apprendre à jouer, légèrement.

Le réel devint si soporifique qu'on s'en berce ; seule l'illusion nous tient encore en éveil.

La hauteur de l'illusion peut en faire une divinité inaccessible, la profondeur - seulement une idole familière. La vérité, qui selon Nietzsche serait une illusion, peuplerait soit temples soit usines. Mais en matière d'illusions, l'agitation ou la drogue ont le même but que l'art : « L'art au service de l'illusion, voilà tout notre culte » - « Die Kunst als die Pflege des Wahns - unser Kultus ».

Progrès du savoir : après Astrologie à la portée des duchesses on écrira Comptabilité à la portée des poètes. Le syllogisme poétique éteignant le dernier astre.

L'ironie de la critique littéraire : le bourreau assurant la longévité des œuvres décapitées.

On peut pardonner à l'infini sa stérilité, lui, au moins, ne mène nulle part. On reconnaît la médiocrité par la longueur et la droiture des chemins, proposés dès la première rencontre.

Ceux qui m'obstruent le plus la vue de la vie ne sont ni crétins ni menteurs, mais d'honnêtes diseurs d'honnêtes et d'encombrantes vérités. C'est à se demander si le réveil des consciences ne viendrait des imbéciles.

Pour soulever le monde, je profite du privilège d'Archimède : mon levier va du centre géographique de l'Asie, où je suis né, au centre spirituel de l'Europe, où j'écris. Chez mes antipodes, à Ushuaïa, j'ai autant de lecteurs.

Pour se mettre à écrire, un besoin intérieur doit naître : le sot y voit quelque chose à dire, le graphomane y ressent l'envie de dire quelque chose, l'écrivain y entend la musique qu'il tente de traduire en mots, détachés des choses et entachés de silence, tout en se méfiant des inerties.

Nos états d'esprit se traduisent fidèlement par nos prises de positions ; nos états d'âme sont à traduire à partir de nos poses. Caresses bestiales d'amour-propre ou tendresse musicale d'amour. Étrange parallélisme de lectures intellectuelle ou érotique du couple de mots – position-pose.

La tension de la corde et la pose de l'archer me sont plus sympathiques que le palmarès de cibles touchées. La clef présente le même avantage, face aux serrures ; elle est d'autant plus belle, qu'on ignore les portes qu'elle ouvre. Et l'ouverture y gagne, si la clef s'élit dans un beau concours de circonstances. Quelle fierté que de collectionner des clefs des impasses interdites aux autres !

J'attribue de bonnes notes : excellence en philosophie – Schiller, Valéry, Rilke, Pasternak ; excellence en poésie – Héraclite, Nietzsche, Heidegger. Tous les premiers méritent les deux.

L'ironiste est celui qui pratique l'érotique de l'esprit, en inventant des caresses aux idées les plus excitantes. « Aucune sphère des représentations n'échappe à l'interprétation par les désirs sexuels » - Freud - « Es gibt keinen Vorstellungskreis, der sich der Darstellung sexueller Wünsche verweigern würde ».

Pertes successives de vérités bien assises, accumulation frénétique d'illusions quintessenciées - à contre-courant des mufles et des robots.

On n'est jamais autant naturel ou libre que sous d'implacables contraintes qu'on s'impose. « La force naît de la contrainte et meurt de la liberté » - de Vinci - « La forza nasce nella costrizione e muore nella libertà ». La force inemployée, appelée ironie, serait-elle la liberté intérieure ? « C'est à l'ironie que commence la liberté » - Hugo. Le sérieux n'est pas seulement le premier ennemi du bonheur, il l'est aussi de la vraie liberté, de la liberté ludique. « Le sens de l'ironie est une forte garantie de liberté » - Barrès.

Le bonheur s'achèterait donc en liquide : « Le rire est la vraie monnaie du bonheur, tandis que tout le reste n'est qu'un chèque » - Schopenhauer - « Die Heiterkeit ist gleichsam die bare Münze des Glückes und nicht, wie alles andere, bloß ein Bankzettel ». Étant plutôt une promesse qu'un vulgaire transfert, le bonheur se métamorphoserait plus volontiers dans un chèque sans provision.

À l'ironie amère des orgueilleux, je préfère l'ironie des humbles, l'ironie du sel, celle d'une larme, d'une perlée au front angoissé ou d'une goutte en mer déchaînée.

On fouille les plus sublimes de ses états d'âme - et ceux des plus illustres des hommes - et l'on se dit, que la dernière des canailles aurait pu les épouser moyennant une infime transformation. Il ne reste à chanter que l'âme elle-même, incapable de donner de la voix distincte.

Encore du calcul au service de l'ironiste : pour avoir plus de chances de donner un maximum de soi - commencer par reconnaître son vide. Ou, mieux, car plus dynamique : voir en l'ironie un « va-et-vient permanent entre la création et la destruction de soi »** - F.Schlegel - « ein stetes Wechselspiel der Selbstschöpfung und Selbstvernichtung ».

L'automobile au service de l'ironiste. Les niveaux à régler, avant tout démarrage en écriture - l'essence du regard, le liquide de refroidissement pour l'allumage intempestif du cœur, le liquide de frein pour les glandes lacrymales.

Ironie de l'incrédulité : ne pas croire aux miracles, pour en être mieux surpris et bouleversé. Car celui qui y croit, les vit imperturbé.

Je vécus tant de belles sensations à la lecture de ceux qui ne faisaient qu'effleurer élégamment de beaux sujets – des caresses conçues, des caresses perçues. Quant à ceux qui creusent, forent ou percent, je n'en vis jamais qui m'émouvrait ou m'étonnerait, en exhibant des pierres précieuses ou en laissant jaillir une belle fontaine.

Plus précise est la mesure de la grandeur de l'homme, plus mesquin il est. La grandeur est dans la faculté de supporter son incertitude.

Il faut puiser dans l'abondance avec les yeux. Dans le vide il faut puiser à pleines mains.

Dire que tout se vaut ne t'apprend rien sur ce qui est sans prix. L'ironie permet de prendre l'élan, mais le décollage exige un sol moins sarcastique.

La propension à m'étonner ne vaut rien si, dans moi-même, il n'y a rien d'étonnant. Imite St-Augustin : « Je suis devenu énigme à moi-même » - « Factus eram ipse mihi magna quaestio ».

Chaque fois que je rogne les ailes à ma verve, tentée par la largeur aurorale, je promets de la hauteur à ma Minerve crépusculaire.

Et si l'esprit et l'âme n'étaient que nos fantasmes, et si notre intérieur n'était prévu que pour les viscères et muscles ? Et si la caresse de notre peau était la dernière profondeur, qui nous soit accessible ? Même les robots doutent de l'existence d'un intérieur.

L'ironie du désordre et de l'ordre : plus je respecte l'un, plus je succombe à l'autre.

La meilleure chance de préserver le statut de parole vivante est d'en ériger une statue, de la pétrifier dans une belle formule. Ce qui est statufié s'interprète en vers, source de toute vie.

Si je suis prêt à décocher ma flèche d'Apollon, je me retrouverai dans la pose de G.Tell, la pomme croquée par des autres, mon héritier mutilé et moi, sans la seconde flèche, pour m'en venger.

Jamais je ne me sens plus près d'une harmonie vitale que lorsque je vis en désaccord avec la vie.

L'image d'étable est si ternie, que je ne vois que sous un angle fourrager même un brin d'herbe, qui y illuminerait l'espoir (Verlaine).

L'esprit regarde, mais l'âme est le regard même, dépassant les choses vues. Pour se libérer de celles-ci, une myopie du sceptique ou une hauteur ironique pourraient suffire ; et voilà l'esprit devenue âme.

La jeunesse : chercher à se mettre sur les épaules des géants, pour mieux voir et avancer vers des fins ; la vieillesse : chercher des points zéro, pour mieux rêver, immobile, des commencements. C'est la place de la musique qui les distingue : elle est le commencement du jeune ; pour les vieux, elle n'en est qu'un « dernier écho » (Nietzsche).

Trouver une excellente raison de désespérer de l'avenir (des fins de l'homme) devint tâche plus facile et, surtout, plus mécanique que de s'accrocher à une chimère prometteuse - une raison bancale mais suffisante, pour cultiver l'espérance des sources. « Ton but, c'est la source » - K.Kraus - « Ursprung ist das Ziel ».

Parmi la gent philosophale, l'une des oppositions les plus flagrantes est celle entre la source et le fondement (le Grund de Heidegger), le choix des commencements - partir d'une hauteur (et la source se trouve toujours plus haut que tous nos courants) ou bien bâtir sur une profondeur (qui ne traduit souvent que la gravitation tout mécanique). On meurt de soif de vouloir, près d'une haute fontaine, ou l'on nourrit ses bas appétits de savoir.

Le littérateur confond les perceptions d'avec les images, le philosophe - les images d'avec les représentations (« La rationalité consiste à pouvoir passer de la Représentation au Concept » - Levinas), seul l'informaticien représente le monde des perceptions et des images - en concepts.

Un nouveau courant de robots, philosophes professionnels ex-européens, qu'on pourrait qualifier de juste bons pour une université américaine. Ils sont pires que d'éternels moutons, justes et bons, qui partent méditer sur la tranquillité au pied des frangipaniers.

La lourdeur : mesurer la hauteur à partir de la platitude du sérieux. Plus prometteuse est la légèreté : partir de la bouffonnerie. Mais aujourd'hui, tout le monde s'arrête à la bouffonnerie, sans aucune épaisseur de la noblesse, sans aucun vecteur de la hauteur. La sage contrainte devint un but minable. Plus de pathos musical ; que le vacarme hystérique.

Jadis, pour nous détourner d'un choix sans issue, on brandissait, sous nos yeux, le spectre d'une impasse. Aujourd'hui, c'est dans des impasses que se trouve la seule échappatoire à l'étable, étable, où mènent toutes les grandes routes. Nulle part, en revanche, est une bonne destination : « De nouvelles routes bien tracées, pour aller toujours plus loin nulle part » - Ajar.

Est esthète du pointillé celui qui n'admet pas d'étapes entre ascèse et extase.

D'autres cherchent la paix - en cultivant la révolte et l'angoisse. J'élève ma tour d'ivoire pacifique, au milieu de mes ruines résignées. La paix en est la forme, pour mieux préserver un fond lancinant. Les profondeurs sont vouées à la mesure imperturbée des ondes, et la hauteur - à l'écoute incertaine de la musique. Boehme a tort : « Qui ne désire que son repos, ne connaît pas ses propres profondeurs »** - « Wer sich nur um seine Stille kümmert, kennt seine eigene Tiefe nicht » - il ne connaîtra surtout pas la hauteur divine.

La méditation, c'est à dire la rumination, fait de l'homme un animal dépravé (Rousseau). Mais que de dignité dans l'animal suprême, qui ne médite pas !

La chute la plus profonde attend l'arbre le plus haut. Il t'aura donné le vertige de ses jeunes saisons, il t'en donne un autre, l'ultime, auprès de ses racines, ses ruines, - « la chute de l'humble n'est pas profonde »** - Publilius - « Humilis nec alte cadere potest » - il faut chercher des chutes vers le ciel, que te promettent l'humilité et la honte.

Tant de mûrissement dans les parcours et finalités maîtrisés, avant de se dédier exclusivement aux commencements, c'est à dire de devenir jeune.

En littérature se vouant aux rêves, comme en informatique manipulant les connaissances, il y a deux clans : ceux qui les interprètent et ceux qui les représentent. D'habiles charlatans et d'inspirés visionnaires. De bons vicaires pratiquant de piètres herméneutiques, de bons herménautes n'accédant à aucun vicariat. Des homélies ou des hommes élus.

Le rationaliste : la critique corrigeant l'erreur aboutit à la vérité ; l'ironiste : le mot métaphorique caressant une vérité indicible se rit de tout(e) critique.

C'est le matin que naissent les pensées les plus rationnelles. Et c'est pourquoi elles ont l'air si ensommeillées, endormies et endormantes. On ne rêve que dans la nuit du passé (« l'avenir est le présent ensommeillé » - Kafka - « die Zukunft ist eine verschlafene Gegenwart »). Le génétique, à l'origine du réflexif et du constructif.

La noblesse et la vitalité d'un mot se prouvent souvent par le refus de se reproduire.

N'écoute qu'ironiquement les conseils de la puissance ou de la sagesse, d'Héra ou d'Athéna ; n'oublie jamais, que c'est la beauté de la silencieuse Aphrodite qui l'emporte à tout concours divin.

La légèreté est un outil vulgaire et sot, pour narrer des balivernes, mais peut être irremplaçable, pour rabattre le caquet aux choses graves.

Pour ceux qui pratiquent plus souvent la danse que la marche et le chant que la parole, - la collision ou la dissonance sont des écorchures. Ce que ne comprennent ni marcheurs ni narrateurs. Le poète est celui qui sache changer en danse une claudication.

Sans l'ironie, les seules issues sont le fétichisme d'esprit, après le premier triomphe, ou le masochisme d'âme, après le premier échec.

Auprès des navigateurs je vaux par ce qui me manque : avirons, monnaies d'échange, havres bien abrités. Autant garder le rivage, en compagnie des meilleurs pilotes, et me laisser guider par mon étoile immobile.

Sois petit à leurs yeux, par la discrétion de ton ombre ou par l'éloignement. La force, aussi, est un mauvais compagnon sur la route du beau. La force n'est utile que pour le secondaire, les racines par exemple. Le déracinement, c'est la trompeuse et prometteuse faiblesse des nœuds variables, où de bons greffeurs reconstitueront des arbres unifiés.

Diatribes, jérémiades, philippiques - c'est toujours l'échelle et la langue du conformiste. Ne cherche pas à te débarrasser de l'accent de métèque, escamote les compléments de lieu, d'objet, de manière. Toute phrase coordonnée y est subordonnée aux sujets à noms trop communs.

Comment un métèque peut-il s'acclimater à Monaco, lui, qui est à domiciles multiples, ou sans domicile, - métaïkos - au milieu de ceux qui n'en ont qu'un - monoïkos ? - en devenant éco-logue, spécialiste de sa demeure !

Méfie-toi de la pensée habillée d'une façon trop pompeuse, pensée accueillie en tant qu'uniforme ou tenue d'apparat. Fraternise-toi avec les mots haillonneux et cafouilleux, apprends-leur à chanter et à rougir ; quant au mot-roi, semant la terreur en processions rituelles, aie le courage de reconnaître que, pour un bon regard, il est pitoyablement nu. Dans l'hermine de forme s'insinue si facilement la vermine de fond.

Les pires atteintes viennent des tentations nées en moi-même. La cuirasse de l'âme devrait être tournée vers l'intérieur.

L'ironie est le meilleur moyen de garder malléables les matériaux de l'âme. La haute prudence - transformer ce qui est le plus précieux - en vases protéiformes d'argile crue.

Reconnaître une pitoyable insignifiance de l'enfance est signe qu'on reste jeune ; tous les esprits séniles s'extasient devant la pureté et l'innocence de cet âge sans grâce, sans étonnement, sans rêve.

L'objection principale contre l'abstraction totale, dans le métier du mot (Mallarmé) : l'ironie n'a plus de sens, si l'on ne fait qu'évoquer des objets au lieu d'y toucher. Et sans l'ironie, point de littérature.

Ni la joie ni le deuil ne font entendre une voix, ils n'en esquissent que la tonalité. L'ironie en est peut-être le seul instrument fidèle, et encore. L'ironie est l'aptitude d'interpréter simultanément le plancher (les aigües) et le plafond (les graves) du message. Quand cette gamme est assez large, le courant passe, l'ouïe est aimantée ou électrisée.

Écrire sachant que je n'ai aucun secret à livrer ; vivre sachant que ma passion ne sera portée par aucun génie ; agir sachant que mon désordre ne cache aucun ordre. Ironie.

Tous les imposteurs, querelleurs et orgueilleux, sont persuadés, que le monde entier se ligue contre eux. « On reconnaît un génie par l'union sacrée des sots se liguant pour le combattre » - Swift - « When a true genius appears in the world, you may know him by this sign, that the dunces are all in confederacy against him ». Les sots ne ferraillent que contre d'autres sots, parmi lesquels ne tombe que par inadvertance un génie, à cause du ratage de l'encryptage ou de l'adressage de ses messages.

Oui, on peut mettre de l'âme jusque dans la phonétique, si la raison commande de beaux accords entre râles, soupirs ou borborygmes.

Pouvoir dire, après toute explication du monde - c'est plus compliqué que ça ou bien, c'est plus simple - l'ironie de l'intelligence.

Il y a de bonnes raisons de voir dans la peau ce qu'il y a de plus profond en nous : « Il faut dissimuler la profondeur. Où ? À la surface »* - Hofmannsthal - « Die Tiefe muß versteckt werden. Wo ? Auf der Oberfläche ». Se présenter en oberflächlich (superficiel) - une modestie rare chez ceux qui se proclament umfangreich (volumineux). On commence par ne faire que suggérer les volumes, ensuite on fuit les surfaces et on finit par dédaigner les traits au profit d'un pointillé radical. Tous remontent du fond, tôt ou tard et par de simples lois de pesanteur et de grâce, - à la surface. Ensuite, on n'y échappe que par la hauteur.

Même l'ironie triche : au lieu de me rendre atrabilaire face à moi-même, elle me fait projeter mon fiel sur les autres. À la centième crise de défouloir je m'en aperçois, mais l'orgueil d'auteur ne me permet pas de détourner les flèches décochées. Et, hypocrite, je balbutierai : « Qu'Apollon guide dans les airs ma flèche rapide » - Eschyle.

On ne peut se détourner de la vie, tout en la respectant, qu'en devenant théâtral (où l'on « se pavane ou se tracasse » - Shakespeare - « struts or frets »). Peut-on imaginer une tragédie au naturel ? Être théâtral, c'est avoir la sensation de la scène, le trac du spectateur, la foi dans une vie née du mot, l'aide du souffleur, l'appel des coulisses.

On fait appel à l'optique à la place de la mystique, et l'on descend au fond du puits, pour voir les étoiles. On prend la mystique au lieu de l'optique, et l'on voit Dieu dans un vide translucide.

On a plus souvent besoin d'ironie comme arme contre ses propres emballements, plutôt que comme carapace, pour rester impassibles aux coups des autres.

La suppression de Facultés de Lettres semble être le seul moyen de libérer la France de la tyrannie des critiques et sociologues d'art. Ou bien en laisser autant qu'il y a de chaires de topologie, le reste étant naturellement inséré dans des écoles d'ingénieurs ou de commerce (ergonomie de l'engineering).

J'aime manipuler ce qui peut me trahir à chaque instant. C'est pourquoi j'aime le français, mon ami idiolecte.

Le cafard et l'envie sont des maladies qu'on guérit par l'ironie qu'on applique à ses malheurs ou aux heurs des autres.

Pour qu'un envol soit crédible il faut avoir des ailes légères ; pour qu'un abattement s'installe il faut un fond solide.

La possibilité d'être ailleurs, la paralysie du sens de l'enracinement - l'ironie spatiale. « Une vie rêvée nous attend ailleurs comme le salaire de la malchance ici-bas » - Enthoven.

L'ironie, c'est l'art de prendre au sérieux une boutade. L'art de porter un masque plutôt que de démasquer.

La maîtrise de l'ironie, c'est une collection de ressorts permettant de rebondir d'une paralysie du chagrin ou d'amortir une volte-face de la joie. La gravité cassante est affaire d'amortisseurs.

L'apologie de l'ignorance et de l'impuissance : la jeunesse, ignorant les prémisses de la vie, parvient aux conclusions justes et exaltantes ; la vieillesse, inapte désormais à déclencher les conclusions, en maîtrise, parfaitement et amèrement, les profondes prémisses.

Le meilleur optimiste est celui qui ne se fait pas dévier par des larmes. Le meilleur pessimiste est celui qui ne se fait pas impressionner par de solides chaussures. « Un optimiste est un homme, qui regarde vos yeux, un pessimiste - un homme, qui regarde vos pieds » - Chesterton - « An optimist is a man who looks after your eyes, and a pessimist is a man who looks after your feet ».

S'il faut bâtir sa vie, autant que ce soit en murs des capitulations, plutôt qu'en fondations des réussites ou en charpentes des mérites. Au-delà des murs, toute architecture se voue aux étables ou casernes.

L'optimisme ou le pessimisme ne sont que des saisons chez une même personne, qui est un climat. Quand l’espoir veille, le désespoir peut dormir et vice versa. Le froid ou le chaud permanents sont pour des âmes étroites ; ils font oublier la fragilité du feu et de la lumière : « L'optimisme est propre aux âmes d'une seule dimension »** - Lorca - « El optimismo es propio de las almas que tienen una sola dimensión ».

L'ironie consiste dans le pouvoir de choisir sa saison, en fonction des couleurs et fièvres du moment. On ne choisit pas son climat, et la suite de ses saisons est implacable : on accumule la force dans le pessimisme, pour la déployer en saison optimiste. Nietzsche tenta, sans succès, de : « s'imposer un climat de l'âme » - « so zwang ich mich zu einem Klima der Seele », en « tournant son regard vers l'optimisme, lui permettant de retourner vers le pessimisme » (« ich drehte meinen Blick : Optimismus, um wieder Pessimist sein zu dürfen »).

Des illustrations physico-mathématiques, pour se méfier de la suite dans les idées rationnelles : le nombre réel n'a pas de voisin unique, tandis que dans le monde de la matière la continuité n'existe pas (la continuité est un principe métaphysique), le vide remplit l'espace entre particules élémentaires voisines ; si je choisis, au hasard, un point sur un intervalle de nombres réels (bien que tirer au hasard, dans un ensemble non-dénombrable, soit une chimère), la probabilité qu'il soit irrationnel vaut 1.

J'ai beau vouloir être gueulard et débordant, il y aura toujours quelqu'un, qui n'y aura décelé que des vagissements ou fuites. L'une des leçons les plus utiles : m'imaginer, en permanence, un lecteur plus ironique que moi-même, pour continuer à écrire à la cantonade.

L'intérêt du travail dans l'impondérable : laisser quelques atomes échapper à la chute de tout enthousiasme. L'ironie gravitationnelle : s'enfuir après toute envolée lyrique, en feu d'artifice, afin de ne pas recevoir sur la tête ses débris bien éteints.

La justice sociale en temps de crise : même les imbéciles doivent travailler dur, pour réussir.

L'ironie du regard : la liberté du choix de la hauteur, à laquelle l'œil veut bien s'accommoder.

L'ironie de la sensibilité : reconstituer les secousses en déchiffrant le sismographe. Oublier les mesures et s'imaginer balance.

Comble de la vigilance ironique : s'effrayer du robot qu'on reconstitue dans tout mouvement sublime, se boucher les oreilles dans la solitude.

L'éloge de la superficialité : on ennoblit la chose par un attouchement, non par une maîtrise ni par un épuisement.

Tout mot théâtral - et c'est le seul à survivre aux représentations de la vie - doit faire sentir, que lui aussi quittera la scène.

Si un avis pathétique sait résister à la démolition en règle par l'ironie, sa négation a souvent les mêmes assises, mais ce genre d'édifice est rarissime dans l'architecture foncièrement manichéenne du savoir, au tiers exclu.

Malhonnête, pour nos contemporains, est le contraire d'honnête. Pour un intellectuel, ce contraire est poète.

Tout le monde voit ce que fait Achille, en dépassant la tortue ; peu comprennent ce qu'en dit Zénon.

L'ironie urbaine : entretenir les socles aux greniers, ne voir que de la toile d'araignée autour des idoles érigées en places publiques, aimer des dorures à l'encre sympathique.

Dans la plus parfaite accommodation, l'ironie du regard décèlera, à sa guise, de la myopie ou de la presbytie. La bonne vue est question de bons foyers.

Ce qui est fascinant dans l'arbre abstrait, c'est que, après de subtiles substitutions, on puisse placer ses racines ou ses fleurs dans n'importe laquelle de ses parties, comme ses ombres ou ses fruits. « L'âme sèche est excellente, avec son feu toujours vivant » - Bhagavad-Gîtâ. Et l'on parierait, que les fruits à admirer y précèdent les fleurs à goûter. Comme mon étoile, que je vois dans une profondeur, et qui me permet de projeter mes ombres - vers le haut, que n'habitent que des rêves ; tout le contraire de l'étoile-pensée de Nietzsche, répandant sa lumière sur chacun, vers en-bas (« zu jedermann hinunterleuchten »).

Des rapports curieux entre l'anatomie et l'aristocratie : dans une génuflexion on place le chevalier, l'amoureux, le moine. Mais regardez le parcours du mufle : le coude dont il joue, le poing qu'il lève, ses doigts écartés brandis.

Ni le courage ni la sagesse n'aident à mépriser la mort ; l'ennui d'une vie bâclée suffit à ceux qui vécurent en robots et se découvrent hommes ; même les testaments se rédigent aujourd'hui dans le style des cahiers des charges. Leur corps, d'un coup, n'est plus une salle-machines, mais une ruine, sur les murailles de laquelle rôde la reddition ; s'y ennuyer, c'est y vivre d'ouvertures stériles, sans exil ami ni siège ennemi.

L'ironie apocalyptique : le paradis soumis aux cadences infernales, l'enfer suggérant des visions paradisiaques. « Comme s'il avait pour l'enfer un souverain mépris » - Dante - « Come avesse lo'nferno in gran dispitto ».

Le meilleur goût loge aux oreilles et aux yeux, plutôt qu'à la bouche ; une bonne soif s'entretient plutôt avec de l'amer ou de l'aigre qu'avec du sucré ou du salé. Le sel ou la douceur doivent faire partie du plat lui-même, du bon écrit, plutôt que des assaisonnements, des verbiages.

Aucun auteur ne se tire aussi bien de l'épreuve de modernité que Shakespeare ; qui, avant Marx, aurait encore pu dire : « La distribution devrait corriger l'injustice » - « Distribution should undo excess » ? Bien que d'Artagnan résiste à la transposition en représentant en transistors, la princesse de Clèves s'effondre en secrétaire de direction.

Oui, il faut savoir ce qu'on a à dire, mais, dans le meilleur des cas, on le sait mieux après qu'avant. Et Platon, avec ses idées préexistantes, est trop statique : « Le sage a quelque chose à dire, le sot a à dire quelque chose », là où le dynamisme cioranien : « On n'écrit pas parce qu'on a quelque chose à dire, mais parce qu'on a envie de dire quelque chose » fait des merveilles. Le désir donne au talent - de la hauteur ; la vue ne fait qu'en élargir l'étendue.

Tout le monde a quelque chose à dire : dire, ce n'est pas chanter ; personne ne manque de choses ; tous sont capables d'en sélectionner quelques-unes ; le seul véritable défi, c'est l'avoir, la maîtrise du dire, tandis que les bavards ne visent que la maîtrise des choses.

Déboulonner est plus facile que statufier ; inaugurer des ruines majestueuses serait le compromis.

Nous suivons tous la voie de la raison. Les uns le font avec leurs pieds, sabots, écailles ; d'autres - avec leurs doigts, baguettes, longue-vue ; enfin, les meilleurs, - avec leur regard, absent et présent, plein tantôt d'admiration tantôt de dérision. Ne pas l'ériger en voie de salut, si ne l'éclaire pas ton étoile.

Tout ce qui est sérieux peut être projeté sur le paradigme du théâtre. La projection réussit, si l'on n'a pas envie de courir dans les coulisses ni de chercher à vilipender un public trop distrait. Manipulation du rideau, décor en harmonie avec le son ou le verbe, éclairage de la scène, - autant de métiers de spectacle, qui échappent aux récitations peu déclamatoires du réel.

L'ironie de l'art : les Orphée modernes, au lieu d'apprivoiser des fauves avec leur musique, deviennent fauves eux-mêmes.

Tous les hommes sont faibles, mais certains ont la faiblesse de se croire forts, et dont quelques rares infortunés s'abîment jusqu'à un véritable succès de leur entreprise. Sans aucune chance de remonter à nos défaites sommitales communes. Oui, « la lutte vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme » (Camus), remplir d'instincts de charognard réussi.

L'ironie astronomique : pour mieux chanter son astre, en provoquer l'éclipse.

L'ironie intellectuelle : réduire la pensée prétendument profonde en image toute superficielle. On réussit, quand de l'image naît la sensation d'une nouvelle profondeur. On finit par comprendre, que toute pensée est superficielle.

Pour être écrasé par le pessimisme, il suffit de suivre jusqu'au bout n'importe quel chemin droit ; pour s'envoler vers l'optimisme, il faut emprunter ou inventer des voies obliques.

Quelle que soit la hauteur des citations, dans ce livre, je tente d’y ajouter quelques marches de plus vers le haut. Ce n’est pas en chien reconnaissant, de bas en haut, que je dévisage les auteurs, mais en chat connaisseur – de haut en bas.

L'ironie serait la bravoure des faibles, cette arme pitoyable de l'humilié, et la lâcheté des forts. La bravoure des forts me fait ironiser sur les autres, la lâcheté des faibles - sur moi-même.

L'ironie : descendre une abstraction, d'apparence immuable, au niveau d'une chose, qui peut être ou haute ou basse. Ainsi on finit par ne plus vouer de culte qu'à la hauteur même.

Comme tout ce qui est chimérique, il faut te présenter en trois modes : par-devant, par-derrière et au milieu (l'Un, l'Être et la Volonté des Anciens). Mais contrairement à la vraie Chimère, il faut être serpent par-devant, chèvre par-derrière et lion au milieu. Sage et sifflant, en approche ; défait et bêlant, une fois éloigné ; emballé et rugissant, dans l'immobilité effrénée de soi-même.

Dans l'extase noétique ou la réflexion poétique, il faut être apprenti sourcier, pour conjurer la merveille du premier pas, et apprenti sorcier - pour disparaître, sans déclencher le pas dernier.

Mon allergie à toute culture de l'avenir : je sens bien l'arôme des fleurs telles que « L'aigle est au futur » (R.Char) ou le langage « au nord du futur » - « nördlich der Zukunft » (Celan), mais c'est le cerveau, toujours « à l'est de l'oubli » (Semprún), qui en attrape le rhume.

Plus d'ironie condense la poésie, mais plus de poésie peut faire évaporer toute ironie.

Les plumes, qui déversent des flots de réflexions sur la connaissance, sont généralement celles qui n'avaient jamais trempé dans la cornue ni caressé le nombre.

Je fabrique l'outil, le ciseau, ensuite je fabrique la chose, la cuillière, entre-temps, le plat, la vie, se refroidit. Mais le souci des outils, d'éloquence ou de salut, entretint de bonnes faims, aux Banquets des portiques, et de bonnes soifs, à la Cène de Gethsémani. Voilà pourquoi on meurt près des fontaines.

Celui qui dit, que Spinoza est le plus grand des philosophes, a la même image à mes yeux que celui qui tient Nostradamus pour le plus grand prophète et Freud pour le meilleur connaisseur de l'âme humaine - un charlatanisme génialement réussi à travers un langage violemment neuf. Serait-ce un trait commun des meilleurs des métèques, des Juifs ?

L'attribution de fins et de mesures est facilitée par l'inattouchement par l'infini. Mais la perspective de l'infini rend toute balance hors usage. Être fabricant de balances, en fin de compte, est le métier de la mémoire et du temps arrêté. Mais des balances pour peser les valeurs et non pas pour mesurer les poids.

Deux sentiers opposés attirent et mènent aux sommets de la vie : la poésie et l'ironie. Une fois au-delà des nuages, surchargé de vertiges, on est prêt à redescendre dans l'abîme. Déboussolé, on dévale par l'autre versant : dans l'ironie qui désaimante, dans la poésie qui électrise. On se vide.

Quand les chemins de la vie seront aplanis, le moindre grain de sable sera vécu comme un écueil. En attendant, fais provision de pierres de Sisyphe. Apprécie ton désensorcellement des panneaux de circulation, ton ironie impraticable, tes gestes en cul-de-sac, ton existence arrêtée sur une piètre route sous couvert de panne de ton essence.

Le mérite principal de l'ironie est de ne pas permettre, que la vie intérieure se réduise à la sottise extérieure, car dehors tout est relativement grave, l'absolue légèreté ne pouvant trouver refuge qu'en moi-même.

Il est honteux de ne pas savoir ancrer ou héberger mon rêve à l'abri de l'espace et du temps, et de le plonger dans les et les quand. Il faut flanquer mon rêve crépusculaire des pourquoi nobles et des comment artistiques, mais lui laisser la mauvaise conscience de sans-abri et ne pas le priver d'insomnie.

La nuit on rêve, mais c'est à l'aube qu'on interprète les songes. Mais ce n'est que la nuit que le ciel écoute ceux qui ont besoin de lui. Le regard, c'est ce qui sait étoiler le ciel au gré de l'heure astrale.

Que je m'y fie ou que je m'en méfie, je me séparerai de la foi réglementée. Vis de la relecture des prémisses des règles, non de l'application de leurs conclusions. La grammaire de la création engendrant la création s'appelle Verbe, toujours à l'infini(tif). Dès qu'on passe à l'impératif, commence la servitude.

L'ironie est la pudeur des délicats. Elle dévie la verve de toute cible indigne, elle retire le jugement tranchant du monde du paisible savoir et le plonge dans l'univers du frisson caché.

L'ironie la plus fructueuse naît de la conscience des rapports troubles entre le réel et l'imaginaire. Malaise ayant pour cause non pas la faiblesse de notre esprit, sa mauvaise foi ou la complexité du monde, mais l'incommensurabilité entre le fait (pour les yeux) et le dit (pour le regard) et la créativité iconoclaste du talent. Le sérieux, qui abîme la plupart des cerveaux philosophiques, est l'obstination dans le rapprochement illusoire et continu entre le perçu et le conçu. L'ironie, c'est la liberté de la conception.

Par l'ironie, j'appris à ricaner de mes débandades au lieu d'en rougir ou de m'en étonner. Le rire - au dehors sans vie, le rouge - au front sans pli, l'étonnement - à l'âme sans prix. La ruine implicite perce dans ce triptyque : étonnement, ironie, élan - à vivre simultanément !

Le rebelle se place du même côté que les hommes ; le faux ironiste leur tend le miroir et y voit le bas à la place du haut, le recevoir à la place du donner, la défaite à la place du triomphe. Mais le vrai ironiste est saltimbanque sur des passerelles escamotées, telle corde raide, entre ces extrémités, où s'arrête tout vertige.

Fanatisme du refus de tout credo.

L'ironie du dramaturge : être euphémique dans le genre tragique, être emphatique dans le genre comique. Ceux qui se prennent au sérieux font, banalement, l'inverse.

C'est dans les métiers du cirque que je reconnais le mieux le tempérament des hommes. Les numéros que j'exécuterais : l'équilibriste (sur la corde raide du goût), le dompteur (de mon propre rapace), le clown (raillant mes succès amers).

La médiologie concerne le savoir, qui, lui, se transmet et s'hérite, mais non la sagesse. Celle-ci, normalement constituée, meurt en croix, quand ce n'est en couches ou au fond d'un puits. Mais, contrairement à l'ignorance, elle encourage les visites de ses cimetières, où se côtoient fantômes et ressuscités.

Le paradoxe ne mérite pas qu'on lui voue un culte. Il est juste une hérésie gymnique (une mise à nu par un gymno-sophisme) servant à remettre d'aplomb une foi essoufflée.

Le regard, au lieu d'être un casse-tête de l'écriture ou un attrape-cœur de la lecture devrait peut-être se présenter en « trompe-l'œil de la vie » - Rilke (« Schein-Dinge, Lebens-Attrappen »).

De la modernité de ma démarche : je prône la discrétion catastrophique (R.Thom) ou l'irréversibilité chaotique (I.Prigogine) - dans la trajectoire du regard, dans l'onde de l'émotion, dans le champ de l'intuition.

L'arbre serait un méta-élément (Bachelard), la véritable quintessence, dont descendrait l'homme se séparant du singe : en étendue de la terre, en profondeur de l'eau, en hauteur du feu et de l'air.

Même l'adorateur d'un seul de ces éléments - air, terre, eau, feu - dispose de tant de modes de défaillance : étouffer ou exhaler la pestilence, se déraciner ou s'enterrer, se noyer ou mourir de soif, se consumer ou éteindre sa flamme.

Aux outrages, que font subir les philosophes égarés aux notions mathématiques d'ensembles ouverts ou vides, ou d'incomplétude gödelienne, peut s'ajouter la logique du second ordre, que ces derniers dédaignent, en la traitant de secondaire. Parfois je pense que l'inscription, à l'entrée de l'Académie platonicienne, n'était pas si bête que ça, mais à géomètre il faudrait y ajouter – linguiste et pleureuse.

Le souci des hommes de paraître originaux et rebelles est si commun, qu'ils en devinrent parfaitement interchangeables et inoffensifs. « L'homme s'épanouit : toujours plus intelligent, douillet, médiocre, indifférent » - Nietzsche - « Es geht ins Klügere, Behaglichere, Mittelmäßigere, Gleichgültigere - der Mensch wird immer „besser“ ». Il sait où loge son soi et ignore la demeure de son âme. Je me sens de plus en plus seul à penser comme tout le monde et à sentir comme un ahuri !

La seule jeunesse qu'on puisse préserver dans la vieillesse, c'est de recommencer à ne reconnaître que soi-même, sans être discourtois avec Mozart, Nietzsche ou Valéry. Du désir de voir le scintillement du monde, je passerai au regard sur mon propre étincellement.

Jadis, avec les hommes, ce fut comme avec la grammaire : autant d'exceptions que de règles ; aujourd'hui, les règles des hommes devinrent si parfaites, souples et inviolables, qu'aucune brebis galeuse ne dépare plus le troupeau compact et homogène.

La rue des Hautes Formes, à Paris, est un cul-de-sac en zigzag. On n'accède à la rue des Artistes que par une espèce d'échelle de Jacob, où tu te frotterais plutôt à un chien oublieux qu'à un ange attentif. Café de la Renaissance, à la sortie d'un cimetière, comme l'impasse de Satan - à l'entrée d'un autre. L'impasse de l'Enfant Jésus menant vers un mouroir. Avertissements.

Tous, aujourd'hui, sont disciples d'Antée, toute leur force étant d'origine bien terrienne (« la force du sol et du sang en tant que puissance » - Heidegger - « erd- und bluthaften Kräfte als Macht ») ; une raison de plus, pour te déraciner du sous-sol, gardien des nourritures terrestres, et t'installer dans des ruines aériennes, où des sylphides gardent le souvenir d'architectures célestes.

Une taupe inondée de sa propre lumière, dans son noir souterrain, cherche un contact avec une haute lumière du ciel, mais ne laisse au regard du promeneur-lecteur que des mottes de terre, au ras du sol, avant de rejoindre, inondée de honte, ses repaires.

De l'incapacité d'avancer naît souvent le chant gratuit des horizons ; de l'incapacité de trouver du charme dans la simplicité - le lourd plongeon dans des profondeurs ; de l'incapacité de se tenir debout - l'appel suicidaire de la hauteur.

L'ironie, c'est la pratique du contenant volontairement troué. On se moque du contenu solide, tandis que le liquide - le bienvenu - est trop prompt à se pétrifier ou à se putréfier. Autant l'évacuer à travers les mailles complices du style.

La mer n'est pas mon élément naturel, d'où ma phobie de la profondeur, toujours compassée. Pourtant, l'homme de la mer, le solitaire, n'a rien à apprendre de l'homme de la forêt, du grégaire. Du Waldgänger (ermite de la forêt), je devins Baumsänger (chantre de l'arbre). Enfant de la forêt, je devins idolâtre de l'arbre ironique, surtout grâce aux veillées transfiguratives dans la hauteur de la Montagne comique (Nabokov).

Entre faire face et se cacher la face, le courage, le plus souvent, consiste à faire le second choix, à préférer les yeux baissés au front plissé (« fronti nulla fides » - Juvénal). Nos revers nous reproduisent plus fidèlement, les façades ou frontispices cachant nos ruines.

L'argent joue le même rôle prophylactique que l'ironie : égaliser les choses paraissant incommensurables. Toutefois le nivellement par l'ironie se fait par le haut, par la hauteur, tandis que l'argent procède par le bas, par la bassesse.

Pour un homme, l’accessibilité d’une hauteur de vues dépend du poids qu’ont les aises matérielles dans son esprit. C’est le besoin d’argent qui le pousse à se dépasser. Il y a beaucoup de niveaux dans vos bas-fonds et cloaques, pour ne pas atteindre même la superficialité.

Les vocations sportives ratées : lanceur d'éponges, arracheur de l'impondérable, lutteur avec des ombres - tout cela à cause du tir à l'arc, dont j'aime les cordes tendues, mais ne veux pas de flèches trop certaines.

Le rôle de l'âne auprès des autels païens, dans le rêve de Zarathoustra, aux portes de Jérusalem à Pâques - même la gravité mystique puise dans la légèreté ironique.

Le singe élit l'arbre, le vautour se tapit dans la montagne, le scorpion infeste le désert - avant de t'installer dans le paysage de ton choix, pense aux travaux de viabilité : terre brûlée ou table rase.

Les meilleurs journaux intimes s'écrivent la nuit ; les rêves les plus profonds s'écrivent par des plumes éveillées.

Polyglotte du silence : savoir se taire en plusieurs langues et se faire lire entre les lignes - par des analphabètes. « Quelle parole partager avec l'homme, qui ne partage avec toi aucun silence ! ? »** - Guénine - « О чём говорить с человеком, с которым не о чем помолчать !? ».

Sans création on n'aurait pas eu le Père libre, sans péché - le Fils libérateur, sans intelligence - l'Esprit libertaire. La figure géométrique de notre dévotion en eût été bouleversée, la Sainte Trinité plane s'écroulant en un Saint Binôme linéaire. Encore un coup sacrificateur dans la chair divine - et nous voilà dans une Monade désaxée, dépourvue de flèches directrices, un point anonyme d'un pointillé spatio-temporel.

Partout triomphent les professionnels : aujourd'hui, le thème de renonciation réussit le mieux au métier de ratés.

Celui qui pense, que renchérir en ironie déprécie l'émotion est à court de ressources lacrymales.

Ce livre est un argument involontaire en faveur de l'obscurantisme : les chapitres le mieux réussis sont ceux, où je suis le moins compétent.

Tout précipité du langage aboutit à une banale fiction du continu. Il faut beaucoup d'esprit de système, pour réussir le bel effet du pointillé épitomique, du perspectivisme en archipel.

Doxa, idée, preuve, mode d'emploi - la régression de la crédulité est affaire de style. Bientôt, la dernière métaphore sera exposée aux musées, à côté des tableaux, où le visiteur professionnel ricanera, en brandissant ses histogrammes et syllogismes.

La particularité de l'homme : animal à la fragilité des pieds sans souliers, du corps sans habit, de l'esprit sans proie clairement désignée. Mais je vois le premier Créateur, qui aurait vu l'homme immobile, nu et se sculptant soi-même. Hélas, le second fut plus rusé et moins artiste.

Mes piteuses invitations à garder la hauteur devraient faire croire, que la Chute n'eut pas encore lieu et nous guette. Mais, par précaution, je ne fais pas l'ange mais la bête.

Se réduire au regard ou souffle, c'est éviter qu'on ne te traite en baudruche qu'on dégonfle par une piqûre d'ironie ou de poésie.

Pour Socrate, l'ironie serait de remettre des questions, dont on connaît la réponse. Je pense, que c'est plutôt de démettre des réponses, dont on a oublié la question.

Mon nihilisme est tout végétal et saisonnier : dans l'arbre de vie, je ne conteste aux hommes que la place qu'ils accordent au fruit. Mon hibernation tombe sur la seule saison, où ils sont eux-mêmes, la maturité.

Tout dénouement se terminant dans le néant (Nietzsche), il faudrait éviter toute continuité des nœuds et se réfugier, discrètement, dans le pointillé de l'être.

Plus on se rapproche de l'état d'innocence en rêve, plus on se voue au banc des accusés en action. Une étrange hypothèse : ce que le sage recherche spontanément s'avère être, mystérieusement, - du fruit défendu ! « N'est doux que défendu, le fruit ; sans lui est fade tout paradis » - Pouchkine - « Запретный плод нам подавай, а без него нам рай не рай ».

Ne gaspille pas l'énergie de ton âme dans la réduction de toute chose profonde à rien ; l'esprit critique tout seul suffit, pour que toute profondeur aboutisse tôt ou tard dans la platitude. Le bon nihilisme est créatif : au-dessus de n'importe quel rien, il imaginera de hautes choses. Le nihilisme est dans les commencements ascendants, dans les contraintes, qui se moquent des pieds et se fient aux ailes.

C'est bien rendre le fond de l'existence que de proclamer : Vivons heureux en attendant la mort ! (P.Desproges) - ou, même mieux, car tourné vers le passé : par-dessus les tombeaux, en avant ! Un sacerdoce, une fortune ou une écriture n'agissent que sur la forme.

Cheminement des grands, vu à travers l'alphabet : ω - φ - Socrate, α - ω - le Christ, ψ - α - Freud. Il n'y en a qu'Un, qui a l'air de connaître l'Aleph et sa place.

Quand on choisit pour outil d'application des contraintes – les ciseaux, on redouble ses louanges aux chutes.

Pour que mon âme se sente chez elle dans mes ruines, il faut que mon esprit ait réussi à devenir un véritable et honorable sans-abri.

Encore de l'alphabet grec : viser l'oreille de Θ, fuir l'œil de λ et la raison de Σ. Que Χ ne soit plus seulement une lumière, mais un jeu d'ombres inconnues.

Les adjectifs, par leur droiture, sapent souvent les progrès de l'écriture ironique ; ceux que j'aimerais dénicher seraient de la famille de sacré (sacer), comportant son propre sacrilège, car nous renvoyant soit à saint soit à exécrable, auguste ou exclu, soit pour être divinisé soit pour être occis.

Après chaque virulente sortie garde l'ivresse des sens, qui t'empêchera de retrouver ta demeure, t'éloignera de tout domicile fixe et entretiendra l'indispensable vertige de l'exil.

Pour s'approcher de l'achèvement artistique, il faut accepter l'inachèvement de l'avant-dernier pas, ce pas de raison, précédant le pas dernier, le pas d'âme. Heureusement, l'art n'est pas la marche, mais le regard.

Travail de plume : porter le léger enthousiasme du premier jour de la vie, tout en en transportant la lourde dépouille du jour dernier.

Le bonheur est question de rêves et de fantômes, mais « les ennemis du bonheur sont toujours en veille. Avec vos deux mains montez la garde du bonheur ! » - Zamiatine - « враги счастья не дремлют. Обеими руками держитесь за счастье ! » - une âme y serait plus efficace que les deux mains.

Même la pseudo-négation de la torsade de Moebius plaide pour la platitude finale de tout parcours spatial.

Les lieux, propices pour philosopher : les hauteurs gémissantes de l'âme ou les profondeurs balbutiantes de l'esprit ; ici, on a besoin d'anesthésistes et de voyeurs, plutôt que de guérisseurs ou de spécialistes.

Il est certain que l'Orthographe divine est postérieure au Verbe ; toutefois, elle annonce la création du Temps (passant du passé simple au futur intérieur), puisque Chronos est né de Cronos, par une substitution d'une fière explosive (kappa - Κ) par une perfide chuintante (khi - Χ). Perdant sa dignité masculine surchargée, Cronos, en même temps, donna naissance à l'Espace anonyme.

Ma sensation d'exilé naît d'une fréquentation assidue des frontières, que je finis par ressentir comme le milieu même de mon existence. L'homme, serait-il réduit à la communication avec le monde ? Serait-il privé de noyau ? « L'homme n'a pas de territoire intérieur souverain, il est toujours et tout entier - aux frontières » - Bakhtine - « У человека нет внутренней суверенной территории, он весь и всегда на границе ». Ma voix émanerait des membranes plutôt que des cordes intérieures.

L'existant s'enfonce irréparablement dans un silence ou un vacarme, mais l'inexistant se prête trop facilement à être mis en musique. Se servir de mélodies, pour animer des silences ou échapper au vacarme.

« Je meurs de soif auprès de la fontaine » - récite le rebelle d'aujourd'hui, et il s'en prend au plombier (à l'idéologie technicienne), qui nous amène de l'eau courante. Au lieu de fustiger ceux qui ignorent la vraie soif ou préfèrent la douche à la fontaine.

Comment reprocher à Pégase son goût pour l'étable, quand tout Bellérophon ne voit plus l'intérêt de s'attaquer aux Chimères ?

Une curieuse déviation des plus impétueux des poètes, esclaves de leur noblesse - Byron, Hölderlin, Lermontov - la litanie pour la liberté et la paix.

La philosophie - nostalgie des ruines au milieu de tout ce qui prétend se tenir debout.

Je dénigre tout chemin, car toutes les constantes universelles - vitesse, gravitation, quantum d'action - s'y donnent rendez-vous. Je leur oppose mes variables inexistentielles de la complémentarité, décorant l'arbre déchu de la causalité.

Le regard, ce serait cet outil de mesure qui perturbe le phénomène et obstrue l'objet ; l'observateur devient la seule réalité, digne qu'on n'en fouille pas les causes.

Ce sont des pensées à reculons qui sont encore les plus efficaces, pour envisager l'avenir sans trop d'épouvante. Comme, pour plier le monde, rien ne vaut des « pensées à pas de colombes » - Nietzsche - « Gedanken die mit Taubenfüssen kommen », ou même des « illusions berçantes de la colombe » - Kant - « die Taube, die sich in der Illusion wiegt », dont se serait nourri Platon.

Goethe est mort de jeunesse, à 83 printemps ; Pascal est mort de vieillesse – à 39.

Tous les bons philosophes rêvent d'être écrivains ; tous les mauvais écrivains s'imaginent philosophes.

La chute actuelle du prestige des philosophes n'est pas due à l'affaiblissement de leurs compétences, mais à l'inutilité de leur savoir, dans la poursuite du seul but qui reste aux hommes – réussir une carrière.

Pour un homme de plume, la compagnie des princes est préférable à celle des bombistes ou des mendiants, et ceci pour une raison technique : le langage d'acquiescement est au-dessus de celui des déplorations.

Aller au fond des choses ou ne pas y aller, ce sont deux choix d'égales promesses. Ce qui est beaucoup plus discriminant, c'est de savoir, quel y fut le mot central : aller, le fond ou les choses – l'élan, le but ou les contraintes.

La sensibilité est inépuisable, c'est en insensibilité qu'il faut être économe. Progresser vers l'irrésolution et l'irréalisation des désirs, garder la ferveur de l'indifférence. Ne rester de marbre que devant ce qui est fort, se laisser porter par l'ardente patience. Ruiner le réalisme et engraisser l'utopie.

Où est l'écho, et où est l'original ? - la bonne Nature ou la nôtre ? Il me semble qu'à notre intelligence répond une émotion du Père-joueur, et à nos émotions - une complicité de l'Esprit ironique.

L'un des rôles de la philosophie est d'endormir, de bercer les consciences, pour qu'elles rêvent au lieu de calculer. Être guérisseur (Platon), thérapeute (« La philosophie est le remède de la douleur » - Cicéron - « Doloris medicina est philosophia »), chirurgien (Épicure, dont la philosophie promet « la santé de l'âme ») ou assureur (« primum non docere ») est également charlatanesque, le mal de vivre - et de penser - étant incurable, surtout chez les inimitables, qui ne peuvent pas profiter de la règle moutonnière - similia similibus curantur. « La consolation philosophique d'un Boèce installe en l'homme non pas tant la joie que l'anesthésie et la résignation »** - Jankelevitch - la résignation durable nous console mieux que la joie furtive.

Ils disent : enlevez la poussière, la buée, la gangue et vous atteindrez à l'authenticité. Si celle-ci existe, je la verrais plutôt dans ce que vous cherchez à enlever, dans ce qu'inventent notre mot ou notre larme. « Les sentiments sont inventés comme les mots. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme » - Merleau-Ponty. C'est l'outil de fabrication qui nous distingue : chez les uns, c'est l'imagination, le goût, la sensibilité ; chez les autres - l'inertie, l'imitation, l'algorithme.

Il faut réserver l'ironie aux choses nobles et n'adresser aux choses basses que des vociférations. Bloy fut plus intelligent que Flaubert : « Ma colère est l'effervescence de ma pitié ».

Ce qu'il y a de plus facile à réfuter, ce sont les rêves ; c'est pourquoi, les rats de bibliothèques, en acquérant des connaissances, gagnent en sobriété et en ennui. Mais pour l'amoureux de l'ivresse des sens, plus de savoir signifie plus d'amplitude des métaphores ; la danse des joies et chagrins est d'autant plus riche de nuances et d'audaces.

Les hommes, face aux portes closes, se démènent dans la recherche de bonnes clés. Dans mes ruines, j'ai une belle collection de clés, pour lesquelles j'invente de secrètes serrures. Les plus beaux trésors de rêves appartiennent aux porteurs de sésames.

Je ne touchais aux arbres - de connaissance, de vie, de création - qu'une fois sorti de ma forêt natale, qui me cachait tout arbre.

Chantre des cervelles - la future vocation du poète, échoué à devenir accoucheur (Platon) ou ingénieur (Staline) des âmes. La profession libérale de robot-décorateur lui fera oublier, qu'il jouait jadis, dans la société, la fonction d'archonte de l'humanité (archontische Funktion der MenschheitHusserl).

L'ironie de l'espoir : préférer que le navire coule, mais que l'ancre reste.

Plus un système cohérent est élevé, et mieux il se traduit sur un mode lacunaire. Rien ne doit relier les sommets d'un relief hautain ! « Dans les hauteurs, le chemin le plus court va d'un sommet à l'autre : les aphorismes doivent être des sommets » - Nietzsche - « Im Gebirge ist der nächste Weg von Gipfel zu Gipfel : Sprüche sollen Gipfel sein ».

À la découverte d'un nouvel état d'âme, s'attribuer un prix d'excellence. Comme un prix Nobel couronne tout inventeur d'un nouvel état de matière.

L'abus de causalité : admirer le papillon, renifler la chenille, pondre un poncif.

La paix d'âme est un objectif minable, indigne d'un vrai ironique, qui est anti-irénique. « La paix d'âme est une vilenie d'âme »** - Tolstoï - « спокойствие - душевная подлость ». Elle stérilise non seulement l'âme, mais aussi l'esprit : « … telle une vague nostalgie … la philosophie est le contraire de toute tranquillité »* - Heidegger - « … als Heimweh nach … Philosophie ist das Gegenteil aller Beruhigung ». Le sage antique, en affirmant le contraire, rejoint le sot moderne. « L'esprit est inquiétude ; l'inquiétude est la vraie attitude face à la vie » - Kierkegaard.

Je découvre ma caverne - je touche à la profondeur ; j'en fais des ruines - je deviens accessible à la hauteur. « Ton essence vraie n'est pas cachée au fond de toi, elle est placée infiniment au-dessus de toi »**** - Nietzsche - « Dein wahres Wesen liegt nicht tief verborgen in dir, sondern unermesslich hoch über dir ».

Il ne suffit pas de prouver, que le Père céleste est un père Ubu ; il faut que ton verbe soit moins absurde que Son Fils.

L'inaboutissement extrême, qui me place devant un fait inaccompli, que je reçois avec une résignation inexploitée.

L'admirable parallélisme des vocabulaires philosophique et ensembliste : le rationnel ne peut pas dépasser en puissance le naturel ; le réel est infiniment plus vaste que le rationnel, il est le support de la continuité (puissance du continu), le rationnel ne se manifestant qu'en discontinu, en dénombrable ; aucune cardinalité intermédiaire n'existe entre le réel et le rationnel ; pour échapper à la linéarité, le réel a besoin d'une généralisation par l'imaginaire et donc, par le complexe.

Toute prétention à la nouveauté aboutit à l'une de ces deux questions : qui n'as-tu pas lu ? ou qui as-tu pillé ?« Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? »* - St-Paul. Être fidèle à l'immuable appel du Même est plus prometteur et personnel que sacrifier à la tradition de la rupture (Paz).

Le regard d'artiste, contrairement à l'homme de réflexion ou de prospection, va du présent vers le passé et non pas du présent vers l'avenir. C'est pourquoi la farce, parmi ses impressions, précède la tragédie.

Ceux qui, bêtement, nous appellent à nous réjouir du présent ne se doutent pas, à quel point ils pourraient avoir raison, puisque le présent, en toute rigueur, n'existe pas, il n'est qu'un point, et les points n'existent pas dans le réel, fait du mouvement irréversible. Vivre de ce qui n'existe pas est privilège des naïfs et des poètes.

Ils manquent d'espace ou de temps, pour développer leurs idées ; moi, pour envelopper mes mots, je n'ai besoin que de deux lignes en relief, une page entière me flanquant l'ennui et la trouille. « Le pauvre en pensées pense : on ne possède la pensée que tout prête, on n'a qu'à la revêtir de mots » - K.Kraus - « Der Gedankenlose denkt, man habe nur dann einen Gedanken, wenn man ihn hat und in Worte kleidet ». Les pensées sont d'interchangeables mannequins, pour le haut couturier qu'est le maître du mot.

Pour m'élancer à l'assaut des cieux, toute échelle, même celle de Jacob, même sans marches, est dérisoire. Rien ne vaut, en matière d'ascensions, un bon altimètre pipé, au milieu de bonnes ruines, où je reste couché.

Tout ce qui monte, en continu (une prière, un appel, une révolte), est voué à la chute dans le néant, sans illumination aucune. Pour atteindre une hauteur honorable, mon élan doit se tourner vers l'intérieur et projeter au ciel mes ombres discrètes.

Dans la vie comme dans l'algèbre : pour connaître tes racines, transforme ton bric-à-brac d'inconnues disparates en une équation annihilante et, par substitutions impitoyables, arrive jusqu'aux solutions en arbre moqueur, qui te fera comprendre, que dans la vie non-mécanique il n'y a pas de solutions (au moins, dans l'intelligible : « La solution du mystère de la vie se trouve hors de l'espace et du temps » - Wittgenstein - « Die Lösung des Rätsels des Lebens liegt ausserhalb von Raum und Zeit »), il n'y a que des mystères.

Je ne me considérerai vraiment sans abri que le jour, où se sera accomplie la vision de Lucain : « Les ruines mêmes ont péri » - « Etiam periere ruinae ».

Je me prends pour un hérisson (« un être sphérique » - Parménide), mais, aux yeux des autres, je ne suis qu'une « boule lisse » stoïcienne (« atque rotundus » - Horace), ou, pire, un « atome lisse de la volupté » de Lucrèce.

Je ne suis ni l'homme de la lumière, ni l'homme de l'un des quatre éléments, ni l'homme de la quintessence - je suis l'homme du septième jour, homme du dieu couché et désœuvré, réfléchissant sur le Verbe à venir.

L'abus de négation : « Je pense, donc je n'existe pas » est concevable, quoique « Je ne pense pas, donc j'existe » soit plus que douteux.

Vive l'e-book - enfin on navigue dans un livre, comme on naviguait sur une toile ! L'art linéaire se rétrécira encore le jour, où l'on surfera sur une musique.

L'homme, cette quintessence, ce cinquième élément, et les rois des animaux dans l'élément respectif : le requin règne dans la profondeur des eaux, l'aigle s'attarde dans la hauteur de l'air, le lion rôde dans l'étendue du désert en feu - l'homme fit son choix, il s'installa dans le bureau, bien terre-à-terre, refuge du mouton et musée du serpent.

Confusion des genres : la vie est bien une œuvre poétique, que la plupart des hommes perçoivent comme un mode d'emploi.

Prendre de la hauteur - décoller les choses élevées de leur inévitable côté niais tourné vers le bas : la foi, la bile, l'orgueil.

Il faut disposer d'une réelle différence, pour réussir à feindre l'indifférence.

Le cadre de vie sain de l'arbre : la lumière de l'ironie et l'ombre de la honte, la hauteur des cimes et l'épaisseur du feuillage. Le malheur du Bouddha, c'est de n'être illuminé qu'au pied d'un arbre et non pas à sa hauteur, où il faut peut-être être crucifié et avoir bu tant de hontes, avant de pouvoir se targuer de titre de sage.

La superficialité est le privilège des grands ; projetée d'une profondeur, elle est grise, - elle est d'azur, projetée de la hauteur.

Les citations de ce livre ne jouent que des rôles de comparses. De mon banc des accusés, je cite à comparaître ces témoins à charge (Messieurs Teste), qui me rappellent des faits, que je n'ai pas accomplis. « J'avoue être cerné par la menace des fautes, que je n'ai pas commises » - Cocteau. Ce livre n'est pas un cento, bien que J.G.Hamann en ait fait un style respectable.

L'ironie du portraitiste : refuser de regarder et de reproduire la vie en face, car les traits de noblesse vont mieux aux profils. Le bon Dieu biblique refuse de faire voir Sa Face, mais promet de montrer Son Dos. Le Dieu coranique est plus libéral et franc : « Tout passera, seule subsistera la Face de ton Seigneur ».

On crée dans trois domaines : dans les solutions - pour produire du visible, dans les problèmes - pour élargir l'espace du lisible, et dans les mystères - pour ne pas laisser les problèmes et les solutions dégringoler au stade ou au grade de risibles.

Doute et déception devinrent thèmes préférés des sots et des conformistes. L'homme de goût et d'esprit ne rechigne pas à exhiber ses fanatismes indéfendables, et il est plus souvent porteur d'espérances, vertigineuses et irréalisables, que de lamentations, plates et argumentées. Le seul doute, fructueux ou tout prosaïquement utile, est le doute sur l'inessentiel. L'essentiel tient grâce à la foi involontaire ou aux cécités ou surdités volontaires.

L'ironie modale : qui peut perdre son esprit l'aura sauvé ; le scepticisme biblique : qui veut sauver son âme la perdra.

Don philosophique : laisser de bonnes questions sans réponse ; don poétique : laisser de bonnes réponses sans question ; don logico-ironique : ne s'intéresser qu'aux questions contenant leurs propres réponses, comme une équation contient en elle-même ses solutions (à chacun ses domaines de valeurs, ses lemmes et ses interprètes). Et Musil : « Que tes réponses aient l'exigence du philosophe et l'art de poser les questions - du poète » - « Habe in den Antworten das Anspruchsvolle des Philosophen und die Fragestellung des Dichters » - commet une gaffe !

Progrès de l'ambition : suivre l'aiguille, qui marque les secondes, les minutes, les heures, les siècles ; être un astre, pour gouverner les cadrans ; se réfugier à l'ombre de sa propre étoile ; faire ciel à part.

Plus un sentiment est ardent, plus abstraite doit être la métaphore, qui cherche à l'épouser. « La poésie est aujourd'hui l'algèbre supérieure des métaphores »** - Ortega y Gasset - « la poesía es hoy el álgebra superior de las metáforas ».

Le fragment a une chance de rendre l'être entier, la dissertation n'en a aucune. Il n'existe pas de passages continus entre la marche et la danse, la parole et le chant, entre la prose et la poésie.

On traite les sophistes d’escrocs de l’aphorisme, ce qui me les rend plus proches que les honnêtes bavards discursifs.

Des candidats à l'éternité se trouvent surtout autour des choses, qui ne demandent pas de lendemain.

Justification gödélienne des élucubrations poétiques : dans un langage clos, le vrai est plus vaste que le démontrable. Et le vrai n'est qu'une plate projection langagière du beau, haut et indicible.

Vouloir, pouvoir, devoir s'associent, bêtement, avec, respectivement, la vie (Nietzsche), l'intelligence (F.Bacon), l'éthique. Il serait plus intéressant de parler de vouloir un type de pensée, de pouvoir révoquer notre suffisance, de devoir faire danser la vie.

Du bon usage de nos sens : je me bouche les oreilles - le monde danse sous mes yeux ; je clos mes yeux - mon âme se met à chanter ; je ferme ma bouche - et je découvre de nouveaux arômes ; je me pince le nez - un pressentiment d'un bon goût m'envahit ; je refuse de toucher aux choses - et j'en suis touché par les meilleures.

Le profond ajoute du nécessaire ; le hautain élève le possible ; l'ironique multiplie le suffisant.

Quand on évalue l'ennui de ne trouver autour de soi que ce qui existe, ou, pire, l'horreur d'être cerné uniquement par ce qui cogite, on reconnaît à Descartes l'immense mérite d'un dualisme vivifiant, se moquant et de la logique et de l'Histoire. Avec lui, enfin, on peut penser l'inexistant et exister sans penser. Et en bon mathématicien, contrairement à Nicolas de Cuse ou à Spinoza, il n'abandonne pas l'homme aux seuls réalité ou langage, mais le force à passer par la représentation.

Si, de ma caverne, j'exhibe, à l'extérieur, mes ombres, elles pourraient produire un effet pittoresque. Mais prétendre maîtriser la lumière, reflétée sur les murs de ma grotte, ne peut être que grot-esque.

Trois raisons pour qu'une voix porte plus loin : plus de souffle intérieur, une meilleure acoustique extérieure, de meilleurs amplificateurs du son. Le sot de naguère devait s'époumoner ou tambouriner devant des princes ; le sot moderne, apaisé, est plus bruyant à cause des micros et caméras.

La honte des acolytes renégats aura assuré la gloire posthume à Socrate et Jésus : Platon et Xénophon, ainsi que les Apôtres, s'enfuient au moment du drame final de leur maître.

Ils se réjouissent chaque fois, que leurs yeux s'ouvrent - pour comprendre ou prendre ; je me félicite chaque fois, que je parviens, enfin, à les fermer - pour m'abandonner ou donner. « On jouit seulement de ce à quoi on s'abandonne » - Pavese - « Si gode solamente ciò in cui ci si abbandona ».

Pour un sage, l'ironie est sa vraie patrie, dont il remplit son exil, qui est sa vraie philosophie. F.Schlegel, en inversant les rôles : « la philosophie - la vraie patrie de l'ironie » - « Philosophie - die eigentliche Heimat der Ironie », referme le paradoxe (mais la naturalisation de l'ironie lui fut retirée, depuis que le néfaste droit du sol se substitua au noble droit du sang). L'ironie a une forme philosophique, tandis que la philosophie ne peut avoir qu'un fond ironique.

La vie m'apprend la navigation, la philosophie - la gestion du naufrage, la poésie - l'art de confier à une bouteille aléatoire et providentielle le vertige des fonds ou l'horreur des crêtes. L'ironie me cloue au rivage.

Les meilleures pages de philosophie et de poésie perdent de leur beauté et force, quand on les développe ou justifie. « S'il faut expliquer la chose, il ne faut pas l'expliquer »** - Hippius - « Если надо объяснять, то не надо объяснять ». L'expliqué est ce qu'on peut passer outre : « Il n'est en art qu'une chose qui vaille : celle qu'on ne peut expliquer » - G.Braque. Sous une belle forme, on peut toujours découvrir un bon fond, mais il vaut mieux ne pas l'exhiber. « Ce qui a besoin d'être démontré ne vaut pas grand-chose »** - Nietzsche - « Was sich erst beweisen lassen muß, ist wenig werth ».

La poésie, en elle-même, est ex-plication de ce qui n'existe pas (l'im-plication dans ce qui existe étant anti-poétique) ; la soif de l'inexistant pousse les plus naïfs à le chercher dans la négation : « nier ce qui est, expliquer ce qui n'est pas » - Poe - « deny what is, and explain what is not ».

Plus fermement ils tiennent à l'authenticité, plus indiscernables - et même robotiquement artificiels ! - ils deviennent. Se fier franchement à une théâtralité maniériste quelconque dévoile mieux une personnalité.

J'ai refermé sur la première page, sans retour ni regret, la plupart des livres, une fois ouverts ; je les ai nég-ligés, pas lus. L'intuition ne me désavoua presque jamais, mais j'aurais pu ne jamais lire ni Bloy, ni Sartre ni G.Thibon.

Je maîtrise l'étendue en jouant de l'accommodation de mes yeux ou des foyers de ma loupe ; en profondeur, je prendrais plutôt un microscope de ma tête, et en hauteur - un macroscope de mon âme.

In vinum veritas ? - non, la vérité est dans l'étiquette, dans le vin il n'y a que le vertige !

L'hostie blafarde fait oublier le cramoisi du sang ; la communion par le pain (de ce jour) au lieu de la communion par le vin (faisant oublier ce jour) ; le solide social évinçant le liquide vital.

Le moule solidaire engendra la foule solitaire.

L'écoute de nos silences détermine souvent si nous nous entendons.

Ton travail de conception doit garder toute sa valeur, quel que soit son aboutissement, son dernier pas (à ne pas faire !) : une Nativité miraculeuse, un avortement précoce ou une bâtardise démasquée.

Vu mon goût de ruptures et de capitulations, rien d'étonnant, que je suive à l'endroit la règle ; sauter pour mieux reculer, que tout le monde applique à l'envers.

Les ruines ont un double avantage : que ce soit face aux chaumières ou aux châteaux - on y adopte plus facilement l'attitude anti-stoïcienne : ne jamais commencer à mourir, à tout moment essayer de commencer à vivre. « Qui sait mourir à tout, trouve la vie en tout »*** - Jean de la Croix - « Quien supiere morir a todo, tendrá vida en todo ».

Le cœur à hauteur d'arbre - la devise d'une école d'arts martiaux extrême-orientale ; quand je survole toute l'étendue de mes capitulations, j'atterris à cette défaite supplémentaire : tout porte à croire que le regard ne se réduise pas au cœur. Mais c'est à la lueur du drapeau blanc que s'illuminent les guerriers de l'ombre.

Dis-moi dans quel état tu te laisses aller - l'ivresse ? la lucidité ? le désespoir ? - je te dirai ce que valent tes productions. L'ironie paraît être l'état rêvé des meilleurs. Une soif entretenue, une ivresse appelée de ses vœux - le contraire d'Aristote : « Nous devons quitter la vie comme un banquet - ni assoiffés ni ivres ».

Qui aboie ? Le chien ou son concept ? Le chien réel émet des ondes acoustiques, perçues par des micros ou des oreilles ; le concept d'aboyer correspond au lien sémantique, défini dans la représentation et attaché au concept de chien. Donc, ce n'est pas celui qu'on pense (Spinoza) qui aboie.

Le technicien ne fait que multiplier le nombre de genres, tandis que le mathématicien et l'artiste s'intéressent aussi, et avec la même délicatesse, à la réduction du nombre d'espèces. « Le progrès organique est un changement d'homogène en hétérogène » - H.Spencer - « The organic progress consists in a change from the homogeneous to the heterogeneous » - l'artiste s'adonne plus souvent à l'éternel retour qu'au progrès, qu'il soit mécanique ou organique. Le technicien marque les jalons du progrès, l'artiste en marque l'axe entier, pour rester dans le pathogène.

L'ultime sagesse débouche, le plus souvent, dans de triviales platitudes. Que la sagesse dans la vie (Lebensweisheit) ou dans l'art, par exemple, n'y apporte presque rien, et que le talent dans le second et la passion dans la première nous exemptent, en général, de passions, dans l'art, et de talent, dans la vie.

Pour aller en enfer, il faut une barque et un nautonier expérimenté ; pour atteindre le paradis, il suffit quelquefois un bon souffle et une bonne voile, au-dessus même d'une épave.

J'aborde les sons et couleurs en termes si abstraits, que mon discours n'intriguera que les sourds et aveugles - le point zéro des sens et du sens.

La familiarité légitime avec la pensée te rend impuissant du verbe ; l'intimité - viols ou rendez-vous secrets - avec la langue, la fait enfanter de pensées inattendues et proches. « Les pensées, qui naissent, sans être recherchées, sont les plus précieuses » - Edison - « The thoughts that come unsought for are the most valuable ».

L'ironie est une fuite, une absence. En tant que telle elle fut à l'origine de la plupart des grandes littératures européennes modernes ; en Italie, avec Boccace, elle devint comique, en France, avec Montaigne, - abstraite, en Espagne, avec Cervantès, - chevaleresque, en Angleterre, avec Shakespeare, - charnelle, en Allemagne, avec Goethe, - romantique, en Russie, avec Pouchkine, - humanitaire. Curieusement, à l'opposé, les Romains n’eurent pas leur Socrate, et le glas de l'Antiquité sonna avec les ironiques Lucien et Juvénal.

L'avance technologique de l'âme sur le corps ne doit pas dissimuler ce paradoxe fondamental : l'âme n'est qu'un matériel, qui n'est mis pleinement en valeur que par le génie logiciel du corps.

Certains de mes édifices méritent leur titre de ruines non pas à cause de l'architecture, mais de la voirie : tout chemin partant d'eux menant vers le seul lieu digne de nos rendez-vous avec l'arbre, vers nulle part, impasse pour les uns et chantier pour les autres, les meilleurs (Holzwege de Heidegger ?).

L'ignorance étoilée est souvent le dernier recours, pour ne pas laisser le savoir éteindre le scintillement de ta dernière espérance. L'étoile étant le contraire de jovialité, la poésie, paradoxalement, est, à la fois, l'ignorance étoilée hyperboréenne et le gai saber méridional !

Le fond est trop paisible ; la profondeur - trop soumise aux courants du jour ; il ne reste que la surface, où la hauteur puisse vivre sa houle et sa nuit étoilée.

Aux autres, mon âme est une boîte noire ; pour repêcher son épave, savoir quels nombres y sombrent ou quelles fibres y vibrent, présente le même intérêt.

Je regrette, que l'habit ne fasse plus le moine. Souvenez-vous du premier objet, que les contemporains de Socrate ou de Jésus se disputèrent à la mort de ceux-ci ? - c'était leur chlamyde. Leurs verbes, en revanche, ne sont que des résurrections collatérales.

On est tellement habitué à conspuer le paraître, qu'on oublie, que c'est pourtant le seul moyen de faire entrevoir l'être, le créatif non le reproductif. L'authenticité traduit l'espèce, l'apparence exprime le genre. « Pour vouloir paraître, il te faut un sacré être  » - Beethoven - « Man muß was sein, wenn man was scheinen will ». Ce qu'on est ne se livre ni à l'apparence ni à la bona fide, donc « il faudrait être tel que l'on paraît » - Shakespeare - « Men should be what they seem ».

Regarder la mort ne sert qu'à provoquer une traîtrise hystérique de ta plume. Pour sa maîtrise ironique, il suffit de regarder le cimetière.

Ce livre est un chant des ruines, avec l'acoustique d'un château en Espagne, avec un auditoire moitié fantômes des combles moitié lépreux des souterrains.

Même la faiblesse, même le désespoir, même le vide peuvent être vécus avec intensité - la leçon centrale de Nietzsche (déjà amorcée par Platon : « Le plus beau des liens est celui qui rend au plus haut degré un soi-même et les termes liés ») ; la volonté de puissance ne vise que l'intensité de la vie. L'intensité de l'inconscience - source de toute poésie ; l'intensité de la conscience - critère de la liberté (Bergson).

Les grands vivent en amateurs et meurent en maîtres ; les sots sont de plus en plus professionnels dans la vie, ce qui rend leur trépas d'autant plus amateur et grégaire.

L'originalité ironique : je trouve une égalité entre le nouveau et l'ancien ; l'originalité grave : j'en prouve l'inégalité.

Les langages des bilans de la vie les plus répandus sont arithmétique : additions, soustractions, multiplications - ou logique : connecteurs, négations, quantifications. Il devrait plutôt être purement orthographique - place des points de suspension, d'interrogation, d'exclamation, choix de majuscules, élégance des traits d'union, calligraphie des aveux.

Il est propre de la nature humaine de se chercher une originalité ; et toute sa vie on se trompe de milieu de son exercice : au début de sa vie on croit pouvoir être original dans l'orgueil de ses triomphes, ensuite on compte sur la fierté dans ses débâcles, et l'on finit dans le seul milieu, où l'originalité survit au ridicule, - dans l'ironie des ruines, où cohabitent la grandeur, la gloire et l'humilité.

L'originalité ne sert à rien dans les affaires courantes, elle est capitale dans la création d'entreprises. Ce qui détruit le plus sûrement notre originalité, et notre créativité, c'est le commerce avec les intelligents. L'écrivain doit fuir les capitales, pour ne pas gâter ce qui nourrit l'originalité, - ses propres matières premières. Cioran n'aurait jamais dû vivre à Paris, au milieu de ses collègues, où son talent fut gâché par la place, qu'il accorde aux calomnies, humiliations, recensions. Je connus les deux capitales mondiales les plus passionnantes : il fallut bien y affermir mon souffle, pour respirer – ailleurs.

Je dois être prêt à voir tous les hauts faits - du sacrifice au suicide - s'écrire en termes d'une hygiène de vie. Le Vrai, le Bien, le Beau et l'Amour - traîner, squelettiquement, dans les structures de l'Intersubjectivité.

Le plus souvent, quand le vaste vague, après la lecture d'un raseur, persiste, je n'ai qu'à m'en prendre à sa tête ; mais si la haute clarté d'un bel ouvrage se dissipe délicieusement et instantanément, c'est, souvent, parce que je l'aurais pris au pied de la lettre.

Tout haut fait mérite, au bas mot, d'être mis à plat.

Ce que j'écrivis est chimiquement inerte, physiquement neutre, mathématiquement aporistique. Je ne m'attends ni aux réactions de fusion, ni aux courants de sympathie, ni aux corollaires fraternels.

Aucune assise crédible, pour notre enthousiasme, dans la réalité. D'où notre travail de sape, pour réduire toute construction sensible à l'état des ruines ou des souterrains. Mais dans l'intellection et dans le langage, le même travail d'architecte érige des tours d'ivoire aériennes ou des châteaux de feu fulgurants.

C'est en fuyant la sensation d'assiégé - « environné de néant » (Sartre) ou « cerné par l'être » - Heidegger - « besessen vom Sein » - que je me trouve au milieu de mes ruines, obsidionales de l'intérieur.

La jeunesse, c'est la hauteur, où l'on dénude sa vraie forme - ondoyante, houleuse, moutonnante ; la vieillesse, c'est la profondeur, où l'on découvre son vrai fond - rocheux, sablonneux ou fangeux.

La plus vaste tour de France - la tour de Montaigne ; le plus haut cimetière - le Cimetière Marin de Valéry ; la fontaine la plus profonde - la Fontaine du Vaucluse de Pétrarque.

La tour de Hölderlin : trois vues temporelles, par trois fenêtres, - la source, la vie, la chute ; la tour de Montaigne : trois niveaux spatiaux - la vie, le rêve, la création ; la tour de V.Ivanov : trois castes – le bourgeois, l’aristocrate, l’artiste ; la tour de Rilke : trois hauteurs – la montagne, l’arbre, l’ivresse.

Le premier texte en français, que je lus en entier, s'intitulait : Sur la détermination d’un système orthogonal complet dans un espace de Riemann symétrique clos. Et tout naturellement, un premier écho fraternel, ma thèse, se pencha sur les fonctions sphériques sur les espaces compacts.

Mes plus chaleureuses poignées de main se firent par-dessus la rue de l'Odéon : la réelle, avec R.Debray, et l'imaginaire, avec Cioran, deux voisins se faisant face, au propre et au figuré, et s'ignorant, et que je réunis fraternellement.

Tout philosophe est un châtelain, dont le goût architectural est défini par le choix de leurres : la philosophie de cartes (la plus étendue), la philosophie de sable (la plus profonde), la philosophie d'ivoire (la plus haute).

La solution de l'être est dans un projet, son problème - dans un objet, son mystère - dans un sujet : du plus facile au plus ardu. Mais on ne trouve le meilleur que s'étant perdu : « se vouer au mystère, c'est se mettre sur le chemin de l'errance » - Heidegger - «  die Entschlossenheit zum Geheimnis ist unterwegs in die Irre », ou ayant renoncé aux objets : « ce mysticisme sans objet, qui est en moi » - Valéry - il voulait dire est le moi.

Un village à conseiller à ceux qui veulent en finir avec la vie : Saint-Gilles-Croix-de-Vie, en Vendée. Tsvétaeva faillit s'y suicider, ce que réussit, au même endroit, 70 ans plus tard, la compagne de Cioran. Le hiéroglyphe égyptien, avec une croix de vie, signifie - vie…

Chez les poètes modernes, les appels à l'éternité devinrent si soporifiques et pitoyables, que je me demande si l'on n'y tient pas là un sérieux concurrent à : « L'actualité est le pire ennemi de la poésie » - R.Char.

La liberté a pour fondement le même schéma que l'arithmétique : étant à l'étape N, maîtriser le passage à l'étape N + 1. Le bon mathématicien le répète jusqu'à l'infini ; l'homme libre trouve le zéro d'un nouveau départ. « La liberté est absence de la cause » - Berdiaev - « Свобода есть беспричинность ». Non, la liberté est l'art de néantisation des causes, l'art de création de zéros de départ. Mais non la néantisation du monde, qui aboutirait à la liberté de l'imaginaire (Sartre), puisque même les yeux fermés, nous restons fidèles au monde, qu'il soit visible ou non.

L'avantage de tenir aux points zéro : on tendra vers l'infini par une simple inversion de son néant originel, tandis que les intermédiaires, les médiats, les nains sur les épaules des géants s'efforcent à convertir le fini en infini.

Le culte des façades, dans l'architecture intellectuelle, me devint si insupportable, que je dédiai mon chantier au style béni des ruines.

La généalogie du regard est aussi une raison valable de l'intérêt qu'on porte à l'arbre. Seulement, sa vraie physionomie naît d'un réseau et non d'un arbre.

J'oublie souvent la vocation de l'arbre de recevoir dans ses branches des volatiles, qui pourraient concevoir la bonne idée d'y chanter. Dans tous les cas, ils devraient être de la même famille : « On ne chante juste que dans les branches de son arbre généalogique » - M.Jacob. D'autres arbres ne sont que des réseaux, dépourvus de fleurs de ma noblesse héréditaire.

Tu m'accables de chiffres ahurissants, lus sur des thermomètres ou altimètres, mais je ne décèle, chez toi, ni fièvre ni hauteur.

Posture grotesque, dérisoire - écrire devant le bourreau. Me narrer devant le Juge est légèrement plus prometteur. Mais les meilleures chroniques littéraires, échappant à toute hystérie épique, naissent sur le banc des accusés, dressé dans mes ruines désertes.

Sotte attitude : se croire au ciel et prodiguer conseils à la terre. La hauteur est dans la posture de l'arbre : « Arbres, éternels efforts de la terre, pour parler au ciel » - Tagore.

Éros munit la raison d'ailes, que les rats de bibliothèques déchiquettent en autant de plumes décharnées, pour griffonner des pages asexuées.

C'est en cédant à la tentation de l'inertie qu'on tombe souvent sur la source des élans inédits. Du désintérêt pour la nouveauté jaillissent soudain des soifs intemporelles.

Fuir ces deux chantiers prometteurs : le terrain vague pour le salut de l'homme et le terrain d'essai pour la destruction du monde ; me contenter de mes ruines sans lendemain.

Le squatter de mes ruines est un personnage aussi inexistant que le prolétaire de Marx ou l'aristocrate de Disraeli. Et il rêve ou des chaumières hautaines ou des châteaux de paille.

C'est par la faculté de s'inventer qu'on prouve le mieux l'existence d'un soi-même … intéressant. « Vivre, ce n'est pas se trouver ; vivre, c'est s'inventer » - Shaw - « Life isn't about finding yourself. Life is about creating yourself ».

Les hommes n'intéressent Cioran qu'une fois conduits, par ses soins, au bord de la chute. Quand on sait de quels précipices et hautes tours on se tire aujourd'hui, sans la moindre égratignure, on se contenterait de cartographies et architectures plus ironiques : les ruines, cernées par les pâquerettes. Béni silence des chutes vers le ciel ! Toutes les demeures bâties au bord du Vésuve (Nietzsche - « Baut eure Städte an den Vesuv ») sont désormais munies de sismographes.

L'art ironique descendant ou ascendant : mettre la hauteur au centre et, à l'horizon, - les ruines ; ou bien accepter les ruines au centre et continuer à viser l'horizon altier.

Pseudo-valeurs, refuges des médiocrités : vérité, liberté, authenticité. S'opposant au rêve impossible, à l'esclavage d'une passion, au désespoir autour d'un moi introuvable.

Moins ils mâchent leurs mots, plus insipides, crues et brutes sont leurs idées.

Dans le travail de démolition des illusions ou des certitudes, rien de plus terriblement efficace que le culte du talent, qui abolit toute portée, aplatit toute profondeur et n'érige que la hauteur sans socle.

Le Talmud réduit le côté bestial de l'homme à sa physiologie et met en relief ses trois côtés angéliques : avoir de l'intelligence, rester debout et parler hébreu - le contraire de ma vision : savoir écouter son âme, rester couché, respecter les langues mortes, gardiennes de l'éternel silence.

Mes ruines ne sont jamais vides : ou bien c'est le principe qui ruina le sentiment ou bien c'est le sentiment qui ruina le principe. Le survivant s'occupe des funérailles du sauvage ou du barbare (« le sauvage méprise l'art, le barbare déshonore la nature » - Schiller - « der Wilde verachtet die Kunst, der Barbar entehrt die Natur »).

Aucune pensée ne peut être complète, si elle n'esquisse pas sa chute.

Dans la mesure où la question devient plus profonde, les réponses opposées deviennent plus faciles à soutenir. Ce n'est que sur des questions niaises qu'un esprit dogmatique puisse encore briller.

L'image la plus gratifiante est le contraire d'une image classique, inaltérable, c'est celle qui donne l'envie de l'envisager sous de nouveaux points de vue. L'ironie, le refus de chercher l'inaltérable dans les concepts ou dans les mots, l'inaltérable qui n'honore que le grandiose inexistant.

Les mauvais maîtres cherchent à nous libérer, les meilleurs se contentent de nous subjuguer.

C'est l'humilité et la honte, plus que le courage et l'orgueil, qui inspirent les pensées les plus audacieuses.

Où réside la honte ? - dans le corps ou dans l'âme ? - quelle nudité a plus besoin d'être cachée ? « Le corps est l'habit de l'âme ; il en couvre la nudité et la honte » - J.G.Hamann - « Der Leib ist das Kleid der Seele. Er deckt die Blösse und Schande derselben » - la caresse sauvant l'altesse.

La gravité désolante du christianisme est due au choix du lien de parenté divine le moins passionnel - Père-Fils. De combien de folâtres et ironiques adeptes supplémentaires pourrait s'enorgueillir l'Église, si ses Pères s'étaient penchés, par exemple, sur le lien Belle-Mère - Bru ! Entre la nature et notre âme !

L'origine musico-patibulaire de la corde tendue de mon arc de mascarade : l'effroyable facilité qu'a l'imagination, pour trouver, à tout instant, d'excellentes raisons soit à chercher une corde, pour me pendre, soit à gratter les cordes de ma lyre, pour chanter ma félicité.

Le scepticisme se fonde sur la raison ; le savoir, la rigueur, l'irréfutabilité l'auréolent. Il est moins robotique que le stoïcisme et moins moutonnier que le cynisme. Il est donc l'adversaire de choix pour la noblesse, qui prône l'illusion poétique qui sauve, le vertige romantique qui élève, le sacrifice gratuit qui sanctifie.

Il est rare que la pensée, contrairement au regard, soit haute. Il faut réserver le droit de primo-géniture au regard, la pensée n’étant que le dernier-né. Le regard court, la pensée accourt.

Le Dieu tonnant se nourrit d'ambroisie ; le Dieu de l'amour se moque des légumes de Caïn et se régale du sang de l'agneau d'Abel.

Ici naît mon moi, à la maïeutique si multiple, que je convoque des cohortes des meilleurs accoucheurs.

La meilleure façon de montrer mon mépris du temps est de bâtir pour mes rêves un séjour intemporel, dans le style anachronique des ruines, ce séjour des meilleures espérances, de celles qui naissent, sans même savoir vivre.

Le secret de mon optimisme incurable : j'attrape toute illusion d'exception, qui pénètre dans mes ruines et m'immunise ainsi contre toute piqûre de déception.

Le bonnet phrygien, ce symbole collectiviste, servit à Midas, pour cacher l'effet fâcheux de son jugement : préférer la flûte de Pan, cet habitué des forêts, à la lyre d'Apollon, vouée à l'arbre, au laurier. Voilà où mène la profanation du Pactole : désormais, tout ce que touchent les midassiens, même l'aurifère, se transforme en numéraire.

C'est par le genre de l'édifice à ériger qu'on reconnaît la stature de son artiste. Aujourd'hui, dominent les bureaux, aéroports, hôtels, bistrots. Disparaissent les châteaux en Espagne et les prisons : « Ne fais pas de tes pensées une prison » - Shakespeare - « Make not your thoughts your prison ». Moi, avec mon rêve (dont nous sommes faits !), je continue à bâtir, au passé, une tour d'ivoire, qui, au présent, se présente comme des ruines.

Non, la vie n'est pas une peine qu'on m'inflige (n'empêche, que le seul mobilier, encore debout, dans mes ruines, est un banc des accusés) ; la vie est tout ce qui précède les verdicts des hommes.

Je procède en moi à un évidement béni, en ne m'emplissant que de ce qui m'épuise. « Plus profondément le chagrin creusera votre être, plus vous pourrez contenir de joie » - Gibran - « The deeper that sorrow carves into your being the more joy you can contain ».

Seuls les poètes et les … logiciens voient dans l'inexistence d'objets ou de faits une grande et belle source de leurs (é)preuves. Les autres se contentent de l'inexistence divine.

Dans le métier de l'habit des pensées il y a deux filières indépendantes : la haute couture ou la fourniture de hauts modèles (top-models). On oublia qu'à l'époque, où la toge et la chlamyde étaient les seuls cache-misères, le philosophe était vu comme un tisserand (Platon).

Deux lectures du perfide et ironique impératif de Delphes, « Connais-toi toi-même » : les sots en arrivent à la jubilation niaise, faussement réflexive - « Je me suis retrouvé », les sages - à la mélancolie passive du « Je suis perdu ».

Ruines et arbre - deux meilleurs dépositaires de nos créations : « France, je remplis de ton nom les antres et les bois » - Du Bellay.

Je n'ai pas assez de foi pour croire dans le scepticisme.

Dénoncer les mensonges du monde, c'est si bête et utile ; chanter sa perfection - profond et si illusoire ; s'inscrire en faux apporte des fruits, circonscrire le beau - des ombres et des fleurs.

Pour être entendu, j'ai créé une grande salle obscure, avec sa hauteur, son acoustique, ses portes étroites ; l'ennui, c'est qu'elle ne correspondrait à aucun auditoire plausible.

Il n'y a que ton étoile qui peut te combler aussi bien par une lumière, qui te fait ouvrir les yeux, et par des ténèbres, qui te les font fermer au bon moment. « Cette obscure clarté, qui tombe des étoiles » - Corneille. Rebondissant en obscurité ostentatoire (telles les valeurs somptuaires valéryennes, opposées aux valeurs fiduciaires) et remontant au ciel. L'état d'âme embue l'œil, l'état d'esprit le dissipe et dessèche. « Dieu, ce mot ténébreux, gonflé de clarté » - Hugo.

Le mot n'arrivera jamais à reproduire ce qui est vraiment grand ; c'est pourquoi ironiser sur l'exprimé (et non sur l'inexprimable : « Devant ce qui est grand et grave, l'ironie est petite et impuissante » - Rilke - « Vor den großen und ernsten Gegenständen wird die Ironie klein und hilflos ») n'est jamais un blasphème.

La lettre, jadis, ne tuait que faute d'antidotes. À coups de bonnes vaccinations et de bonnes prothèses, même l'esprit n'est plus une maladie honteuse et ne contamine ni ne mutile personne.

Pour penser avec force et hauteur, il faut sentir sa faiblesse et bassesse.

À l'origine de mes meilleures espérances se trouvaient des pertes, suivies de l'étonnement de pouvoir me passer des choses perdues ; mon désespoir, lui, poignait surtout des acquisitions, qui m'asservissaient.

Le conflit entre le fond et la forme s'illustre le mieux par le tiraillement entre l'enthousiasme, ce fond de notre âme, et l'ironie, cette forme de notre plume. Mais en en inversant les rôles, on commet une faute de goût, que remarque Pessõa : « L'enthousiasme est une grossièreté ».

Dans une écriture honnête, il faut accepter une fusion entre le sous-homme du souterrain dostoïevskien et le surhomme de la montagne nietzschéenne, entre une canaille au fond et un ange de la forme. Mais notre voix ne peut être qu'unique : « Rendre la voix polyphonique de notre conscience par une seule voix »** - G.Steiner - « Dramatizing through a single voice the many-tongued chaos of human consciousness » - ce sera la voix de l'une des deux autres de nos hypostases : celle de l'homme ou celle des hommes.

Pour commencer ma philosophie par l'ironie, nul besoin de courage ; c'est pour conclure ironiquement, qu'il me faudra résister à la lâche tentation du sérieux.

Plus bête est mon interlocuteur, plus la vérité devient le seul outil de communication fiable. Et je m'y embête…

Dénoncer la tyrannie de la raison est aussi ridicule que s'acharner contre la grammaire, que même le poète respecte. La raison est la grammaire inconsciente d'une conscience poétique.

De l'abus de négation de la négation : Nietzsche n'a ni l'ironie ni la gaieté, mais il proclame partir de l'ironie (le mot, en tout cas, signifiant, à l'origine, requête), voit sa négation dans le sérieux, nie celui-ci, pour tomber sur la gaieté, dont il croît inonder le public incrédule. « On ne peut guère rester sérieusement avec soi-même ; c'est parce qu'on est frivole qu'on ne se pend pas » - Voltaire.

Tous mes naufrages sont de la pure invention, puisque je n'emprunte aucune route maritime, n'ai pas de marchandises d'échange, manque d'esquif et ne vois aucune bonne houle au-dessus des profondeurs racoleuses.

Le mauvais pessimiste découvre un ver dans la pomme et décrète l'évacuation du paradis ; le bon optimiste vit, enthousiaste, même dans l'enfer, en y cultivant l'arbre du savoir - le pommier.

L'Archange Gabriel est le personnage le plus clownesque de la Saga du Dieu unique. Dans l’Ancien Testament, il se fait remarquer, en chantant les vertus d’un herbivore ruminant, le bouc. Les premières paroles de ses Annonciations , qu’il adresse à celle qui ne sourira jamais - « Réjouis-toi ! ». Il se moque du prophète analphabète, en lui présentant les Saintes Écritures - « Lis ! ». Au père muet (mais nullement sourd) de Jean-Baptiste il annonce la naissance de celui-ci non pas en paroles, mais par gestes !

C’est à cause d’une Annonciation coquine, par l’Archange Gabriel, que la conception virginale fut annoncée à Saint Joseph soulagé. Et si l’ange, dans chaque homme, était indispensable pour valoriser ou engrosser la bête ? H.Hesse s’en doutait.

Au récit, bas et long, oppose l'aphorisme, haut et court. Altum in parvo.

On connaît beaucoup moins la lascivité de Sabaoth que celle de Zeus, puisque celui-là faisait appel à l'engeance volatile, pour s'y identifier, voire pour s'y hypostasier ; et si Héracles doit sa puissance à l'interminable nuit, que Zeus s'offrit pour cocufier Amphitryon, Jésus doit la sienne à la nuit des temps, qui s'abattit sur l'Europe pour un millénaire.

La platitude d'un discours se reconnaît par l'abus d'amplitudes, comptez-y des absolument, merveilleux, inepte, génial, débile, sublime, nul, adorer, exécrer. Comme le poids du troupeau se reconnaît le plus nettement dans le soliloque d'un mouton.

Il y a tant de penseurs, qui louent les vertus d'un silence révélateur, et qui abusent de nos oreilles avec leur interminable bavardage. Dans un domaine, où compte avant tout la musique, faite de violences et de silences. Même Nietzsche tombe dans ce travers : « L'essentiel de ta vie se déroule non pas aux plus bruyantes, mais aux plus silencieuses de tes heures » - « Die größten Ereignisse, das sind nicht unsere lautesten, sondern unsere stillsten Stunden » - l'essentiel n'est pas dans la force du son, mais dans son amplitude-intensité, dans la ligne musicale de crête ou de faîte. Il faut faire comme Beethoven et se dire, en permanence, que le vrai sourd, c'est le monde, et ne pas chercher des oreilles adéquates.

Pour entretenir l'appétit de rêves célestes, je dois savoir varier le fatalisme des nourritures terrestres : je dois en pourrir, je peux en mourir, je veux m'en nourrir.

En accédant à une idée par des sentiers battus, j'en reconnais la défaite.

Il est facile de vivre au-dessus de ses moyens ; vivre au-dessus de ses buts, vivre des contraintes, est plus passionnant.

Il doit exister une énigmatique relation de cause à effet entre l'exotisme du lieu géographique et la tonalité de l'écriture, qui s'y éploie : quand je compare mon environnement avec celui de Byron, Leopardi et Nietzsche, je trouve d'amusants parallèles.

La simplicité est le retour éternel du regard de sage, qui s'arrête, successivement, sur les choses naturelles, rationnelles, réelles, complexes : la bonne simplicité est une complexité naturelle.

Dans la vie, comme en mathématique, le réel se réduit aux valeurs unidimensionnelles, tandis que l'imaginaire invite à forger des vecteurs complexes ; cet imaginaire, qui naît de l'extraction impossible de racines des valeurs négatives, pour aboutir à l'existence nécessaire de solutions des problèmes rationnels.

Le livre ne doit être ni confession ni plaidoirie ni réquisitoire, mais aveux convaincants, pour qu'on y sente le passage par un banc des accusés et une torture, avec un bûcher au bout et une instruction pour l'usage de cendres.

On est un Ouvert, lorsque son intérieur coïncide avec son soi - encore de l'ontologie mathématique.

Quel meilleur ami des quatre éléments que l'arbre puis-je trouver ? - fils de la terre, avec la soif de l'eau, tendu vers l'air et se livrant au feu.

Une seule de ces sentences est pondue par un écolâtre de philosophie : « la logique est le monde de l'être-là », « l'être-là est la logique du monde », « le monde est l'être-là de la logique » - si tu arrives à défendre toutes les trois, comme l'auteur, ou, comme moi, - à t'en moquer, tu te débarrasses de toute timidité, face à la terreur des logorrhéisants. Si tu trouves cet exercice amusant, voici, en prime, un autre : « L'essence de l'être-là se loge dans l'existence » - « Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz », en y substituant, de plus, à se loge : se tient debout, à quatre pattes ou assis (en catégorie supérieure d'ahuris, on substituera, ensuite, l'être à l'existence, pour continuer à s'ek-stasier).

Il faut reconnaître, que l'homme devient de plus en plus théophore, semblable à ce Dieu, qui serait démuni de frissons et tropes et s'occuperait directement d'intellections : « Ni la sensation ni l'imagination ne peuvent L'habiter, et Lui embrasse du seul intellect » - Abélard - « Deo nec sensum nec imaginationem inesse posse, sed eum cuncta intellectu ». Le plus curieux serait qu'entre-temps le robot apprenne à pleurer et à rêver !

Héros sans problème, mathématicien sans théorème, poète sans poème ? - on se met à y croire et se proclame philosophe.

L'infini renaît en absence du fini, et devient un pur être - qu'en dites-vous ? - du charabia ? - oui, vous avez raison. Et que penser de son reflet spéculaire pascalien : « Le fini s'anéantit en présence de l'infini, et devient un pur néant » ?

Ce n'est pas la naïveté qu'apprécie un esprit vraiment libre, mais le chemin, qu'il faille parcourir, pour arriver de la naïveté à la profondeur, le chemin, qui est trop court et trop banal, pour des choses graves. Plus on a de la hauteur et plus désespérantes peuvent être des naïvetés qu'on parvient ainsi à sauver.

Que le tragique soit exclu de leur philosophie, ça se comprend, puisqu'ils veulent produire des manuels d'utilisation, mais que le comique subisse le même sort les exclut eux-mêmes du champ philosophique. D'ailleurs, la bonne philosophie commence par l'invitation simultanée du comique et du tragique, ce couple engendrant, presque par inadvertance, le robuste ironique.

Sans l'ironie, l'esprit n'a ni grimaces ni sourires ; il devient masque posthume ; veux-tu encore qu'on devine ton visage ?

Pour surmonter l'homme, il faut emprunter le chemin de la résignation, qui passe, successivement, par la profondeur épique, la superficialité comique et la hauteur tragique, pour aboutir aux ruines sans chemins ni géométrie, aux rires et pleurs tournés vers les étoiles.

En mythologie, on naît d'une côte (Ève), d'une cuisse (Dionysos), d'une tête (Pallas), jamais – d'une âme.

Pour savoir que les choses connues ne sont pas grand-chose, il faut en avoir connu énormément.

Pour être convaincant, il leur faut, sous les pieds, un sol solide, une chaire universitaire ou une profonde expérience, tandis que rien n'y vaut un abîme.

Il faut avoir des dons de Kant ou Heidegger, pour briller par son essentialisme ; tandis que même sans talent aucun on se fait remarquer par son existentialisme. La conclusion : défier les moyens essentialistes, se méfier des buts existentialistes - en se fiant aux contraintes, ayant du mordant ironique.

Le fond de l'homme est tapi de mathématique : je ne peux expliquer la manie de collectionneurs que par la notion d'ensemble qui, câblée, les travaille de l'intérieur ; de même, chez ceux qui préfèrent l'opération aux opérandes, je devine souvent un corps, un groupe ou un anneau tout algébriques.

Ce que Voltaire dit des (bons) genres vaut pour les systèmes : sans ou avec un système on n'échoue que par l'ennui.

Tout le monde sait rire de soi-même, mais du soi hésitant et maladroit, tandis que c'est le soi arrogant et bon calculateur qui le mériterait davantage.

J'admire ce livre d'autant plus fort, que sa puissance externe n'a aucun lien avec la faiblesse interne de son auteur.

Des chemins, dont les pieds du goujat éprouvent le prurit, il y en a hors de toute poussière, pierraille ou bitume ; mais le mode de déplacement, sur ceux-ci, n'est point la marche, mais la danse, le vol ou la chute : le voyage est bon, « pourvu que ce soit hors du monde »** - Baudelaire.

En avançant dans un terrain profond, on est tenu à prendre tant de précautions qu'on finit par ramper ; la hauteur, elle, ne se donne qu'à l'aile insouciante, munie d'un regard perçant.

Je tends mon arbre de quête et je m'attends à ce qu'un arbre lecteur s'unifie avec lui, dans une fusion foisonnante ; mais, la page tournée, mon arbre chute, et je ne dois pas m'offusquer, si tout un chacun, sans arbre interprétatif à lui, se serve du mien comme d'un vulgaire bois de chauffage ou d'allumage. « L'arbre une fois abattu, en prend du bois qui veut »** - Érasme - « Arbore deiecta, ligna quivis colligit ».

L'intensité comme but et contrainte : que le premier et le dernier pas se fassent par enchantement. Les sots de tous les temps : partir de l'enchantement et aboutir au désenchantement ; les naïfs font un parcours en sens inverse. La bêtise moderne : partir et finir par désenchantement.

Ce n'est pas le caractère passager des choses qui justifie l'ironie de leur approche, mais l'absence absolue de miroirs, dans nos palettes, et la contingence de nos pinceaux. Et Sartre : « Dans l'ironie, l'homme crée un objet, qui n'a d'autre être que son néant » - ne veut pas y voir un modèle parmi d'autres, qui ne sont néant que face à l'existence.

Les nœuds modernes se dénouent grâce aux algorithmes sans failles ; et l'orgueil de suspendre son jugement ou de tirer son épée devint pure bêtise. Le dogmatisme tranchant ou le scepticisme acéré ne servent plus qu'en matières éphémères.

Tout homme intelligent passe par la tentation du dogmatisme ou du relativisme ; pour se débarrasser de celui-ci, suffit le talent ; pour maîtriser celui-là, suffit la noblesse ; les deux - armés d'ironie, c'est à dire d'une saine distance. Le fruit de cette fusion, c'est le culte de l'intensité égale sur l'axe des idées et des valeurs : se détacher de l'horizontalité du bruit, pour demeurer dans la verticalité de la musique, devenir vecteur de ce qui tend vers le beau ou le sublime. Cet axe, unifié par la dialectique (Hegel) ou par l'égale intensité (Nietzsche), peut s'arracher à son unique dimension et se généraliser en arbre à inconnues, ouvert à l'unification avec d'autres arbres.

Mon regard est ce que ma noblesse, même en larmes, inculque à mes yeux, même secs. Et la noblesse est difficilement compatible avec les déceptions, qui, presque toujours, sont signes de bêtise. La seule déception, trahissant non pas le peu d'intelligence, mais une certaine noblesse, est le regret de ne pas avoir assez de talent, pour embellir mes ombres.

La passion-pathos sans passion-plaie se rapproche du démos jovial. « L'homme ironique n'est qu'un homme pathétique blessé »*** - Morgenstern - « Der Ironiker ist meist nur ein beleidigter Pathetiker ». L'ironie divise, l'humour unit.

Pour l'écriture de la musique vitale, la force est trop monocorde ; la faiblesse y a des ressources insoupçonnables, surtout à la verticale. Et la grandeur se prête mieux à l'écrit qu'au fait. Plus je suis faible, plus souvent se présenteront les occasions de montrer ma grandeur.

L'ironie est l'un des rares moyens pour valoriser la faiblesse et pour gagner un peu de liberté gratuite ; elle ne te rend jamais plus fort, mais elle t'amène à être plus libre.

Les plus grands bavards écolâtres sont aujourd'hui ceux qui prêtent au silence les vertus de profondeur et de majesté et en chantent la communion et le déchiffrement. Quels hymnes à la solitude et à l'angoisse se composent dans leurs colloques, se terminant par des dîners en ville ! Les intellectuels repus se grisant de déceptions.

Le comique exige d'être recherché, poli, rendu succinct, c'est en quoi il est supérieur au tragique, qui se trouve partout, où se fait jour la vie, débordante et crue.

Un seul des verbes - être, vivre, écrire - peut s'allier à la sagesse : on est plus souvent faible que sage, on vit au hasard de l'insignifiance, seul l'écrit peut parfois damer le pion au hasard et à la faiblesse, et encore…

Je me relis et je n'y trouve aucune trace des lieux, où je bouquinais ou bossais ; ni Moscou ni Paris, mais la Méditerranée, elle y est omniprésente, elle qui illuminait les autres, elle qui m'enténébra. Je me fiche de ma cervelle comme de mes muscles ; je veux coucher mon âme en compagnie de mes caresses.

Entre le don de plume et l'intelligence - aucun lien ; la plupart des hommes intelligents, en se mettant à écrire, n'exhibent qu'une bêtise piteuse. Socrate dut s'en douter.

La surface, ou l'épiderme, permet de visualiser la profondeur ou de caresser la hauteur.

Ce que je reproche à la gaieté est de répandre en plate étendue ce qui avait une chance de s'élever jusqu'à la hauteur d'un enthousiasme.

De l'accélération du progrès : pas un seul dieu nouveau depuis deux mille ans, pas un seul philosophe nouveau depuis cinquante ans, pas un seul poète nouveau depuis vingt ans. Et le dernier homme nouveau, R.Debray, je le croisai il y a cinq ans…

Le fait de dire tout haut ce qui doit n'être dit que tout bas, en aparté, doit être considéré comme une chute. Et de quel essor et de quelle puissance peut-on avoir besoin, pour chuchoter ce que hurlent, impudiques, les autres !

La fraternité contemplative offre l'âme ; les bras, les cerveaux ou les épaules sont affaire de la coopération active. « Le pygmée, juché sur les épaules des géants, voit plus loin que les géants eux-mêmes » - Lucain - « Pigmaei gigantum humeris impositi plusquam ipsi gigantes vident ». Mais le pygmée se réduira aux choses vues, tandis que le géant aura laissé son regard. Le géant crée la hauteur ; le pygmée a toutes ses chances en profondeur ; en hauteur, il « n'est monté que d'un grain sur les espaules du pénultime » - Montaigne.

Les plus pures des abstractions antiques se trouvaient à l'aise en compagnie des ivrognes, hétaïres ou pâtres ; de quelles ivresses, de quelles voluptés peut se réclamer ce sage moderne, dont les seules quêtes sont : l'Être, l'Un et l'Ego (si enivrants et banals pour un Athénien et si sobres et ampoulés pour un Parisien), sont-ils transcendants ou transcendantaux, immanents ou réels ? - des robots enrayés, des programmes, qui bouclent dans un vide stérile des circuits sans vie.

Parmi les valeurs assurant un succès littéraire, l'intelligence semble être le pivot central, inamovible ; jadis, la réussite, à 90%, étais due au talent, à 9% - à l'intelligence, à 1% - au savoir ; aujourd'hui, cette proportion se renversa, mais l'apport de l'intelligence reste le même.

Les pays avec le taux de philosophes et de poètes professionnels le plus élevé du monde : la Suisse, la Belgique, les USA. C'est aussi dans ces pays-là que la révolte serait la plus intransigeante, la liberté - la plus menacée, l'esprit - le plus raréfié, mais la philosophie de l'esprit - la plus respectée. « Aux USA, la sentimentalité et le sexe s'épanouissent au dépens de l'amour » - Badiou. Toutes les passions s'y réduisent aux giclées de neurotransmetteurs.

Les sons et les couleurs entrent dans ma conscience, sans que le moi le réclame ou y intervienne ; c'est le moi qui doit y être (en)traîné, et son apparition, comme à l'intérieur de la conscience, marque le début du Je réflexif.

Enlevez à l'écrivain moderne les noms propres, le souci et le jargon du jour - et la triste nudité de sa cervelle n'inspirera que pitié et honte.

Choisissez, au hasard, un nombre (parmi 0,1,2,3,4), un élément (parmi air, terre, feu, eau) et un verbe (selon la modalité : vouloir, devoir, pouvoir, l'auxiliarité : être, avoir, faire, la créativité : imaginer, inventer, feindre, la phonétique : pendre, peindre, pondre ou selon n'importe quel autre critère) ; aucune vie ne suffira, pour épuiser la question : que veut dire leur combinaison ? - c'est pourtant le contenu de 95% des écrits philosophiques.

Dans la dispute entre la profondeur et la hauteur, c'est encore la musique qui tranche le plus définitivement : l'intelligence, vouée à la seule profondeur, ne peut battre que de sourdes cadences, tandis qu'en hauteur on croise même jusqu'aux inanités sonores (Mallarmé).

La dérive d'une Bouteille à la Mer, est-ce un chemin ? Est-ce encore l'écho d'un beau naufrage ou déjà l'annonce d'une piteuse épave ?

Les immobilistes s'opposent aux hommes de progrès ; ceux-ci prônent la réconciliation (die Aufhebung hégélienne) aboutissant à un gain de hauteur (die Erhebung) ; ceux-là se contentent de garder une hauteur incommensurable et inaltérable, après avoir acquiescé au monde entier.

Tous ceux qui saluent une évolution ou une expansion de la nature psychique, poétique ou intellectuelle de l'homme font preuve, systématiquement, d'une étrange bêtise. Voici, par exemple, une perle d'un homme de progrès : « La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la série des apparitions, qui le manifestent » - de ces abominables ratiocinations dont les Français teutonisés sont les seuls à détenir le secret.

Présentez à un philosophe, un tantinet imaginatif, une phrase du journal d'aujourd'hui, une phrase composée par un ordinateur et un beau vers : il y trouvera, respectivement, de la largeur statistique, de la profondeur mystique, de la hauteur lyrique. C'est cela, l'intelligence mécanique, ou plutôt ses trois degrés successifs.

Tôt où tard, tout homme lucide fait ces deux terribles découvertes, touchant au Temps et à l'Espace : l'Histoire n'a aucun mystère à nous livrer ; l'univers n'a pas de capitale, où pulserait la fontaine, que cherche tout créateur ; de toute province perdue peut jaillir un premier jet de la création. Et l'on arrête ses recherches temporelles et se plonge dans ses trouvailles hors espace.

Chose, objet, substance, essence, existence, étant, être, l'Un, Dieu - quand je réussis à les traiter, tous, comme des objets, je peux proclamer la mort de Dieu comme l'aboutissement de l'éternel retour du Même, étalé en mille facettes : « Dans l'infini - l'éternel retour du même ; au ciel, le multiple devient l'Un, le système » - Goethe - « Wenn im Unendlichen dasselbe sich wiederholend ewig fließt, das tausendfältige Gewölbe sich kräftig ineinander schließt ». Semper alternum des commencements extérieurs n'est possible que grâce à semper idem des naissances intérieures.

L'ironie est question de style et d'élégance et non pas de conciliation ou de tolérance (c'est dans l'ironie que Hegel placerait sa fumeuse synthèse menant tout droit vers la vérité…). L'ironie commence par la reconnaissance, que la fabrication de vérités est une chose banale, ne méritant pas qu'on la prenne au sérieux.

Où peut mener la création ex nihilo est bien illustré par l'étymologie du Plan divin : Je créerai comme c'est écrit ! Ce qui, en araméen, se dirait - abracadabra !

Dans le métier de haute couture - enfilage de pensées, je suis fournisseur de hauts modèles (top-models), de perles langagières.

L'avantage principal d'une paix d'âme est d'offrir les meilleures conditions, pour en peindre le tumulte.

On perçoit le ridicule de la profondeur aristotélicienne en retrouvant, tels quels, les concepts de cause, agent, matière, produit dans les work-flows modernes banalissimes.

Mon français écorché fera sourire plus d'un lecteur indifférent, ce qui m'arrange : l'un des buts de ce livre étant de me rire de mes propres écorchures.

Si ma langue est si souvent rompue, c'est peut-être que je tente trop lourdement de la ployer (Montaigne).

Lorsque, en cherchant la paille dans l'œil de mon prochain, j'entends que, n'étant pas autochtone de souche, je devrais chercher la poutre dans mon propre œil, je m'insurge contre ces deux ruines de l'arbre, dont je n'assume l'avenir que sous forme des cendres. Mourir, ni par le temps ni par la main des hommes, mais d'une fusion-unification entre l'air des mots, le feu de l'âme et cette terre française, qui me met près de ses meilleures fontaines, dont l'eau me reste intouchable.

L'intello français étant absorbé par la spiritualité du jazz ou de W.Allen, je dois faire appel aux Valaques pour appuyer mon intérêt à Port-Royal ou au salon de madame Geoffrin.

J'ai de la sympathie pour la trouvaille variable des mensonges furtifs, puisque ainsi, par une négation toute mécanique, on fait un pied de nez à la recherche constante de la vérité éternelle.

La négation mécanique aide à me débarrasser de la terreur devant les pédants : prenez la bêtise raisonnable – le mensonge d'une conscience indépendante est une conscience libre – et comparez-la avec la bêtise savante - « La vérité de la conscience indépendante est la conscience servile » - Hegel - « Die Wahrheit des selbständigen Bewußtseins ist das knechtische Bewußtsein ». Le maître vaut par ses mensonges, devenus vérités à la génération suivante ; l'esclave vaut par la mémoire des vérités courantes. L'indépendance d'esprit est dans le sacrifice (de ce qui ne dépend plus que des autres), plutôt que dans la fidélité (à ce qui ne dépend que de moi).

Commettre une erreur capitale - ils sont terrorisés par cette perspective, sans se douter, que leur premier souci aurait dû être - ne pas se fendre d'un banal et véridique ennui.

Deux cas de figure intéressants dans les rapports entre l'écrivain et son herménaute : ou bien la lecture du second n'apporte rien de plus haut, ou bien la lecture du premier, après celle du second, n'apporte rien de plus profond. La valeur de l'écrivain se mesurerait uniquement en hauteur.

L’un des effets collatéraux de mes contraintes sur le réel, digne d’être vu, est un reflux d’énergie, pour peindre mes rêves ; ainsi, je pourrais dire que « nous avons de quoi saisir ce qui n’existe pas et de quoi ne pas voir ce qui crève les yeux »*** - Valéry.

Ceux qui geignent le plus fort leur désenchantement ne surent jamais chanter. Ceux qui narrent les images sont ignares du chant.

L'ironie n'abat que des idées minables ; l'idée irréductible aux mots serait couronnée, voire rehaussée par l'ironie généreuse quoique impitoyable. « Une idée est un concept accompli jusqu'à l'ironie »** - F.Schlegel - « Eine Idee ist ein bis zur Ironie vollendeter Begriff ».

L'erreur irrémissible des profonds consiste à voir dans la pensée un produit fini, tandis que, pour les hautains, elle est de la matière première ; les premiers l'avalent et la digèrent, les seconds la pétrissent et malaxent comme de la pâte molle, pour la soumettre à leur propre feu.

Ce n'est ni la cervelle ni l'estomac que vise mon livre ; et je devrais me réjouir, que personne ne l'avale ni le soupèse, puisque « être indigestes, c'est ce qui assure l'immortalité des œuvres d'art » - Musil - « die Unsterblichkeit der Kunstwerke ist ihre Unverdaulichkeit ».

On peut juger de l'intérêt d'un courant d'idées par la variété ou l'amplitude des talents qui s'y adonnent : quand on voit l'ennui d'un même ordre, qui émane des meilleurs ou des pires des psychanalystes ou des phénoménologues, on comprend pourquoi, parmi les nietzschéens, on trouve les pires et les meilleurs des talents.

Le jour le plus sinistre pour un invétéré rêveur sera celui, où l'on aura définitivement prouvé, que, déjà, dans la première cellule vivante était contenu l'algorithme, qui devait mener, inéluctablement à l'homme, qui rêve le beau et rougisse pour le bon. Le second, à l'échelle de la sinistrose, sera celui, où l'on fabriquera une cellule à partir d'une collision de cailloux.

L'ironie est un sens des hiérarchies, le refus du sérieux, que votre antagoniste prête au niveau courant ; c'est pourquoi, face aux Européens, les Américains sont si pitoyables, avec leur sérieux indécrottable, voué à l'Administration, au management, à la drogue, à l'homophobie, au salut de l'âme.

À partir de la requête : « Est-ce vrai que 2 + 2 = 4 ? », il est facile de diviser les répondants en trois catégories - naïfs, poussifs, créatifs ; les premiers voudront remplacer 4 par 5 ou se référeront à la logique universelle, les deuxièmes interrogeront l'alphabet auquel appartiennent les graphies 2 et 4, les troisièmes se demanderont de quelle addition et de quelle égalité il s'y agit.

La raison de mon affection pour les impasses : toute recherche de la pureté ou de la compassion y aboutit ; n'ouvre de grands chemins que la recherche du lucre.

C'est la position debout qui conduisit le langage de l'homme du borborygme à la métaphore ; mais seule la position couchée permet de produire des métaphores irréductibles aux borborygmes.

Les citations de ce livre sont un tribut à l'intentionnalité et, en même temps, sa réfutation : tant de mes métaphores gagnent (en clarté) à être encadrées par un arbre structurel (des substances ou relations) et par un arbre logique (des fraternités, négations ou antonymes) ; mais l'unification avec d'autres arbres aurait tout autant gardé l'essence du mien.

Le philosophe s'intéresse aux textes et non pas à la littérature ; il s'ennuie à mort avec le profond et avec l'intelligent ; pour tester sa faculté de débrouillage savant et tropique, il lui faut de l'aléatoire, du décousu, de l'insensé ; c'est ce qui explique la volupté des charognards professoraux à autopsier et à glorifier des déments (ou amens) et des faibles d'esprit, tels que Mallarmé, Trakl, Khlebnikov, Joyce.

Le noble ou le sacré n'émanaient pas plus du trône et de l'autel que de leurs héritiers modernes, mais ceux-là, au moins, engendrèrent tellement de belles métaphores, que je ne vois toujours pas surgir de la Bourse ou des salles-machines.

Ceux qui affrontent la mort, sourire aux yeux, furent connus d'avoir affronté la vie, grimace aux lèvres.

Pourquoi disparurent les sirènes ? - parce que tous les marins, au lieu de s'attacher voluptueusement à un mât, se bouchent leurs oreilles d'auto-pilotes ; rien n'est plus destiné aux naufrages ; les bouteilles de détresse ni ne reçoivent ni n'émettent aucune ivresse ; les ménades sont au chômage technique. Et après avoir perdu leurs plumes, les sirènes perdirent leurs voix.

Jadis la vie fut ennuyeuse, et l'art y apportait de la bigarrure, de l'étonnement et du dépaysement ; aujourd'hui, je ne sais plus où l'ennui a sa source principale, dans une vie transparente ou dans un art sans ombres. Faute d'un soi intéressant, se prêtant à un dialogue, les profonds sont terrassés et les hautains foudroyés - par l'ennui ; ils trouvent le palliatif en psychanalyse, en gastronomie, en débauche ou en journalisme.

Le sérieux ne sied qu'aux balivernes ; il est le dernier refuge des imbéciles ; plus un sujet est tragique et profond, mieux un courant ironique et hautain en essuie les larmes.

Le point d'interrogation semble s'inspirer de la forme de l'oreille. La bouche est un trait d'union, les yeux - les points de suspension. Et c'est Freud qui découvre où se cache l'orgueilleux point d'exclamation (en deux morceaux, masculin et féminin) et les parenthèses béantes.

Le masque de la transparence, masque brodé de routines et d'habitudes, n'est porté que par des sots, orgueilleux, imperturbables et vastes ; les profonds et les hautains se résignent à l'authenticité de leurs visages opaques, animés par un cerveau créateur ou par une âme déracinée.

Le progrès de la compréhension des discours des sots est toujours quantitatif (et l'on finit par comprendre même les jargonautes philosophiques) : mieux on comprend un penseur-poète, plus on l'admire ; plus on comprend un professeur prosaïque, mieux on le méprise.

À mettre dans Introduction au végétarisme : La grande dame, avant de s'attendrir au théâtre sur Roméo et Juliette, déchiqueta avec ses canines et introduisit dans son tube digestif la côte, découpée dans le cadavre de l'agneau, tué par une décharge électrique dans l'abattoir municipal.

Le voyage à partir du rien vers l'être, en s'arrêtant sur les étapes de l'étant, s'appelle le devenir. Telle est l'abyssale philosophie de Parménide, Hegel, Sartre, Heidegger. Certains s'apercevront, à la fin, que l'être n'est rien d'autre que le rien du départ ; d'autres, encore plus perspicaces et courageux, appelleront cette bourde gênante - éternel retour du même, se détourneront de toute négation, pour prôner l'acquiescement universel.

L'écrivain intéressant n'aborde que des sujets graves, pour ne les traiter qu'avec légèreté et cynisme ; et c'est avec lourdeur et sérieux que les raseurs s'attardent aux seuls sujets qui sont à leurs portée et hauteur - aux balivernes.

Il est certain que les profondeurs du savoir recèlent quelque chose de solide, y croire et s'appuyer la-dessus est sain ; la hauteur du regard naît d'un vide saint et aérien, où rien d'aptère ne saurait se maintenir. Mais la verticalité donne le vertige ; la platitude rassure et calme les consciences aux ailes rognées.

Pour mériter notre attention, tout livre doit former un idéal. Un algébriste rappellerait, que cet idéal se définit au sein d'un anneau de l'éternel retour ou d'un corps ouvert à toute manipulation, tandis qu'on nous assomme de sous-représentations de certains groupes par trop associatifs et pas assez réflexifs.

Peu importe à quel moment je suis visité par une idée - en courant, en marchant, en rampant -, elle ne doit surgir de mes mots qu'en dansant ; tout bruit de la vie doit y être remplacé par la musique. Laisse d'autres parler d'authenticité ou d'amplification, sois filtre.

Ceux qui affichaient le plus grand mépris face à la foule, furent de ceux qui éprouvaient la plus grande soif de gloire auprès d'elle. Plus fréquemment et ironiquement je lui dis oui, mieux je me désintéresse de ses jugements.

En dessinant sa vie non en lignes droites, mais en pointillé, on reste dans les avant-derniers pressentiments et évite la pénible idée du sentiment dernier : « La mort trace la dernière ligne des choses » - Horace - « Mors ultima linea rerum est ».

En cherchant un compromis, en calculant une moyenne, en modulant ou en équilibrant, entre la profondeur et la hauteur, entre l'humilité et la fierté, entre la honte et la pureté, soit on se retrouve dans une platitude, c'est à dire dans un silence, soit on n'en garde que l'intensité, c'est à dire la musique, cette meilleure rencontre des extrêmes, au foyer du beau.

Des mélodies ou des harmonies font venir les mots ; si la musique, qui en naît, est divine, des idées y apparaissent, comme par un coup de baguette magique. Il n'y a pas beaucoup de place aux fichus silences et secrets, dans lesquels mûrirait la pensée. Apologie du pédant et du brigand ! La pensée est un journalier bruyant au service de son employeur grand seigneur, le mot. Invisible, elle n'a pas besoin de se dissimuler. Ce n'est pas le secret qui embellit la vertu, mais sa franchise avec le vice.

Peindre des raisons sans faits - noble et subtile tâche ; les tâcherons narrent des faits sans raison.

Je pense, donc je puis, donc je suis, donc je fuis - le parcours du capitulard.

L'oubli de l'être est une paraphrase de la mort de Dieu, et pour ces deux carences, les remèdes respectifs, le souci et l'intensité, sont des synonymes. Curieusement, même leur demeure serait la même - le langage ! Mais tous les deux ne sont peut-être que l'incapacité d'y lire un retour éternel du Même.

Peut-on être, en même temps, immunisé contre le pessimisme et allergique au désespoir, être optimiste à l'occasion et rejeter l'espérance inodore ? L'espérance est affaire des poumons : désespérer en respirant, espérer en soupirant - à l'inverse de Cicéron : « tant que je respire j'espère » - « Dum spiro, spero » et d'Anselme : « désespérer en soupirant, respirer en espérant »*** - « desperem suspirando, respirem sperando ».

Un paradoxe entre noms et verbes, prix/valeur et apprécier/valoriser, peut se voir dans la définition du bon et du mauvais narcissisme : le mauvais valorise, de l'extérieur, le prix de ses copies, et le bon apprécie, de l'intérieur, la valeur de ses créations ; chez le premier, ses productions sont des traces reconnaissables du soi, chez le seond - des échos d'un soi inconnaissable.

La capacité de s'étendre, que les sages associent à la profondeur de l'esprit, convient beaucoup mieux à la vaste platitude. Et si la hauteur s'éprouvait par un rétrécissement extrême, on l'apparenterait au néant.

Les imposteurs, qui veulent imiter Narcisse, se soucient surtout de miroirs, dans lesquels ils font refléter leurs basses têtes, à défaut de hauts visages ; ils ne comprennent pas, que le vrai outil du narcissisme est le regard.

Ce n'est pas le séjour au milieu du beau ou du bon, qui détermine l'envergure de l'homme, mais sa navigation entre ces deux sphères ; le talent et l'ironie sont ces deux guides, qui accompagnent les passages respectifs de l'éthique à l'esthétique et vice versa.

Que peut vouloir dire « au nom du Père… », si, par définition, on ignore le nom de l'Intéressé ? En toute rigueur, on aurait dû psalmodier : « par référence au Père… ». Tous savent, que c'est l'inexistant qui se prête le mieux aux métaphores et ellipses.

Les sots préfèrent le labyrinthe, où domine le chemin ; les savants bâtissent des réseaux, où domine le nœud ; l'ironiste part des nœuds inexistants, ce qui transforme tout chemin en errance, en impasse ou en pointillé, et cette structure finit par présenter tous les traits d'une authentique ruine, à l'espace discret et au temps arrêté.

Il n'y a pas de chemins droits, pour monter au Parnasse, surtout si l'on m'observe de la Montagne Oblique, l'Hélicon. Guidé par les Muses, Apollon devient Dionysos.

Dans nos émotions, ce qui est grave est insondable, et ce qui est amusant est inépuisable. La forme sérieuse d'un fond sérieux est ridicule ; la forme légère d'un fond léger est banale. C'est pourquoi, chez le sage, le sérieux s'élève par l'ironie et le comique se creuse jusqu'au sérieux.

Comment reconnaît-on la naissance imminente d'un mystère ? - par des annonciations de conceptions miraculeuses. Comment une solution, garantissant des multiplications de pains, s'élève-t-elle jusqu'au mystère des péchés inexpiables ? - par une épiphanie, nous rendant momentanément aveugles.

Ceux qui me soutinrent le mieux sont ceux qui placèrent un zéro là où, naïvement, je m'efforçais à attacher des chiffres significatifs. C'est avec des zéros bien ciblés qu'on change le mieux l'ordre des choses impermanentes.

Qui est encore plus raseur que le bougon passif, pestant contre son temps et vénérant une époque révolue ? - le terrien dynamique, béat et résolument moderne ! L'intemporel devint translucide aux yeux, privés de regard. Le poète ne devient absolument moderne (Rimbaud) qu'une fois son regard éteint par le souci du temps.

Quelques questions anthropomorphiques, au sujet de Dieu : main de Dieu - combien de doigts ? Dieu est omniscient - où est Sa mémoire centrale ? dans la moelle épinière ou dans l'hémisphère cérébrale gauche ? Dieu récompensera le vertueux - par un chèque ? payement en nature ? Dieu est en colère - tape-t-Il du pied ? bave-t-Il ? Dieu reconnaîtra les siens - à l'odorat, au goût, au toucher ? par reconnaissance des formes ?

Dans ma géométrie spirituelle, les deux dimensions de la platitude s'appellent temps et espace, sujets mystérieux, mais dont l'étude n'a jamais produit de mystères ; sur la troisième dimension naît la dialectique entre le haut et le profond, où aucun mystère n'affleure, on ne peut y compter que sur ses propres vertiges, pour creuser ou pour s'envoler. La bonne dialectique n'est pas une neutralisation, mais une unification.

Pourquoi opposer la communication dans l'espace à la transmission dans le temps (R.Debray), puisque non seulement on peut communiquer à travers les temps et transmettre à travers l'espace, mais les meilleurs de ces contacts se font hors temps et hors espace, soit en profondeur, soit en hauteur ? Et même si « l'intrication temporelle est supérieure à l'étalement spatial, le non commutatif est supérieur à la symétrie »* - Badiou, le oui distributif est supérieur à la réflexivité.

L'analyse mathématique débute avec des suites – l'arbitraire du premier pas plus la règle du passage du pas n au pas n + 1 - le contraire d'une analyse intellectuelle, où une haute Loi dicte le premier pas et tout enchaînement est méprisé. Dans un groupe algébrique, on sait apprécier l'élément zéro et l'élément neutre, les bases d'une pensée associative, comme en philosophie. « La vraie pensée est une pensée de gens, qui ont quitté la série pour être des groupes » - Sartre - à cette pensée des opérandes, il manqueraient des opérations, pour constituer un arbre.

Celui qui se dévore soi-même ignore la saveur (ou la fadeur) des autres. Son meilleur appétit se réveille, lorsqu'il se hume lui-même. Ce plaisir est méconnu de ceux qui ne dévorent que les autres. L'appétit de la multitude n'a rien à voir avec le visage, mais gît entièrement dans la cervelle.

Peu d'intérêt pour le procès ou le jugement. Propension à commencer par une condamnation ou un acquittement. Sans aucune envie d'enchaîner par une exécution ou un oubli d'entraves.

C'est Jules César qui expliqua, mieux que quiconque, la raison de l'intranquillité des poètes : « Plus que de ce qu'ils voient, les hommes s'inquiètent de ce qu'ils ne voient point »**.

Ceux qui sont incapables de broder une vision intellectuelle du monde, veulent l'en protéger en invoquant son manteau sacré, cousu de vie réelle et impénétrable à l'abstraction. Et ils l'habillent en paillettes, ignorants qu'ils sont du fait, que l'univers n'est sacré que nu. Un déshabillage conceptuel et artistique annonce plus de promesses chaudes que leurs habits imperméables.

Le sage représente le monde, le poète l'interprète, le journalier le modifie ; Platon se moque de Marx, Nietzsche ne le remarque guère ; tant d'invariants réels ou d'unifications imaginaires nous laissent devant le même arbre.

Il faut nous méfier de l'ivresse, qui accompagne nos incursions dans l'inexistant : la bêtise et la banalité l'innervent même plus que le réel même ; l'imaginaire doit compléter le réel, sans se substituer à lui ; sans la profondeur du savoir et la hauteur du valoir, les deux risquent de ne former qu'une vaste platitude.

La méta-ironie consiste à croire l'ironie – constructive, et le sérieux - destructif.

L'écrit lui-même devrait être un rêve, - au lecteur de savoir fermer les yeux et de choisir sa nuit ; l'écrit des charlatans provoque presque le même effet : il est somnifère et nuit, sans rêve ni lumière ni ombres.

De l'importance de la culture générale dans les affaires publiques ou privées : Hitler pouvait refuser le privilège de fournisseur attitré de chambres à gaz à celui qui n'était pas assez sensible à la peinture ou à la musique ; Staline pouvait accorder deux voire trois années de sursis à un poète, qui saurait la différence entre un Ossète et un Géorgien, mais destiné à recevoir une balle dans la nuque. Congédier son domestique, pour avoir violenté Vaugelas (Molière), est un abus de la même lignée.

La maîtrise de la verticalité : avoir sondé la profondeur, pour donner de l'élan ironique et sacrificiel à mon esprit ; avoir prêté un serment de fidélité à la hauteur, pour que s'y éploie mon âme ; avoir un pied-à-terre dans la superficialité, pour que mon cœur s'y adonne à la caresse des sens.

L'œil s'humidifie ou s'enflamme, et la cervelle en est souvent complice, pour l'entretenir ou le traduire ; la dévoyeuse, la componction à traquer, la gravité desséchante ou frigorifiante, se tapit dans l'écriture.

L'ironie est, avant tout, question d'imagination et de puissance - savoir recréer ses propres saisons d'âme, que ce soit dans des ténèbres boréales ou sous un soleil de Midi. Quand on en manque, on est soit un mouton, subissant le calendrier commun, soit un robot, optimiste ou pessimiste, - vivant dans le meilleur (Leibniz) ou dans le pire (Schopenhauer) des mondes.

Celui-là n'a rien à dire, le reproche qu'on entend, le plus souvent, chez les sourds au chant ; ça ne marche pas, disent les inaptes à la danse ; ça ne colle pas, se lamentent les esclaves des étiquettes, inhabitués aux mots libres.

Plus lucide est la conscience de mon impuissance, plus résolument je veux ne vivre qu'intensément.

Jadis, on tenait à son visage et méprisait son corps ; aujourd'hui, tant de soucis pour son corps, mais il n'y a plus de visages.

Où la part de vérité est plus désirable que la vérité entière ? - dans une poésie, dans un décolleté, dans un diagnostic létal.

L'intérêt qu'on porte aux frontières peut viser plusieurs fins : la curiosité de leur franchissement, la chaleur d'une fraternité qu'elles engendrent, le vertige d'un élan vers elles ; la connectivité de l'espace, la clôture dans le temps, l'ouverture vers l'infini.

La superstition anti-poétique : dans une paix d'âme, croire en irréalité de la mort, s'accrocher, par l'action, au réel de la vie ; la foi poétique : trembler, dans son esprit, devant la réalité de la mort, vibrer, dans son âme, pour l'irréel de la vie, c'est à dire pour son rêve.

Sur de vraies idées s'appuient les fondations, se comptent les étages et se scrute le vide du ciel. Sur de fausses - l'envie de s'envoler ou de virevolter. « On perdrait courage si on n'était pas soutenu par des idées fausses » - Fontenelle.

Pour un béat optimiste, la vie est une solution et guère un problème. Comme, pour le vrai pessimiste, la mort n'est pas un mystère, mais un problème. « Ne se suicident que les optimistes » - Cioran. Et l'ironie est une capitulation inconditionnelle du pessimisme surarmé de la raison devant l'optimisme désarmé de l'esprit.

Bâtis des ruines, destinées à la vie. On se méprendra sur ses habitants, qui ne peuvent être que fantomatiques. C'est la bêtise humaine qui voit dans tout fantôme - un mort.

La chair, le muscle, l'épaisseur d'une belle idée sont constitués presque exclusivement de vernis ; chez ceux qui n'en ont pas, et qui se gargarisent de leurs idées nues, on se croirait face à un squelette (Hegel ne m'y contredirait pas).

L'ironie dévitalise l'élan lyrique, elle est ennemie cynique de l'amour, elle est donc déconseillée aux femmes. « L'ironie est une affaire des hommes, comme le jeu d'échecs ou la philosophie » - E.Jünger - « Die Ironie ist Männersache wie das Schachspiel oder die Philosophie » - puisque aux échecs comptent les positions et en philosophie comptent les postures, et non pas les poses, hélas.

Mon talent (intellectuel, poétique ou donjuanesque), est-il si nettement au-dessus du talent pragmatique de l'homme qui a réussi, pour que je puisse traiter les hommes, qui ne s'aperçoivent pas de moi, d'aveugles ? Tant de perles pourrissent dans des coquilles sans vie, dans des profondeurs polluées par des chercheurs d'épaves.

Mon arbre est un compromis, ou mieux - une union, ou encore mieux - une unification entre le matérialisme et l'idéalisme : j'admire l'existence même des constantes dans l'univers de la matière et j'admire l'essence même des variables ou des inconnues, dont est capable l'univers de l'esprit. Mais l'admiration, c'est un autre nom pour désigner la caresse, qui est le commencement ou la racine de tout.

Cioran détestait l’adverbe, car en français il n’y a qu’un seul post-fixe – -ment (en allemand, c’est plus riche – -lich, -sam, -bar). J’ai la même morphophobie pour l’article. Il y a tant d'aberrations logiques, en français et en allemand, à cause de l'article indéfini coïncidant avec le numéral 1 ; dans le Chant du Départ j’ai envie de glisser un Français, deux Belges, trois Suisses doivent pour elle périr. Ou de suggérer aux nazis - drei Reiche, zwei Völker, ein Führer. À comparer avec ce net contraste : a nation, an empire, a leader - one nation, one empire, one leader. J’aime les langues à flexions, tels le russe ou le latin, avec la liberté syntaxique, impensable dans d’autres langues.

Que la gent spinoziste est constituée, essentiellement, par l'idiot du village, se voit dans cette ahurissante confession de l'un d'eux : « M'inscrire dans l'être par une œuvre qui dépasserait le temps, servir un public et le convaincre de la pertinence de ma réflexion par sa cohérence » - je ne sais pas ce qui y est le plus comique et répugnant : l'idiotie et la misère du style, l'idiotie et la mesquinerie de l'ambition, l'idiotie et la sénilité de la cervelle ?

Vouloir rester incompris est aussi bête que ne compter que sur ce qui est à comprendre ; les mélodies de l'inconnu s'écrivent entre les lignes, et elles valent plus que les lignes du connu.

Partout, sur mon corps, peut se loger la poésie : la caresse - poésie des doigts, la danse - poésie du pied, le chant - poésie de la bouche, l'humilité - poésie du cou, le rêve - poésie des yeux, la musique - poésie de la cervelle, le jeu - poésie du sexe, l'ivresse - poésie du palais.

On a besoin de plus d'énergie, de talent et de force, pour entretenir la pose de perdant que pour tenir le rôle de gagnant.

Je veux chanter, en poète, l'esprit ou l'amour, la vie ou l'âme, et voilà qu'un zoïle bienveillant devine, que ce ne sont que des représentations de l'être (ou, pour paraître plus savant - de l'ousia), - me voilà proclamé métaphysicien, et mon chant promu ratiocination.

Toute mise en place d'une représentation doit respecter la rigueur et la cohérence d'un méta-paradigme apriorique, contenant certaines notions de base, telles que : graphe orienté acyclique de concepts, réseau sémantique, scénario, sujet, essence, événement, et que tout informaticien moderne maîtrise sans peine. Mais quand les pédants ou les bavards, Aristote et Kant y compris, tâtonnent autour de ce sujet, cela donne un verbiage amphigourique, appelé métaphysique. Le cogniticien s'appuie sur une grammaire, et le métaphysicien – sur des vœux pieux.

L'un des bienfaits de l'Internet : il devint dérisoire de se gargariser des connaissances accumulées dans notre mémoire de rats de bibliothèques ; tout môme les retrouve en quelques clics. Dans les chefs-d’œuvre du passé, rien de significatif ne le doit à ces fichues connaissances ; désormais on ne peut compter que sur le talent. Hélas, les connaissances se multiplient, les talents se raréfient.

En littérature (et donc en philosophie), l'invention doit être près de la nature, mais seulement dans le sens d'un combat amoureux entre la poétique et la réflexion. Sans l'un des partenaires, ces exercices mènent au vice ou à l'ennui.

Comment Socrate, à l'insu de de Maistre, peut-il n'être ni Grec ni Athénien (ce qu'il clame lui-même ! ), mais homme ? - soit par défaut de la représentation (on y aurait omis les genres d'humains d'après la géographie), soit par une vision limitée, en attachant Socrate (en création ou en interprétation) à la classe des hommes. Rien d'étonnant donc, au moins aussi peu que d'être Persan.

Une tentative de réhabilitation de la vérité : ce qui est profondément vrai se reconnaît par sa haute danse, à nos yeux étonnés et incrédules. En plus, c'est l'exact opposé de la devise moderne : est vrai ce qui marche.

Lue au second degré, la définition anglo-saxonne : n'est vrai que ce qui marche – est une bonne incitation, pour que mes pensées ou gestes dansent, s'ils ne veulent pas rester dans ce milieu insipide de l'apathique vérité. Et que l'arbre poétique s'occupe davantage des ombres que des fruits, en prolongement ironique de Goethe : « N'est vrai que ce qui est fécond » - « Was fruchtbar ist, allein ist wahr ».

Je comprends le culte de la vérité pratiquée aux temps anciens, puisque se rapprocher de la vérité voulait dire s'éloigner de la réalité. Mais aujourd'hui, où le vrai et le réel vont main dans la main, se vouer à la recherche du vrai, c'est s'adonner à l'ennui.

Le réel est si inépuisable, que creuser l’impossible est une tâche pour aveugles ou blasés.

Dans la peinture des commencements, l'arbre originel ouvre plus d’horizons que la source, mais la source apporte la hauteur ; une haute généalogie laisse cohabiter l'archéologie et la téléologie.

Une paix d'âme peut devenir une espèce de ce calme mortel, qui paralyse le voilier. Heureusement, tôt ou tard, même un tout petit changement de pression cardiaque ou atmosphérique amènera des vagues à l'âme ou à la coque.

Créer sa fortune, la gérer, s'ennuyer et s'intéresser à l'histoire de l'art, perdre sa fortune - de ces quatre modes d'existence, il n'en reste qu'un seul, où l'intérêt pour l'art ne compromet la fortune plus que le zèle commercial ou l'effort artisanal. « La misère, couveuse de tout art » - Apulée - « Paupertas omnium artium repertrix ».

S'absenter de ce qui est - le privilège de l'ironiste ; s'y incruster - l'insolence du sceptique ; s'y faire invisible - l'astuce du cynique. Brûler de ce qui n'est plus ou ce qui ne sera jamais, en savoir remplir le vide.

Le paradoxe doit n'être qu'une maîtresse, qu'on ne doit jamais épouser pour la vie, sinon on s'abêtit dans le ricanement et la grimace (Cioran y succombe). C'est là qu'est la différence entre ceux qui prennent congé de leurs paroles, dès que celles-ci conçurent, et ceux qui épousent leurs idées. Les naïfs, qui croient en paroles vierges, finissent par épouser celles qui n'ont aucun appât.

Il me plaît, ce plaisir enfantin de savoir que, parmi mes auteurs cités, il y en a trois, qui portent mon prénom, et qui sont, tous les trois, des poètes, tout en provenant de trois tribus différentes.

Le cynisme, comme ta seule respiration, s'évente très vite et t'étouffe ; c'est pourquoi il faut l'alterner avec un souffle frais de sentimentalisme. Mais leur mélange est toujours contre nature et témoigne souvent d'un cerveau robotique.

Trois sujets, trois sources inépuisables d'ennui et de niaiserie - la vérité, la liberté, l'être. Mais si je peux opposer à la vérité et à la liberté leurs contraires plus aguichants, le rêve et la contrainte, les innombrables antonymes de l'être - le devenir, l'avoir, le paraître, le néant, la contingence - irradient la même grisaille. Et le superlatif n'y est pas plus brillant que le négatif ou le comparatif : « L'Être est ce qu'il y a de plus vide, de plus général, de plus net, de plus usité, de plus sûr, de plus oublié, de plus exprimé » - Heidegger - « Das Sein ist das Leerste, das Allgemeinste, das Verständlichste, das Gerbräuchste, das Verläßlichste, das Vergessenste, das Gesagteste ».

Le terme, qui revint à la mode - le déploiement, pour parler d'une expansion commerciale ou des antennes captant le bruit du monde. Jadis, on l'associait aux voiles ou aux ailes. Nietzsche y voyait le premier instinct de tout être vivant cherchant à déployer sa force (seine Kraft auslassen). Mais qu'est-ce qu'on peut déployer ? - son savoir, son tempérament, son talent, ses faiblesses, sa solitude ? Et dans quelle direction ? - vers la platitude du vous, vers la profondeur du nous, vers la hauteur du soi ?

Chez les absurdistes, on remarque surtout qu'ils ne sont guère doués pour le sublime. Les farcesques, en revanche, souvent débordent de ce don oblique. On accède à la farce par une voie absurde, et donc humoristique, ou par une voie sublime, et elle s'appellera ironie.

Le chant convient mieux aux ombres, la lumière se donne même aux récits ; mais il y a des coqs, qui s'imaginent que non seulement le soleil est leur production, mais qu'il se lève à cause de leur chant, comme certains chants du cygne en annoncent le coucher. Il faut être reptile, pour ne pas aspirer aux astres et se contenter d'une Terre, qui tourne en rond.

Brutus et Cassius, pour briller, choisirent un bon stratagème : sur le fond de nos absences - abandons ironiques - se dessinent nos traits les plus hautains. « La présence diminue la gloire » - G.B.Vico - « Minuit praesentia famam ».

C'est en ravaudant ses jours troués qu'on devient grand couturier de la nuit ; c'est en adoptant une pose qu'on traduit le mieux une inspiration. L'acte ne serait que coutures opératoires, le maniérisme - que coupures respiratoires. Le cœur de l'art à travers les cardiogrammes des mots. L'art de se mettre apte au travail s'appelle inspiration.

Il y a des philosophes, chez qui on sent surtout un intense climat (Platon, Nietzsche, Heidegger) ; chez les plus raseurs, on ne voit que des paysages inanimés (Aristote, Descartes, Kant).

L'informaticien, modélisant le monde en langages orientés-objets, ricanerait en apprenant, que « en philosophie, la désobjectivation et la désorientation étaient tenues de s'énoncer dans la métaphore poétique » - Badiou. Les philosophes ignoreraient, que la métaphore naquît de la confrontation entre la représentation (où l'objet est incontournable) et la langue (qui cherche à accéder à ces objets).

Ils prennent trop à la lettre les mots de hauteur ou de profondeur et cherchent à nous proposer des échelles ou des puits, tandis qu'il suffit de nous rappeler le besoin d'ailes ou le besoin d'échos, les deux - à travers des caresses verbales et non pas des messes doctrinales.

La conscience d'échec nous tient en éveil, lorsque la vie nous sourit ou nous berce ; l'enthousiasme se vit le mieux au milieu des ruines.

Après avoir chanté les doigts de sa muse, la rose et les astres, le poète déclarerait que ce fut la maîtrise de l'anatomie, de la botanique et de l'astronomie, qui rendit son métier possible - c'est exactement ainsi que se présentent les philosophes, avec leurs pitoyables invocations de la logique, de la science, du savoir.

Vouloir être sublime (la pose de dandy) ou faire le sublime (la pose héroïque), ces deux ambitions ne réussirent jamais à personne. Seules des contraintes ironiques peuvent être sublimes, contraintes, à travers lesquelles passent et le ridicule et le honteux. Les ruines survivent et aux salons et aux champs de bataille.

La grisaille écologique au service de mes couleurs égologiques : je cherche à protéger mes paysages des cadres trop moutonniers et à lutter contre le refroidissement du climat de mes étoiles dans des trous noirs robotisés.

La caresse, pour l'âme, serait la même chose que le mordant - pour l'esprit.

En tombant sur ce verdict de Proudhon : « Il pense profondément à rien », je suis frappé par sa spécularité avec ma propre invitation à tout ressentir hautement !

Le bonheur de ma traversée de la vie, c'est l'ivresse et, donc, la fête. La fête de la fin de voyage, fête de l'esprit ; ou la fête du commencement, du départ, fête de l'âme. L'ivresse sur la route même ne promet que des accidents.

Si tu as soif d'une vie intense, ne cherche pas le vin, mais un naufrage et une bouteille vide, à laquelle tu confieras les tempêtes sous ton crâne. Mais si ce n'est pas la vie, mais la soif qui te préoccupe, crée une fontaine imaginaire, faite à seule fin d'entretenir ta soif.

Le sérieux, c'est l'impossibilité de falsifier un fait ou un dogme ; il a sa place en sciences, en religion, en amour, en musique ; mais nos facettes, créatrices ou libres, brillent par le contraire du sérieux qui est l'ironie - l'invention de nouveaux langages, par de nouveaux soupirs, grimaces ou rires, qui redressent les valeurs installées dans l'habitude ou la platitude.

On ne voue pas à l'outil le même regard qu'à son œuvre. (« On est toujours fils de son œuvre » - Cervantès - « Cada uno es hijo de sus obras » ; mon moi est dans mon outil, ce moulin à vent du verbe : « Don Quichotte, mon Ego, Sancho Panza - mon moi » - W.Auden - « Don Quixote, the Ego, Sancho Panza - the self ».) L'idéal, c'est, après l'écrivain, chercher à rencontrer Dieu, le troisième niveau d'admiration et d'étonnement.

L’ironie : faire croire, que le réel n'est qu'une farce et qu'une farce contienne du réel !

Ils écrivent en puisant dans un puits profond, plein de leurs idées, souvenirs, savoirs, et ce qui s'avère être de l'eau courante, mue par la même pression extérieure. Tandis que la condition nécessaire d'une écriture est la présence d'une haute fontaine, me faisant mourir de soif. La soif inextinguible (insatiabilis satietas de St-Augustin est la plus belle contrainte d'homme de goût.

Très comique confusion entre le vide physique et le vide mathématique, chez les badiousiens  : mettez dans un ensemble vide deux ensembles, vous obtenez un ensemble différent de deux ensembles unis ; c'est la matrice formelle de l'addition algébrique. Il a du mérite, cet ensemble vide subissant, sans aménité, une si brutale intrusion ! Et, rongée d'envie, la matrice informelle se réfugierait dans une soustraction topologique. Toutefois, la mathématique de l'Ouvert, chez Badiou ou Sloterdijk n'est pas plus risible que la logique de Hegel - de vastes, indigestes et irresponsables logorrhées, où, par exemple, le tiers exclu désigne un intrus, dont l’arbitrage est refusé par deux idées en conflit, décidées à en découdre.

L'esprit s'occupe du fond, et plus profond est celui-ci, mieux il vaut – on n'a pas besoin de contraintes. L'âme se charge de la forme, et pour que celle-ci garde sa hauteur, il faut débarrasser celle-là du ballast des choses et des actes. Dans ce dernier cas, la paresse semble être indiquée comme outil et guide : « La modération est la langueur et la paresse de l'âme » - La Rochefoucauld.

Mon entreprise de réhabilitation des ruines s'apparente davantage à l'élévation de la Tour de Babel qu'à l'imagination d'une tour d'ivoire (il faut être Nabokov, pour que ce soit la même tour), puisque mon refus de la langue unique est plus radical que le chipotage autour du choix des fondations, qu'il s'agisse du sable, des souterrains ou des cartes.

Mes ruines sont un compromis entre une église et un tombeau, où s'entremêlent l'ouvert du ciel et le fermé de la terre, le dehors des appelés et le dedans des élus, la verticalité des voûtes et l'horizontalité des racines, le ver du doute et le ver certain.

La citation m'offre un excellent moyen de fuir les casernes et les salles-machine, et de ne m'entourer que de ruines, que je crée moi-même, en escamotant ou en démolissant le contexte de cette citation et en la renvoyant à ses origines, au point zéro des fondations et des styles.

Quel est le grand créateur, qui reconnaîtrait, que sa vie eût été une réussite ? Personne. C'est l'arrière-fond des détresses qui perce chez les plus belles des plumes. Mais très peu réussissent leur mise en scène (souvent inconsciemment, comme Mozart ou Tchékhov). La maîtrise d'un style paraît en être la condition, à moins que ce soit le contraire, le style naissant dans l'intelligence, la noblesse et dans le courage d'assumer ses débâcles : « Le style est le luxe de l’échec » - Cioran.

La parenté entre la haute poésie et la philosophie profonde est si proche, que l'intimité entre elles, poussée trop loin, relèverait de l'inceste (Husserl) et engendrerait des monstres.

Les ruines ne sont plus une détérioration du château, mais une amélioration de l'étable ou du centre de calcul, auxquels se réduit l'habitat moderne. Les ruines affichent un lien fondamental avec le passé, en se faisant observatoire des astres, et sachant que, comme eux, elles sont vouées à l'extinction ; mais, au lieu d'émettre de la vaine lumière, elles inondent le ciel - des ombres discrètes.

Les idéalistes et les matérialistes s'anathématisent mutuellement, mais quand un observateur impartial compare leurs summums respectifs - la relation Père-Fils, en partant du sujet transcendantal, ou la relation Être-Étant, en partant de l'objet immanent, - il est face au même degré d'aberration que dans le mystère du sexe des anges ou du clinamen de Lucrèce.

Un magnifique exemple de naissance de métaphores vibrantes à partir d'un impassible concept : l'Ouvert est une chose qui coïncide avec son intérieur - une sobre définition mathématique, qui, transposée au domaine spirituel, redessine les frontières et les limites de nos aspirations ou de nos espérances : tout point, où le moi n'est plus seul, ou s'arrête, sans continuer à me toucher, ne m'appartient pas ! De même : le Clos - la différence entre la chose et son intérieur appartient à la chose. Toute limite de mes élans, toute frontière de mon identification, m'appartiennent - le refus de la transcendance.

Le paradoxe est une ruse technique, se prêtant bien à l'humour, mais n'atteignant pas à l'ironie ; c'est pourquoi, des paradoxes - le moral du grave Nietzsche, l'esthétique de l'espiègle Wilde, le psychique du désespéré Cioran - seul l'esthétique est à sa place.

Chez Nietzsche, Valéry, Cioran, il y a une espèce d'obsession, maladroite et mal-orientée, pour le fond – la force, la connaissance, la fébrilité - où ils s'avèrent assez médiocres, tout en étant brillants dans les exacts contraires, se résumant dans la forme : l'acquiescement résigné, l'intelligence intuitive, le style équilibré. Les défauts de notre esprit, favorisent-ils les qualités opposées de notre âme ?

La manie des hommes de garder les pieds sur terre se propagea jusqu'au métier d'écrivain, qui, pourtant, consistait jadis à faire chanceler la terre sous nos pieds.

De l'humour grinçant : quand je lis les longues jérémiades des professeurs sur le déclin apocalyptique de la culture, je me dis qu'il y a, en effet, un signe réel de ce cataclysme – on imprime leurs exercices et l'on refuse les miens.

Un Valaque, lecteur béat de Vies de Saintes, admirateur attendri de la profondeur et du néant de la duchesse de Chaulnes, résume ses abscondités par la phrase sirupeuse de la marquise du Deffand : Rien de plus insensé que de demander à une prière d’avoir de l’élégance. N’empêche qu’il fut le meilleur styliste français du XX-me siècle.

Le besoin d'élargir la gamme musicale pousse l'enthousiaste Cioran vers les notes lugubres et le négateur Nietzsche – vers les notes acquiescentes : tandis que le musicien de l'intérieur Valéry reste fidèle à son élégance primordiale. Tout est inventé chez les premiers et authentique – chez le dernier.

En cherchant les vertus de la jeunesse, on tombe sur ce côté mystérieux de notre sens esthétique : j'ai beau fouiller dans tous les avantages, que traditionnellement on attache à l'âge tendre, je n'en retiens que la beauté physique, ou, plus précisément, ce qu'on tient pour telle. La pureté, l'innocence, l'énergie, la force, l'élan, la créativité, le rêve, l'espérance et même la fraîcheur appartiennent à un autre âge.

Vous êtes sûrement poète dans votre langue - ce qu'on disait des vers français de Rilke ou de Tsvétaeva, mais pour le comprendre et l'apprécier, il faut être soi-même et poète et polyglotte.

Quelle précision peut-on attendre de la linguistique ou de la philosophie, dites comparées et non pas comparantes ? La même bizarrerie morphologique que dans sleeping-car ou drinking-water.

On associe à l'horizontalité deux dimensions, et à la verticalité - une seule, curieux effet de la gravitation et de notre position debout. Notre passé martial place, par analogie, la flèche du temps sur l'axe qui s'étend devant nous, tandis que nos gauche et droite forment la vastitude figée. La bonne verticalité serait celle qui prendrait pour porteur solidaire - la flèche du mouvement devenue immobile ; ainsi, l'horizontalité ne serait plus traitée de platitude, ni la verticalité - de girouette.

La responsabilité, ce fléau mental, robotisant toutes nos fonctions, des artistiques aux artisanales, devint si envahissante, que même son dernier challenger, la poésie, lui succomba, en grande partie. Quand on le constate, on pardonne à la gent professoresque l'immense irresponsabilité de ses logorrhées philosophiques.

Les adeptes de chaque élément ont leurs propres façons d'avancer vers leurs buts : l'eau - écopage ou repêchage, le feu - sainte simplicité ou feu de paille, la terre - sentier battu ou horizontalité, l'air - musique d'élans ou de chutes.

Les discours sirupeux ou baveux devinrent si dominants et perdirent à ce point tout souvenir de fraîcheur ou de renaissance, qu'on pourrait regretter la sécheresse de jadis : « L'âme sèche est excellente, avec son feu toujours vivant » - Héraclite - même si aucun Phénix ne touche plus la terre et réside, invisible et immobile, en hauteur aérienne.

La même monotonie, soit inertie soit ennui, accompagne ceux qui ne vécurent jamais un moment de grâce, d'illumination ou de conversion (comme St-Paul, St-Augustin, Dostoïevsky, Nietzsche, Tolstoï, Valéry, Wittgenstein, Heidegger). Pour avoir sa voix reconnaissable, il faut avoir entendu des voix d'inconnus.

Les Plus Déserts Lieux, PDL, les mots, hésitant entre la force et la liberté, et trouvant, comme par hasard, des échos dans : Prime Data Language, Public Document License, Popolo della Libertà, un poundal (mesure de la force).

Quand je lis toujours les mêmes litanies sur les profondes mutations bouleversant les fondements, je sais, que ce sont des commerçants, des journalistes ou des professeurs de philosophie, qui analysent ainsi les achats de véhicules, les faits divers ou les publications académiques, pour déjouer l'ennui et la platitude. Qui tend encore vers la hauteur des invariants immuables ? - des vagabonds, des exilés, des ratés…

Dans les mentalités horizontales règne le dynamisme, qui assure la stabilité dans la platitude ; la verticalité se maintient grâce à l'immobilité de ce qui est le plus vital, immobilité vécue comme une chute ou une envolée, en fonction du vecteur courant de mon regard.

La géométrie en philosophie : un vecteur, c'est le sens d'un axe de valeurs plus l'unité de mesure. À comparer avec des savants, non-géomètres de Platon, campés dans une valeur donnée sur un axe, plus des mesures, que tout le monde pourrait prendre à leur place.

La mathématique à la rescousse de l'immobile ou de l'invariant : en algèbre - des éléments neutres, en analyse - la notion de convergence, en géométrie - l'égalité, ou la mêmeté, représentées le mieux par l'unification d'arbres.

Sache que, pour briller, rien de plus prometteur que la maîtrise des ombres ; tous ceux qui veulent porter des lumières finissent dans la grisaille de l'oubli et de l'indifférence, sans reliefs ni ombres.

Pourquoi est-il si facile de rendre notre âme solidaire du cerveau, du visage, des mains, des pieds ou de la peau, et non pas des viscères, de l'aorte ou de la vessie ? L'âme serait-elle vissée aux opérations mécaniques et nullement - aux opérateurs organiques ? Et la peau, avec sa soif de caresses, serait-elle l'élément le plus profond de notre soi ?

Pour chercher des résonances dans un livre, il faut déjà être porteur de ses propres mélodies. Sinon, on n'assisterait qu'aux cadences régimentaires et mécaniques.

Le chemin vers soi-même est aussi bête que le chemin contre soi-même ; la docte introspection comme la confession indocte ne valent pas grand-chose là où règne l'invention - le regard initiatique sur le soi inconnu, les yeux fermés sur le soi connu.

On aurait dû réserver les mots absolu et infini - aux mathématiciens, pour définir la convergence, et les mots immortel et purs - aux curés, pasteurs, popes, gourous, imams, chamanes, rabbins, marabouts, manitous, pour souligner leurs divergences. Dès que des philosophes s'en servent, on n'entend que des preuves bancales ou des logorrhées cloacales.

Quand j'ai compris, que moi, comme tous les autres, j'emprunte tous mes sujets, mes objets et même mes projets - aux autres, et que je ne peux rendre ma nature la plus immédiate et la plus mystérieuse que par des artifices, dont moi-même, je suis le premier à être surpris, j'accepte, sourire ironique aux lèvres, d'être traité d'artificiel et d'emprunté.

Pour ne pas se déchaîner, ils veulent vaincre leur soi connu. Je me déchaîne, m'étant soumis à mon soi inconnu.

Pour stigmatiser un écrivain, aujourd'hui, ils ne trouvent pas de reproche plus cassant que : il a une vision faussée du monde, tandis que moi, je n'y lis, le plus souvent, qu'une fidélité, photographique et insupportable, fidélité à la vérité du monde, vérité pleine d'ennui, d'inertie, de conformisme stylistique, culturel, psychologique. Le bon écrivain est toujours faussaire, puisqu'il ne règle ses comptes au monde qu'avec des pièces à sa propre effigie.

Être ridicule : une trop grande différence entre le fond et le ton. Oser un ton hautain, c'est défier la platitude qui est égalité impossible du fond, un séjour monotone dans des solutions, sans savoir les approfondir en problèmes, dans des problèmes, sans savoir les rehausser de mystères, et même dans des mystères, sans savoir tracer des perspectives des solutions.

Les hommes calculent en tout ; ils ne devinent que quand ils s'oublient. « Les femmes devinent tout ; elles ne se trompent que quand elles réfléchissent » - A.Karr.

De tous les temps, l'ambition de l'artiste fut de transfigurer le monde ; par les temps qui courent, les barbouilleurs, héritiers des artistes, se contentent de le défigurer.

Aimer le verbe plus que l'homme se justifie, le verbe expiant les péchés et chantant les vertus de l'homme ; le verbe est un mot, demeurant dans la hauteur et visant la profondeur, il en est l'équilibre ; l'homme, la plupart du temps, se vautre dans la platitude. « La vertu veult monter » - Montaigne - la réponse du cœur à la propension de l'esprit à se propager : « Que sçay-je ? ».

Le rasoir d'Ockham ou la raison suffisante de Leibniz feraient partie de mes arsenaux de contraintes, si je pouvais leur trouver une bonne cible victimale.

Souvent, la femme se contente du trop, pour nous rester nécessaire. Pas assez est nécessaire à l'homme, pour qu'il ne soit pas trop suffisant.

La seule hauteur, qui mérite notre fidélité, est absolue ; les relatives, les comparatives, ont le même avenir que toute profondeur – la douce platitude. Et l'ironie, tout en étant fatale pour les hauteurs relatives, est bienfaisante – pour l'absolue ; elle ne monte jamais, elle descend toujours (Jankelevitch), mais elle fait s'attacher à une bonne hauteur invisible, mais palp(it)able.

Techniquement, est philosophe celui qui serait capable d'inventer une interprétation, amusante ou démesurée, à partir de n'importe quelle sottise, grise et banale. C'est pourquoi il faut le mettre à l'épreuve, en lui présentant des platitudes sans la moindre aspérité idéelle ou verbale, pour voir s'il y trouvera une bonne prise ou un bon levier. La gymnastique philosophique devrait s'appeler gymno-sophisme.

Qui, aujourd'hui, est philosophe universitaire ? - c'est celui qui, sans vergogne, alignera des centaines de pages charabiques, partant de Le non-être (néant, rien, ensemble vide, inexistant) n'est pas ou de Penser, c'est penser à quelque chose (à Dieu, au bonheur, à la liberté), et développant ces avortons par ce qui aurait pu les précéder ou s'en ensuivre. On tire, au hasard ou en suivant la routine séculaire, des mots dans un sac, avec une douzaine de verbes et une douzaine de substantifs. Dans la logorrhée ainsi produite, toute négation s'accole et s'insère sans aucune résistance ; l'interchangeabilité verbale et conceptuelle y est un jeu d'enfant.

Intellectuel : perversion citadine du rustique philosophe.

L'ironie devrait être tragique de fond, classique de forme et romantique de ton.

J'ai beau bâtir un système irréfutable, prouvant que mes plus beaux essors naissent d'un génie profond, d'une vaste angoisse ou d'une haute solitude, mon intelligence ironique lui substitue facilement une autre justification, où n'apparaissent qu'un petit amour-propre froissé ou de petites défaillances. C'est ainsi qu'on doit entretenir un sain esprit critique.

Les absences, ce qui fut soigneusement évité - les choses, les angles de vue sur les choses, les idées consensuelles - contribuèrent peut-être davantage à la qualité de ce livre, que ce qui s'y faufila à travers ces mailles des contraintes, pour, de présent, devenir donné - des cadeaux gratuits aux dons précieux.

Le bon sens a beau être un bon cuisinier, le bon goût est dicté, Dieu merci, par les commandes des gourmets de nos sens tout court. « Entre le bon sens et le bon goût, il y a la différence de la cause à son effet » - La Bruyère.

L'ironie, la musique et la métaphore semblent être des synonymes, lorsqu'on y voit le contraire du sérieux dans, respectivement, la vie, la pensée et l'art, et ce synonyme, bizarrement, s'articule autour du jeu.

Existe-t-il des béatitudes, les yeux ouverts ? - on suppose, que les yeux dessillés ne fournissent leurs découvertes qu'à la cervelle, comme les yeux fermés, prélude de la naissance du regard, ne partageraient leurs rêves qu'avec l'âme. Une haute ironie consisterait à intervertir ces interlocuteurs, pour découvrir le calcul des larmes et l'éblouissement des chiffres.

Le héros de notre temps : il ne triche pas devant le fisc, il fit fortune en débutant dans un garage, il a un flair commercial. Devant une telle figure, tout homme de bon goût est frappé d'horreur et d'ennui ; il lui faut un Néron ou un César Borgia, pour que ses gammes de compositeur soient assez vastes et pathétiques. Le bon est nécessaire dans le beau, mais il doit y être totalement inventé, pour être crédible. Le bon réel est soporifique.

Mon âme s'émeut, donc mon esprit devient - c'est ainsi que Pascal et Nietzsche répliqueraient au cogito, et où les verbes seraient aussi diserts que les noms, les pronoms et les conjonctions, plus éloquents que penser et être.

Le vrai, pour nos contemporains, est un enfant légitime d'un bon calcul et d'une belle fortune. En revanche, la généalogie du bon et du beau, de tout temps, fut mystérieuse : pour le bon, les Chrétiens escamotèrent la paternité, en vénérant la seule maternité ; et les Païens, pour la naissance d'Aphrodite, allèrent encore plus loin, en imaginant l'écume de la mer, fécondée par des éclaboussures sanglantes des résidus du Cronos émasculé.

L'attitude de l'expert, du poète, du philosophe, face à la condition humaine peut être comparée à leurs visions respectives d'une position échiquéenne : le premier y verrait des intentions, des intensités, des points de rupture, le deuxième y chercherait des sacrifices à faire, pour terrasser un rival royal, le troisième discourrait sur la contingence de la répartition de cases blanches et noires, sur l'altérité des pions et des dames, sur la précédence de l'existence de l'espace des fous sur l'essence du temps imparti aux cavaliers.

Que doit savoir faire la Muse de l'ironie ? - à partir des larmes ou des rires, savoir en composer la musique ; Melpomène et Thalie, tout en gardant le fond de leurs partitions, en confient l'interprétation et la forme à Terpsichore.

L'horreur et l'absurde devinrent spécialités des repus : « En cette vie immonde, ma gueule fut tout le temps dans la boue ! Et vous attendez de moi du pittoresque ? » - S.Beckett - « All my lousy life I've crawled about in the mud ! And you talk to me about scenery ? » - c'est ainsi que les millionnaires décrivent leurs ennuis, menant à la réussite finale. Le vrai pittoresque ou le vrai pacifique ne sied plus qu'aux loqueteux. Ma vie fut une grimace, et mon premier lecteur me reprocha l'absence de tout sourire sur ces pages convulsives.

Les repus, s'enquiquinant dans leurs bureaux citadins, se répandent en louanges sirupeuses et pathétiques de la bonne nature. Moi, ayant connu la famine et les bêtes féroces, au milieu de la nature la plus sauvage de la planète, je finis par apprécier surtout le ton ironique et maniéré des salons parisiens.

Quels édifices érigent, aujourd'hui, les journaliers de l'art ? - des hôtels, des aéroports, des bureaux, où se bouscule un troupeau d'investisseurs ou de contribuables. Pour l'artiste, le meilleur moyen de ne pas engraisser le marchand et d'écarter le touriste est encore de ne bâtir que des ruines (« exegi monumentum »). L'époque, où « l'écrivain bâtit des tours d'ivoire, le lecteur y séjourne, l'éditeur perçoit le loyer » - Gorky - « писатель строит воздушные замки, читатель в них живёт, издатель взимает за проживание » - est finie, puisque tous les trois ne voient plus que le loyer.

Ils enlèvent la couche la plus récente de thèmes, d'angles de vue, d'intonations, et ils s'imaginent d'avoir créé une tabula rasa, sans se douter, qu'ils nagent dans la couche suivante, légèrement plus oubliée que la première.

Sans observateur, le cœur et le bon sens restent indéchiffrables ; si ce n'est l'ironie myope, ce sera la presbytie des convictions. L'ironie n'est pas une pose d'acteur, mais bien de spectateur : « les spectateurs voient plus que les acteurs » - Gracián - « siempre ven más los que miran que los que juegan ». Savoir être spectateur de son propre jeu, c'est tenir au regard et se méfier des bras et des yeux.

Tant de compliments au front plissé, enrichissant les yeux (Empédocle), divaguants et écarquillés, tandis que les meilleures visions naissent dans les yeux fermés, qui se moquent de la raison frontale et se réjouissent des images obliques. Dans de hauts regards, libérés de la basse raison. Aucun regard n'embellit la raison, qui ne sait pas divaguer.

Les gouffres apocalyptiques modernes ne me font pas pousser les ailes ; l'abolition du Jugement Dernier ne me décloue pas du banc des accusés.

Leurs filandreuses pensées discursives, comparées à la violence des maximes, me font penser à ce mot de Benjamin : « Les citations : ces brigands de grand chemin, surgissant et nous dépouillant de nos convictions » - « Zitate sind wie Räuber am Weg, die hervorbrechen und die Überzeugung abnehmen » - que valent leurs soucis mesquins de transport ou de sauvegarde, face à l'audace de ne se saisir que de métaphores ?

Le ton d'une maxime doit être tel, comme si le savoir n'y jouait aucun rôle, mais que l'auteur savait tout. « Ses Fragments, ses Regards, ses Précis, - qu'y a-t-il de net ? Et tout et rien. Il saurait tout » - Griboïedov - « Его Отрывок, Взгляд и Нечто, об чём бишь нечто ? обо всём. Всё знает ». Il est vrai, que sans musique intérieure un fragment sec, plus qu'un cloaque narratif, donne prise au spectre de l'ennui. N'empêche que ce genre exhibe un taux de raseurs inférieur à tous les autres. Tant de rééditions augmentées, mais verra-t-on un jour « une édition revue et diminuée » - Wiazemsky - « издание исправленное и убавленное ? ».

L'idée est un mannequin, que l'artiste habille de sons et de couleurs et dicte l'expression de son visage et l'allure de sa démarche. Mais ce n'est pas au mannequin de séduire le regard exigeant.

Quand on a fait le tour complet de la réalité, de la représentation et du langage, on en aura retiré, respectivement, la noblesse, l'intelligence et le talent, pour en épouser, successivement, le matérialisme, l'idéalisme et le verbalisme ; avec la matière on apprend l'art des contraintes, avec les idées - la technique des buts, avec les mots - le vertige des moyens ; et l'on finit dans l'immobilité et l'invisibilité du talent, que ne trahit que la musique de l'œuvre.

La bonne acoustique commence avec l'érection de murs, à l'intérieur desquels on ne parle pas, on devient une ouïe musicale. « Le but de la philosophie est d'élever un mur là où, de toute façon, le langage s'arrête » - Wittgenstein - « Das Ziel der Philosophie ist es, eine Mauer dort zu errichten, wo die Sprache ohnehin aufhört ». Le mur moderne y est plus efficace que le pont antique, puisque aucun passage n'est possible entre la parole de l'emphase et la musique de l'extase.

L'ironie marque des points d'arrêt à l'expansion de l'intelligence, elle en fait un Ouvert, pour que les limites de l'intelligence, hors d'elle, la rendent plus humble. L'ironie n'est pas de l'intelligence, elle en est une contrainte provisoire : « Il faut nous abestir… ».

Les idées, qui triomphent dans les faits, se ternissent plus vite que celles, dont l'éclat n'a pas besoin de reflets visibles. L'étrange densité de belles idées qui s'avérèrent catastrophiques. Il existe même une solidarité des idées, permettant de cohabiter avec leurs indéboulonnables mais fraternels contraires.

Chez les plus grands, on trouve de l'indifférence aux idées : Pascal écoute le sentiment, Nietzsche soigne le ton, Valéry interroge l'expression du mot et la perfection du réel. En revanche, tous les sots sont submergés d'idées, qu'il faut déverser sur un public ignare et avide de vérités.

La naissance de l'ironie : il est clair, que nos meilleurs états d'âme ne peuvent être rendus fidèlement que par la musique, mais nous sommes obligés de faire appel aux mots, qui, le plus souvent, sont dépourvus de musique - d'où la résignation ironique.

Nos meilleurs jugements sont intuitifs, c'est à dire prononcés sans qu'un ensemble de conflit complet soit formé. Pour arriver à une résolution déductive ou autoritaire, il faut de l'audace, puisque je m'avoue trop bête pour ne faire confiance qu'à ma sagesse, qui est toujours intuitive. « Devine si tu peux, et choisis si tu oses » - Corneille. L'audace semble être le lot du genre humain, calculateur et sobre. La voyance - celui des sages, ivres et désemparés.

La perfection mécanique (en solution de problèmes humains) n'a rien à voir avec la perfection organique (le problème du mystère divin). Dommage que mon vieux Voltaire n'ait pas compris la perfection du meilleur des mondes possibles, que prônait mon ami Leibniz, qui m'est si proche par ses horizons, par sa culture linguistique, par son expérience et même peut-être par ses origines.

Le dogmatisme - ceci ou cela ; la dialectique - ceci, mais aussi cela ; le relativisme - cela vaut ceci ; l'ironie - cela sert à ceci. L'ironie entretient l'intensité de l'axe tout entier ; les autres s'occupent de ses partitions désaxées.

Tant d’herméneutes pseudo-ésotériques voient dans l'éternel retour – une fabuleuse répétition dans un temps réel, celui des événements de la vie, tandis qu'il est un avènement, une invention perpétuelle dans un espace artificiel, celui de l'art. Les faits opposés aux valeurs.

L'amitié naît du partage des pleurs et des rires, c'est à dire de l'intelligence et de l'ironie. L'animosité, à l'inverse, se manifeste dans un chiasme moqueur : « Il faut démolir le sérieux de nos opposants par le rire, et leur rire – par le sérieux » - Gorgias. Trop de pédanterie ou de pitreries dans le sérieux torpillant le sérieux ou dans la blague à l'assaut de la blague.

La première qualité d'un château en Espagne n'est pas la quantité de portes ou de fenêtres ; d'ailleurs, dès qu'on le comprend définitivement, ce château se transforme tout naturellement en d'honorables ruines. Ce n'est pas l'avis des touristes : « J'habite le possible, la prose ignore ce faste, plus haut en fenêtres, et en portes - plus vaste » - Dickinson - « I dwell in Possibility, a fairer House than Prose, more numerous of Windows, superior - for Doors ». On voit, que tout y est prévu pour gérer les entrées-sorties et assurer la diffusion la plus large. Il manque peut-être un peu de profondeur, pour atteindre le souterrain, et un peu de hauteur, pour préférer le toit aux fenêtres et saluer les astres immobiles plutôt que le trafic.

Le drame du progrès est que plus de bien-être, même s'il est équivalent au bien-avoir, signifie, en réalité, plus de mal-devenir. Ce n'est pas une question d'éthique, mais d'optique : « Chaque fois qu'il te semble, que les choses vont mieux, tu avais oublié quelque chose » - R.Feynman - « Any time things appear to be going better, you have overlooked something ».

Un bon penseur : un climat, dans lequel je m'immerge, - le ton, le regard, la noblesse ; un mauvais : des paysages ou natures-mortes – des routes, des services, des panneaux – des choses.

Le savoir apporte de la joie à l'esprit et de la douleur à l'âme ; et ce n'est pas par additions ou soustractions qu'on en crée l'équilibre, mais par factorisations, cet art d'effacer ou d'introduire des différences.

Aux heures sans étoile, je suis condamné à ne voir que des trajectoires, à devenir philosophiste.

La raison est au zénith ; nous vivons à l'heure de l'ombre la plus rétrécie. Pourtant, « Les plus jolies choses du monde ne sont que des ombres » - Dickens - « The loveliest things in life are but shadows ». En n'apportant que des lumières, on laisse derrière soi de tristes et courtes ombres.

Ils écrivent paisiblement au salon, en compagnie des dieux du foyer, protégé contre les caprices du ciel. Que peuvent-ils comprendre d'une écriture, née dans des ruines, désarmée et vulnérable, face à son étoile, sans connaître de lieu à soi ? Ses dieux l'y abandonnent, et l'inquiétude remplit son exil.

Le créateur choisit son adversaire, son arme et son issue désirée. Le puissant penche pour le nombre, le muscle et la victoire insolente. Le subtil, l'impuissant, - pour la lettre, l'ironie et la défaite consolante.

Ils écrivent parce qu'ils ont quelque chose à dire, à montrer ; je n'écris plus dès que je n'ai plus rien à chanter ni à cacher.

Comment traduit-on, aujourd'hui : l'artiste peint un tableau ? - le plasticien maintient son installation ! Le mot rencontre le son ? - le concept émerge du bruitage.

Mieux on scrute la perfection du réel, plus fermement on reste au milieu des astres. Ceux qui donnent des coups de pied aux imperfections de la Terre, finissent par succomber à la gravitation terrestre.

Il est bien qu'on prenne un auteur pour un arbre, mais il faut le prendre en tant que climat et non pas comme enchaînement de saisons, aboutissant, inexorablement, à la pourriture et à la souche. Si j'ai plus besoin de vitamines que de hauteur ou d'ombres, de profondeur ou de fleurs, je serai rapidement déçu. Il aurait mieux valu que je restasse avec une forêt, plutôt qu'avec un arbre. On reconnaît les grands par la préférence qu'ils accordent à la floraison, plutôt qu'à la cueillette.

Je dois disposer d'un bon exposant, supérieur à l'unité, pour élever la vie au maximum de sa puissance ; d'autres préfèrent des multiplications : « La santé, c'est l'unité qui fait valoir tous les zéros de la vie » - Fontenelle. Dès que je la mets en place d'honneur, elle se gonfle d'importance et ajoute un nouveau zéro.

Jadis, le sage plaçait son ambition dans la graine qu'il plantait, ou dans les fruits qu'il offrait, ou, à la limite, dans l'ombre qu'il projetait ; mais aujourd'hui, il ne dispose que des greffes : commentaires des commentaires, reflets de ce que, même sans lui, tout le monde voit, empreintes des actes. Il n'y a plus d'arbres littéraires, puisqu'il n'y a plus de climats libres, que des serres serviles.

La maîtrise littéraire est à l'opposé de la maîtrise échiquéenne. Dans la seconde, comptent les connaissances des débuts, l'intuition au milieu du jeu, la technique des fins de parties. Dans la première, il est plus important de s'appuyer sur l'intuition des commencements, la technique des mots intermédiaires, les connaissances des fins de vie.

Le rêve de toute fourmi littéraire est qu'on prenne ses labyrinthes, chaotiques, anodins et accumulatifs, pour toiles architecturales d'araignée, pleines de menaces.

Et si la vitupération contre tes ennemis n'était due qu'à la jalousie : contre le journaliste car il a plus de lecteurs, contre le marchand car il a plus d'argent, contre le psychanalyste car il a plus de mystères ? Éreinter un moine, un troubadour, un vagabond - voilà ce qui est plus honnête !

Quand on voit, avec quelle facilité l'homme intelligent se laisse guider par une femme, même de force moyenne, et quelle femme de génie il faut, pour conduire un sot, on comprend que l'hypocrisie de l'intelligent est nettement au-dessus de la franchise du sot, tandis que sa franchise est à égalité avec l'hypocrisie du sot.

Il vaut mieux chanter en langage géométrique que narrer en langage romantique. « Newton ne verrait, dans la poitrine d'une fille, qu'une courbe, et dans son cœur, n'admirerait que sa valeur volumique » - Kleist - « Newton sah an dem Busen eines Mädchens nichts anderes als eine krumme Linie, und am ihrem Herzen war ihm nichts merkwürdig sein als Kubikinhalt ».

Quand on sait munir ses formules de bons coefficients vibratoires, on peut même oublier tout opérande et s'enivrer d'opérateurs. Mais le pire, c'est la narration ordine geometrico : « Je parlerai des sentiments humains comme des lignes et des surfaces » - Spinoza - « Humanas appetitus considerabo perinde ac si quæstio de lineis aut planis esset ».

L'harmonie entre le monde, dans lequel je vis et le monde, qui vit en moi, est préétablie ; nul besoin d'un génie quelconque, pour la créer. Le génie vit du second de ces mondes et ne découvre le premier qu'à travers la merveille des échos ou correspondances non-calculés et irrésistibles.

La démonétisation du marché des idées est le meilleur moyen pour se rendre compte, que dans le troc des solutions notre époque n'a pas plus de marchandises que n'importe quelle autre. Être payé en monnaie de son espèce est un piège à crédules.

Il est facile de prendre de haut les profondeurs, surtout quand on ne quitte pas la platitude ; mais on peut les munir de hauteur, lorsqu'on a, pour fondements, - des sommets.

Pour faire parler l'être, suffit l'intelligence ; pour faire chanter le devenir, il faut du talent.

On met la barre trop bas - on profane son feu sacré, aspiré vers la hauteur ; on la met à la juste hauteur de ses talents - on devient inaudible, sans relief, au milieu des autres voix interchangeables ; enfin, en la plaçant trop haut, on est victime de son vertige, que les autres prendront pour une tempête dans un verre d'eau. La morale : libère-toi de buts, consacre-toi à l'élan et aux contraintes.

L'homme esthétique admirerait ce qui est hors de lui, l'homme éthique - ce qui est une réplique de lui-même, l'homme religieux - ce qui est en lui (Kierkegaard). Que l'homme ironique, sans longue-vue ni miroir ni baume, leur est supérieur - admirer sa capacité d'admirer !

Ce ne sont ni la sagesse ni la morsure qui sont les signes les plus obvies de la présence du serpent, dans ces lignes obliques, mais ses peaux abandonnées.

Les trois hypostases indissociables de ma trinité - la caresse, le regard, la noblesse - semblent représenter le Diable, puisque l'apôtre préféré de Jésus les définit comme concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie.

C'est dans la poésie que s'épanouit le plus naturellement la noblesse - dans un corps d'esprit sain s'épanouit un sain esprit de corps. « L'esprit sain dans un corps sain » - Juvénal - « Mens sana in corpore sano ».

L'ironie est dans le refus des comparatifs et le renvoi égalisateur vers la perfection inaccessible. « Dans le royaume de l'ironie règne l'égalité » - Kundera. Tandis que dans la république du sérieux sévit l'inégalité. Dès que son rival prône l'égalité mécanique, l'ironie proclame l'inégalité musicale.

Les cibles privilégiées de l'ironie devraient être nos vertus et nos forces et non pas nos vices et nos faiblesses. Le vice et la faiblesse se bâtissent sur l'opinion. L'opinion, qui les fait ressentir comme vertu et force. Les gestes sont aveugles, c'est l'opinion qui désigne les places et les mesures.

Le sérieux, c'est la lutte politique et l'approfondissement du savoir, et l'une des tâches de l'ironie consiste à nous en débarrasser. « Ironie ! Vraie liberté, c'est toi, qui me délivres de l'ambition du pouvoir, du pédantisme de la science, de l'adoration de moi-même » - Proudhon. Toutefois l'ironie dédie le vertige et le savoir à la vénération de l'inconnu, dont le premier s'appelle soi.

D'Élée à Cuse, tant de noms de ville sont collés aux noms des sages, qui les habitèrent, mais la seule ville, qui changea son nom en honneur de son philosophe, est signalée par Diogène – une ville, qui portait le nom d'un marchand de vin, devint Hipparchie, du nom d'une femme-philosophe.

Pour que ta valeur ne te perde pas, cache-toi dans des formules, dont personne ne parviendra à évaluer la valeur à cause des inconnues insolubles.

Nous sommes tous voués à dériver selon l'axe du temps, mais ce sont l'instant et le vertige qui nous en réconcilient mieux que la distance et la lucidité. Donc, à la vitesse de la lumière je préférerai l'accélération des ombres.

Progrès de ma lucidité : je refuse le titre de sagesse, successivement, aux actes, aux motifs, aux attitudes, aux idées, et je ne l'attends plus que des métaphores. La seule lutte, que je reconnais noble et plénifiante, est celle avec les mots, tandis que les hommes actifs parlent de leur sagesse finale, une fois qu'ils sont fatigués par les luttes indignes mais épuisantes. Toute sagesse est initiale, sagesse des commencements.

Les hommes se plaignent d'être cernés par l'imbécile, et ils ont tort. L'intelligence s'installa dans toutes les têtes ; elle est aujourd'hui à portée de tout imbécile, lequel s'en sert à bon escient et en toute circonstance. Des bêtises sans calcul ne se perpètrent plus que par des réprouvés de la raison, des poètes. Je suis cerné par la raison irrespirable.

Quand on ne prend pas au sérieux la vie, on se prend trop au sérieux soi-même ! Les délices béates des jouissifs ont beaucoup de chances d'être une délicieuse sottise.

Les personnes enrichies témoignent d'un amour lucratif de l'art décoratif, tandis que l'amour désintéressé de l'art n'enrichit personne.

L'âme-artiste, amie des mots crus et corvéables, s'évertue à être remise à neuf ; mais l'esprit-artisan me fige, dans ses pensées en béton. Et c'est mon corps, qui n'est pas de marbre mais d'argile, qui en souffre.

Dans l'art de maxime, le danger, c'est le choix de sa matière – le marbre, ce matériau que visent surtout les sots, à cause du bruit, du poids et de la surface avantageuse. Le maximiste devrait penser à l'acoustique, marmoréenne et profonde, et à la musique composée, haute, immortelle ou, au moins, intemporelle.

L'ignorance, c'est la constance. Mais l'addition de constantes, même de savantes, ne produit aucune formule et cache la constante même. C'est pourquoi un sot connaissant est plus sot qu'un sot ignorant.

Chacun a en soi une part de l'utilisateur d'outils, du constructeur et de l'inspirateur. L'artiste crée, le poète crie, l'homme craint ou croit. Trois stades d'admiration ou d'angoisse, avec un miroir ou avec un rasoir.

La liberté et la vérité s'installèrent solidement partout ; rien ni personne ne les menace plus. Mais j'entends partout ces cohortes d'écrivailleurs, brûlant de l'envie de libérer l'homme, en lui apportant la vérité ! Par dépit, je proposerais à l'homme une camisole de force, pour contraindre ses bas appétits et les réorienter vers le haut et palpitant rêve, cette distorsion des impassibles vérités.

Encore des contraintes : toute poésie commence par l'exclusion du bois de mon arbre, de la matière première de ma montagne, de la lumière de ville de mon ciel étoilé.

Toute la poésie, qu'elle soit verbale ou musicale, doit sa belle liberté aux contraintes. « Il arrive qu'on s'impose des contraintes, pour pouvoir créer librement » - U.Eco - « Occorre crearsi delle costruzioni per potere inventare liberamente ». Plus de lâches libertés on donne à la forme de son premier pas, plus servile sera le fond du dernier.

Tant d'écrits tentent de m'éclairer, en faisant passer leurs lampes de rue pour lueurs du ciel ; je leur préfère les créateurs des ombres terrestres, dans lesquelles je devine une lumière céleste.

Le silence est si élastique, en volumes et en puissance, qu'on peut y fourrer la bêtise la plus vaste et exigeante. « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse » - Vigny. L'un des signes des grands hommes est qu'ils sachent s'appuyer sur leur faiblesse. L'un des mérites de la faiblesse est qu'elle puisse irradier une beauté ou réveiller une force. La grandeur est l'attouchement de la perfection, la faiblesse - sa poursuite.

Les ruines, c'est la musique d'un monde, d'un homme, d'une œuvre, qui quittèrent une époque et demandent d'être adoptées par une autre. « L'architecture parle, quand se turent les chants et les légendes »** - Gogol - « Архитектура говорит тогда, когда молчат и песни и предания ».

Aller tout droit, tourner en rond, prendre le contre-pied des autres sont des synonymes. Quand on l'a compris, on se débarrasse d'une grosse part de sa suffisance remuante. N'arpente plus les routes des niais ni ne charpente ton doute casanier - reste vagabond immobile parcourant du seul regard tes vastes ruines.

Les livres de philosophie moderne aident à rédiger des thèses de doctorat et non des testaments.

Une sage précaution : faire rire ou sourire les gens, pour qu'ils oublient l'envie de vous pendre ou de vous mordre.

Avoir, c'est avaler ; être, c'est mâcher ; rêver, c'est savourer son propre goût et créer ses propres soifs.

Poser des questions ne me rend pas plus intelligent, comme ne pas en poser ne me rend pas plus idiot. Mais faire chanter mon âme dans une réponse, dans laquelle un esprit fraternel fera parler sa propre question.

Jacques le fataliste se dilue dans ses questions ; Émile le sceptique se dilue dans ses réponses – mais c'est Zadig l'ironique qui comprend qu'il faut être sceptique dans ses questions et fataliste - dans ses réponses.

Ce qu'on peut comprendre sans enthousiasme ni dégoût ne vaut généralement pas grand-chose. Ce monde sans admiration, bien compris et sans révolte, est le monde d'aujourd'hui. Dans la devise spinoziste (Nil mirari, nil indignari, sed intellegere !) se cache peut-être une ironie, qui rend cette diatribe bien ridicule. Plus que les moyens, c'est le but, acquiescentia animi, une bonne conscience, qui m'y donne de l'urticaire.

La hauteur joue le rôle décisif dans l'acquiescement, que j'adresse au monde, acquiescement hautain. Toutes les déchirures et conciliations sont égalisées et surpassées par une judicieuse mise en hauteur.

Une raison géométrique, pour me méfier des vices : ils relèvent de mes profondeurs, tandis que les vertus semblent provenir de la hauteur. Mais me désintéresser de tous les deux m'expose à un autre danger – me retrouver dans une platitude. Il faudrait maîtriser ce qui est profond, mais ne suivre que ce qui est haut.

Ceux qui se portent bien, aujourd'hui, s'efforcent de peindre le vrai enfer (au milieu de leurs feuilles d'impôts ou d'additions de leurs dîners en ville), comme, jadis, des malades inventaient des paradis, même artificiels. Le vrai et beau paradis est un paysage ; l'enfer, artificiel et beau, est son fidèle tableau.

Pour insulter un homme, on le compare à un animal ou à une machine. Claudel emploie un baudet et un pion, pour parler de Valéry et d'Alain. Pour se permettre cela, il fallut bien que, sur l'échiquier et dans la basse-cour, il leur fût bien supérieur : un vrai fou de Dieu et une vraie vache. (À sa décharge - son mot : « Quoiqu'il soit vilain de ressembler à une vache, ressembler à une machine est beaucoup plus répugnant »**.)

Heureusement, l'humain n'est pas seulement un frêle roseau pensant, mais aussi un oiseau dépensant, quand il s'y niche… Surtout quand on est du sexe féminin (« La femme peut faire un millionnaire de tout milliardaire » - Chaplin - « A woman can make any man a millionaire, if he is a billionaire »). Que de fermeté faut-il à la femme, pour porter haut sa fragilité ; que de hauts abandons faut-il à l'homme, pour affirmer sa profonde puissance ! « Il faut être femme avec masculinité et homme - avec féminité » - V.Woolf - « One must be a woman manly, or a man womanly ».

L'authenticité, ou la présence, est ce qui se constate par les yeux ou les mains ; mais le rêve, ou l'absence, se donne au regard ou à l'âme, qui ne peuvent que t'inventer. L'invention est absence. « La vraie vie est absente »*** - Rimbaud.

Un paradoxe de l'écriture : la valeur d'un discours se compose de la part de l'auteur et de la part du lecteur, et plus vaste est celle-ci, plus haut est le mérite de celle-là ; c'est l'une des justifications de la présence, dans ce livre, de citations, qui cernent et explicitent la part revenant aux lecteurs ; mais c'est aussi ce qui explique pourquoi la maxime, d'Héraclite à Cioran, est le genre le plus complet, aristocratique par sa conception, démocratique par sa perception.

En matière artistique, on aurait dû dire, que l'homme enfante et la femme - engendre.

Partout j'entends la plainte : tout n'est qu'apparence, absurdité, impermanence – comment ne pas se pendre ! À la place de cette horreur je vois plutôt une réalité pleine de sens et de constantes et qui ne m'inspire que l'ennui.

L'ironie est un bon moyen prophylactique de défense du sacré contre le futile et le frivole : ironise, toi-même, sur ce qui est grand et pur, avant que la vie et le temps ne le frivolisent ou futilisent.

Qui veut déduire développe ; qui veut séduire enveloppe. Développer des abstractions, non enveloppées de chair métaphorique, c'est reconstruire un squelette à partir des ossements.

Les stoïciens aiment mieux nous faire pitié qu'envie ; je pencherais pour l'inverse. Mais lorsqu'on réussit à inspirer les deux à la fois, on passe maître de l'art ironique.

Les points de chute se trouvent, d'habitude, dans la platitude ; la fausse fierté de te dire, que là où s'élèvent des monts majestueux s'ouvrent aussi des précipices, ne doit pas t'illusionner. La montagne ou l'arbre, le vertige ou la fleur, la lumière ou l'ombre. Le danger est dans le refus des ailes ou dans le poids des semelles (la grâce ou la pesanteur ascensionnelles - S.Weil). La chute sous un arbre peut être plus ample que dans un précipice. Et plus instructive. Ce qui attire vers la montagne, c'est son peu de routes.

Du meilleur usage de mon trésor d'incertitudes : avec cette collection d'inconnues je décorerai mon arbre de nativité, en souvenir des visitations fécondes de l'esprit, suivies d'enfantements heureux de l'âme, pleine de grâce. La maxime est cet arbre sauveur, tendant ses rameaux de pitié et de honte, à unifier avec le monde naissant.

L'ironie relève, elle aussi, du pneumatique : dégonfler la pompe du réel (le monde) et enfler le silence de l'imaginaire (le moi), pour donner de mon propre souffle à mes voiles.

Quand on a peu de culture ou de confiture, on les étale. Mais il faut en avoir l'épaisseur, pour se permettre une finesse des couches. L'étranger à la culture se reconnaît par son goût égal pour tout ce qui se digère : le pain quotidien, l'argent du beurre, la pensée en marmelade.

Plus nous nous mettons à disposition de la terre, moins il nous en reste pour être voué au ciel. Mais plus on s'accroche au ciel avec des ailes croissantes, plus ridicule on sera à l'atterrissage.

Tous savent, qu'il n'existe pas d'ineptie, qui n'aurait pas été proférée par un sage quelconque. On oublie plus facilement, qu'il n'existe pas de sagesse, qui n'aurait pas été professée par un sot.

Je m'agrippe à l'arbre, me prenant pour un rossignol ; j'ouvre les yeux, m'observe et me découvre caméléon qui, ailleurs, serait trop visible ; je referme les yeux et me flagorne de n'être qu'une chauve-souris ou une chouette.

La conscience d'avoir écrit ce livre ne m'apporte aucune satisfaction particulière ; ce qui est, en revanche, envoûtant, c'est la sensation, étonnante et gratifiante, que c'est ce livre qui m'a écrit. Et de tels (auto)portraits sont les choses les plus rares, et qu'on ne trouve certainement pas dans des confessions.

Quand on ne voit dans la révolte que le reflet de la chose niée, vite on trouve celle-là dérisoire et surannée. Le conformisme a toujours l'échappatoire de l'ironie. La meilleure révolte est dans la mise de barrières ou dans la prise de hauteur.

Ne pas jeter bas les temples des oracles, parce que les hommes finissent par ne leur demander que l'arrangement de leurs sales affaires.

Le mauvais goût, dans l'art, est comme un délit de lèse-majesté, sur lequel ferme les yeux l'actuelle république des lettres. Curieusement, le bon goût, souvent, se manifeste par un attachement volontaire au banc des accusés.

Si je veux être guidé par le clair de lune ou apercevoir l'aurore avant les autres, je dois être prêt à porter des bleus, au front et à l'âme, et avoir souvent les yeux pleins de rosée.

Un jour, on comprend, que n'importe quel chiffon peut porter un noble message, on se met à gratter de nobles pages pour leur emprunter leurs couleurs et, pour toute retombée, on finit par réduire les folios en chiffons. L'ironie de l'ironie.

Dans la spontanéité, le hasard a plus de place que la nature. Elle n'est donc pas une valeur inconditionnelle et doit subir le même polissage que le maniérisme, la prééminence du calcul devant l'intuition.

Nous sommes tous condamnés à nous adonner à l'acrobatie avec des signes ; la connaissance met des tapis sous nos pieds pour amortir les chutes, mais l'ironie fait mieux, elle suspend la gravitation et nous arrête en plein vol.

Il n'est donné à personne de savoir sa vraie pente qu'il faille suivre ; toutefois, la chutante est plus prometteuse que la montante. Si la pente est vraiment à moi, elle ne peut mener que vers l'impasse. Les montées ou descentes des autres ne servent qu'à équilibrer mes errements ou à relativiser mes chutes.

Le désir de s'abandonner est le plus violent et le mieux réussi chez ceux qui voient la volupté suprême dans une maîtrise de soi.

Je veux être regardé et pas tellement - entendu (fuir le phénomène des oreilles d'âne - les plus longues et donc les plus hautes !). Le regard, pour atteindre une certaine hauteur et contrairement à l'ouïe, doit avoir traversé un bon cerveau.

Ah, s’il était possible de réunir l’ironie, les yeux, les finalités de Voltaire avec la honte, le regard, les commencements de Rousseau ! Le luxe avec l’ascèse !

La rareté augmente le prix, et le progrès - de l'homogène à l'hétérogène – les fait flamber, tandis que l'ironie - de l'hétérogène à l'homogène - déprécie les marchandises en les mettant sur le même rayon. Les choses les plus rares sont sans prix. La noblesse, par exemple. Et, en plus, ce qui est rare pour l’esprit profond est beau pour l’âme hautaine (Valéry) ; l’inverse : « Tout ce qui est sublime est aussi difficile que rare » - Spinoza - « Omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt » serait aussi vrai. Le respect du rare serait signe de la culture : « L’humanité ne grandit que par la vénération du rare » - Nietzsche - « Verehrung des Seltenen, durch die allein die Menschheit wachse ».

Lequel des sages est plus bête ? - celui (le moderne) qui ne fait qu'informer (du passé immédiat), ou celui (l'ancien) qui tentait de former (pour l'avenir immédiat) ? Leur conformisme est du même acabit. En tout cas, ils n'arrivent pas à la cheville de celui qui brille surtout par la forme, défiant le temps.

Pourquoi la platitude est la forme et le fond principaux des écrits des sages réglementaires ? - parce qu'ils tiennent fidèlement à l'une de ces bêtises delphiques : Rien de trop. Comparable, en étendue de l'abêtissement qui en résulte, à Connais-toi toi-même.

Quand on m'apprend, que la conscience a pour structure constitutive – la transcendance (Sartre), je me dis, qu'au même titre le miaulement (facticité) est comportement processif durant la rossée du chat (l'acte de néantisation).

Les plus belles pensées sont au féminin, et j'en apprécie souvent le visage en jetant un coup d’œil discret sur ce qu'elles ont derrière elles. Malgré toute l'excitation malsaine, je pourrais leur garder mon respect, exactement comme avec les femmes.

Le fond et la forme en littérature : mieux on maîtrise les entrailles, plus on se voue à l'épiderme. Au lieu de finasser en profondeur sur les idées qui avisent, on se met à caresser en hauteur les mots qui grisent.

L'intelligence est plus proche du pêcheur que du chasseur ; l'eau trouble et l'art de bien orienter sa ligne de faîtes sont souvent de meilleurs atouts qu'une faim à calmer. Les oiseaux de proie ou les limiers n'intimident que des rats (de bibliothèques) ou le petit gibier.

Parmi la canaille conformiste, vivre dangereusement – dans des restaurants, hôtels, casinos - est l'une des devises les plus en vogue ; pourtant, elle aurait pu être de toute première noblesse, si l'on prenait à la lettre le mot de Nietzsche : « Où te guettent les pires dangers ? - dans la pitié » - « Wo liegen deine größten Gefahren ? – Im Mitleiden », pour redevenir humain. Qu'est-ce qu'un robot humain ? - celui qui oublia l'ironie et la pitié.

Si je dis, que l'art est la maîtrise, la jouissance, l'ardeur, et A.Blok rétorque : « L'art est là où règnent la chute, la perte, la douleur, le froid » - « Искусство там, где ущерб, потеря, страдание, холод » - qui a raison ? Les deux, puisque l'un est dans la finalité, et l'autre – dans le commencement.

On s'attache d'autant plus à arriver à ses buts qu'on a moins d'allant dans ses contraintes.

Les jargonautes définissent l'ironie comme une négativité infinie absolue (Kierkegaard), tandis qu'une positivité finie relative, y conviendrait tout autant. L'ironie est effacement de frontières entre le grave et le léger, entre le tout et la partie, entre le oui et le non.

Ce que je reproche aux phénoménologues, ce n'est pas tellement leur manie de mettre partout un complément d'objet, mais l'absence d'un sujet libre et le flasque de leurs verbes.

Les mauvais esthètes fustigent l'utile ; c'est aussi inepte que dénoncer le débonnaire, le serviable, le musclé. Les mauvais ascètes se réfugient auprès des bouseux, comme si le meuglement fut plus naturel que le chant, la réflexion ou le carillon.

Les livres les plus ennuyeux sont des livres sincères, écrits d’après les expériences personnelles et fidèles en tout point à la réalité et à la vérité.

Depuis que les sages nous font peur avec leurs vérités mortelles, dont personne n'est jamais mort, mais dont la grimace continue à faire jaser, « les femmes fuient les sages comme des animaux venimeux » - Érasme - « puellae sapientem haud secus ac scorpium horrent fugiunt ». Quand la femme s'en laisse contaminer, elle acquiert la capacité de poser tant de problèmes, tout en perdant celle d'exposer des mystères : « La femme n'est intelligente qu'au détriment de son mystère »*** - Claudel.

D'après nos expériences terrestres, l'Auteur du bel univers doit être un personnage sans charme. « Rencontrer un auteur, dont on admire l'œuvre, est comme manger du foie gras et ensuite vouloir rencontrer l'oie » - Koestler - « To meet an author because you have admired his work is as to want to meet a goose because you like pâté de foie gras ». Les gourmands seraient déçus comme les gourmets : « Certains aiment des livres, mais détestent les auteurs ; rien de surprenant : qui aime le miel, n'aime pas forcément les abeilles » - Wiazemsky - « Иные любят книги, но не любят авторов - и не удивительно : кто любит мёд, не всегда любит пчёл ». En gastronomie ou en astronomie, on n'est pas guidé par le même appétit.

Comment rencontre-t-on le mystère ? - je lui tombe dessus, ou j'en suis saisi, ou il se révèle à moi – toute recherche, en revanche, y est stérile ou risible. Si je ne fais que le chercher, voilà ce que risquent d'être mes trouvailles : « L'hominité de l'homme, le fait de la quiddité humaine, est une ipséité, et partant – un mystère » - Jankelevitch – c'est tout comme : « la limacité de la limace, l'effet de l'essence limacique, est une accidentalité, et, à l'arrivée, - une blague ».

Le sérieux est l'élément, dans lequel se meut l'esprit ; l'âme, qui s'en mêle, y introduit de l'ironie. On ne peut comprendre Aristote : « L'homme sérieux est celui qui désire de toute son âme » que si l'on sait, quel sens idiot il met dans le mot âme. L'immense grisaille de son opus De l'âme le confirme.

Dommage qu'on ne puisse pas dire, en français, - l'âme de l'esprit, comme en anglais – the soul of wit, puisque l'âme n'est qu'un attribut d'un esprit, qui se laisse s'émouvoir. Dans l'écrit, on en apprécie la concision, mais sa fortune, en revanche, est dans le volume. Il n'y a qu'à visiter les bibliothèques !

L'ouvert physique et l'ouvert topologique - aucune ressemblance ; et l'on observe, chez les poètes et les philosophes, que les plus perspicaces, comme toujours, sont, inconsciemment, plus près du concept mathématique que de l'image mécanique. Pour les pauvres d'imagination, l'Ouvert est tout bêtement … pénétrable (même pour Heidegger : « L'Ouvert laisse se pénétrer » - « Das Offene läßt ein ») ; pour les subtils, il est la condition tragique (Nietzsche et Rilke) de l'intensité de nos irréductibles élans. L'Ouvert est ce qui est dans la limite inaccessible, ce qui ne peut ou ne doit pas se connaître : « Ce que Nietzsche est et fit, demeure ouvert » - Jaspers - « Was Nietzsche ist und tat, bleibt offen ».

La funeste paix d'âme, prônée par les Anciens, conduit à la platitude même ceux qui atteignent la hauteur : « En gagnant le haut, on le voit s'aplanir » - Hésiode. La musique est le contraire de la platitude ; il faut disposer de gammes larges, être Icare, rêvant d'envols et vivant de chutes.

Vivre, c'est tirer ses flèches ; rêver, c'est viser ; écrire, c'est viser sans tirer. Toutefois, parler, c'est penser ; et le seul vice à dénoncer, c'est parler sans sentir : « Parler sans penser, c'est comme tirer sans viser »** - Cervantès - « Hablar sin pensar es como disparar sin apunta ».

Dans mon parcours vital, je sens mes vecteurs, je me doute de ma valeur, mais je dois les vêtir : « S'habiller à sa taille et se chausser à son pied : voilà la sagesse » - Horace - « Metiri se quemque suo modulo ac pede verum est ». La sagesse de ceci n'est pas dans les verbes, ni dans les noms, ni dans les pronoms réfléchis, elle est dans l'adjectif possessif. Connaître ses tailles et mesures est une grande question. Et puisqu'il ne m'est pas donné de posséder la sagesse, il ne me reste qu'à l'aimer, c'est à dire, à être philosophe.

Les ruines sont une conversion, et non pas une démolition, de la tour d'ivoire, afin de me débarrasser des yeux indiscrets et des chemins battus, convergeant vers mes trésors. « La conversion refait ce que la perversion défait » - Jankelevitch.

Les lumières se ressemblent ; les ombres, leur intensité et leurs danses, donnent leur propre mesure. On crée dans l'ombre d'un acquiescement, toujours recommencé, mais éternel ; la lumière du changement éclaire la routine d'un pas intermédiaire. Le devenir invariant et digne, l'être affairé et contingent. « Plus ça change, plus c'est la même chose » - A.Karr.

Hostilité pour les fausses proximités : mot-à-mot, face-à-face, pas-à-pas. Prédilection pour leurs contraires : la réinterprétation, l'effacement, le premier pas. Mais on finit par retomber dans le corps-à-corps cynique, le nez-à-nez éthylique, le côte-à-côte idyllique, le bouche-à-bouche utopique, le dos-à-dos ironique.

Je dépensai tant d'énergie pour caricaturer les points de vue de mes adversaires virtuels, tandis que tout ce travail pâlit, face à ce que formule ce rat de bibliothèques : « Travailler dur contre la pure subjectivité de l'action, contre l'instantané du désir, ainsi que contre la vanité subjective des émotions et l'arbitraire du goût » - « Die harte Arbeit gegen die bloße Subjektivität des Benehmens, gegen die Unmittelbarkeit der Begierde, sowie gegen die subjektive Eitelkeit der Empfindung und die Willkür des Beliebens » - indépassable comme matière à bonnes contraintes ! Niez toute cette sagesse de robot, mot par mot, et vous me reconnaîtrez !

Tu déposes des lauriers à un piédestal ? - n'oublie pas de les imbiber d'un répulsif, tant de chiens errants reniflent les couronnes.

Te contenter de ta démesure, faire étalage de ta modestie.

J'ai une vision très nette de mon lecteur ; dommage que je ne l'aie jamais rencontré.

Derrière un succès, il y a toujours de mauvaises raisons, comme il y a une bonne douzaine de fausses raisons pour aimer ce livre. La vraie, la seule, je ne vous la dirai pas ; c'est ce fameux pinceau escamoté qu'on ne doit pas voir sur le tableau d'un maître.

Là où règne le sérieux s'épanouissent le fanatisme, l'oppression ou l'indifférence. « Le sens de l'ironie est une forte garantie de liberté » - Barrès – il est aussi une promesse de passions et même de fraternité.

Et si, au lieu d'une promesse, on lisait un avertissement, dans ces mots de Jésus : « Celui qui boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura plus jamais soif »** - et que vaut un homme sans soif ? - ni pipette ni tripette. Et si Jésus voulait être la fameuse fontaine, près de laquelle je meure de soif ?

Dès qu'on se met au service des idées, on devient serviteur moutonnier incapable de produire des idées soi-même.

Les plus insignifiants des conformistes, en philosophie, sont ceux qui ne citent personne.

C'est la nature et non pas la culture qui aurait dû octroyer le titre (et non pas le grade) de philosophe : « Une telle vocation ne peut être statuée que par la nature et non pas par un Ministère » - Schopenhauer - « Einen solchen Beruf kann nur die Natur und nicht aber das Ministerium erteilen ».

C'est le déclin inexorable de toute idée (invitant à son sacrifice) qui justifie la fidélité au mot ascensionnel ; plus vaste est l'amplitude entre l'idée calculable et le mot imprévisible, plus riches seront les palettes, les timbres, les mélodies, qui développeront l'idée en l'enveloppant du mot.

Tout ce qu'un Narcisse demande à la profondeur du lac est de ne pas troubler sa surface réfléchissante.

Que la compassion est complexe ! On ne sait jamais si l'on l'éprouve en tant que victime, témoin, juge ou bourreau. « La compassion du bourreau, c'est la sûreté de son coup de hache » - E.Jünger - « Das Mileid des Henkers liegt im sicheren Hieb ».

La réalité et le rêve vivent d'après des lois tout à fait incompatibles entre elles. Il est illusoire de rabattre le caquet à la raison par des arguments raisonnables. L'estocade kierkegaardiennela rationalité serait une chimère – est un oxymoron ou une bêtise. Le rêve n'est grand que chimérique.

Pour bien chanter les charmes de la faiblesse des mains, il faut posséder une très forte voix de l'âme. Les débâcles fracassantes n'enthousiasment que mises en musique apaisée.

La subtilité se mesure en nombre de couches d'ironie ou de paradoxes. Plus le fond est profond, plus le mérite est haut : « La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse » - Montaigne.

De tous temps, les dieux se laissaient fléchir, que ce soit à Troie, au Pont Milvius ou à Tolbiac, mais sans polythéisme le fair-play est impossible ; les gros bataillons l'emportent désormais systématiquement en favoritismes divins.

Le vertige tranquille s'appelle ennui.

Je prône la contrainte, l'acquiescement, le rêve ; je lève la tête, je vois l'intellectuel lambda – il est libre, rebelle, au contact avec la réalité – je comprends que j'y suis un intrus, un ennemi ou un fantôme.

Un échantillon d'américanismes :
« Dans l'enfant, éclate le mensonge du sage, tel un tuyau : le froid fait naître l'image » - W.Auden - « In the child, the rhetorician's lie bursts like a pipe : the cold had made a poet ».
« Le poète est un plongeur muni d'un tube respiratoire » - Koestler - « the poet is a diver with a breathing tube ».
« Les clous se divisent en clous forgés et en clous découpés, l'humanité peut être soumise à pareille distinction » - Melville - « as nails are divided into wrought nails and cut nails ; so mankind may be similarly divided ».
« Trois mots juxtaposés irradient une énergie, qui emplit les cônes, que seul le génie peut comprendre » - E.Pound - « three words in juxtaposition radiate energy which fills the cones, which nothing short of genius understands ».
« La souffrance est le mégaphone de Dieu, pour réveiller le monde engourdi » - S.Lewis - « Our pains are God's megaphone to rouse the deaf world ».

Enfin, je viens de trouver l'exemple insurpassable d'un creux pseudo-philosophique monumental. Ce qui le rend particulièrement savoureux, c'est qu'il est pondu par le grand Aristote : « L'être et l'un sont, en vérité, plus substances que le principe, les éléments et la cause ». Sept termes que vous pouvez inter-changer impunément dans n'importe quel ordre, sans aucun outrage au sens primordial, brillant par son absence. Et, pour pimenter cet exercice, se rappeler, que pour ce penseur toute cause est un principe, tout principe est une vérité et tout être est une substance. Une forêt de quantificateurs fantomatiques, sans aucun arbre, aucune chose.

Étant partisan des commencements, je vois de travers l'image de la souche, qui est la fin de l'arbre ; pourtant, faire souche est un acte de débutant, ne visant pas encore la finalité – faire mouche.

Je me sens plus près des fabricants de lunettes que des analystes d'yeux ou des synthétiseurs de la nature. Ad instrumentem, le contraire de ad hoc, et plutôt que ad hominem ou ad rem, qui, après de fugitifs ad laudem et ad libitum, n'aboutissent que trop souvent à ad nauseam, quand ce n'est ad digitum, juste avant d'être envoyé ad patres. Le goût est dans le choix des choses (ab ovo), l'intelligence - dans les outils (ab actu), la hauteur - dans la part de l'homme (ad oculos), quand ce n'est de la femme - ad foeminam.

L'ironie est justifiée par la reconnaissance, que, sous un regard de plus en plus exigeant, la réalité nous échappe à l'infini et aucune certitude finie ne résiste à une quête serrée. « L'ironie est une conscience nette d'un chaos se projetant vers l'infini » - F.Schlegel - « Ironie ist klares Bewußtsein des unendlich vollen Chaos ».

Le talent s'entretient par l'exercice routinier (la poursuite de buts aléatoires) et s'exprime dans le défi monumental (la suite de contraintes nécessaires). L'entraînement dans l'utile terrestre, l'entrain dans l'inutile céleste. Sans oublier, que si sur Terre l'ennui se loge souvent dans l'utile, il y grouille dans l'inutile.

L'intelligence nous invite à coller le nez contre les choses, la nature - de reculer devant elles. Seule l'ironie permet de s'en approcher ou de s'en éloigner, sans broncher.

Même les cartésiens trahissent leur maître : ils ne disent plus 'je = je suis', mais 'je = j'ai'.

Qui comprend le phénomène ? - le physicien, le chimiste, le biologiste et certainement pas – le phénoménologue. Qui comprend le social ? - l'altruiste, le héros, le nihiliste et certainement pas – le sociologue. Qui comprend la psyché ? - le poète, le solitaire, le mystique et certainement pas – le psychologue.

Une grande légèreté favorise la descente dans les profondeurs. Le poids du savoir permet un élan vers la hauteur.

Être crédible dans l'écriture, ce n'est pas tenir à ses certitudes, mais entretenir des illusions d'autrui : paraître sensible au lecteur intelligent, passer pour intelligible au lecteur sensible.

Les sots cherchent à convaincre ; les subtils à séduire. Quand le sot se met à séduire, on entend le grincement de roues dentées. Mais lorsque le subtil se convertit en raisonneur, on dirait un rossignol en train de croasser.

Encore de l'importance de la géométrie : le sot veut se mettre au foyer des figures de la vie ; le sage préfère la souplesse elliptique, la complétude parabolique, l'élan hyperbolique.

Le sot optimiste : le progrès des idées justes ; le sot pessimiste : les idées fausses humilient les idées justes. L'ironiste : plus on se moque des idées plus elles redressent leur tête dans une fierté de mots.

Chez les animaux, la seule fonction de la beauté semble être la séduction. L'artiste devrait s'en inspirer, en renonçant à conduire ou éconduire les hommes, les tâches réservées aux non-créateurs, aux rabatteurs de meutes.

Tant de salive perdue, pour dénoncer la mutation de la scène publique en foire ; aujourd'hui, cette scène se reporta dans des salles-machines, sans bigarrures des chalands, sans le tintamarre des marchands – un silence de mort des transactions entre les machines vivantes, calculées par de vraies machines.

Pour accueillir ce que l'actualité déverse sur eux, ils utilisent la louche, au lieu d'une passoire ; encore une illustration de l'utilité des contraintes et des filtres, dans la formation d'un bon goût. Vouloir tout évaluer, ou tout dévaluer, ou même tout transvaluer, est bête. Le goût électif vaut mieux que l'appétit bourratif.

Les rythmes devinrent si mécaniques, que mes strophes toniques ne seraient pas entendues, rien que pour être prises pour syllabiques.

Au lieu de patauger dans l'essence de la profondeur (das Wesen des Grundes - Heidegger), dont la plate existence me barbe, je plane dans l'inexistence de la hauteur, son universalité me suffit.

Tous habillent leurs pensées. Les habits les plus recherchés sont des feuilles (de laurier, de chêne, de figue) et des plumes (d'oie, d'autruche, d'ange). J'aurais choisi la camisole de force.

Ce qui me console de ne pas être un musicien, c'est l'exceptionnelle médiocrité intellectuelle de tous les grands représentants de cette guilde. Le don musical doit être le plus inhumain.

C'est la honte des plates coutures des idées, plus que la fierté des hautes coupures des mots, qui me retient du délayage discursif et me circonscrit dans le genre (ir)responsable des maximes.

La pensée ne devrait ni reculer ni avancer, mais tourner en rond, pour que sa musique nous fasse danser, - telle est la leçon de l'éternel retour, opposé au progrès hic et nunc.

L'humour enlève de la pesanteur à la comédie, mais l'ironie n'ajoute pas de grâce à la tragédie. C'est pourquoi le Tchékhov anti-ironique est plus tragique que le Shakespeare ironique.

Aimer le calcul est un excès d'esprit pardonnable ; calculer l'amour l'est beaucoup moins.

Une pensée est la cible ne servant qu'à enflammer l'œil. La toucher n'est pas indispensable.

La tradition, comme la routine, est oubli, ignorance ou impuissance dans les commencements.

Le scientifique raisonne sur les concepts, le philosophe bavarde sur les notions, le poète fait résonner les métaphores. Mais leurs représentations reflètent la même réalité ; elles sont validées chez le premier, invalides chez le deuxième, réévaluées chez le troisième. Les notions sont des concepts mort-nés ou des métaphores vulgarisées.

Pourquoi l'homme Nietzsche est si mesquin et malheureux ? - parce qu'il lui manque l'ironie, ce contraire du sérieux et du grave (dans la vie et dans l'art), et la pitié, ce compagnon du Bien (dans la vie). Ignorant ces deux élans, il les opposait ; pour lui, l'ironie de Voltaire et la pitié de Rousseau furent incompatibles.

Le médiocre aime la peinture de la fin du monde, le scientifique en scrute le commencement, et l'ironique cherche, chez les deux, de la hauteur, celle d'un déluge ou celle d'une source, pour y deviner la solution d'une vie humaine ou le mystère d'une vie divine.

Un Ancien formule une banalité ; traduite en une langue moderne, elle devient énigmatique ou absurde ; le prestige de cet Ancien provoque une montagne de commentaires de cette absurdité (et non pas de la banalité) ; l'habitude de ce nouveau langage abscons, chez les universitaires, le rend respectable, savant, obligatoire ; au sein de ce jargon naissent d'autres absurdités – telle est la généalogie de la philosophie académique.

Ma force réclame la négation, et ma faiblesse déclame mon acquiescement. J'adhère à la plus intelligente.

Tout récit, visant les finalités, est tronqué, tandis qu'il y a tellement de fragments, ne quittant pas les commencements, et qui sont parfaitement achevés.

Plus léger est un thème de philosophie académique, plus lourd est son traitement. Mais parfois l'inverse est encore plus flagrant : face à la lourdeur de l'être philosophique, j'en comprends l'insoutenable légèreté.

Je tiens à l'écriture des commencements ou du premier matin du monde, par réflexe agacé contre le beuglement ambiant sur la fin du monde.

Les thèmes abordés sont les mêmes chez tous les philosophes. Ce qui distingue ceux-ci, c'est la répartition de ces thèmes par type d'approche ; il y a trois approches possibles : le sérieux, l'ironie et l'exercice de talent littéraire. Le sérieux ne méritent que la souffrance et le langage ; l'ironie doit dominer, pour aborder la sagesse, le savoir, la vérité, l'être ; enfin, pour manifester nos goûts dogmatiques ou nos dons sophistiques, nous chanterons la poésie, la liberté, la fraternité, la grandeur. Le sérieux doit être vaste, l'ironie – profonde, le milieux des exercices doit se situer en hauteur.

La femme penche nettement du côté des valeurs despotiques – l'arbitraire, l'inexplicable, l'aveugle. La froideur républicaine répugne à son besoin de chaleur : « Les femmes ne comprennent que trois choses : la Liberté, l'Égalité, la Fraternité » - Chesterton - « There are only three things in the world that women do not understand ; and they are Liberty, Equality, and Fraternity ».

Le philosophe et les éléments : il veut liquéfier ou solidifier la chose, soit pour la rendre protéiforme et universelle, soit pour prouver sa puissance et sa rigueur. Tandis qu'elle aurait besoin de feu, pour son intensité, et d'air, pour sa hauteur.

C'est en position couchée que je fus visité par les paroles les plus aguichantes. Ni l'agitation de Nietzsche : « Les seules pensées valables me vinrent pendant mes marches » - « Nur die Gedanken, die mir während meines Spaziergangs einfallen, haben Wert », ni l'assiduité de Flaubert : « On ne peut penser qu'assis » - ne me conviennent.

Deux symptômes de la bonne santé de la littérature moderne : trop baillante - la présence de clartés, trop béante - l'absence de musiques. Mouton imitateur - celui qui est toujours clair ; robot calculateur – celui qui est hermétique à la musique.

Oui, le viol est peut-être nécessaire, pour faire de beaux enfants à l'Histoire, à l'espérance ou à la littérature, mais la caresse devrait accompagner la rudesse, pour ne pas multiplier des orphelins.

La pensée, face au mouton, au robot, à l'artiste : elle possède le premier, elle est possédée par le deuxième ; le troisième possède l'expression, qui enfantera d'une musique, d'une image ou d'une pensée.

La différence, spirituelle ou stylistique, entre l'acquiescement ou la négation, face au monde : on chante le oui au mystère de la vie, on récite le non à sa solution.

L'ironie est la reconnaissance, que tout chemin, menant de la profondeur de l'intelligence à la hauteur de la noblesse, doit traverser l'épaisse platitude de la bêtise. Son absence, c'est croire, qu'on y est toujours intelligent ou déjà noble.

Depuis Socrate, les Sages ne réfléchissaient plus que sur la dignité de rester dans le Bien et dans le Vrai, en maniant les fèves, syllogismes ou furoncles. Pourtant, les enjeux philosophiques majeurs furent formulés par les présocratiques, Héraclite et Parménide : la poésie laconique et bariolée ou la morne logorrhée sur l'être, la vérité, le savoir.

Les esprits chancelants tendent à s'appuyer sur un mur mirifique de la rigueur, tandis que « les esprits justes donnent naturellement dans la métaphore » - La Bruyère.

La manie des faibles d'esprit de parler de puissance de la pensée ; je parcours la liste de ceux qu'on décore de cette qualité douteuse et je vois tout de suite leur point commun – l'absence de toute ironie dans leur écriture. Pour en parler un peu plus sérieusement, je dirais qu'une pensée est d'autant plus puissante qu'elle exhibe davantage d'ironie philosophique pour elle-même et, surtout, qu'elle subisse avec succès l'examen par une ironie des poètes.

L'ironie, c'est la politesse du sens de l'harmonie : mesurer l'outrance, contenir le débordement, enraciner les envolées, rendre mélancoliques mes fureurs.

Le paradis, et non pas seulement l'enfer, est pavé de bonnes intentions, mais son gardien fut plus crédule. Les motifs des gestes sont toujours plus bas que les semelles, c'est l'ironie des mots qui vise la hauteur des ailes.

Une bien comique opposition spéculaire entre l’insouciance du devenir (sorgloses 'ich werde') hégélien et le souci de l'être heideggérien. L'innocence du devenir nietzschéen, ayant atteint l'intensité de l'être, serait leur unification.

Les Olympiens se livrent au stupre avec des titanesses ou gonzesses, mais l'on hésita longtemps, pour reconnaître aux anges la possession de l'outillage, nécessaire pour de tels exploits ; heureusement, une nuit printanière, près de Nazareth, vint l'Archange Gabriel, pour dissiper ce doute, en rendant heureuse, peut-être, une seule vierge, et mettre dans l'embarras l'impotent Joseph. Pour le Divin Enfant, quel patronyme est le plus plausible ? - Joséphovitch, Santospiritovitch, Sabaothovitch, Gabriélovitch ?

De temps en temps, je suis rattrapé par une honte d'avoir dénigré Hegel ou Husserl, canonisés par toutes les chaires de philosophie du monde. Et moi, ne trouvant dans Science de la Logique ou Logique formelle que des inanités pseudo-logiques et logorrhéiques. Mais j'ouvre au hasard ces torchons et, immanquablement, je tombe sur des perles : « Tout jugement qui contredit un autre jugement est exclu » - Husserl - « Jedes widersprechende Urteil ist durch das Urteil, dem es widerspricht, ausgeschlossen » - et ma conscience trouble retrouve sa sérénité et ses ricanements.

Le cinéma muet fut moins niais : on suivait les yeux plus que les bouches.

J'entamai ce livre dans la joie d'un chaos prometteur et évanescent ; je l'achève dans la gêne d'un système bâti malgré moi, système redoutable et définitif. Je n'eus aucune velléité d'ordre ; ma volonté de puissance put se passer de volonté de système. J'eus beau ne pas suivre un chemin - un chemin me suivit.

L'ironie du mot est la dernière poche de résistance de la poésie. Son premier refuge est parmi les vocables : muse, idée, ciel ; le deuxième - en situations : château, combat, solitude ; le troisième - dans les attitudes : obscurité, musicalité, intellectualité. Si, au bout de ces pérégrinations, on ne débarque pas auprès de l'ironie, c'est qu'on s'égara en route.

La montagne, l'édifice ou la route, ces rivaux de la pierre, dont s'occupe Sisyphe. Il ne trébuche pas sur la montagne, n'a pas d'ambition pour des édifices, s'écarte des routes. Les bleus, laissés par des pierres de touche ou d'achoppement, l'ont conduit au pied de l'arbre, ou mieux, à sa hauteur, d'où il admire l'azur des montagnes, des horizons, des cieux.

On ne se retrouve au milieu des ruines qu'à la suite d'une chute ; dans le seul cas, où je les salue, la chute fut due non pas à la pesanteur terrestre, mais à la grâce céleste.

L'orfèvrerie de l'absurde, sur trois plans : la platitude, la profondeur, la hauteur - Pénélope, les Danaïdes, Sisyphe.

La maîtrise des idées n'apporte pas grand-chose à la qualité de mes valeurs, mais elle présente un intérêt purement prophylactique : je m'injecte des avis, de plus en plus empoisonnés ; les idées, tout de suite, m'en immunisent ; et je finis par ne plus m'aliéner le moindre point sur un nouvel axe entier de valeurs – je me dévouerai, libéré d'attachements pesants et unidimensionnels, aux vastes ailes des émotions ou des mots.

La relation sagesse-folie manque de symétrie : si le Socrate fou est bien Diogène, le Diogène assagi devint directeur commercial ou sous-préfet.

Il n'est pas honteux d'avoir des convictions ; il est honteux de ne pas trouver de préjugé, qui leur serait supérieur.

Si je devais choisir, comme tout le monde, un contraire ou un complément à l'être (comme devenir, temps, avoir, néant, destin, événement, étant), je prendrais la représentation, qui, pour l’œil, semble recouvrir l'ensemble de l'être, mais pour l'esprit, en laisse une infinité d'aspects irreprésentables ou insondables.

C'est dans les cruciverbistes qu'on voit la figure de penseur ; les Tyrannicides décorent les comices kolkhoziens ; la Victoire de Samothrace ouvre une séance de Bourse !

Quand on sait imprimer son propre filigrane, on peut rendre intéressante la lecture de n'importe quel chiffon.

On a beau chercher le meilleur remède pour se débarrasser du souci de l'être de l'étant, rien ne vaut la néantisation de l'en soi pour soi.

On ne parle jamais de fenêtres ou de toits, dans des édifices paradisiaques ou infernaux ; mais il y est souvent question de portes : « L'enfer a trois portes, où l'âme se perd : désir, colère, concupiscence » - Bhagavad-Gîtâ. Heureusement, il y a toujours la fenêtre de l'ironie (ad augusta), par laquelle on voit, que les portes plus étroites (per angusta) ne sont pas plus recommandables, bien que la braise y soit moins ardente.

Le premier mérite de l'au-delà est qu'il n'existe pas, ce qui permet au bon créateur de le réinventer, à la place du Démiurge, faiblard ou cachottier. Il y a des malins, des anges, pour qui l'en-deçà et l'au-delà ne forment qu'une grande unité. Ange est le nom qu'on donne à celle des bêtes, qui vit davantage de ses barreaux que de ses terreaux ; elle prouve sa liberté par le respect des contraintes mystérieuses et non pas par la connaissance des buts problématiques ; elle reconnaît ne pas se connaître ; elle devient le soi connu, tout en voulant être le soi inconnu, être messager de ce qui n'existe pas.

Ils pensent que le philosophe est un homme, qui crée des concepts, formule des questions, nous comble de ses réponses, soupèse des savoirs ou déchiffre des théories, tandis que c'est surtout celui qui, en toute circonstance, peut (doit ou veut) nous faire rire ou pleurer, au choix, au lieu de calculer ou de nous morfondre.

Pour souligner la stature majestueuse d’une institution artistique américaine, voilà ce qu’ils écrivent : « the American Academy of Arts and Letters is to the arts what Cooperstown is to baseball ». Serait-ce « l’idolâtrie des chacals par les ânes » - H.Mencken - « the worship of jackals by jackasses » ?

Le marteau est une bonne métaphore pour s’opposer à la minauderie des nuances ; mais il faut que son matériau soit sélectionné par ton soi inconnu et que sa statue forgée soit celle de ton propre soi connu créateur. Tu dois être l’ange d’un tout personnel, au lieu d’être un démon commun, s’agitant dans le détail.

Le feu apporte la vie, l'eau la porte, l'air la supporte et la terre l'emporte.

Avant de nous assommer, pour la millième fois, avec les mêmes absurdités parménidiennes, cartésiennes ou husserliennes, les philosophes raseurs prennent la précaution de nous assurer de leur attachement à l'angoisse et à la révolte et de leur indifférence aux livres des autres.

Quand je vois, avec quelle facilité, des tas d'hommes, privés de tout talent littéraire, empruntent le style et le vocabulaire de Spinoza, Hegel, Husserl, je comprends mieux le talent singulier de Pascal, Nietzsche ou Valéry, qui n'ont aucun véritable acolyte.

On conquiert la profondeur, pour mieux voir les choses ; on s'abandonne à la hauteur, pour les voir avec autre chose que les yeux.

Devenir utile ne veut pas dire, automatiquement, cesser d'être beau. C'est une fausse irréversibilité ! La sagesse est dans le passage du possible à l'impossible et de l'utile à l'inutile ! L'artisanat fait l'inverse et croit son travail irréversible.

L’ironie permet de banaliser tant de choses d’apparence tragique ; je le remarque, puisque tous les révoltés d’aujourd’hui, graves et prétentieux, sont obsédés par rendre tragiques tant de choses banales.

L’ironie est la meilleure dialectique ; elle permet de rester dans l’acquiescement moqueur, sans s’encanailler dans la négation, sans pinailler dans une synthèse, toujours ou lourde ou plate.

Mon atelier n’est ni chantier ni laboratoire ; tout au plus – un salon en ruines, où se rencontrent des fantômes des temps moins barbares.

Où sévissent le tumulte et le désarroi, triomphent les médiocrités ; l’intellectuel ne brille qu’en temps de paix et d’ennui. L’originalité de notre époque somnifère est qu’on invente des turbulences factices, pour le plus grand bien des médiocrités.

Légiférer pour les autres, c’est spécifier le chemin entre le banc des accusés et le pénitentiaire ; légiférer pour soi-même, c’est inventer des circonstances consolantes au séjour dans ces lieux incontournables. Pour la première tâche il suffit d’être maître ; pour la seconde il faut être créateur.

Quand on voit où nous conduit l’intelligence mécanique, on est tenté de succomber à la bêtise organique, mais ce geste exige beaucoup de talent : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes » - Voltaire (de Rousseau).

Une bonne ironie devrait être plus près de l’humilité que de la fierté, partir de l’enthousiasme plutôt que de la déception, accompagner des larmes plutôt que des rires, consoler plutôt que mordre, élever l’humanité plutôt qu’abaisser l’homme.

L’amour est complexe, c’est pourquoi il a une part réelle, la temporelle, et une part imaginaire, intemporelle. Quand l’imagination est nulle, on reste en compagnie de la seule réalité unidimensionnelle, de la linéarité décroissante.

La pureté, la traversée filtrante des quatre éléments : je succombe aux bacilles de l'eau, m'entache de la suie du feu, me contamine du virus de l'air et finis par me donner au ver de la terre.

La vie commence avec l’eau de notre semence, continue avec le feu de nos rêves et avec la terre de nos actions, se termine avec l’air de notre dernier soupir.

Le sérieux étant le premier ennemi du bonheur, l’ironie devrait servir de contrainte, de rempart aux assauts du sérieux et d'échappatoire vers le bonheur.

L'une des meilleures intelligences consiste à préserver le plus longtemps possible l'état de promesse, à entretenir la soif indicible, au lieu de tenir la parole donnée. Les mots en donnent un bon moyen. Avec la bêtise, tout est beaucoup plus simple : la satiété des yeux et l'avidité des idées. L'intelligence - l'attente, la soif, l'étonnement.

L’écrivain : l’ange et ses plumes me font lever l’âme, la bête me fait baisser la tête et me tend l’encre noire, pour y tremper ma plume. Le haut firmament de mon soi inconnu sera rendu par l’horizon étroit de mon soi connu. L’attrait de la lumière naîtra de la noirceur. « Jamais un homme vertueux n’a écrit de livre valable » - H.Mencken - « No virtuous man has ever written a book worth reading ».

Pour les uns, les conditions a priori de la sensibilité sont l'espace et le temps ; pour les autres - les structures et la logique ; pour les derniers en date, et les plus nombreux, - le moule et les voies bien tracées. Les pédants, les peintres, les pantins.

Je ne connais ni n’aime la chose que par ses apparences ; l’odeur, la couleur, la dureté le sont. En revanche, les caprices des électrons et la sociabilité des molécules constituent la chose en soi, sans mériter ni ma musique ni mon pinceau ni mon flair.

La philosophie est de la poésie renversée : transformer les commencements poétiques en fins philosophiques ; on peut les confondre : « La philosophie est une science des origines voulues » - G.Bachelard – ce que le poète peut le philosophe le veut.

Les couronnes, les guirlandes, les rondes expliquent le comment, le quand et le où des fêtes ou des deuils communs ; la fleur sans pourquoi, l’étincelle sans durée et l’étoile sans lieux sont le lot des béatitudes ou des nostalgies solitaires. Les finalités qui ancrent ou les contraintes qui élèvent.

La pesanteur (gravitation) rend l’espace courbe et le temps élastique ; je me demande si la grâce ne devrait pas faire la même chose, en privilégiant la hauteur et l’éternité.

Le nihilisme, qui proclame l’absurdité des fins, est puéril ; le nihilisme, qui réclame l’égalité des parcours, est niais ; le seul nihilisme, digne et créateur, est celui qui acclame les commencements hors sentiers battus.

À quoi puis-je penser, dans un état apaisé ? - au coin du feu, au bon vin, à Louis de Funès. Mais une fois attrapé par la palpitation, je me mets à songer à la musique, à la création, à la consolation. Et je me mets à tricher : j’approche le feu de mon cœur, j’enivre mon âme, et c’est mon sombre esprit qui commence à émettre de belles ombres.

Celui qui laisse envahir son âme par les technologies deviendra idiot et robot, mais celui qui ne les laisse pas armer son esprit est déjà idiot, sans se prémunir contre la robotisation.

Les plumes publiables appartiennent, aujourd’hui, presque exclusivement aux personnages installés – maisons d’édition, chaires universitaires, cabinets ministériels – la routine mécanique ; aucune place aux vagabonds du verbe.

Les châteaux en Espagne, comme leurs vestiges, les ruines, brillent par leur inexistence. Quelle autre architecture aurait pu héberger le rêve, qui ne se manifeste par aucun signe matériel ?

Les contraintes spatiales permettent d’éviter des platitudes ou des cloaques, et les contraintes temporelles font passer le vertige des vitesses et des accélérations – le frein ou la marche-arrière font aimer les impasses : « Il n’est point d’impasse là où l’on peut faire marche-arrière » - S.Lec.

Que ce serait beau, si le dernier cri, dans le goût ou dans la pensée, s’inspirait d’un dernier soupir, c’est-à-dire d’un chant du cygne.

J’avoue préférer la niaiserie musicale à l’intelligence mécanique. La hauteur musicale, même sans l’intelligible, résiste au temps ; la profondeur intelligente, démunie de sensible, est condamnée à sombrer dans la platitude.

Face à la haute musique verbale, la facilité presque miraculeuse d’en tirer de l’intelligible profond me rend indifférent aux idées et fétichiste du mot.

A.Musset a-t-il vu des anges du crépuscule ? À la tombée de la nuit, n’apparaissent que les bêtes ; les anges annoncent les aubes. Les commencements diurnes chantent les hauteurs nocturnes.

Le monde de la pensée sérieuse est horizontal, celui du regard ironique – vertical. La tentative de ramener celui-ci à l’horizontalité produit de l’humour. « L’humour est l’ironie, portée à sa plus grande amplitude » - Kierkegaard – ce qui le porte, inévitablement, à la platitude. L’ironie est éternelle, et l’humour – enfant de son temps.

L’ironie, tournée vers les autres, est signe d’une volonté de domination, le plus souvent ridicule ; l’ironie doit ne viser que tes propres turpitudes, déviations et impuissances.

Le bonheur est affaire des états d’âme et non des états de faits ; en absence des âmes, le culte du bonheur n’a d’égal en bêtise que son exécration.

Dans l’égale lumière du savant, toute étincelle devient blafarde ; elle a plus de chances de briller et d’être remarquée dans l’obscurité des goujats ou dans les ténèbres du poète.

Implicitement, et peut-être inconsciemment, Schopenhauer voulut défendre le rêve, puisque tout en réduisant la réalité humaine à la volonté et à la représentation, il prône la non-volonté et montre son désintérêt pour toute représentation savante.

Ceux qui voulaient éclairer les hommes commençaient par assombrir le tableau de leur siècle. Je fais le contraire : je vois mon époque, tout le temps en plein jour, grâce aux néons collectifs ; pas de place aux ténèbres extérieures sur mes palettes intimes ; je m’exerce aux jeux des ombres, que jette mon étoile.

Les sophismes amusent, les dogmes intriguent – les seconds sont plus durables, et le dogmatisme immanent de Schopenhauer est plus prometteur que la sophistique transcendantale de Kant.

En traitant d’absurdes la plupart de grands ouvrages philosophiques, il faut se rappeler que l’absurdité, étymologiquement, ne fut pas l’absence de sens mais l’absence de musique. Chez Kant, l’abondance de sens et le vide musical – la banalité des jugements. Chez Hegel, le sens arbitraire (toute transformation par négation, complémentarité, inversion de sujet et d’objets laissant le discours amphigourique au même degré de tangence), la prétention à la musique avec une oreille de sourd. Chez Heidegger, le sens noyé dans l’absurdité morphologique, mais une bonne imagination apportera un sens insoupçonné par l’auteur lui-même, puisque la musique y est réelle.

Même pour me mêler à la plate discussion sur la différence entre l’être, le devenir et l’avoir, il vaut mieux choisir pour leur sujet et l’objet – mon propre soi. Je suis mon soi inconnu ; je possède mon soi connu ; le seul devenir, digne d’être remarqué, est ma création, l’être que mon soi connu produit, sur l’instigation implicite de mon soi inconnu.

Tant de dithyrambes à la pensée libre, mais je fais le tour des pensées proclamant la liberté, et les compare à celles en proie à l’esclavage passionnel, face à Dieu, à la femme, à la mort, et j’y trouve plus de profondeur, de couleurs, de hauteur et de … liberté. La liberté apriorique est stérile ; seule la liberté finale est fertile.

Comment devrait naître une ironie aimable ? - constater la chute d’une chose noble et comprendre que, rationnellement, cette chose est indéfendable. Donc, l’ironie serait une lamentation, cachant une consolation inavouable.

Le génie se reconnaît par le choix de la première ligne ; le talent guide les enjambements ; le destin se penche sur le point final, mais la vie y met une rature.

Dans aucun autre domaine la justesse du traduttore traditore ne se manifeste aussi dramatiquement qu’en philosophie. N’importe quel gamin allemand comprendrait le terme heideggérien Unselbstständigkeit – non-autonomie, besoin d’appui ; l’un des pires bavards français, Sartre, le traduit par non-substantialité originelle dans les trois dimensions de la temporalité. Remarquons, en passant, que le pauvre axe temporel (uni-dimensionnel !) y reçoit deux dimensions supplémentaires imméritées.

Calculer le point d'Archimède, sans chercher à soulever des lourdeurs : s'exercer en tension de la corde, sans décocher de flèches sur des cibles trop basses, - noble métier d'ironiste.

L'élision du dernier pas et la majuscule du premier - signes du respect pour la phonétique et l'orthographe divines.

Aucune définition opératoire du monde, de la substance, de la liberté, de Dieu n’est possible. Et pourtant, tant de raseurs dissertent sur l’indécidabilité des antinomies kantiennes

Il y a de l’hypocrisie dans mon culte des commencements, puisque si ceux-ci se remplissent facilement d’enthousiasmes, les parcours sont marqués par la honte, et les fins n’exhibent que le désespoir.

Un conseil aux thésards en philosophie : pour diluer la logorrhée, par trop nauséabonde, sur l’être, ensevelir l’objet des quolibets sous un titre multi-étagé comme De la résolution de quelques apories dans la justification de la mise en place de la base de l’édifice de l’être.

Quand tu ne t’occupes que de l’esprit (la représentation calculante) et des muscles (la volonté agissante), tu peux clamer, objectivement et bêtement, que ta philosophie se passe de consolations (Schopenhauer - « meine Philosophie ist trostlos »). Heureusement, il existent aussi une représentation palpitante et une volonté désirante, qui n’ont qu’une seule protectrice – la consolation.

Tiré d’un panégyrique, qu’un phénoménologue (E.Husserl) adresse à un empiriste (Hume) : compréhension de la façon dont l’objectivité se constitue dans la subjectivité, dans le cadre de la conscience. Tous les noms y sont interchangeables, et, au lieu du verbe solitaire se constitue, vous pourrez y fourguer se désagrège, accepte ou refuse, suit ou précède, - tout garde le même niveau de scientificité. Ou d’idiotie.

De la juste répartition de saisons entre l’esprit et l’âme : l’esprit vise la récolte automnale, et se voue au labeur estival ; l’âme part du diagnostic hivernal, désespérant, pour s’adonner à l’espérance printanière, d’autant plus que l’y joint le cœur réveillé.

Ceux qui, dans un livre, cherchent du pain et du vin, en ressortent blasés et sobres. Je n’offre qu’une soif à entretenir et une ivresse, née de la lecture des étiquettes.

Du charme et de l’harmonie des syntagmes, comprenant un nom, un adjectif, un numéral : arrivés à croire en éternelle présence de la Trinité ou à percer l’infinie essence des dyades, vous admettrez plus facilement l’absolue transcendance de l’Un. Un joli exercice pour un programme informatique, qui générerait à la chaîne ce genre de sagesse.

Dans la sagesse antique, j’apprécie le culte de la position couchée, pour ripailles, débats ou écriture, ce qui occultait les horizons et ouvrait au ciel. En revanche, les fanfarons de la position debout finissaient en accaparements d’hyènes ou pugilats de moutons. Mais les pires, ce sont mes contemporains, assis dans leurs bureaux, pour remplir, mécaniquement, la même fonction de robot interchangeable, en finance, littérature ou science.

Il faut rester moqueur et insensible à la dramatisation injuste des truismes ; il faut rester mélancolique et sensible à la banalisation juste de l’héroïsme.

Ce qui menace ma fugace hauteur, ce n’est pas le désaveu par la profondeur éternelle, mais la dérision par la platitude quotidienne. Ne pas compter sur le sérieux des pensées datées, se vouer à l’ironie des rêves sans dates.

Tout est discret et fini dans la réalité ; l’infini n’a de place qu’en mathématique ou dans la bêtise humaine (celle-ci serait équivalente à « l’éthique fondamentale : ouvrir la pensée à l’infini réel » - Badiou - puisque, dans cette brèche, se déferleraient des flots de bêtise).

Le concret devrait ne servir que de bois d’allumage, tandis que l’abstrait offre l’étincelle, sans toutefois garantie de résultat. « Le concret éteint la pensée, l’abstrait l’enflamme » - Benjamin - « Die Konkretion löscht das Denken, die Abstraktion entzündet es ». Encore faut-il que ton esprit ait un bon foyer et ton âme – un bon souffle.

Sachant qu’il n’a rien à dire, le graphomane se met à montrer ; il ne comprend pas que les choses qu’il montre sont encore plus ennuyeuses que les paroles qu’il en aurait dites.

La philosophie étant surchargée d’interminables lourdeurs séniles, le seul moyen de lui donner des ailes de jeunesse serait de s'y limiter aux commencements.

Le snobisme ou le maniérisme ont besoin de beaucoup d’intelligence, pour ne pas s’étaler dans une niaise platitude ; mais l’intelligence, sans une petite dose de snobisme de matière ou de maniérisme de ton, risque fort de se retrouver dans une platitude savante.

Connaître, transformer ou aimer son destin sont des niaiseries du même ordre, puisque tout destin est un fatras mécanique de hasards. Et amor fati signifie plutôt acquiescement et indifférence qu’amour.

L’absolu est : le tout, le vrai, l’être ? Vous pouvez intervertir dans tous les sens ces quatre facettes de la sagesse académique, en y glissant, en plus, le savoir et l’esprit, vous seriez toujours approuvé par Hegel.

La noblesse nous ouvre la vue du bonheur, l’intelligence y fait voir le désespoir. Difficile d’assumer ces deux facultés, sans perdre ni le prodige béat ni le vertige du combat. Le meilleur intégrateur semble être l’ironie, qui, de la fusion entre le bonheur idéel et le désespoir réel, fait naître l’espérance, qui n’est ni fond ni forme, ni récit nu hurlement, mais un chant du cygne.

Ce que Platon dit de Socrate, Valéry de Descartes, Heidegger de Nietzsche montre la chevaleresque sympathie des philosophes-poètes non pas pour leur confrère-ancêtre lui-même, mais pour l’image de celui-ci, qui n’est que leur propre réinvention du personnage fictif et brillant. À comparer avec la froide neutralité ou hostilité des non-poètes.

Nos yeux suffisent pour dénoncer des enfers terrestres, mais il faut un bon regard pour annoncer des paradis célestes.

Seule la maîtrise des métaphores ou de la logique peuvent justifier la logorrhée philosophesque sur la vérité, les connaissances, l’être. Si de la sagesse spinoziste ou hégélienne, on élimine ses trois sujets austères ou stériles, les misérables lambeaux restants ne seraient sauvés par aucune métaphore.

Dans les Actes d’une conférence académique, je tombe sur cette phrase : l’Idée d’une communication des informations sans limitations. Je pense, naturellement, aux aveux croustillants d’un polisson dévergondé. Eh bien, je me trompe ; pour toute l’assistance, il était évident qu’il s’agissait d’un personnage beaucoup plus espiègle – Dieu !

En littérature, on reconnaît les lourdauds académiques par la gravité banale des questions, qu’ils se posent explicitement. On reconnaît le poète par la légèreté des réponses, qu’il peint sous forme d’obscures métaphores, que le lecteur illumine par la recherche de ses propres questions – Héraclite, Nietzsche, R.Char.

En jonglant avec des termes, dont elle ne comprend goutte, la gent philosophesque peut, tout de même, sortir des perles imprévues. « La subjectivité est la vérité ; la subjectivité est la réalité » - Kierkegaard – une risible ineptie et une vue subtile – je vous laisse deviner à quelles affirmations s’attachent ces étiquettes.

Le devenir ne s'absorbe pas dans l'algorithme ou dans le noyau, il ne se soumet pas à la métonymie, il est le vassal hautain de la déduction – ma savante réplique à ceci : « L'être ne se diffuse pas dans le rythme et dans l'image, il ne règne pas sur la métaphore, il est le souverain nul de l'inférence » - A.Badiou. À vous de juger où l'esprit doit rire ou pleurer. Et de pardonner à la platitude ce qu'on ne pardonne pas à la profondeur.

L'intelligence étant toujours à la recherche de quelques nouveaux reniements, virevoltes ou départs, le sens, ce but se profilant au bout de la vérité, ne peut compter que sur l'inertie de l'ineptie. « La bêtise demeure le refuge du sens » - J.Baudrillard.

J’abandonne l’ambon des proclamations et le confessionnal des hontes, pour le seul meuble, que j’aurais mis dans mes ruines, - l’autel païen, où je sacrifierais mes proclamations et resterais ainsi fidèle à mes hontes.

Le cercle ne cesse d’être vicieux, c’est-à-dire fermé et plat, qu’en découvrant la hauteur, en devenant ouvert, en se métamorphosant en spirale. Sous les coupes discrètes de l'ironie, la spirale peut être vécue comme un pointillé ou une constellation des points lumineux et libres, aspirés par la hauteur.

Le mathématicien maîtrise l’infini, le poète – la pureté, le savant – la pensée. Mais a-t-on jamais vu un seul philosophe, capable de définir ces trois concepts ? Pourtant, l’un des plus obtus d’eux, Hegel, proclame, parmi tant d’autres, cette ânerie, totalement creuse : l’infini est la pensée pure ! Et dire, que la pensée est la pureté infinie, n’est guère plus glorieux.

L'obsession par l'avant, est si commune, qu'on saluerait machinalement la démarche d'écrevisse : « Le cheminement qui recule, seul, nous mène de l'avant » - Heidegger - « Der Weg zurück führt uns sogar erst vorwärts ». Mais l'attitude de marmotte m'est plus chère : couchée, pour ne pas avancer vers l'arrière, seule direction, où il y ait encore des promesses.

Il y a des fleurs fuyant tout bouquet et tout vase. Et voilà le tournesol, cherchant le soleil de la gloire, mais destiné aux cuisines ou aux tableaux de maîtres. Une grande question : la fleur est-elle faite pour nos yeux admiratifs ou pour le ciel indifférent ? La vérité et la beauté célestes sont perçues accompagnées de mots ou de vases, dans nos cavernes terrestres.

Dans certains jeux, l'enjeu est le respect des règles. Dans d'autres, la règle est de ne pas oublier l'enjeu. Un mystère cosmique, un problème théâtral, une solution ludique – il faut savoir jouer sur tous ces registres, pour que le désespoir soit profond et l'espérance – haute.

Le rire n'est pas une arme, il n’est qu'une alarme ou un bouclier, mais sa larme désarme. Une technique préventive, pour chasser l'ennui et le sérieux, - placer un éternuement au lieu le plus pathétique de ton discours (Bergson).

Ceux qui tournent le dos aux principes, s'appuient, en général, sur des recettes de basse cuisine. Pour un cuisinier de langages savoureux, vaut cette haute recette : « Appuyez-vous sur les principes, ils finiront par céder » - G.Braque.

Sous le soleil, on voit un équilibre : le cochon marchant vers la boue, et l’homme – vers l’abattoir. Mais, par mauvais temps, se produit un déséquilibe : « Il pleuvait si dru, que les cochons furent propres et les hommes crottés » - Lichtenberg - « Es regnete so stark, daß alle Schweine rein und alle Menschen dreckig wurden ».

Si l’on vous dit, que « pour un être qui est acte, la langue possède une expression adéquate - … » - Schelling - « für dieses Wesen, das Actus ist, hat die Sprache einen treffenden Ausdruck - … » - devineriez-vous quelle est cette expression ? Une massue ? Un poing ? Un muscle ? - eh bien, non, ils y fourrent – l’âme ! Les traducteurs mal inspirés d’Aristote passèrent par là.

Dans l’écriture, les principes déterminent la qualité du commencement, et le talent donne de l’harmonie aux enchaînements ; le mauvais commencement peut être redressé par le talent, mais sans celui-ci, celui-là est irrécupérable. « Avant de commencer à philosopher, il faut être spinoziste » - Hegel - « Wenn man anfängt zu philosophieren, so muß man zuerst Spinozist sein ».

99 % des phrases, tirées des œuvres des plus grands philosophes, possèdent cette embêtante qualité – j’aurais honte de les avoir pondues ! La banalité, le hasard, l’insignifiance, l’absurdité, l’inexpressivité les rendent sans intérêt hors de leur contexte. La nécessité, dictée par le genre narratif, de jeter des ponts entre des îlots de pensées, conduit, inévitablement, aux pâles bavardages. Pour juger une œuvre, il faut l’expurger de ces remplissages parasites ; le résidu ne contiendrait que des métaphores, des pensées, des maximes. Après cet assainissement, personne au monde, y compris ceux que j’admire franchement, ne pourrait rivaliser avec moi.

Le malade se fiche des résurrections, il ne songe qu’à la guérison. La résurrection est épreuve de l'arbre ; on en peut créer le climat jusque dans un grabat, en glorifiant l'incurable.

Mes rapports avec l’écriture ont tout d’une liaison secrète : la caresse et la jouissance la décrivent mieux que la reconnaissance sociale, professionnelle ou fiscale. Je la rencontre aux lieux obscurs et solitaires, où ne rapproche que le lointain, ne règnent que ses caprices, ne brille que mon étoile.

La méthode cartésienne, cette meilleure façon de raisonner (comme, de nos jours, celle de marcher), méthode portée aux nues par Hegel et Husserl, est appliquée, tous les jours, par tout scout comme, jadis, par tout aubergiste. Les crétins et les sages le font avec autant d’utilité.

Derrière la rigolade permanente de l'homme du commun se devine un permanent sérieux, cet effet d'une sombre ignorance ; sous le sérieux permanent de l'homme d'esprit se lit une permanente rigolade, cet effet d'un gai savoir.

Une niaiserie cartésienne, que j’aurais pu adopter comme règle : « Si mes opinions ne peuvent être approuvées sans controverse, je ne les veux jamais publier » - où j’aurais mis peux à la place de veux. Mon éditeur putatif, guidé par le consensus public, s’en serait chargé, sans le moindre état d’âme.

L’Idée couvre tous les champs expressifs, du borborygme à la formule logique ; la philosophie consiste à l’envelopper d’un style, qui, réduit nécessairement aux arrangements spatiaux de mots, ne peut être que géométrique. Chez Platon il est parabolique (les objets à la lumière mythique), chez Nietzsche – hyperbolique (les objets voués à la hauteur), chez Heidegger – elliptique (les objets n’ayant pas encore de nom). J’ai l’ambition de pratiquer un style conique : l’idée serait une corne d’abondance, un cône, avec l’humilité d’un angle de vue étroit, avec un flux du bien-être, avec l’élan vers l’infini ; la maxime émerge, suite au choix d’un plan, traversant le cône, pour créer une parabole, une hyperbole ou une ellipse.

Être indicible ou invisible, je peux le justifier, en me cachant derrière mon soi inconnu. Mais non – être inaudible, car mon soi inconnu doit émettre de la musique, à défaut de discours et de tableaux.

J’aime cette modestie, hypocrite et ironique, de Nabokov : « Laisse tomber les idées, fais frissonner le bleu, lis avec ta moelle et non avec ton crâne » - « Dismiss ideas, train the freshman to shiver, read with your spine and not with your skull ». Les idées sont un produit collatéral, magiquement surgissant de la musique des mots. Les dangers : plus on s’occupe des bleus, moins on est attentif à l’azur ; la moelle est trop proche de la digestion des insipidités, tandis que le crâne a tout, pour apprécier le goût, l’arôme, le regard, l’écoute, la caresse d’un sourire et le rythme d’un sanglot.

En se penchant sur la valeur d’un homme, on parle beaucoup de ses racines et de sa puissance. J’aimerais rester cet Un, fermé aux multiplications et additions, mais ouvert à l’extraction de racines ou à l’élévation à la puissance qui me laissent intact dans l’Un inchangé.

Celui qui ignore la notation musicale, ne retirera rien de mon écrit ; mes mots sont plus près des notes musicales à interpréter (dans les deux sens) que des étiquettes verbales à reconnaître (aussi dans les deux sens).

Tu ne peux avouer, sans rougir, que ta tête est vide de pensées et de vérités, que si ton cœur est inondé par le monde de Bien ou si ton âme inonde le monde de beauté.

Se manifester par la pensée (Descartes) ou parler en prose (Mr Jourdain) sont des découvertes ou des constats monumentaux, relevant exactement du même niveau de bêtise…

Les seuls mérites de Descartes : un affaiblissement du jésuitisme, la géométrie analytique, l’invention des symboles +, -, =…

On peut fuir le présent soit dans l’espace, en se réfugiant dans le rêve, soit dans le temps, en cherchant l’âme sœur au passé ou l’esprit fraternel au futur. Ceux qui se vautrent dans le présent sont des bêtes. Ceux qui ignorent le présent sont des anges. « J’ai une atrophie du présent : non seulement je n’y vis pas, je n’y mets jamais les pieds »** - Tsvétaeva - « У меня атрофия настоящего, не только не живу, никогда в нём и не бываю ».

Comme tous les bons arbres, le mien doit être, de temps à autre, élagué. Je reconnais les branches mortes par leurs étiquettes : toujours, partout, jamais, nulle part, tous, nul, personne, aucun

J’écris en français, car Valéry comprendrait mieux mes intentions, tonales, intellectuelles et musicales, que Pasternak ou Rilke.

La résignation peut être aussi bien le don d’une grâce que l’effet d’une pesanteur. « L’homme est tout-puissant par la résignation ! Celle, à laquelle on n’accède que par la grâce » - Unamuno - « ¡Omnipotencia humana por resignación! A esta resignación sólo por la gracia se llega ».

Des reliefs des autres s’installent dans mes paysages, mais ils subissent une acclimatation à mes frimas et mes ardeurs.

Écrire, en se vouant à l’imaginaire plus qu’au réel, est comme ironiser, et donc ce genre d’écrivain devra s’absenter, c’est-à-dire la lumière de son soi connu devra se soumettre aux jeux d’ombres de son soi inconnu. « J’écris brièvement ; je ne puis guère m’absenter longtemps » - R.Char – car le soi inconnu ne se manifeste que dans des étincelles et s’éclipse dans une lumière continue.

Il est absurde de convoquer Dieu, au moment de ta mort, – il y sera manifestement absent (les infirmières ne sont pas, hélas, Ses ambassadrices). Confus, Il est présent, en revanche, à ta naissance, si merveilleuse, mais où toi, tu y est encore absent.

Pour connaître, il faut représenter – cette sagesse est connue de tout plombier, mais Kant la proclame principe transcendantal et en donne la définition en dix lignes galimatieuses.

Mon goût pour le Beau, personnel et peu crédible, est stimulé par les litanies uniformes des autres, en faveur du bien, litanies collectives et tristement crédibles.

Il est possible de bâtir une représentation cohérente pour l’alchimie ou l’astrologie, où des vérités déroutantes seraient démontrées avec une parfaite rigueur.

L’adhésion de l’humanité à une philosophie noble quelconque tournerait, immanquablement, aux désastres socio-économiques. En revanche, Descartes fut persuadé, que tout charcutier, tout terrassier, tout charpentier retirerait beaucoup d’utilité de l’application de sa manière de philosopher.

Pauvre Nature, géométrisée par Descartes et déifiée par Spinoza ! Pauvre Nature, profanée par l’austère Naturphilosophie des rats de bibliothèques allemands ! La prose de Lucrèce, après ces bavards, semble bien relever de la poésie.

Mes ombres sont suffisamment intenses en soi, et mes étincelles suffisamment chaudes, pour ne pas craindre des éblouissements ou brûlures par mes citations à but hygiénique. « Quand un écolâtre cite un auteur classique, un trou transperce sa page grisâtre » - G.Steiner - « When the modern scholar cites from a classic text, the quotation seems to burn a hole in his own drab page ».

Entre nos doigts, la lettre V devient gesticulante, pour signifier : la Victoire (pour les belliqueux), la Vie (pour les mourants), la Vérité (pour les impuissants), le Visage ou la Voix (pour les expressifs).

Je n’aime pas l’image d’un philosophe qui serait permanent voyageur, en quête des vérités, à moins qu’il s’agisse d’un voyage dans le temps, ce qui ferait de l’immobilité de son séjour au milieu des ruines du passé – un voyage, reconstructeur de vérités, d’un vagabond de l’espace.

Obsédé seulement par les commencements, je reste assez indifférents aux fins et même aux centres. Je ne peux être ni anthropocentrique, puisque l’homme est englué dans l’irréversible progressus in simile, ni logocentrique, puisque ce n’est plus le noble Verbe qu’on y sous-entend mais un verbiage, ni même onirocentrique, puisque ce n’est plus le songe du cœur qui y est visé mais le sommeil de l’âme.

Dans l’aventure du Château en Espagne, interviennent trois personnages : l’architecte, le châtelain, le mémorialiste – l’esprit, le cœur, l’âme. L’esprit songe aux souterrains, puits, murs, toits, mâchicoulis et douves ; le cœur vit l’éclat des salons, la fête de la salle du trône, la joie des alcôves ; l’âme en voit la ruine terrestre et en reconstitue une chronique céleste. L’épique, le magique, le mélancolique.

Je croyais ne partager le titre de mes exercices qu’avec Marie Stuart et Tsvétaeva, et voilà que je découvre une dame de plus, une Italienne, écrivant pour les mômes et se tournant, pour la première fois, vers les adultes, avec un roman, intitulé – I più deserti luoghi ! L’enfance et les commencements ?

Plus ta conscience est trouble, inexplicablement, plus ton rêve gagne en pureté, en intensité et en crédibilité. Avec la vie, ce contraire du rêve, c’est l’inverse : « Une conscience endormie – voilà la vie idéale »* - M.Twain - « A sleepy conscience: this is the ideal life ».

Me montrer par mes actes, me décrire avec mes idées, m’inventer en métaphores – je me demande, laquelle de ces images est la plus authentique ou exhibe mon soi le plus complet. Sceptique des actes, neutre avec les idées, je préfère la caresse et l’intensité des métaphores.

À force de répéter que l'homme est un arbre, je finis par voir dans la femme une pomme et un serpent, réveillant non pas une curiosité pour le savoir mais une soif de l'inconnu.

L'ironie est un genre, que choisit la pudique pitié, pour viser la hauteur. Cette ironie, implicite chez l'insensible Nietzsche ou le sensible Tchékhov, s'oppose et à la profondeur de la tragédie et à l'art surfacique de la comédie, et que l'ironie met sur un même plan.

Au début, je suis porté par le temps ; à la fin, je n'en porte que des extrapolations, vers le passé grandissant et vers l'avenir s'effilochant. Je commence par déployer mes ailes, et je finis par les ployer comme un fardeau ou pour cacher mes bosses.

Dans mes ruines peu fréquentables, j'ai beau faire un pied de nez à tous ces bâtisseurs d'édifices du savoir ou de maisons de l'être - j'ai honte devant celui qui refuse les murs, comme toute construction viabilisée, et vit dans un Ouvert, aux sommets d'une sensibilité (Nietzsche) ou d'une intelligence (Valéry), ou bien devant celui qui, dès qu'il voit une pierre, veut l'attacher à son cou (Cioran). C'est le culte d'un Chaos – sentimental, mental ou verbal ; chaos voulant dire un Grand Ouvert, celui qui était au Commencement (Hésiode) !

On appelle les échecs – jeu royal ; cette définition s’applique-t-elle à l’art ? Un échéphile exalté monte même d’un cran : « L’art est un jeu divin »* - Nabokov - « Искусство — божественная игра ». Chez l’artiste, divin est le désir de maîtriser le beau, et dans le jeu, ce qui le passionne, c’est d’en inventer des règles.

Au lieu d’encombrer la mémoire de ses auditeurs, le philosophe devrait leur expliquer comment oublier le terrible et pourquoi taire l’inessentiel.

La fouille aléatoire des concepts approximatifs est à l’origine des tristes catégories aristotéliciennes ou kantiennes. Mais il y a des penseurs qui s’en servent comme d’un étalon de sagesse : « L’usage que Flaubert a fait de certains pronoms a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories » - Proust.

Même si en galimatias lourds, Proust doit céder à Hegel la palme, en galimatias légers, il trône sans partage. Pesez ces sagesses (l’une d’elles est mon pastiche) : l'image d'un certain instant n'est que le souvenir d'un certain regret ou le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant.

Plus tu es exceptionnel, plus tu a de droits de représenter et d’interpréter l’universel.

Il est difficile de trouver une seule horreur, dans laquelle ne serait pas (pro)jeté l’homme heideggérien. Ayant saturé tous les gouffres abstraits, et à son corps défendant, il finit par reconnaître que « nous chutons dans la hauteur » - « wir fallen in die Höhe ».

Ce qui est sans prix mérite souvent qu'on l'acquière coûte que coûte.

Ce qu’il faut reprocher aux philosophes, ce n’est pas de s’arrêter à mi-chemin, mais le fait même de se mettre en marche, au lieu de se contenter de mettre en musique leurs propres commencements. Le développement est de l’inertie commune, et les buts atteints – l’impasse individuelle.

J.Joubert dit que, comme Montaigne il se sent impropre au discours continu. Nous en sommes, en réalité, tous capables ; seulement, certains sont horrifiés par un ennui, qui, inévitablement, s’en dégage, et d’autres s’en accommodent, en ne quittant des yeux que la majesté des nœuds et en restant insensibles à la misère des arêtes.

F.Schlegel voit dans la maxime un hérisson, qui n’adresse au monde que ses piquants. Je la verrais plutôt en chat, cherchant et portant des caresses, charnelles ou musicales, au lieu des combats pour la survie du genre.

Chez ceux qui végètent dans une vraie platitude, comme chez ceux qui cogitent dans une vraie profondeur, le taux de raseurs est le même. Seule la hauteur éphémère, où s’égarent des fous, des amoureux ou des poètes, en comporte beaucoup moins.

La volonté de ne pas aller au-delà des commencements hautains se justifie, entre autres, par la crainte, que ce qui fut ressenti comme un vertige de la hauteur s’avère, à la longue, se réduire à la vanité et à l’orgueil.

On sait qu’aucun génie n’est admiré par son domestique ; la plupart des candidats à la génialité finissent par ne créer que pour les domestiques.

Le goût angélique : ne s’adresser qu’à l’univers tout entier et dédaigner les détails, dans lesquels, on le sait, se niche le diable de l’ennui, de la mesquinerie, de l’impureté.

L’ange et la bête en nous ne coopèrent pas souvent. Et évidemment, ce n’est pas à l’ange de nettoyer toutes les saletés que répand la bête au fond de nous-mêmes. Mais on trouve des volontaires, sûrs de leur métier, pour offrir leurs services : « Je ne fais rien d’autre que d’enseigner à laver le linge sale des autres » - Freud - « Ich lehre nichts zu tun, als anderer Leute schmutzige Wäsche zu waschen ».

On a l’habitude de confier à la bête le souci du corps, et à l’ange – celui de l’esprit. M’est avis, qu’en échangeant les rôles, on gagne en intensité des caresses, charnelles ou spirituelles.

De la métaphysique proustienne, légèrement parodiée : Chaque personne qui nous rend heureux peut être détachée par nous d’un humain, dont elle n’est qu’une source entière, humain dont le désintérêt nous donne plus tard du chagrin au lieu de la béatitude que nous avions. Tant d’admirateurs académiques autour de ces fulgurances !

De tous les temps, on prêchait le retour à la Nature ; aujourd’hui, le retour à la Culture semble être plus urgent. Dans trois mille ans, on comparera les résultats.

Le taux de sots est étonnamment le même chez ceux qui mémorisent un nombre faramineux d’ouvrages littéraires comme chez ceux qui n’en lisent presque aucun. En revanche, chez les premiers il y a nettement plus de talents que chez les seconds, mais j’en ignore la raison, à moins que ce soit l’exigence grandissante de qualité purement verbale ; bref, un détail technique et non pas artistique.

Mon soi inconnu est un coucou, déposant son œuf dans le nid de mon soi connu (se prenant pour rossignol, chouette ou aigle) et qui couve cet œuf incompréhensible. Une maternité littéraire injustifiable, inavouable, suspecte.

Avoir bâti un temple (ou une tour d’ivoire), c’est héberger une idole (même s’il s’agit de toi-même) ; c’est pourquoi installe-toi tout de suite dans des ruines (réelles) et reconstitue leur origine monumentale (imaginaire). Pour celui qui sculpte sa propre image, les ruines constituent le meilleur atelier.

Je salue les triomphes du savoir utile, et même profond, de notre siècle. Et je m’étonne des geignements des hommes des Lumières : « On n’a jamais chargé l’esprit des hommes d’autant de connaissances inutiles et superficielles » - Vauvenargues – mais parmi celles-ci il y avait de bien hautes, que l’esprit transmettait à l’âme, car, contrairement à notre époque, il y avait encore des âmes et des hauteurs.

Être dithyrambique pour la merveilleuse espèce humaine et défaitiste du minable genre humain.

Je ne sais pas si c’est être conservateur ou bien progressiste que de penser, que le peuple a besoin de lumière et de liberté, tandis que l’artiste est fait de ses ombres et de ses propres contraintes.

Notre richesse est dans l’élan vers l’inconnu ; tout savoir appauvrit.

T’exprimer en ombres suppose la présence discrète d’une source de lumière et d’une musique mélancolique ; ta voix doit être claire et tu peindras à claire voie.

Dans la ville, où de la Boétie écrivit sa Servitude volontaire, tous les murs sont couverts de cette minauderie – Merci, Patron !

Le plomb que je voue à mes ailes provient peut-être non pas des profondeurs de la terre, mais d'un fusilier ou d'un imprimeur ; avoir tiré des coups de feu, avoir tiré des livres - pour me permettre une vie à tir d'ailes.

Chez Valéry, l’emploi du terme penseur est toujours péjoratif. La volubilité du personnage sous-jacent serait engendrée par des questions insolubles, dans lesquelles il se plaît de nager et de se noyer. Il faudrait, au contraire, ne déverser que des réponses mystérieuses, pour lesquelles chacun pourrait inventer sa question flottante et pleine de sens.

Sur la hiérarchie des éléments, appliquée au genre de la confession : tout reptile aimerait être pris pour un volatile des hauteurs ou pour un aquatile des profondeurs ou pour un pyrophile des ardeurs.

Oui, l’éternité, même purement amphigourique, m’est plus proche que le jour d’aujourd’hui, même le plus naturel. Mais il vaut mieux chanter l’aujourd’hui, avec une voix, venue de nulle part, que décrire l’éternité, dictée par une oreille d’aujourd’hui.

Les absurdistes (Chestov, Cioran) croient que l’absence de fondements (le déracinement) favorise l’épanouissement de l’individu ; mais le plus bel épanouissement se forme dans nos commencements, qui sont une espèce de fondement. S’épanouir dans un parcours impeccable ou dans un but atteint est ou sera à portée des robots.

L’ironie et la pitié animent la réalité ; l’intensité et la noblesse animent le rêve. Nietzsche, homme du rêve, intense et noble, s’éloigne de Wagner, puisque celui-ci ignore l’ironie en tout, y compris dans le rêve ; il s’éloigne de Schopenhauer, puisque celui-ci penche pour la pitié, aux dépens du rêve.

Plus que par la puissance de ses moyens, le professionnel – en plomberie, en poésie, au jeu d’échecs – se différencie du dilettante par la hauteur de ses contraintes.

La médiocrité a besoin de chênes, de lauriers, de figuiers ; le talent se contente de l’arbre.

La philosophie vaut par la beauté des réponses aux questions vagues ; la littérature – par la grandeur des questions, auxquelles on apporte de vagues mais belles réponses.

Il faut inclure l’ironie dans l’arsenal de tes contraintes : préserver quelques idéaux des moqueries de celle-là, car sans idéaux, tu ne peux être que producteur et non pas créateur.

La haute couture est l’un des symboles de la hauteur ; que l’artisanat s‘occupe de la platitude d’étoffes et de la profondeur de couleurs, le grand couturier veut la haute forme, c’est-à-dire la musique de ses robes d’apparat.

Au lieu d’évaluer la grandeur et la profondeur de l’existence terrestre de l’homme, il vaudrait mieux chanter l’humilité et la hauteur de son essence céleste.

L’ange est aussi ridicule dans la réalité que le paon ou la dinde ; il ne doit montrer son visage et ses ailes que dans les rêves.

Apollon est dans une fin figée ; Dionysos – dans un commencement extatique.

Les ruines sont le cadre le plus propice pour une création, puisque l’artiste préfère le regard aux yeux, la mémoire au présent, le rêve à la réalité.

L’ange est conscient de ses sabots, mais il ne se sert que de ses ailes.

Il y a, de nos jours, tellement de lumières, universelles mais immobiles, qu’il devient de plus en plus difficile d’en jeter une ombre frissonnante. Les lumières individuelles, en revanche, s’agitent, sans éclat ni noblesse, et regrettent les époques de l’obscurantisme et de la goujaterie, où elles auraient gagné la reconnaissance des ignares.

Si je vous disais, que la contrainte est l’élévation de l’esprit au-dessus des contradictions de la raison, vous auriez parfaitement droit de me traiter de bavard bête, creux et irresponsable. Ce que vous auriez dû penser aussi de celui qui disait : « La contradiction est l’élévation de la raison au-dessus des contraintes de l’esprit » - Hegel - « Der Widerspruch ist das Erheben der Vernunft über die Beschränkungen des Verstandes ». Tout Hegel est fait de ces formules gratuites, facilement traduites en niaiseries encore plus évidentes.

Dans le vaste réseau de thèmes philosophiques, le guide le plus utile est celui qui te dirait ce qu’il y faudrait éviter (« Hoc vitabis » - Sénèque).

Ta marche devrait faire non pas ton chemin (qui finirait toujours par rejoindre des sentiers battus), mais le style, le rythme, la musique, le visage ; dans ce dernier cas, ton chemin s’identifierait avec l’impasse, le désert ou la solitude.

La manie de ce siècle est de quitter son soi, vu comme une citadelle, trop sur la défensive ; on exhibe ses pensées, plus légères que l’air, et qui se dissipent par-dessus les basses murailles ; on creuse ses pensées, en-dessous des murailles plates, pour s’enfuir, en rampant.

Par ton écriture tu pensais entretenir, chez ton lecteur, une soif, que tu imaginais éternelle. Or tes contemporains demandent des nourritures modernes, dont la valeur énergétique se trouve quelque part entre la gazette, la baisse des impôts, des likes des réseaux sociaux et un séjour aux Seychelles.

On peut juger de la monstruosité des abstractions spinozistes ou hégéliennes par cette perle (parodique?) valéryenne : « Dans ce cycle de transformations – la spécialisation, les restrictions et exclusions fonctionnelles, la polarisation, la coordination, la variance d’un système hétérogène, les échanges entre motilité, réflexes ». S’agit-il d’un tracteur qu’on met en marche ? Du remplacement d’un lavabo ? De l’écorchement d’un serpent ? Raté ! - ce sont des spécifications de l’acte sexuel !

La profondeur est la demeure des problèmes, importants ou élégants, attendant que des solutions les en retirent, pour installer, définitivement, leurs résultats dans la platitude. C’est comme la liberté désirée et la liberté acquise.

Avant de commencer à écrire, j’ai créé mon lecteur putatif, abstrait mais aux goûts nets et délicats, aux attentes précises et intéressées. Je me suis accommodé de sa présence, je lui suis resté fidèle. J’ai fini par l’oublier, jusqu’au jour, où j’ai mis, définitivement, à côté ma plume ; j’ai levé les yeux, pour accueillir les acclamations des lecteurs enthousiastes, – or ce fut un désert. Et mes ruines d‘un travail caché devinrent des vestiges d’un soupirail bouché.

Aucun non-mathématicien n’a jamais formulé quelque chose de philosophiquement profond ou divinement haut sur la nature de la démarche mathématique (ni Spinoza ni Valéry ni Wittgenstein ni A.Badiou). Mais les mêmes tentatives des mathématiciens eux-mêmes débouchent dans de franches platitudes. Einstein, ni mathématicien ni philosophe, est le seul à avoir la-dessus des avis enthousiasmants.

J’admets facilement, et même fièrement, que mes écrits n’ont ni queue ni tête, c’est-à-dire ils sont dépourvus et de la poursuite de nettes finalités et de l’obsession par la raison – je laisse ces soucis aux réalistes, superficiels ou profonds ; je me contente des commencements, où se niche la hauteur du rêve.

La lecture d’un livre est une pêche au filet ; le plus souvent, je sors d’un livre – bredouille, puisque mes mailles sont si vastes qu’elles ne puissent attraper que des grands poissons – des métaphores, des idées, des états d’âme. Les soi-disant grands lecteurs captent et consomment du fretin – les personnages, les événements, les chamailleries. Je ne suis pas un érudit alourdi de vétilles, je suis un support de trésors qui scintillent.

Le sot a mille fois plus de questions que le sage n’en a de réponses. L’aphoriste, qui ne formule que des réponses, tient compte de cette proportion, mais étant humble, il propose à tous, y compris aux sots, de trouver leurs propres questions, auxquelles ferait écho sa réponse. L’unification de celles-là avec celle-ci, unification de deux arbres, est le mode de lecture le plus subtil et le seul qui justifie le genre aphoristique.

L’espérance est affaire des mélancoliques et des solitaires. Ceux qui cherchent à se désespérer sont, d’habitude, de paisibles philistins, repus et ennuyés par la banalité de leur vie. Exemple : l’œuvre la plus désespérante, pour Mallarmé et Valéry, fut la ridicule Walkyrie (Acte III), où le drame se déroule dans une écurie avec des chevaux manquant de vitesse ou de concupiscence (une étable de vaches – qui rient ! - conviendrait mieux à cet affolement féminin, semant le désespoir).

Qu’un lecteur relise sept fois ma maxime, ou que sept lecteurs la lisent une seule fois – les deux cas me sont indifférents ; je préfère que, dans cette maxime, le lecteur perspicace voie une réponse, y devine sept inconnues, face auxquelles il réussisse à bâtir un arbre de questions paradoxales, unifiable avec cette maxime.

La versification au service de l’orthographe : à part la niaiserie des rimes orthographiques, ce qu’il y a de plus irritant dans la poésie française, c’est l’alternance de rimes masculines et féminines, qui n’apporte rien à l’oreille. De plus, le comptage de syllabes, si capital dans les autres langues indo-européennes, n’a pas beaucoup de sens en français, dépourvu d’accent tonique.

L’ivresse naturelle (due au flacon) et artificielle (due aux étiquettes) entretiennent une étrange complicité : une fois bourré, pour de bon, tu ressens plus intensément les ivresses verbales, que tu avais déversées, jadis, sur tes pages.

Successivement, comment s’exprimait-on en poésie ? - en chantant, en déclamant, en parlant, en marmonnant.

En écrivant, je suis toujours partagé entre deux impressions disjointes sur le contenu de mes tribulations verbales : est-ce du travail ou est-ce du jeu ? Mais je constate, que le meilleur surgit lorsque, dans cette opposition, le jeu l’emporte. Peut-être parce que, parmi ses alliés, se trouvent l’entame, l’amour, le rêve, tandis qu’à côté du travail s’agglutinent l’algorithme, la multitude, la possession.

De temps en temps, il faut que tu te rappelles, que presque partout, dans l’Univers, règnent le noir, le froid et le silence ; et tu t’agenouilleras non seulement devant la lumière de ton esprit, la chaleur de ton cœur, la musique de ton âme, mais aussi devant les rayons solaires, la douceur océanique, la musique forestière.

Face au monstre qu’était une locomotive à vapeur, l’horreur rétrograde de Chateaubriand et de Heine s’exprime, tout de même, par des chants ; la machine-outil est houspillée par Heidegger par des malédictions assez mélodieuses ; mais les dénonciateurs de l’ordinateur, aujourd’hui, n’émettent que des piaulements grinçants et ridicules.

Ils ne sont pas si nombreux, ceux que j’aime en tant qu’auteurs et que j’aimerais aussi en tant qu’êtres humains : St-Augustin, Voltaire, Pouchkine, Rilke, Tsvétaeva, R.Char, R.Debray. La plupart des auteurs brillants furent des hommes ternes.

Pour me plier à leur fichue règle d’unité de temps, d’espace et d’action, je proposerait l’éternité, l’infini et le rêve ; ces coordonnées sont beaucoup plus prometteuses que les siècles, les latitudes et les gesticulations.

Le soi inconnu est, probablement, du genre féminin, puisqu’il joue, surtout, le rôle d’une muse ou d’une maîtresse pour le soi connu, dont la virilité est évidente. Les genres grammaticaux rendent la scène ambigüe : le soi connu est la créature, et le soi inconnu – le Créateur. Leur fruit commun, l’œuvre, c’est la création.

L’hilarité est une grande misère des esprits faibles – ma réplique à un penseur béat : « La mélancolie est le petit luxe des âmes pauvres ». Comment un goujat, dépourvu d’organes vitaux ou les vouant aux emplois viciés, peut-t-il juger de grâces ou de misères des âmes ? Tout homme, ayant une âme, connaît la mélancolie et sait se servir de la faiblesse des bras.

Dans l’écriture, personne ne peut m’imiter, ce qui m’autorise à proclamer ma voix – inimitable. Ce qui ne m’empêche pas d’imiter, de temps en temps, des mélodies ou des rythmes des autres.

Je dois reconnaître que ce que je sais exprimer est plus vaste, plus profond et, surtout, plus haut, que ce que je vois. L’essentiel dans mes notes est écrit, les yeux fermés ou le regard, détaché du visible.

Un sage peut réussir au royaume des sots, mais il ne faut pas oublier que, dans ce cas, le suffrage ait été celui des sots.

Les éclats, projetés sur les forums, se ternissent rapidement ; beaucoup plus de pureté et de longévité possèdent les ombres, que tu chéris dans ta solitude.

Parmi ceux qui se targuent de voir loin, je ne connais personne, dont la vision serait profonde et le regard – haut. Le lointain est fait, non pas pour deviner le futur, mais pour nous donner l’envie de monter plus haut, hors du temps.

Dans les profondeurs, tout - les connaissances, les idées, les intelligences - finit par être partagé par une communauté. Si tu veux être unique ou inimitable, cherche une bonne hauteur des rêves, des noblesses, des élans.

Dès que tu abordes un sujet sérieux, lourd de conséquences, tu te retrouves dans un clan, une foule, une communauté – impossible d’y rester seul. Il semblerait que le seul moyen de garder ta solitude est de t’entourer de ce qui est impondérable et même inexistant et qui ne pût s’animer que par l’ironie ou l’amour, ces incarnations du rêve.

Tout philosophe dispose de deux sortes de savoir : la maîtrise de l’histoire de la philosophie, dont l’unique intérêt consiste à éviter le plagiat ou l’épigonat, ce n’est donc qu’une pitoyable contrainte, et la maîtrise d’une science quelconque : l’optique des lentilles, le calcul différentiel ou l’empilage d’herbariums. Pour ton propre message philosophique, ces savoirs ne jouent, pratiquement, aucun rôle, et tout philosophe, donnant des titres majestueux au savoir est un charlatan.

J’use et j’abuse des termes de ‘robot’ et ‘mouton’ en tant que mutations du genre humain. Ce sont, tout de même, des manifestations de la vie (encore un lapsus terminologique : à quoi s’oppose la vie ? - au rêve ou à la matière inerte ?). Imaginez un homme-robot sur une planète sans le moindre signe de vie – il serait vu comme un miracle inconcevable, impossible. De même un homme-mouton, au milieu, où n’existe aucun multiple, aucune relation genre-espèce, - il serait ressenti comme une invitation à la fraternité.

Par son manque de bon goût, l’Angleterre contamine les étrangers qui s’y installent : Hugo, à Guernesey, choisit une maison absolument insignifiante et y amoncelle des meubles horribles ; le spiritisme devient son obsession, qu’il exerce avec le plus grand sérieux.

Plus chevaleresquement tu te désarmes devant le sublime, plus férocement tu dois t’armer contre le ridicule, qui se trouvera toujours dans les parages.

Dans les profondeurs, tu n’as aucune chance de rencontrer un enfer – celui-ci se trouve entièrement dans la platitude quotidienne. De même, dans les hauteurs, tu ne toucheras jamais à un paradis pacifié – celui-ci a pour demeure ta solitude palpitante et ton angoisse vibrante.

L’esprit et l’âme sont immédiatement attachés à un âge ; de l’enfance à la vieillesse - tant d’étapes incompatibles. Ce qui dépend beaucoup moins du temps, c’est bien notre cœur ; c’est pourquoi il serait résolument plus sensé de compter sur la joyeuse Résurrection des cœurs, plutôt que des âmes et, encore moins, – des esprits, puisque ceux-ci seraient, le plus souvent, gâteux.

Mon étoile joue, à peu près, le même rôle que Rossinante pour Don Quichotte – choisir le chemin à prendre et, surtout, à éviter.

La familiarité avec la lumière des autres aide à pratiquer l’élégance dans tes propres ombres.

Chez celui qui ne se sert que d’un seul langage, de celui du troupeau, la contradiction est signe de bêtise. Mais chez un créateur de langages, les prétendues contradictions ne témoignent que d’une richesse langagière. Prenez Nabokov - à un endroit il dit : « L’écrivain est mort, quand il se met à se préoccuper des questions telles que : qu’est-ce que l’art ? ou en quoi consiste le devoir de l’écrivain ? » - « Писатель погиб, когда его начинают занимать такие вопросы, как что такое искусство ? и в чём долг писателя ? », mais ailleurs, nous lisons chez lui : « Le devoir de l’écrivain est de porter une flamme dans son regard » - « Долг писателя - огонёк в писательских глазах » et « L’art pur apporte plus de bien qu’une bienfaisance décousue » - « Чистое искусство принесёт больше пользы, чем бестолковая благотворительность ».

Pour un créateur des ombres, que tu es, briller est ton souci mineur, et son succès dépend des lumières des autres tout autant que des tiennes propres.

Dans l’art de la Russie domine l’émotif, dans celui de l’Allemagne – le musical, dans celui de la France – le sublime. De leur rencontre naît la poésie. L’Anglais qui veut se moquer de tout cela, se retrouve dans l’ironique.

Plus je parie sur la force et plus sombre est le pessimisme qui, immanquablement, s'ensuit. À comparer avec l'optimisme, qui accompagne les pensées nées de la faiblesse et des capitulations. Que mon idée-force soit : la fuite doit toujours figurer parmi mes maîtres-mots.

La contrée philosophique, dominée par une horde de professeurs, dispose de deux frontières – celle avec la poésie, au régime semblable, et franchie librement dans les deux sens, et celle avec la science, où tout échange diplomatique est impensable. La poésie marche, ironique, sur les plates-bandes de son enfant prodigue ; la science, curieuse, fait des incursions en terrains vagues de son voisin sauvage.

Des œuvres des repus émane le même ennui, que ce soit la tragédie de Berlioz (Hamlet ou Harold) ou la mélancolie des nocturnes de Chopin.

L’extase, le vertige, l’ennui – telle est la voie tragique, dont il faut chercher une déviation, même dans une impasse, et qui s’appellera consolation.

Je suis ange et bête ; les deux ont besoin d’ailes : l’ange, pour garder ma hauteur, la bête – pour cacher les bosses de mes chutes. « Déployées en plein vol, les ailes sont ta liberté ; dans le dos, elles sont un fardeau »** - Tsvétaeva - « Крылья - свобода, когда раскрыты в полёте, за спиной они - тяжесть ».

Visiblement, mes notes n’établissent aucun lien avec le public moderne, mais elles créent beaucoup de passerelles avec mon soi inconnu.

Dans une banalité – la différence entre l’apparence et la chose en soi – on voit le mérite principal de la philosophie kantienne. Mais sans le reconnaître, aucune science appliquée n’aurait été possible ; et l’objectif de ces sciences est de rapprocher, de plus en plus, les modèles-théories des apparences - de la chose en soi. La même ineptie frappe la méthode transcendantale, les connaissances a priori, l’impératif catégorique – c’est plat, commun, trivial. Le seul mérite de Kant est d’avoir répertorié et creusé les dons divins, dont est doté l’homme.

Tout ce qui relève de la civilisation est commun ; tout ce que la culture atavique produit, aujourd’hui, est d’une gravité en béton. C’est pourquoi je ne serais pas outré d’être traité de sauvage risible.

Aujourd’hui, quels sont les porteurs principaux de l’harmonie, de la puissance, de la bigarrure ? - la platitude, la niaiserie, l’ennui. La noblesse du regard et l’intelligence de l’âme ne portent désormais que le silence, l’obscurité et l’impuissance.

Chercher le sens de la vie est la même aberration que chercher la formule du rêve. Le sens accompagne des problèmes et leurs solutions ; il est impuissant devant le mystère ; et la vie est un mystère. Les formules sont dans un langage ; or, le rêve est indicible, on ne peut que le chanter, et la musique va droit à l’âme, sans s’arrêter dans l’esprit.

Je préfère l’obscur, aux sens multiples et étonnants, au clair unique et sans surprise.

Cervantès et Dostoïevsky se moquent de la noblesse, mais ne font que la faire apprécier davantage (comme se moquer de la philosophie relève, parfois, de la plus noble philosophie).

Puisque je ne vois pas de lecteurs, même potentiels, de mes exercices inactuels, j’en fabrique un dans des hauteurs désertes ; en voyant le profil de ce personnage de plus en plus aspiré par les cieux, je finis par l’appeler Dieu – inexistant, mais indispensable pour un dialogue.

Dans les contes de fées, on étale des princes, des sorcières, des contrées bienheureuses, des hommes se transformant en crapauds, en ours, en chats, et l’on bâtit la-dessus des récits qui nous invitent à rêver. Il y a un parallèle assez net avec la philosophie académique, avec ses lourds borborygmes, d’où émergent des chimères de substance, d’être, de vérité, d’altérité, de savoir, de déconstruction, de néant, de liberté, d’existence, de pensée, de dualité. « Dans la philosophie moderne, certains débats tordus ressemblent aux légendes sur les dieux de la poésie ancienne »** - F.Schlegel - « Manche verwickelte Streitfragen der modernen Philosophie sind wie die Sagen und Götter der alten Poesie » - aujourd’hui, il n’y a plus ni légendes ni dieux ni poésie – qu’un bavardage cryptique ou décousu.

Dans la littérature, le mérite principal des contraintes et de t’empêcher de t’engager dans un chemin ou dans un genre ennuyeux ; mais les égarements sont nombreux, puisque l’avertissement de Voltaire ne s’affiche pas aux carrefours.

À entendre, aujourd’hui, les voix de synthèse identiques des scribouillards, on regrette le croassement des rebelles de la génération précédente et se souvient à peine du chant des poètes de jadis. Même l’oiseau se robotise.

Les quatre maximes morales cartésiennes : être catholique sans excès, ferme dans ses actions, s’adaptant à l’ordre du monde, marchant de la meilleure façon. Ni le cheval ni le Pape ne sauraient se réclamer d’une telle grandeur ou pureté d’âme.

La méthode cioranique : pondez une phrase, aléatoire et creuse, par exemple : Le plat regard sur nos joies nous maintient en état de spectateurs apaisés. Introduisez-y quelques négations, emphases, angoisses et vous obtiendrez : L’exploration intellectuelle de nos paniques nous transforme en acteurs ahuris. Comment Gallimard pourrait-il résister à ces tours de passe-passe ? Cette méthode infaillible s’applique aussi bien aux contes de fées qu’aux comptes-rendus, pour finir par décorer les murs des chambres funéraires.

Je comprends qu’on puisse aimer les anges et les saints : les premiers – pour la blancheur de leur plumage et la réussite de leurs visitations galantes de femmes mariées ; les seconds – pour leurs nimbes et leurs carrières fulgurantes dans la hiérarchie ecclésiale. Mais comment peut-on aimer Dieu ? - pour la sagesse derrière sa barbe de père ? pour sa douceur en hypostase colombienne ? pour sa désobéissance en tant que fils ? pour ses omniscience, omniprésence, omnipotence ? On en sait trop, et l’on ne peut aimer que ce qu’on ignore.

C’est la présence de chœurs, de curies, de cours, en absence de cœurs, qui me rend sceptique face à la tragédie antique, classique ou romantique. Le cœur s’affaissant – la vraie tragédie.

Certains chagrins ne s'expriment qu'à travers des rires ; certaines joies sont le mieux traduites par un mot mélancolique ; c'est ce qui s'appelle ironie - une bonne amplitude et harmonie des opposés. Le refus de tomber dans la platitude expressive, par défaut de moyens, et même l'espoir d'en sortir grandi, par vertu des contraintes.

L’homme et l’auteur : on trouve rarement un parallélisme dans l’évolution modale de ces deux personnages. Je ne le trouve que chez Cioran, et ce parallélisme temporel est stupéfiant : un sobre salaud pro-nazi, un sinistre prédicateur d’apocalypses, une chute du goût qui lui fait préférer une misérable E.Dickinson à l’immense Rilke, un styliste, exprimant son désastre factice par des minauderies cafardeuses.

L’âme frappée d’ennui, cet état semble être à l’origine aussi bien de la comédie que de la tragédie en tant que genres ; rires et pleurs en découlent, bonheur ou malheur à la recherche de légèreté ou d’espérance, se débarrasser de la pesanteur ou s’accrocher à la grâce.

Il faut mépriser, ou, au moins, rester indifférent aux actes qui ne sont dictés que par le corps, en absence d’un accord du cœur, de l’âme ou de l’esprit. Ceux-ci, par exemple, ne formulèrent jamais une plaidoirie valable en faveur du suicide. Il faut laisser ce sujet aux bavardages de salon, de pompes funèbres ou d’écriture apocalyptique.

Les chevaliers errants de Chrétien de Troyes, de l’Arioste, de Cervantès, limitent leurs querelles à quelques communes environnantes ; leurs descendants visent les cinq continents, avec, dans leurs ordinateurs, des projets de contrats, dont la destinée n’est menacée ni par des combats singuliers ni par des monstresses jalouses ni par des moulins intempestifs. Mais avec les mêmes prétentions à la noblesse ; la lutte est l’élément essentiel de tout goujat, et que Perceval, Roland et Don Quichotte m’excusent…

Le bavard viole l'ineffable ; le laconique caresse l'indicible.

Tous les réalistes sont insignifiants, mais le réaliste pessimiste, au moins, est cohérent, puisque le regard sur la seule réalité ne peut en concevoir que du désespoir, tandis que le réaliste optimiste est irrémédiablement bête, puisque tout accès au rêve, cette seule source, immatérielle, du bonheur, lui est interdit, car il est subjugué par les choses palpables.

Redonner de l’espérance, ce n’est pas dorer la pilule, mais attirer l’attention sur l’or du rêve et se passer de pilule de la réalité.

De la division du travail : l’esprit doit étudier, en profondeur, nos chutes, l’âme doit maintenir, en hauteur, nos élans.

Le bon sacré ne dure qu’une saison d’âme – un printemps d’espérance ou un hiver de croyance – la soif des ardents. Le mauvais garde sa longévité grâce aux auréoles, nimbes ou casques, dont il couvre les caboches vides, - la nourriture des tièdes.

L’un des symboles de la tragédie serait l’effet que produirait la transformation d’une poésie personnelle en une prose collective. « Un ange, protégé par un gendarme, – c’est ainsi qu’expirent les enthousiasmes » - Cioran. Et une bête, portée au ciel, engendre les dégoûts.

Ceux qui saluent les combats, dans la mêlée moutonnière ou dans les forums robotiques bien réels, ricanent de l’espérance éphémère (elle l’est, en effet, comme tout ce qui est aérien), espérance au royaume des rêves. J’ai remarqué que, au bout du compte, ne regrettent cette combativité optimiste que des sots. Je n’ai de sympathie que pour les résignés pessimistes, résignés à subir le réel, tout en rêvant dans l’idéel.

L’origine de l’ennui dans l’écriture : on n’aborde que des choses, qui sont déjà munies d’une étiquette verbale.

Dans une jungle africaine, Hemingway fut gravement brûlé (et conduit, plus tard, au suicide) – la vengeance du Feu, oublié dans le projet d’une trilogie, que l’écrivain devait dédier à la Terre, à la Mer, à l’Air.

Une grande naïveté des vitalistes – imaginer qu’on puisse penser à même les sens, en évitant les concepts. Le taux de concepts est le même chez le fou et chez le sage ; la différence n’est que dans la qualité de ceux-là.

Un mathématicien - comprendre sans voir ; un autre scientifique – voir pour comprendre ; un artiste – avoir un regard et une noblesse qui dispensent de comprendre et de voir. L’homme de la rue – voir sans comprendre.

Quand, sur une balance, je mets dans les deux plateaux respectifs ce dont je suis libre et ce dont je suis esclave, je ne sais jamais de quel côté elle pencherait ; mais j’en sors toujours satisfait – avec plus d’humilité ou plus de fierté.

Dieu commença sa carrière en créant le monde à partir de rien ; nos absurdistes veulent retourner ce monde merveilleux – à rien.

Si être éveillé veut dire ne plus faire de rêves, c’est l’un des états les plus vils, dignes des robots.

Négation musicale ou seulement bruyante : l’ironie est une négation élégante ; la vocifération est une négation grossière.

Dans le domaine des rêves absolus, j’aimerais donner à mes ombres ce que, dans la réalité relative, on attribue à la lumière – ne pas avoir de masse, mais irradier de l’énergie.

Se débarrasser de soi-même, se trouver, se dissimuler – tous ces objectifs pseudo-littéraires sont d’égale niaiserie. Une voix inarticulée, qu’on appellera inspiration, soi inconnu ou Muse, doit te souffler des rythmes, des mélodies, des harmonies, que tu tenteras de traduire en images-mots-idées et de les coucher sur une page. Sans talent, le résultat sera une cacophonie ; avec du talent, tu émouvras quelqu’un, toi seul peut-être.

Le but d’une consolation – continuer à être dupe de ses rêves.

L’intelligence d’un homme, se lamentant de son ennui, est certainement celle d’un handicapé ; les symptômes probables : un regard trop bas sur la vie, le besoin mesquin d’une reconnaissance extérieure ratée, l’imagination défigurée par l’actualité banale, l’écoute exagérée du bruit social, l’insatisfaction de la place que lui accorde la société. Un tel homme ignorera à jamais ce qu’est la hauteur et le bonheur d’un enthousiasme solitaire.

Les écrivains, qui se targuent d’être inconnus et de mépriser la gloire, passent le plus clair de leur temps sur les forums médiatiques et fréquentent, assidûment, les dîners en ville. Il n’est donné à personne de renoncer, franchement, à la quête de la gloire. Chez les meilleurs, la gloire n’est qu’un excitant réel pour les aliments servis par des rêves.

Avec l’extinction des âmes, être en avance sur son temps, c’est prêcher le culte de l’esprit moutonnier ou du cœur des robots.

Le rêve, par définition, réside en hauteur ; difficile de le munir de profondeur, et cet exploit risquerait de le plonger dans l’équilibre d’une platitude. Le réel est infiniment profond ; mais il est facile de le prendre de haut.

Indifférent dans le réel, ambitieux dans le rêve – l’attitude idéale, pour affronter l’existence. À l’essence - le talent et la noblesse suffisent.

Il est facile de fantasmer sur des signes d’agonie de tout ce qui est vivant ; il est beaucoup plus difficile de vivre des naissances de ce qui vivra dans les âmes, dans les livres, dans les notes.

Dans la peinture des commencements, l'arbre originel ouvre plus d’horizons que la source, mais la source apporte la hauteur ; une haute généalogie laisse cohabiter l'archéologie et la téléologie.

Dans leur vie spatiale, leurs points d’interrogation ou d’exclamation appartiennent à l’horizontalité, à la platitude ; les interrogations auraient dû être profondes et les exclamations – hautes !

Chez les scientifiques, règne la jalousie, d’où leur propension au fratricide ; les artistes tiennent à leur absolue originalité, d’où leur penchant pour le parricide. Les plus honnêtes finissent par en avoir une honte inexpiable, comme Cioran, après ses pitoyables attaques de Nietzsche et de Valéry.

Sur le détachement : un bienfait – l’arbre se détachant de la forêt ; une tragédie – l’arbre, dont se détachent les fleurs.

Un tableau sans cadre est délimité par la nullité des murs d’aujourd’hui ; c’est ce qui justifie mon emploi de citations en tant que cadres, détachés de l’actualité.

Aux superficiels on oppose les profonds, mais aux profonds il faut opposer les hautains.

L’impression de lire un formulaire rempli – telle est ma réaction face à la littérature moderne. Personne ne sait plus graver ses images et ses pensées ; le bronze manque, ainsi que de bons stylets.

L’idée ne vaut que par la noblesse, la hauteur et la fraîcheur de son commencement ; plus on la développe ou l’approfondit, moins excitante et pure elle est. « On ne poursuit une idée jusqu’au bout que si l’on est imperméable à l’ennui »** - Cioran.

Mes notules doivent être fulgurantes (mon soi inconnu), avant d’être, éventuellement, éclairantes (mon soi connu).

La négativité psycho-sociale de Cioran ou de J.Baudrillard, par son contenu, débouche, presque toujours, à un galimatias ampoulé et décousu, mais elle apporte un appui juste à la critique de la philosophie ou de l’art officiels. Mais une bonne critique est toujours ironique et enthousiaste, deux qualités, disparues depuis un siècle.

Je vis tant de ploucs admiratifs devant le Port-Royal, Saint-Simon, Proust ; je ne vis jamais un homme intelligent se permettre la même niaiserie.

Le commencement, dans l’écriture, est le contraire de l’enfantement : la caresse en est un aboutissement et non pas un prélude.

L’ironie est l’une des contraintes les plus utiles : elle exclut les extases et les lamentations autour des sujets insignifiants.

Progression de la profondeur : du Pensif de Michel-Ange au Penseur (initialement – Poète !) de Rodin - l'échine plus courbée, le nez encore plus près des choses, l'attraction de la hauteur s'exerçant encore moins sur l'âme.

Tout embryon de mes notules est enfanté par mon esprit, chatouillé par mon âme, excitée par - une intelligence, une hauteur, une musique, une noblesse, une ironie. Autant de Muses différentes, et je ne sais pas laquelle est la plus fertile.

Il était gênant, jadis, de parler de ton corps (on ne le connaissait que trop bien) ; aujourd’hui, il est encore plus gênant de parler de ton âme (devenue une grande inconnue).

Un aphorisme ne doit pas être ressenti comme une esquisse, un croquis ou un dessin, mais inspirer la plénitude d’un tableau.

Chez les philosophes, je ne tiens en haute estime ni le savoir d’architecte ni l’habileté de maçon ; je leur préfère le métier de consolateur de ruines.

Qu’il était facile de décrire le style d’un écrivain, en tirant des métaphores de ses outils – le choix de plumes, d’encre ou de papier ! Le clavier ou l’écran d’un ordinateur sont glaçants ; aucun feu, aucune grâce, aucune ironie ne permet de leur insuffler un semblant de vie.

Tous ceux qui se croient nés sous une mauvaise étoile, se dispensent de recherches de leur vraie étoile, celle qui est censée guider leur regard et non pas leurs pas.

Si un écrit ne se périme pas avec le temps, c’est qu’il contenait, peut-être, assez de sel.

Ils lancent tellement d’étincelles, censées mettre le monde au feu. Les miennes ne songent qu’à éblouir.

De cet objet nous ne savons pas tout – par ce constat de concierge, tout est dit, pour définir la chose en soi

La banalité des exercices philologiques du jeune Nietzsche lui inspira une sainte horreur du genre discursif – il se voua au culte des commencements non-développables, puisqu’il aima l’éternité, qui est la négligence du temps, celui qui accompagne tous les parcours cohérents. La métaphore de retour éternel résume cet état d’âme et aurait pu s’appeler commencements hors précédents ou maximes, toujours recommencées ! L’auteur n’est fidèle qu’à lui-même ; c’est, donc, un retour du même, et aucune apocatastase n’y est visée.

Mon ambition intellectuelle - me résumer en commencements crépusculaires.

C’est au cours des chutes que naissent les meilleurs chants de la hauteur.

La voix de Nabokov, dans ses livres, fut insupportablement paisible, indifférente, ronronnante, mais il appelait les autres à remplir leurs vies de hurlements sans bornes (unfettered howl). Prude, il fantasma – verbalement et non pas sentimentalement - dans sa Lolita.

Les aubes (les commencements) sont surtout appréciées aux crépuscules (de la vie).

Le vide est bienvenu à l’intérieur de moi-même ; je trouverais toujours de la bonne matière pour le combler. Mais le vide extérieur, pour un discours, adressé à mes semblables, à mes frères ou à mes adversaires, même au sein d’une solitude, ce vide, rempli par des citations des autres, fixe les limites, dessine un cadre et contribue à la clarté. « Je cite les autres pour mieux m'exprimer moi-même »*** - Montaigne.

Avec des commencements minables, les actions ou les idées, qui en découlent, ont la même probabilité d’être grandes ou misérables. Aux bons commencements, la chose à recommander la plus utile est de s’arrêter le plus tôt possible, avant d’être gâchés par une action ou par une idée.

L’ironie est la reconnaissance de l’impuissance des mots ; les plus nobles des choses sont celles qui résistent le plus à leur mise en mots ; donc, l’ironie devrait se tourner surtout du côté de ce qui est intraduisible et grand.

Le XVI-me siècle, c’est la fête de l’ironie dans la littérature – Cervantès, Shakespeare, Montaigne et même Luther. Le siècle suivant, celui des dramaturges et des philosophes, étouffa cette vitalité ; et le phénomène Voltaire n’est qu’un chant du cygne de l’ironie agonisante. Notre époque vit sous le signe de la gravité, de la lourdeur, de la pédanterie. Rappelons-nous que les chutes de la Grèce et de Rome furent annoncées par leurs derniers ironistes, Lucien et Juvénal.

Je dois l'essentiel de moi-même à ce qui est contre moi, ce qui me freine ou m'arrête : l'étoile qui m'aveugle, le vent qui m'étouffe, l'arbre qui m'écrase. Ce qui est avec moi décore mon âtre, mais rapetisse mon être. Aie le courage d'appeler tes Furies, ex-Érinyes infernales, - Euménides paradisiaques - les Bienveillantes.

L’origine de mon narcissisme – en essayant de retarder le jour, inévitable, où je ferais le deuil de mes succès réels, j’en invente des imaginaires, qui se reflètent dans le lac, rempli de mes larmes et de mon sang, invisibles aux autres. Toute mon écriture est la contemplation de ces succès éphémères.

Jadis, l’écrivain érigeait des temples, peignait des épopées, exhibait ses états d’âme ; aujourd’hui, il reproduit des bureaux, des hôtels, des bistrots. Moi, bras tombés et visage contre un lac, je me contente d’entretenir le souvenir de belles ruines de mon passé.

L’ignorance est l’explication la plus plausible du bonheur ; regardez les jouissances de l’enfant naïf et la tête maussade du vieux, chargée de connaissances.

Les buts inconnus émeuvent la jeunesse ; les parcours bien connus banalisent l’âge mûr ; les commencements inconnaissables ennoblissent la vieillesse. Aux extrémités – deux rêves, portant la honte du milieu.

C’est dans les restaurants, comme jadis au château de Combourg, qu’ils trouvent leur asile virginal de la solitude.

Quand je vois la misère de nos philosophes académiques et la paisible cohabitation de leurs pensées avec les visions les plus médiocres et grégaires de la majorité robotisée, je me dis que Nietzsche n'avait pas si tort que ça, en prophétisant que les philosophes seront, un jour, maîtres de la Terre, en coalition avec la foule.

Dès que le rêve se met à veiller, il touche terre, il se fond dans la platitude.

Je tente le jargon sociologique moderne : la communication – le partage arbitraire des informations entre personnes morales, entre contemporains ; la transmission – le don légitime des avoirs accaparés ou des savoirs avérés – aux héritiers futurs.

Difficiles d’accès, accès unique, mes notes permettent des parcours faciles et des finalités multiples. Rappelons, que le style est l’art de rendre original l’accès aux idées, aux images, aux états d’âme. L’objet, c’est le chemin qui y conduit.

Les scribouillards, pataugeant dans le réel, veulent entourer le fond de leurs balivernes d’un halo tragique, tandis que c’est la forme qui les rend comiques. Il faut réserver la lumière comique à la réalité et les ombres tragiques – au rêve.

Dans leur jeunesse, les philosophes académiques agitent des idées nouvelles (en réalité – des banalités ou des plagiats), dans leur vieillesse, ils balbutient que tout n’est que vanité (l’aveu implicite d’une honte). Chez les bons philosophes, la chronologie des ambitions s’inverse.

L’univers érupta du néant et retournera au néant – et ils continuent leurs incantations sur le salut du monde par un changement de civilisations ! Les seuls sujets, dignes d’être débattus, ce sont - le Valoir d’une âme créatrice, le Vouloir d’un cœur sensible, le Pouvoir d’un esprit étonné, le Devoir d’un corps mortel. Bref, ce qui a son sens premier dans la solitude.

Chaque fois que je tombe sur les dithyrambes au savoir philosophique professoresque (et même au savoir absolu), je me rends compte de la justesse, dans les mêmes circonstances, de la réaction voltairienne : « Il n’était point nécessaire que nous le sussions ».

Selon Hegel est infini ce qui n’a pas de frontières. Le seul infini sérieux est le mathématique, et en mathématique, pour avoir des frontières, il faut de la continuité. Dans l’univers de la matière, la continuité n’existe pas ; tout y est discret ; l’ensemble des idées articulées est discret. Et selon Einstein, seule la bêtise peut y prétendre au grade d’infinie.

Si quelqu’un aime vraiment la vérité, on peut être sûr qu’il ne sait pas ce qu’est la vérité, puisqu’on ne peut aimer que ce qu’on ignore. Et comme tout vrai amoureux, il est évidemment un sot.

Un problème sans solution entretient une saine curiosité ; un problème sans mystère peut être confié à la machine. L’art aphoristique s’inspire du premier cas et se sert du second comme d’une contrainte ; cet art consiste à concocter des solutions universelles et mystérieuses (des réponses), afin que vous en découvriez ou imaginiez des problèmes individuées (des questions).

Tableau ou musique : tes yeux suffisent pour penser aux autres ; pour penser à toi-même, suffit ton oreille.

L’algèbre fut mon métier ; l’ordinateur – mon outil ; l’argent – ma bouée de sauvetage. Je serais un triple monstre : « Argent, machinisme, algèbre ; les trois monstres de la civilisation actuelle » - S.Weil.

On n’a le droit d’insérer une citation que si l’on est capable d’en évaluer le poids. « Je ne compte pas mes emprunts, je les pèse ». - dit Montaigne. Souvent, je bâtis ma demeure sur des fondations, coulées et enterrées par les autres, et leur poids peut apporter de la solidité à ma construction, dont la viabilité n’est assurée que par moi-même, que ce soit des ruines ou des châteaux d’ivoire.

Contrairement aux idées scientifiques, toutes les élucubrations tarabiscotées philosophiques doivent être traduisibles en langage commun, accessibles au dernier des ploucs et n’en supprimant aucune image claire. Et, avec un certain ricanement, on découvre que les galimatias hermétiques de forme deviennent galimatias rustiques de fond, rien de plus.

Il est fréquent qu’on passe de l’état d’ébauche à celui de ruine ; le passage en sens inverse est beaucoup plus rare. Et plus précieux, surtout si la ruine provenait d’un château d’ivoire et si l’ébauche était un véritable commencement.

Qu’est-ce que le rêve ? - seuls les poètes le savent ; le support – la musique. Qu’est-ce que le savoir, la vérité ? - seuls les cogniticiens le savent ; le support – la représentation. Qu’est-ce qu’être ? - seuls les bavards le savent ; le support – la logorrhée.

L’Être et le Devenir – l’inventaire et l’invention.

La valeur du succès est méprisable ; le succès de la valeur est admirable.

L’écriture a ses trois fossoyeurs : l’alphabétisation des masses (qui devinrent le seul juge de la valeur d’un livre), l’apparition de nouveaux genres (répondant à la demande des masses), la concurrence de l’image, plus accessible aux masses. « La décadence du livre et sa laideur viennent de sa diffusion dans la multitude »** - A.Suarès.

Mon orgueil d’algébriste est chatouillé par cet aveu de Valéry : « Ce qu’ont fait les hommes de plus admirable est peut-être l’algèbre ». Mais il gâche tout mon plaisir en en évoquant les aspects soi-disant les plus précieux – les nombres et l’observation de la nature – et je comprends que le compliment est irrecevable, puisque ni les nombres ni l’observation ni, encore moins, la nature n’y jouent un rôle quelconque. L’algèbre est la science qui, à la fois, est la plus éloignée de nos quantités et perceptions et traduit l’intelligence la plus universelle et pure, au-delà de l’humain.

Exposer une copie d’un objet consensuel, dans un langage consensuel, c’est présenter un objet nu ; la pudeur littéraire (une contrainte) devrait t’en interdire l’usage, t’inviter à faire appel à l’ironie. « L'ironie, forme agressive de la pudeur » - G.Thibon.

Le remords est un sentiment noble, sauf, peut-être, dans l’érotisme où plus tu es imaginatif, plus triomphalement tu franchis les frontières de la honte.

Jadis, le feu fut le symbole de la connaissance (Prométhée) ; aujourd’hui, c’est le papier du CV, avec les nombres d’articles ou monographies de l’impétrant.

Il est normal de traiter Dieu de sourd et muet, puisqu’il n’entend pas nos questions ni n’émet de réponses. Mais on doit vénérer en Lui un Créateur incompréhensible et génial.

Je cherche des défauts, communs à Nietzsche, Valéry et Cioran, et je trouve – l’absence d’ironie et l’orgueilleux parricide. Ce qui m’aida à ne pas tomber dans un épigonat.

L’orgueil de ceux qui sont sûrs de maîtriser la profondeur est le contraire de l’ironie de ceux qui se sentent portés par la hauteur. L’orgueil accompagne la jeunesse ; l’ironie vient avec l’âge. Mais le jeune est maladroit avec l’ironie, et l’orgueil enlaidit la maturité.

Les niais se doutent bien d’être dans la bassesse, qu’ils présentent comme une profondeur, à laquelle les condamnent leurs vertus. Les grands se sentent hissés par leurs vices.

L’esprit anobli s’appelle âme ; celle-ci se refuse le sérieux et la haine, pour les transformer en ironie. L’ironie est la noblesse de nos détestations ou de nos hontes.

Le sérieux, c’est l’arrogance des yeux sédentaires ; l’ironie, c’est l’humilité du regard vagabond.

Ce qu’ils appellent voix intérieure appartient à mon soi inconnu. « Le but d’une vie consciente est d’entendre la voix intérieure et de la suivre » - H.Hesse - « Ziel eines sinnvollen Lebens ist den Ruf der inneren Stimme zu hören und ihr zu folgen » - dans cette formule, il faut remplacer but par commencement, vie par rêve, consciente par inspiré, entendre par tendre l’âme, voix par inspiration, suivre par traduire - tout le reste est parfait…

Bach écrivait, presque exclusivement, pour les insomniaques qui traînent dans la nuit leurs agacements du jour. Exceptionnellement, il s’adressa aussi à ceux qui, dégoûtés de leurs veilles comiques, attendent un rêve, enthousiasmant et tragique. Résultats – une réussite grégaire ou un noble échec ; les uns bâillent, les autres pleurent.

Pour bien rêver, il faut se détacher de la réalité, le temps d’une illumination dans les yeux fermés, sinon tu constateras, fatalement : « Vivre est un village où j’ai mal rêvé » - Aragon – village ou capitale, c’est toujours la terre, en-dessous du rêve aérien.

Avec mon faible pour la faiblesse dans le quotidien et mon fort attachement à la force dans l’éternel, je me rends compte, soudain, que ce furent, jadis, des prérogatives féminines. Certains hommes, serait-ils le passé de la femme ?

Je suis trop occupé à entretenir ma soif, pour me nourrir des autres. Les sources sont à moi ; les autres me fournissent des barrages et des rives.

La superficialité obscure est le contraire de la platitude transparente. Une existence harmonieuse est dans la cohabitation complice entre la superficialité (caresses verbales, idéelles ou charnelles), la profondeur (érudite, spirituelle, systémique) et la hauteur (poétique, noble, ironique).

Ma nostalgie est tournée vers le dernier instant réel avant l’horreur de mon futur final ; mon espérance surgit d’une résurrection du rêve du passé.

Le sérieux a sa place en politique, en économie, en sciences ; partout ailleurs, surtout en philosophie ou en poésie, c’est la naïveté qui conduit aux discours détachés, joviaux, ironiques. La naïveté, adoubée par l’intelligence, est amie de la sagesse.

Les dons les plus exclusifs, et donc purs, sont le musical et le mathématique – une sidérante nullité des musiciens, cherchant à faire de l’esprit, ou des mathématiciens, dissertant sur l’âme.

Ils regrettent de ne pas avoir suffisamment agi au profit de leur stature sociale ; je regrette d’avoir trop agi, au détriment de mon rêve solitaire.

Dans les bonnes ruines on retrouve des traces des voûtes, des marbres, des mosaïques et non pas des fondations ; celles-ci sont des lieux datés, les ruines – des ouvrages atopiques, atemporels.

Le sérieux ne sied qu’au savoir ; il faut l’évincer, systématiquement, par le frivole, dans la sphère du vouloir.

La meilleure intelligence s’exprime par l’admiration qu’elle porte aux sentiments ; le sot a raison de mépriser l’intelligence ou de vouloir s’en passer, puisqu’elle est, chez lui, pitoyable.

Seuls ceux qui s’agrippent à la hauteur savent ce que c’est que la dégringolade. Un jour, ils se penchent trop sur le réel, et la glissade fatale leur fait perdre la hauteur idéelle, la seule à ne pas être de ce monde. La platitude est une tour réelle, à multiples étages, et les tracas de ses résidents leur font changer d’étage, rien de plus.

Le rejet du monde s’appuie sur les évidences – la mort, les injustices, la facilité du dégoût. L’acceptation du monde est rare chez les imbéciles et fréquente chez ceux qui ont leur propre regard et leur propre goût ; les premiers se vautrent dans leur propre platitude apaisée, les seconds sondent la profondeur terrestre mystérieuse à partir de leur hauteur céleste houleuse.

En restant au sein d’un même langage, on se répète, fatalement ; en s’en détachant, on se contredit, librement. Ni parcours ni fins ne sont jamais originaux ; ne le sont que les commencements ; c’est pourquoi l’écrivain le plus individué et libre, c’est l’aphoriste.

Si tu sais interpréter tout triomphe en tant que débâcle, tu ne feras plus de différence entre causes perdues et causes gagnantes. Tu te détourneras des finalités et te consacreras aux commencements.

La plénitude recherchée – le vide d’une belle forme sans contenu.

L’envie d’écrire en vers chatouille toutes les plumes acérées. Mais le don poétique et le don intellectuel se rencontrent rarement chez une même personne. Les porteurs du premier s’inspirent des mélodies, sans songer aux pensées ; les possesseurs du second débordent de pensées, auxquelles ils aimeraient apporter une tonalité poétique. Les vers des premiers induisent des pensées insoupçonnables, supérieures à celles des intellectuels. Les vers des seconds éconduisent leurs pensées au rang des platitudes.

Pour que les éditeurs daignent publier tes notules intempestives et intoponymiques, il aurait fallu que tu fusses aussi grégaire et sot que les prix Goncourt ou les agrégés de philosophie. Quand tu évalues l’immensité de ce sacrifice salissant, tu gardes la fidélité à ta propre voix inclassable.

L’adage primitif sur l’insignifiance des extrêmes trouve, pourtant, une confirmation convaincante dans la comparaison du langage populacier de F.Céline avec le langage des riches (appliqué aux réflexions et émotions, qu’un garagiste partagerait avec une duchesse) de Proust.

Casser ou se casser – deux minauderies des faux rebelles. Même la nuit, ils la voient sous l’angle d’un voyage, dont seul le bout les intéresse, pour vivre, – je leur oppose un commencement immobile, pour rêver.

Plus harmonieuse est ta berceuse - une espérance passive, plus mouvementé sera ton rêve - un désespoir actif. Un beau chant vespéral doit précéder un beau regard nocturne.

Mes notules sont des réponses qu’autrui ne peut pas compléter. Mais en revanche, un homme curieux, sachant adapter ses propres questions ouvertes à ma réponse fermée, sera mon co-auteur, avec nos deux arbres unifiables.

Ils insèrent leurs livres dans leurs bibliothèques ; j’insère les livres de la mienne dans mes livres.

Je fais mes comptes, en parcourant mes actes, mes lectures et mes écritures, et j’arrive à cette triste conclusion : avec les morts, j’ai vécu plus qu’avec les vivants. Mais les morts qui m’élèvent par leurs paroles me sont plus chers que les vivants qui, par leurs actes, m’entraînent dans leur platitude.

La ligne d’horizon est fonction de la hauteur à laquelle tu te places ; la disparition des horizons signale la médiocrité de ta hauteur. Rien ne se cache plus derrière l’horizon, puisque tout y est connu ; la verticalité n’attire que ceux qui vénèrent l’inconnu.

La goujaterie l’emportera toujours sur la délicatesse, comme l’ironie – sur le lyrisme. C’est pourquoi je préfère le Minnesinger au hidalgo.

Toutes les voies qui mènent au désespoir sont des sentiers battus, elles constituent le sort commun des hommes. C’est pourquoi la perte des illusions n’est nullement tragique, mais traîtresse ou vaudevillesque ; leur affaiblissement involontaire, en revanche, est une vraie tragédie. Heureusement, un vrai esprit tragique sait faire revenir l’espérance, ce rêve qui évite le glissement vers le désespoir et rend la tragédie – heureuse.

Exercice zoologique, pour bien dresser ta plume : pense qu'il se trouvera toujours un mouton se lamentant sur sa solitude dix fois plus que toi, un crocodile versant dix fois plus de larmes sur sa souffrance, un âne braillant dix fois plus fort son intelligence. Et tu comprendras pourquoi la compagnie d'une chouette, solitaire et rapace, ou d'une marmotte, souffrante et bête, est plus précieuse pour celui qui veut chanter - et non pas narrer ou exploiter - la nuit et le printemps.