SOUFFRANCE

Les écarts, dans le troupeau moderne, sont devenus si rares, qu'il fallut forger des termes plus moqueurs pour stigmatiser les brebis galeuses : fantasme - pour une vision mal calculée, marginal - pour désigner un interné de leurs ghettos, masochiste - pour un mot charitable adressé à une souffrance. Se marrer de ses déboires est évidemment plus digne que d'en geindre ; mais l'humour chevaleresque est plus long à composer qu'une franche pleurnicherie accompagnée d'une ruade. Les joies des hommes se ressemblent à tel point, qu'on a parfois l'envie de simuler une douleur pour avoir une voix sinon inédite, au moins un tantinet plus fraîche.

P.H.I.



 


Noblesse

Le simple mortel se courbe, sous le poids d'une souffrance. Seul l'aristocrate lui trouve du contrepoids pour rester droit. L'aristocratisme est la possession d'un axe immobile, antisymétrique, autour duquel on dispose les blessures et les joies, sans se pencher, lâchement, d'un côté ou de l'autre. Et puisque les joies des autres deviennent sourdes, ta souffrance sera muette.
VALOIR

Intelligence

On ne peut pas enlever à la souffrance son évident bienfait : elle rend plus intelligent. En épaisseur d'analyse. Mais ses synthèses ne sont souvent que prothèses. L'intelligence née sur un front plissé, que ne déride pas l'ironie, et échauffée aux exercices, ne peut être qu'artificielle ; c'est le front baissé, ruisselant de sueur froide, qui favorise les meilleures perspicacités.
VALOIR

Art

L'art pullule d'images de souffrances. La béatitude, comme l'ennui, déserte les bonnes pages pour n'y laisser que ses promesses. Mais comme le scepticisme le plus radical s'accommode parfois de la plus lumineuse des fois, la plume la plus imprégnée d'harmonie est souvent la plus prolifique en peinture des cataclysmes et des écartèlements.
VALOIR

Solitude

Je ne connais pas de jouisseur solitaire, mais chaque fois que j'imagine une douleur portée par un troupeau, je ne vois au bout qu'un abattoir. Tout ce qui est contagieux est sans importance ; tout ce qui est épidémique n'est qu'épidermique. Méfie-toi de la souffrance stérile, celle qui racornit et dévitalise la source chaude de ta solitude.
VALOIR

Russie

La souffrance élit la Russie pour ses séjours prolongés. C'est pour cela que la Russie ressemble davantage à une personne qu'à un lieu. Experte en toute maladie des organes internes, des noyaux mous et immobiles, elle ignore tout de la bonne santé des organes externes, des extrémités agissantes.
DEVOIR

Action

L'action, c'est la vie confiée à l'épiderme. Et comme les pires douleurs logent bien en-dessous, l'action y est un palliatif irremplaçable. Cependant, une vie, à la souffrance anesthésiée, est une opération, qui réussit les greffes de doutes et rate le bon rythme du cœur, qui risque de ne battre que les cadences communes et ignorant sa propre heure.
DEVOIR

Cité

Heureusement pour la cité, il devint honteux d'avouer ses plaies ; la quiétude affichée nous protège désormais des soubresauts lyriques et laisse à la douceâtre démocratie le souci de nos épidermes de plus en plus lisses. Les aspérités de l'âme sont contre-indiquées dans des rouages économiques huilés, où tout le monde s'engouffre.
DEVOIR

Proximité

La proximité recherchée à cause d'une souffrance est presque toujours fausse. C'est chair en paix qu'on communique le mieux avec le guérisseur d'âmes. Ne rapprochent que d'étranges réjouissances partagées au sein d'un naufrage. Les joies ne sont belles qu'imprévues, les souffrances - qu'appelées de ses vœux.
VOULOIR

Ironie

L'ironie devient âpre, chez celui qui souffre. Elle est douce chez le sage, amère chez le solitaire, piquante chez le poète. Le bon ironiste escamote sa bile et transforme son rire amer en larmes d'origine équivoque. Devancer le sanglot par une accueillante et compréhensive rigolade, prête à redonner courage à toute haleine coupée.
VOULOIR

Amour

La souffrance peut se cultiver comme le saumon ou l'autruche. Son terrain, tel un aquarium ou une basse-cour, s'appelle amour. Et quand on la décapite, elle se retrouve chez l'épicier, à côté des rires ou grimaces congelés. L'amour fait germer la souffrance comme un climat à soi, où ni tiédeur ni ardeur ne poussent d'elles-mêmes.
VOULOIR

Doute

Une souffrance aigüe balaye le doute et fait accepter toute douceur certaine, même prise en flagrante imposture. Le bon douteur est un homme faisant bombance et débordant de certitudes. Souffrir n'est pas manquer de lumières, mais se trouver sous les feux de ce qui nous abaisse et ne pas savoir s'abriter à l'ombre la plus proche.
VOULOIR

Mot

On apprit à enfanter du mot émoussé, sans douleur. Il s'agit d'enfanter de la douleur, avec un mot tranchant. On se rend compte, qu'une plume est acérée, non pas en y posant un doigt ou un cerveau, mais en suivant son élan vers les tables à graver. Souvent, c'est à l'encre sympathique qu'on écrit le mot le plus pénétrant et profond.
POUVOIR

Vérité

À celui qui souffre, la vérité est contre-indiquée. Elle fait ouvrir les yeux au moment de l'anesthésie. Une intense cure d'illusions et des boues gorgées de fausses promesses calment les plaies mieux que les coutures d'un esprit raisonneur, spécialiste de surfaces et d'épidermes. Vivre de vérités est juger le corps d'après ses balafres.
POUVOIR

Bien

Il est bien connu qu'avoir souffert ne rend pas plus sensible au bien ; les martyrs connaissent mieux les nuances et les plaisirs du métier de bourreau. Mais on souffre davantage dans la peau de théoricien que dans celle de praticien : dans les impasses pratiques on n'est vu de personne, dans les impasses théoriques on est la risée de soi.
POUVOIR

Hommes

La douleur sans plaies visibles est une incapacité professionnelle, que les hommes traitent comme le bégaiement ou la claudication. Un jour, on aura les Jeux Olympiques des hypocondriaques. Il faut refuser aux hommes le rôle d'arbitres et ne voir dans leurs tribunes qu'un fond sonore pré-enregistré, qui ne doit pas dicter le rythme de mes défaillances.
POUVOIR
 

 


 

Soupir et larme. Le soupir monte, la larme tombe. La ventilation du halètement, l'arrosage du regard. On enterre le soupir, dans la larme on fait refléter l'étoile. Le soupir t'emporte, la larme t'enchaîne. Du soupir naît le mot, que la larme rend inutile. C'est un chant du cygne, car, aux futurs concours du plus beau soupir et de la plus chaude larme il n'y aura que serpents et crocodiles.

Les souffrances, auxquelles je compatis le plus, sont des déficiences du rêve : manque d'oreilles (les mots se perdent), manque de bouche (les mots ne naissent plus), manque de regard (les mots ne s'envolent pas). La danse des images s'appelle songe, leur marche s'appelle veille. Ce sont les songes qui enfantent la souffrance (et non pas l'inverse, Aragon) ; la veille la stérilise ou l'anesthésie.

Ton désespoir doit être, à la fois, pur (stoïcisme), haut (héroïsme), profond (ascétisme). Le seul stoïcisme peut cacher un bien-être injuste, le seul héroïsme - un zèle aveugle, le seul ascétisme - une indigestion spirituelle.

Le regard des vivants traduit de plus en plus la mécanique et la moyenne. Pour communiquer avec l'amplitude insondable de l'homme, il ne nous restera bientôt que la voix des mourants. J'inverserais les registres des cloches d'antan : « Je plains les vivants, j'appelle les morts » - « Vivos plango, mortuos voco », puisque je suis incapable de : « briser la foudre » - « fulgura frango ».

La fontaine d'assouvissement impossible est la perpétuation d'une noble contrainte, comme celle d'un but absurde - chez Sisyphe.

La douleur a ses sources. Cherche là-dedans ton reflet mais ne les trouble pas et, encore moins, n'en bois pas. « La pire des douleurs est celle, dont tu es toi-même la cause » - Sophocle.

Le désespoir d'ici-bas et l'optimisme de là-haut proviennent de la même source. Et, dans une vie stagnante, je peux deviner le reflet de mon étoile. Le regard doit appartenir à l'étoile, ni au chemin ni même aux ruines ; qu'ils soient inondés de désespoir et d'ombres, mon regard doit porter le souvenir d'une lumière, même éteinte. L'optimisme est la certitude d'être moins malheureux qu'on ne croit.

Le vrai tourment, ce n'est pas de ne plus être, mais de ne pas savoir être sans avoir. Je ne suis qu'intensité, mais il me faudrait maîtriser la terre - pour marquer mon époque, l'air - pour être respirable, le feu - pour laisser des empreintes et l'eau - pour que l'encre la couche sur papier. « Ce n'est pas l'éternité que tu demanderas à la vie, mais l'intensité »*** - Nietzsche - « Auf die ewige Lebendigkeit kommt es an, nicht auf das ewige Leben ».

Sangloter, en me relisant, dans ce mélange obscur de fierté, d'humilité, de grandeur, de désespoir et de communion avec le dessein divin ; cent fois j'ai vécu cette bizarrerie larmoyante et irrésistible, que seul Nietzsche connut, en revisitant son Zarathoustra, et qu'auraient pu connaître Bach et Mozart, s'ils étaient moins casaniers ou moins bêtes.

Consoler – inspirer un regard noble sur la souffrance. Mais ce regard serait probablement d'autant plus angoissé.

La douleur dans une cage exposée, dans un cachot exigu ou dans une vaste solitude. Je les ai connues, toutes, et je ne sais toujours pas laquelle est la plus dévastatrice.

La souffrance n'est qu'une mystérieuse contrainte, qui rend encore plus majestueuse la vraie quête, celle du bonheur d'un haut regard sur la vie. (Car « il est trop facile de mépriser la vie, dans le malheur » - Martial - « rebus in angustis facile est contemnere vitam ».) Le Bouddha, qui y vit l'origine de tout savoir, se disqualifie par cette myopie. « Par la souffrance l'esprit devient vivace et n'accède à l'absolu qu'à travers des contraintes »* - Kant - « Der Geist wird durch Leiden thätig, gelangt zum Absoluten nur durch Schranken ».

Souffrance en positif ou en négatif : l'émotion aigüe, mise en mots ou en regards, et qui ne réveille aucune sympathie ; le geste obtus, fruit du hasard et de l'indifférence, et qui t'attire des étiquettes définitives.

Toute action passionnée et toute pensée profonde finissent par nous désespérer ; et l'espérance ne peut venir que des rêves, ayant emprunté la passion aux actions et transformé la profondeur réfléchie en hauteur réfléchissante. Toute visée de finalités nous affligera ; seul un culte des commencements rêveurs nous consolera.

Le désespoir n'est pas un sacrifice à ce que nous aimerions être. Il est, plutôt, le lieu de sacrifice, d'où s'élève le mieux ce qui pèse le plus : notre angoisse ou notre honte. Toutefois, en état exalté, il vaut mieux visiter les ruines que les temples. Dans les ruines, la souffrance aide à révéler le rang des hommes.

Ce vide béni, qui n'existe que grâce au trop-plein de ce qui se concentre autour, cavité entretenue par ton souffle, non vacuité traversée par l'haleine du siècle. Comme le goût béni de la simplicité vitale, rompue à tous les piments de la complexité tribale. « C'est des intenses complexités qu'émergent les intenses simplicités » - Churchill - « Out of intense complexities intense simplicities emerge ».

Le cœur ne s'élargit que sous la lame de la souffrance. L'aiguille du désir l'approfondit, la tenaille de la solitude le rehausse. Le bonheur n'est ni l'absence de désirs ni le désir assouvi, mais le désir même.

Quand la sève de la vie est accessible, la sueur s'absorbe, l'encre se solidifie, la larme tarit, le sang enivre, celui des autres. Seul le poète connaît la lancinante soif près de la fontaine ; Tantale, qui, au lieu de s'abaisser par le geste, s'élèverait par le regard ; la fontaine de Siloë, n'a-t-elle pas rendu le regard aux yeux éteints ? L'obscur désir, face à la claire fontaine, ou comme le dirait Freud - la libido, est le nom de cette soif.

L'évolution de la passion, devant la fontaine : du besoin naturel - à la soif réelle, jusqu'au sentiment complexe, évolution appréciée même des géomètres : « Trois passions commandèrent ma vie : le besoin d'aimer, la soif de la connaissance, la pitié des souffrances du genre humain » - B.Russell - « Three passions have governed my life : the longings for love, the search for knowledge, and pity for the suffering of humankind ».

Il faut peindre la douleur avec de l'encre sympathique ; sous une lumière retrouvée on devrait deviner des traits et caractères sans déchirure.

L'expérience et la douleur assagissent le plébéien. Ne tirer aucune leçon des échecs. Ni, au reste, des réussites. Ou, mieux, rester debout, face à la honte, couché - face au succès.

Il y a des heures, où la souffrance est bien venue et des heures, où il faut la mettre à la porte. Elle est pleine d'attraits en tant que fidélité et pleine de vices en tant que sacrifice. Parfois, il faut rendre ce qui caresse, prendre ce qui oppresse.

La vie s'asperge le mieux par des larmes. À l'aurore, dans la jeunesse. Dans le crépuscule, ce sera le tour de la sueur, chaude ou froide, ou, mieux encore, de l'encre, emphatique ou sympathique.

Que vaut le regard, face à une plaie, à une balafre ? - Rehausser le hurlement ? Reconstituer la déchirure ? Au livre-douleur, au livre-cicatrice il faut toujours affecter un livre-regard. « Tels sont les yeux, tel est le corps » - Hippocrate.

Les blasés souffrent de taedium vitae, je souffre d'une surabondance de la joie, qui ne trouve pas de bonne oreille.

Pour parler de soi, geindre paraît plus propice que jubiler. La souffrance, bizarrement, prend la forme de ton essence, tandis que la jouissance est étrangement anonyme. On serait tenté de croire, que in principio le verbe était accompagné de la douleur, n'exprimait que la douleur.

Nous pouvons triompher du désespoir, tant que nous avons encore des réserves d'abîmes pour nos futures chutes, des réserves de déserts pour assécher nos courants ou des réserves de tempêtes pour faire honte à nos accalmies.

On voit le monde livré au Déluge, on lui sacrifie de malheureuses colombes et on s'accroche à Apollon ; tandis que c'est Asclépios, Aphrodite ou Athéna qui attendent la fin de mes convulsions, et je leur sacrifierai, en fonction de ma conscience, un coq (Socrate), une chèvre (les Juifs) ou une vache (les Hindous).

La vie est faite d'admirations de la Chose (visage ou image) et d'impuissance de La rendre ou de L'approcher ; elle est faite donc d'espérances et de désespoirs, de positions fermes du sentiment et de poses tâtonnantes de l'esprit.

L'Esprit descend non pas pour illuminer, mais pour souffler. Il est le voile, le vol, la voile, annonçant le vague, porté par la vague : il est chute ou naufrage au bout d'un voyage intranquille.

Pour étouffer l'angoisse inexistentielle, trois stratagèmes vitaux : agir, créer, aimer. Leur artifice se trahit facilement, sauf le cas béni, où ses trois écrans tombent de la même hauteur et voilent la même scène.

Le meilleur en nous n'a ni langage ni émetteur ni force - ce terrible constat est source de la vraie souffrance. Ne communiquer avec le ciel qu'avec notre épiderme - et l'esprit et la langue en font partie - à croire que Dieu n'est pas amour verbeux, mais souffrance muette.

La douleur ne rend ni meilleur ni plus profond, mais elle nous laisse un libre choix entre une extrême hauteur et une extrême bassesse. Et la bassesse ressemble si souvent à de la profondeur : « Seule la grande douleur nous contraint à descendre dans notre extrême profondeur » - Nietzsche - « Erst der grosse Schmerz zwingt uns in unsre letzte Tiefe ». Que l'autre refuge, à l'opposé, m'est plus cher : « Souffrons, mais souffrons sur les cimes ! »** - Hugo.

On commence par croire, que nos malheurs sont dus aux accidents, et qu'une logique extérieure nous achemine vers la joie. Plus tard, on se met à croire en une destinée aveugle. On finit par comprendre, que c'est notre essence qui porte le bonheur ou le malheur, au bout d'une volonté, élevée par une foi. Et l'on est heureux ou malheureux, au gré de la hauteur de notre regard et non des objets croisés.

Mes rêves ne se sont jamais tenus debout, et mes ruines ne sont pas des ruines des idéaux (dans lesquelles se vautrait le jeune Cioran), elles sont le seul écrin à l'abri des appétits du chaland mesquin - de toi, fat ou calculateur. Je préfère l'habitude de mes ruines à : « Ils vivent dans des ruines de leurs habitudes » - Cocteau.

Le compétent n'exhibant pas de performances, c'est la source la plus répandue de souffrances non-physiques. De ce point de vue, elle est le contraire de la conscience tranquille, qui est le contentement de ses performances en absence d'une vraie compétence.

Le mot de souffrance ne seyait naguère qu'à l'âge d'un Werther au cœur chétif. Aujourd'hui, il ne se marie qu'avec le troisième âge au cœur usé.

Submergé de bonheur, on perd l'image de Dieu ; accablé d'une souffrance, comme illuminé par une beauté, on assiste à l'émergence d'un Dieu en majesté. Pourtant, d'après les hommes : « Le bonheur et la beauté découlent l'un de l'autre » - Shaw - « Happiness and beauty are by-products ». Dieu, qui est peut-être dans une étrange rencontre du beau et de l'horrible (« fair is foul and foul is fair » - Shakespeare, en lecture traumatologique et non pas météorologique), pour la bonne raison, que la douleur et l'harmonie n'appartiennent à personne. Un masque étincelant de l'art, sur le visage horrible de la vie – telle serait la destinée d'artiste.

L'enfant n'a pas besoin d'être consolé, c'est pour cela que la consolation le rend littéralement heureux, c'est-à-dire jouissant de l'inutile. Je dois en faire autant avec mon livre. Et la rencontre entre les deux - et liberi et libri ! - serait mon idéal !

La souffrance est incohérence. Je cherche à combler le désaccord par un mot musical. La plaie, en général, n'en ressort que plus béante, mais les autres ne retiennent que la nouvelle mélodie. Laquelle pourra dire : « tu m'inondes, comme le sang - une blessure fraîche » - G.Benn - « du füllst mich an wie Blut die frische Wunde ».

Ces sanglots ne furent entendus que par ma taïga natale. Orphelin désormais complet. Comme si la dernière source de la bonté venait à tarir. Comme si tous les contes de fées, déposés au fond de moi-même par ma mère, que je viens d'enterrer en Sibérie, perdaient toute leur invariable magie et se figeaient dans un cortège funèbre. Des remords qui coupent le souffle, dessèchent les yeux et font hurler comme un fauve, sevré trop tôt, pour survivre.

Ce ne sont ni l'espoir ni le désespoir qui composent le chant le plus beau, mais un duo entre le zéro et l'infini (darkness at noon de Koestler) du regard. Tantôt ils s'annihilent, tantôt se substituent, tantôt se confessent. Le désespoir est le maître, nous apprenant le chant, l'espoir en est l'élève.

Le vrai espoir est hors du temps : c'est une foi en un sens ou en une beauté, plus grands et plus hauts que ce qu'en disent nos sens ou notre esprit, et que notre âme accueille. Non pas l'attente du possible, mais l'entente avec l'impossible. « C'est un grand ouvrier de miracles que l'esprit humain » - Montaigne.

Deux recettes fallacieuses contre l'anxiété : l'humilité ou le mépris, s'appuyant soit sur la sophistique soit sur l'éristique. Ces deux remèdes finissent par aggraver le mal. L'amitié d'un mot ou d'un homme est un palliatif plus bénin : l'amitié est vaudevillesque, tandis que l'humilité est tragique et le mépris dramatique.

Pour l'esprit, qui nécessairement ambitionne la force, toute souffrance est réductrice ; elle peut être rédemptrice pour l'âme, qui se penche sur nos faiblesses. La consolation chrétienne aurait pu être philosophique, si elle visait le présent désespérant et non pas le futur plein d'espérances.

Les sentiments qui valent la mémoire sont ceux qui munissent la vie soit d'un désespoir lumineux soit d'un espoir impénétrable. « Avoir un goût libidineux pour l'abattement est une promesse de féconde vie intérieure » - Pavese - « Avere un libidinoso gusto dell'abbandono è una premessa di feconda vita interiore ».

Plus grinçant est le rouage du quotidien, plus attentif je suis au silence de l'éternité. La graisse salutaire monte en général au cerveau, qui lève la tête, baisse le regard et rabat les oreilles.

Face au malheur, se réduisant au faible pouvoir d'achat, je suis à court de sympathie, car je sais d'avance, que le meilleur remède est dans davantage de lucre et de machinisation dans la société. Je ne suis sensible qu'au malheur de ne pouvoir vivre (de) mon rêve et de devoir cacher ma honte. La réalité et le rêve auraient dû avoir la différence symétrique vide ; lorsqu'ils interagissent comme des vases communicants - plus la réalité me blesse, plus robuste en sort mon rêve - le rêve y est mesquin, même s'il est puissant.

Entretenir intact un découragement sans faille, redoubler de signes d'abandon, ne pas se débander dans la poursuite de l'inutile démoralisateur.

Je dois être sain d'esprit pour aspirer à une résurrection. Les malades n'ont besoin que d'un rétablissement.

Tout avis, même le plus extravagant, peut être attribué à une émanation grégaire. L'esprit de suite dans les idées accentue cette tendance. « La pensée libre est sacrifiée pour la suite dans les idées » - Chestov - « Последовательности приносилась в жертву свободная мысль » - puisque la pensée, contrairement à la création, peut être libre. C'est par des vides dans mes pointillés que j'affirme le mieux mon originalité. Ourdir et lier - travail de fourmi ; lui opposer - planer, m'immobiliser, me suspendre au-dessus du point zéro de l'indéveloppable.

Espérance : accorder au miraculeux une place au milieu des terreurs causales, folle échappée hors du temps. Le désespoir est une pose bête : substituer des causes aux emballements.

On s'imagine un glorieux martyre, qu'on subit de la main des canailles déchaînées et haineuses, et l'on ploie sous l'indifférence d'un brave homme sans malice.

Le finale du réalisme, c'est la misérable liberté de toute illusion, qui noircira toutes les espérances réfutées. Tiens au romantisme, sa genèse - blanchiment du désespoir prouvé. « L'espérance nous est donnée à cause des désespérés » - Benjamin - « Nur um der Hoffnungslosen willen ist uns die Hoffnung gegeben ».

Savoir bâtir de magnifiques contraintes et ne pas disposer de but, qui les aurait mises en œuvre. Sujet d'une frustration d'esprit ou d'une fierté d'âme.

La vie, c'est la nuit. Toute rencontre, ici-bas, n'est qu'achoppement, trébuchement, collision, dont je ne sors jamais indemne. Compte tes bleus, bosses, égratignures. La raison du jour rend plus circonspect, fait apprécier les platitudes rebouteuses et les guérisons définitives.

C'est le manque d'oreilles ou la pâleur de notre verbe, plutôt que la pudeur, qui expliquent le mutisme de notre souffrance. C'est par la hauteur, à laquelle nos gémissements retentissent, qui la souffrance est sacrée.

Pour qu'une résignation ne m'émousse pas, il faut qu'elle soit déchirante. Me vaincre moi-même, c'est ne pas hésiter à sonder les lieux les plus peccables chez moi, lieux que je connais mieux que les autres.

Personne ne me pousse vers le troupeau, je m'y retrouve pourtant, volontaire ou mercenaire. J'ai beau me redresser par l'intérieur, à l'extérieur je suis condamné aux exercices de reptation, même en absence de dresseur, de pesanteur, de fange.

De nos jours, les jardins secrets, aux avenues ineffables, se transforment paisiblement en jardins potagers à revenus stables. Le jardin de Platon (Akadêmos), au moins, nous mena jusqu'aux Immortels et le jardin d'Épicure fut acheté pour ériger un palais, que les stoïciens auraient transformé en cénotaphe.

Ô mes rêves intouchables, le crépuscule vous a touchés et l'aube n'a rien à y dissiper.

Le mépris de ce qui nous ressemble et la fuite vers la hauteur, auprès des illusions d'optique.

J'ignore pourquoi les plus lumineuses envolées du sentiment naissent parmi la plus sombre et écrasante tristesse, où, en plus, on vit l'illusion de se reconnaître : « On cherche le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même » - Céline.

Rien ne sert aujourd'hui d'être en veine, il faut être veinard ; on se moque de celui qui a de la peine, on préconise le peinard.

Il faut reconnaître, qu'on souffre plus souvent non pas parce qu'on est incompris ou détonnant, mais parce qu'on est, tout bêtement, malchanceux. Surtout, depuis que tout coup de dés se programme au royaume des machines.

Orphelin fugueur, plus d'une fois je faillis, comme bon nombre de mes congénères, crever de faim, de froid ou de la main des bagnards ou brigands, au milieu desquels je suis né. Mais au ton grinçant que prirent mes paroles aujourd'hui, cette époque ne contribua pas au centième de ce que je découvris bien plus tard : la tiédeur des repus respectueux de l'ordre public.

La meilleure source d'une morale : la dérangeante certitude qu'un être, plus subtil que moi, souffre plus que moi pour cause d'injustice. L'incrustation, c'est, aujourd'hui, l'opération de survie par excellence ; comment s'étonner, que les meilleures perles y échouent ou s'y refusent !

L'art de la négation : les uns voient le refus d'une espérance insuffisante dans le désespoir et y chutent ; les autres lui opposent l'espérance des délicats et rehaussent leur regard. L'optimisme des sots décourage, le pessimisme des sages vivifie.

Il ne me déplairait pas, que ma trajectoire se rapproche, à rebours, de celle de Rimbaud : les tribulations et la sauvagerie du début, et vers la fin - avoir dessiné quelques Enluminures et séjourné pendant quelques Saisons au Paradis. Et pour seul point commun entre ces vies extrêmes, les mots : « N'écrivez pas Arthur sur les enveloppes… Comme je suis malheureux… Assez vu, assez eu, assez connu – j’irai sous la terre ».

Dans le bonheur, tout se réduit à sa source, qui, dans le meilleur des cas, est merveilleusement cachée. Le sot la trouble rapidement, le sage en fait une fontaine inaccessible pour entretenir ses soifs. On invente son amour à partir de la soif, dont il est la seule source. Dans la souffrance, peu importe la source ; le sot la voit dans autrui, à qui il voue sa bile, le sage - dans les effets de sa propre fragilité et il tourne son aigreur contre soi-même.

Sans douleur à chanter ni tromperie à décrier - pas de poète. Faute de pouvoir dénicher une souffrance vraisemblable, le poète d'aujourd'hui se met à flairer de fumeux mensonges - manipulations, intoxications, récupérations. Tandis qu'une vérité parfaitement réelle, mais insipide, s'étend à perte de vue (« Il est des vérités, dont la démonstration même montre qu'on n'a pas d'esprit »* - K.Kraus - « Es gibt Wahrheiten, durch deren Entdeckung man beweisen kann, daß man keinen Geist hat »). Le journalisme, c'est la terrible fin de tout élan poétique, esquissé il y a trois mille ans.

Dans le dilemme du verre moitié-plein moitié-vide, l'optimisme ne consiste pas à se pencher du côté plein, mais à trouver des ressources, mystiques ou éthyliques, du côté vide, à faire un bon choix entre « la volupté du vide et le leurre du plein » - Adorno - « der Lust der Leere und der Lüge der Fülle ».

L'éclat des yeux a beau appeler la liesse initiale du paradis, on a besoin de leur sel pour rappeler la promesse finale de l'enfer. « Nul n'arrive au paradis les yeux secs » - proverbe anglais - « No coming to heaven with dry eyes ».

Orphelinat, misère, faim, froid, violence, sauvagerie – tant de ces malheurs, vécus réellement dans la chair, m'empêchent d'en inventer des imaginaires ! Le beau nom de souffrance ne s'applique qu'à notre sensibilité immatérielle, immémoriale, éphémère.

Pour qu'un désespoir nouveau-né puisse affermir sa voix, le vide est le meilleur berceau ; mais lorsque « meurt l'espérance, surgit un vide » - de Vinci - « il vuoto nasce, quando la speranza more » - vide infécond, qui nous laisse sans voix. « Ce qui suit immédiatement la souffrance, c'est le vide » - Spengler - « Was dem Leiden auf dem Fuße folgt, ist die Leere » - que le sot remplit de sa faible voix, tandis que le sage y invite la voix divine.

L'ineptie de Dostoïevsky, une larmette d'enfant le faisant rendre le billet à Dieu ; l'ineptie de Bergson, un seul enfant damné désavouant la Création ; l'ineptie d'Einstein, un seul enfant malheureux rendant tout progrès impossible ; l'ineptie de Camus, la souffrance non-justifiée d'un enfant étant révoltante ; l'ineptie de Sartre, les livres ne faisant pas le poids, face à un enfant qui meurt ; l'ineptie du parti pris des choses, voyant dans la souffrance des enfants le mal absolu - mais un bon écrivain est une présence divine comprenant toujours une bonne enfance, une bonne pleureuse et un bon croque-morts ! Inconsolable comme le père des Kindertotenlieder et implacable comme l'Erlkönig. L'un des buts d'un art serait : comment transformer une larme d'enfant en une pensée d'adulte.

La ruine, c'est l'aboutissement de la chaîne anti-historique : la tombe, la croix, le caducée - le ver, le vautour, le serpent. Et au bout : la chauve-souris ou la marmotte, les seules qu'on reconnaisse aujourd'hui ex ungue leonem, dans des bestiaires paradoxaux.

La souffrance inspirait le jeune ; aujourd'hui, elle est absente même de l'âge adulte. Bientôt, les hommes n'élèveront le cœur que juste avant d'expirer. Mais auront-ils encore le cœur ? C'est le seul organe, qu'aucune anesthésie, cérébrale ou chimique, ne pacifie. Et sans cette lancinante douleur, nos plus beaux élans restent sans voix (sans voie ?). De ce chagrin crucial, le chemin mène droit vers la vertu : « Calamitas virtutis occasio » - Sénèque.

Les plus belles plumes prônent le style sec. Pour ne pas moisir, au milieu de ta prose jadis larmoyante, n'occulte pas, mais sculpte ta larme. Sors-la du souterrain et peuples-en les ruines. Et que ton style devienne regard : « Le style est une manière absolue de voir les choses » - Flaubert. Avoir du style, c'est orienter le hasard et dominer la routine par une expression magnétisante.

La tentation de me dire : Dieu est contre moi ; Il doit n'exister pour moi qu'ironiquement et jamais sérieusement, une espèce d'hurluberlu muet. Dans ma cage et, simultanément, en dehors. Être mon regard, perçant mes barreaux et accompagnant mes évasions.

Plus je souffre dans ce monde, plus j'aspire à en être libéré, plutôt que d'y être comblé. Pour un homme hérissé de plaies, tout attouchement du monde est collision ou blessure. Et je ne trouverai meilleur tampon que les murs écroulés des ruines, hantées par le souvenir de mes semblables.

Ce n'est pas la valeur comprise de la vie qui engendre la peur. C'est l'existence même de cette peur tenace qui suggère le prix d'une vie incomprise.

La défaite est notre lot commun, elle est le fond même de notre existence. Trois usages de cette calamité : s'en morfondre (les moutons), l'analyser (les robots), projeter sur la noirceur de son fond – l'éclat lumineux de nos formes (les poètes).

Le désespoir de l'aveugle vient du non-avoir ; le désespoir des yeux à moitié clos - du non-être. L'être envahit et multiplie ; l'avoir étouffe et réduit. Mais ce sont toujours de bons exutoires, si on les compare aux yeux, que nous fait écarquiller le trop visible devenir. La douleur réelle loge dans le devenir, où, exaspéré, on invite l'inexistante consolation sous forme de l'inexistant être, guérisseur fantomatique.

Les Anciens souffrent de soifs inassouvies et te soutiennent par l'harmonie et la raison ; les modernes digèrent mal leurs dîners en ville et t'accablent de visions d'angoisse et de folie. « Ce qu'il désire s'accomplit par là même que son désir demeure inassouvi » - Grégoire de Nysse.

Le séjour des morts serait séparé de la vie par la douleur (Achéron), la haine (Styx), la lamentation (Cocyte, affluent d'Achéron), le feu (Phlégéton, affluent d'Achéron), l'oubli (Léthé, affluent d'Achéron ou de Styx). Je soupçonne, que le Styx se jette, lui aussi, dans l'Achéron.

La douleur fait grandir l'homme, en profondeur ; l'artiste fait grandir la douleur, en hauteur. Vautré dans la platitude des actions anesthésiées, exclu de l'amplitude culpabilisante du bien, je battrai ma coulpe devant les justiciers ou bourreaux, éplorés et miséricordieux, puisque, en succombant à la douleur, je croirai succomber au mal.

Toutes les sources de lumière sont répertoriées, classées, explorées ; gaspiller son énergie à en rechercher de nouvelles est ingrat et bête. À la limite - en inventer un jaillissement, mais, surtout, en imaginer un approfondissement des ombres, découvrir un angle de vue, sous lequel la lumière est de la pure souffrance et les ombres - de la pure joie. « La souffrance, un divin remède de nos impuretés » - Baudelaire - la pureté de l'ombre est de ne pas être en-dessous de la lumière et de ne pas chercher à passer pour celle-ci.

En dernière instance, la cause de toute souffrance ou jouissance réelles se réduirait, facilement, aux balivernes, au toc, au couac. On n'y trouve rien à admirer ni à désirer, ce qui désavoue le stoïcisme. Et si un récit tragique nous émeut, c'est qu'une belle invention lui préside ; ce n'est pas la profondeur causale, mais la hauteur verbale qui ennoblit les plaies. « Une douleur légère parle, la profonde se tait » - Sénèque - « Curae leves loquuntur, ingentes stupent ».

La première fonction de la larme - réagir à l'intrusion des corps étrangers dans nos yeux (de la matière dans notre regard). La vallée des larmes se prête bien à l'érection d'une bonne et pure hauteur du regard, sur un fond de naufrage.

Le monolithe de la raison robotique phagocyta la science et l'art ; il ne reste au souffle de Dieu, pour atteindre nos âmes, qu'un seul trou (S.Weil) - la souffrance humaine. L'amour et la beauté y mesurent leur profondeur. « Dans l'art, la souffrance est la bienvenue » - Rostropovitch - « Страдание, в искусстве, - необходимо » - mais pour que la palette d'artiste soit complète, la félicité y est indispensable au même degré, elle y apporte la hauteur.

La vraie souffrance est incompatible avec le bras levé et l'arène : le « souffrir est un pâtir pur » (Levinas). Elle devrait loger dans une haute tour d'ivoire aux souterrains profonds ; une fois hantée par le passéifié, elle se métamorphoserait en ruines futuristes.

Le désespoir a une belle place dans tout bon écrit, en tant que cible d'une réfutation ironique. Le désespoir final, le second désespoir (Pascal), le méta-désespoir, c'est l'incapacité de surmonter le désespoir.

Trois issues d'une souffrance : elle te lamine (en profondeur), elle t'élimine (de l'étendue), elle t'illumine (dans la hauteur).

« Trop de logique, trop de sentiments » - Flaubert - minables bilans des vies ratées des sots repus. Trop d'ennui, pas assez d'ironie.

La valeur d'une chose violente - d'une pensée, d'une femme, d'un enthousiasme - se révèle dans la douceur de ses crépuscules.

Ma misère se présente à mon cœur, mais ma miséricorde ne peut lui donner que moi-même. Quand on est Orphée de représentation, on devient Narcisse d'interprétation. « L'impossibilité, pour l'artiste, de représenter la miséricorde » - Kierkegaard.

Les manifestations, joyeuses et extérieures, de nos pulsions – le nourrisson s'attachant à sa mère, l'amoureux oubliant le monde pour une paire d'yeux, le créateur obsédé par la gloire – ont peut-être une même origine, sombre et intérieure, – la détresse de l'abandon, du manque ou de la solitude.

L'homme se désespérait, puisque l'étincelle divine, scintillant au fond de son âme, était impuissante et inutile dans les ténèbres extérieures. Et sa subtile vérité était humiliée par le mensonge grossier de la place publique. Mais depuis que l'éclairage et la justice publics s'installèrent dans les affaires des hommes, l'homme, livré à la seule vérité, s'ennuie : « Sans le mensonge, qui la console, l'humanité périrait de désespoir et d'ennui » - A.France - l'homme périt, mais les hommes, robotisés, se consolident.

Le chagrin sert de matériaux aux soubassements des châteaux royaux du mot, dont les ruines en gardent l'écho et l'héritage. « Rien au monde n'est plus permanent que le chagrin, rien de plus durable qu'un mot majestueux » - Akhmatova - « Всего прочнее на земле - печаль и долговечней - царственное слово ».

Souvent, la saignante évidence des épines nous laisse découvrir des roses secrètes ou naissantes. Un métier en perte de vitesse - collectionneur d'épines, arbiter elegantiae : « L'un ramasse des épines, l'autre - des roses » - « Hic spinas colligit, ille rosas ».

J'adhère à cette certitude : un contre tous, tu ne peux pas avoir raison, et voilà qu'un doute paralysant me gagne : non seulement tu ne serais pas le meilleur, mais aucune lance ne se croiserait avec la tienne. Et je finirai par bâtir ma propre arène qui, faute de panaches et de dames, ressemblera de plus en plus à une ruine.

Je trouve de l'hypocrisie jusque dans mon accumulation effrénée de trésors invisibles, éphémères et inutiles - ils pourraient rendre plus facile mon agonie bien réelle.

Peindre un malheur comme un raseur ? Le geindre comme un farceur ? Le feindre comme un acteur ? Je réunis ces trois dons et j'en obtiens le seul remède durable, l'ironie.

J'assure l'auréole et la hauteur d'un beau sentiment, si j'en célèbre le deuil, au moment même, où il serait tout près d'atteindre son sommet : « La sagesse, une aide spirituelle au travail de deuil »** - Ricœur - l'aide, qui consiste à transformer en sacrifice rituel ce qui n'est qu'un trépas, programmé, pénible et anonyme. L'avantage cérémoniel des ruines - la facilité d'y installer un autel, sans craindre l'asphyxie.

La sensibilité est ce qui fait préférer le goût des larmes retenues à celui des sanglots. En deçà des paupières se déroulent de vrais drames, qu'on ne fait que jouer au-delà.

Ceux qui se vautrent dans la platitude indolore voient dans la vie une misère ; n'y voient, nettement et honnêtement, de la grandeur que ceux qui sont projetés dans les affres de la souffrance. Les pyrrhoniens et Pascal y voient simultanément les deux, ce qui les rend purs sophistes.

Dans la vie, la pauvreté et la souffrance, sont toujours dépravantes ; dans l'art, elles nous épargnent l'ennui et l'orgueil. Un bon artiste doit avoir faim ou, au moins, savoir le provoquer et l'entretenir.

Que la paix d'âme est symptôme des sots est bien connu ; mais que la souffrance, sans rien apporter aux sens du bien ni du beau, rend plus intelligent est une observation constante et énigmatique. C'est à croire, que les ailes ne poussent que dans des plaies.

Mon regard est porté vers la hauteur ; mais je ne peux ni l'atteindre ni soutenir ce qu'elle me renvoie - la double origine de la souffrance.

Le remords et la honte m'attrapent dès que j'inhibe mon action, toujours abrutissante, et donne du loisir à mon esprit, affairé et écœuré. D'où l'appel des sots : « Que le travail vous apporte la paix, puisqu'on ne la trouve nulle part ailleurs » - Mendeleev - « Находите покой в труде, ни в чём другом его не найти ».

Le mûrissement du goût n'influe guère sur notre aptitude au bonheur. C'est notre malheur qui s'y découvre de nouvelles et de plus en plus insondables sources.

La tristesse visite également et le sot et le délicat, quand ils se trouvent seuls ; c'est en présence d'autrui que ton hardiesse des ténèbres se prouve. Le contraire de : « La vraie douleur, c'est la douleur sans témoins » - Martial - « Ille dolet vere, qui sine teste dolet ».

Le désespoir, qui guide les hommes robotisés, est bien réel ; ce sont les hommes de passion qui doivent être menés par des espérances vaines (Bossuet) !

Les pas - le premier, l'intermédiaire, le dernier - se font sur ces échelles respectives : plaisir-douleur, extase-souffrance, paradis-enfer. Avec l'humilité de la première, cultiver la deuxième en visant la troisième !

La raison s'identifiant de plus en plus avec le dit, les seuls témoins de l'indicible seront bientôt les rires et les pleurs.

Les larmes de la réalité, les armes du modèle, les charmes du langage - la hauteur, la profondeur, l'étendue - la vie complète est un va-et-vient dans ces trois dimensions, ponctué de projections : platitudes de nous, flèches de toi, points de moi.

Comment me débarrasser du désespoir ? - vivre dans un Ouvert et ne me passionner que pour les perspectives se perdant hors de cet Ouvert. Tout ce qui débouche sur un monde clos est source d'ennui. Cet Ouvert est plus près du Fermé de Valéry que de l'Ouvert révélé (entborgen - aléthéia - illatence) de Heidegger. La passion est fusion, désirée, impossible et imaginaire, de mon élan et de mes limites : « Quand la forme vitale, créée par l'union naturelle de l'illimité et de la limite, vient à se détruire, cette destruction est souffrance ; et le retour à son essence constitue le plaisir »** - Platon.

Rester fidèle à moi-même ou me sacrifier ? - mais ces choix reviennent au même, lorsque je reconnais ne pas me connaître ! Alternances de souffrances glauques et de souffrances lumineuses.

La volupté est l'art sublime de faire sentir la pesanteur profonde et la grâce haute, tout en restant sur la surface. Tandis que je n'arrive pas à imaginer une haute souffrance ; de même je ne peux placer la joie qu'en hauteur, jamais en profondeur. Et Nietzsche : « La volupté est plus profonde que la peine de cœur » - « Lust ist tiefer noch als Herzeleid » - a raison de rester avec une projection imaginaire plutôt qu'avec l'original réel. Ailleurs il est encore plus précis : on peut « classer les hommes d'après la profondeur, que peut atteindre leur souffrance » (« die Rangordnung, wie tief Menschen leiden können »), mais la hauteur de leurs joies les discrimine encore plus nettement.

Les inconscients, s'adonnant au rire et à la danse, - les seuls heureux de la terre ! De l'incapacité de jouir naît le souci du savoir, de la puissance ou du rêve, qui mène, inéluctablement, au désespoir. Le malheur, c'est qu'au rire jeune succède toujours un rire jaune.

Après avoir tâté de mon livre, le lecteur médiocre n'y aura découvert que des apéritifs interminables, le profond y goûtera un langage pimenté, le hautain y boira une consolation de tout ce qui, ailleurs, est indigeste.

La démence ou la platitude, deux terribles issues pour celui qui se dévoue à la construction. Je cherche à me sauver dans un édifice à épreuve de ces deux fléaux, et je me retrouve prostré dans les ruines hérissées de raison.

La douleur indéterminée, la pire des souffrances, surgit d'une source inconnue, me submerge de honte, se déverse dans une stagnante léthargie, dans laquelle je perds pied ; ma fière ruine coule et s'avère pitoyable épave.

Celui qui me fait le plus envie, c'est, le plus souvent, celui qui m'avait le plus fait pitié. L'épreuve par l'humilité promet de la hauteur, comme l'épreuve par l'orgueil - de la profondeur.

Après m'être attardé aux mystères dionysiaques (la danse à la Nietzsche) et aux mystères orphiques (le chant à la Rilke), je me suis arrêté aux mystères d'Éleusis, où règne le rythme sans rites. Le passé, le présent, le futur tournés vers le deuil : Dionysos pleurant sa mère, Orphée - son épouse, Déméter - sa fille.

L'espace d'un soupir, le chant sépare l'âme du corps et fait oublier la souffrance : « Qui chante son mal l'enchante »** - du Bellay. Qui le narre en déchante. (La virgule oubliée y assure la poésie : les Portugais auraient prosifié : « Qui chante, son mal enchante ; qui pleure, son mal augmente »).

Ce que la modernité gagne en angoisses, elle en perd en tragédies ; la lancinante tristesse de l'âme se mua en aigreur nauséabonde de la raison.

Dans tout écrit, on peut deviner le lieu d'écriture, le style architectural de sa demeure. L'écriture des ruines ravive un passé maîtrisé, où elle recrée des tours d'ivoire ; elle est consciente de la débâcle finale de tout édifice, dédié à la grandeur ; elle se moque de nos murs, de nos portes, de nos fenêtres et même de nos sous-sols.

L'action devrait être une drogue, pas une anesthésie. L'homme qui agit oublie la souffrance, et l'homme qui souffre n'agit pas. Sans souffrance, point de conscience. Sans guérison, point d'action. La douleur, tout en faisant baisser nos yeux, apporte de la hauteur à notre regard.

Je connus sur ma peau toutes les formes de souffrance, qui se prêtent à la grandiloquence des plumes sensibles, et je dis qu'elles ne comptèrent presque pour rien au fond de mon écrit. C'est à ce que nous n'avons jamais vécu, par exemple à nos rêves, que nous devons notre essence. « Notre caractère est déterminé plutôt par l'absence de certaines expériences que par des expériences réelles » - Nietzsche - « Unser Charakter wird noch mehr durch den Mangel gewisser Erlebnisse als durch das, was man erlebt, bestimmt ».

Souffrant des mêmes défauts physiques, professant le même romantisme face à l'histoire, la femme ou l'Antiquité, morts au même jeune âge - quels invraisemblables parallèles entre Byron, Pouchkine et Leopardi !

L'épais désespoir est plus fécond que la fine espérance, mais évite de le mettre en lumière et sers-t'en comme d'une racine cachée, amenant de la vie aux branches joyeuses de ton arbre : « Une vitalité du désespoir, une racine vivace, qui nourrit ces branches » - Byron - « A very life in our dispair, a quick root which feeds these branches ».

La consolation – dans la vie démâtée, revoir l’horizon de l’esprit, la voile du cœur et le souffle de l’âme.

Face à l'épreuve de la souffrance, la vie et l'amour trouvent les répondants opposés : ce que la vie y perd en hauteur et lumières, l'amour en gagne en profondeur et ombres. Épave laminée ou ruine illuminée.

La souffrance nous rappelle l'existence de l'absolu, de ce qui ne subit pas la servile évolution de toutes choses soumises au temps impassible. C'est grâce à elle que l'homme redécouvre ses invariants au milieu de ses facettes de plus en plus robotisées et passagères. Et Tolstoï s'y trompe : « Le monde avance grâce à ceux qui souffrent » - « Мир движется вперёд благодаря тем, кто страдает », en prenant un mouvement intérieur pour mouvement extérieur. Le vrai monde, c'est à dire le beau et le palpitant, est immobile.

Prométhée, Socrate ou Jésus cherchent à rendre joyeuse l'attente du dernier jour, en la mettant sous le signe d'un au-revoir minable. Il vaut mieux, que nous apprenions à entonner un adieu majestueux à chaque instant vécu en grand et à attendre, que chaque jour nous chante la merveille du jour premier.

Les grandes souffrances sont tellement au-dessus de tous les mots, se chargeant de relater celles-là, qu'elles finissent par se dissoudre dans ma mémoire. Ne me taraudent que des tracas médiocres, que les mots redressent et rénovent. Et je finis, par honnêteté, d'en inventer de plus pittoresques. Toute douleur imaginaire bien montée s'incarne sans heurts dans mes expériences réelles.

La contrainte gustative : éviter l'insipide pour préserver le goût pour le doux. La prophylaxie - « Plus tu goûtes de l'amer, plus violente est ta soif du doux » - Gorky - « Чем больше человек вкусил горького, тем свирепее жаждет он сладкого » - est également à conseiller.

L'un de ces concepts ingrats - la sagesse ; elle devrait consister à savoir extraire de la musique de toute clameur de la vie et neutraliser tout ce qui gémit ou grince, c'est à dire la souffrance. Et puisque personne n'inventa jamais des baillons ou filtres efficaces, la seule sagesse accessible serait à pousser à l'extrême les sons joyeux, à produire de la cacophonie assourdissante ou à se boucher les oreilles.

Contrairement au corps, la santé de l'âme se feint plus par émotion qu'elle ne se prouve par déduction ; ce que n'avait guère compris Épicure : « Il ne faut pas feindre de philosopher, mais réellement philosopher ».

Les sages sont beaucoup plus exposés à la souffrance que les sots ; les premiers vivent au milieu des problèmes, qu'ils inventent, et les seconds - des solutions, que les autres leur procurent. « La douleur est toujours question et le plaisir - réponse »*** - Valéry.

Ce n'est pas la destinée, elle-même, qui est tragique pour l'homme prométhéen, mais la défaite dans la lutte contre elle. Toute lutte est comique, quels que soient l'adversaire et l'enjeu, - le credo de l'ironiste, acceptant d'être boiteux à condition de ne combattre que l'ange.

Quand je suis moi-même un climat, j'accueille comme miens les calamités et sinistres, dont m'accable une aveugle saison : « Tout ce que m'apportent tes saisons est pour moi fruit, ô Nature » - Marc-Aurèle. Être moi-même nature, que n'éclaire ni ne tente aucun chemin : « La nature que nous sommes s'assombrit, car nous n'avions aucun chemin »** - Nietzsche - « Die Natur, die wir sind, verfinsterte sich - denn wir hatten keinen Weg » - que mon dynamisme s'affirme dans mon art de préserver mon immobilité, pleine de belles ombres d'une lumière inconnue.

La fonction musicale de la philosophie : composer une mélodie vitale à partir des hurlements aigus de la douleur et de la plate gravité de la raison : « Là où tu restas muet de douleur, Dieu m'envoya le don de dire ce que je souffre » - Goethe - « Und wenn der Mensch in seiner Qual verstummt, - gab mir ein Gott zu sagen was ich leide ». Mais dans ce que le philosophe dit, la douleur et la raison doivent nous chanter ou nous faire chanter.

L'inquiétude comme cause et l'inquiétude comme effet. L'artiste exploite la première comme énergie alimentant ses hauts rythmes ; le philosophe étouffe la seconde comme trace des bas algorithmes. À propos, si l'art survit, ce sera peut-être parce que « jamais ne manqueront, heureuses ou malheureuses, les causes d'inquiétude » - Sénèque - « numquam derunt vel felices vel miserae sollicitudinis causae ».

Ce qui n'est qu'à moi ne peux être que déchirure ; et ils veulent que, de ma coupure opaque, je n'exhibe que la couture transparente.

Réduire toute la vie à l'horreur, chose presque spontanée, pour une sensibilité doublée d'une intelligence. Et le mot de Spinoza : « L'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort » - « Homo liber de nulla re minus quam de morte cogitat » - ne présente pas une sérénité de sage, mais une martingale d'angoissé. Songer à la manière d’être dépêché dans l’au-delà d'Eschyle, dont la calvitie reçut une tortue lâchée par un aigle myope, à la recherche d'une pierre, ou de Barthes, fauché par une camionnette.

La tragédie trouble celui qui a une conscience nette et purifie celui qui l'a trouble.

M’est avis que l’enfer, c’est la lumière, la transparence, la solitude interdite, la souffrance du rêve impossible ; et le paradis serait la nuit, la joie des ombres, la patrie du rêve, la source des audaces. La volupté des pensées et des pulsions ne se conçoit que dans la nuit.

Deux penchants principaux de l'homme - peindre ou geindre ; quand on ne sait pas peindre, on ne peint qu'en geignant ; quand on ne veut pas geindre, on ne geint qu'en peignant.

Ni Socrate ni Tolstoï ni Rilke ni Heidegger ne me disent rien de juste ou de réutilisable, au sujet de la mort ; la voix juste aurait dû être presque inaudible, et les cheveux auraient dû se dresser, sans qu'on comprenne pourquoi. Des litotes comme les plus violentes des hyperboles.

L'état d'étonnement devant le quotidien, la meilleure hygiène pour entretenir l'intensité, à l'opposé de l'état d'attente de l'extraordinaire : « Celui qui souffre est toujours en état d'attente »* - Pavese - « Chi soffre è sempre in stato d'attesa ».

Culte de l'intensité : ne voir ni dans le bonheur ni dans la souffrance quelque chose de définitif, vivre leur rencontre à une telle hauteur, où elles seraient portées par un même vertige.

Pour traduire à peu près les mêmes sentiments, il y a plus d'intensité dans la peur que dans le courage, dans l'angoisse que dans la lucidité face à la mort, c'est donc le premier terme de l'alternative que je préférerai.

Que je poursuive une cause extérieure, dans un monde accessible, ou extérieure, dans mon soi inaccessible, le chagrin final me rattrape avec la même certitude. Je ne peux l'atténuer que par l'intensité vitale, au-dessus de toutes les tristesses, intensité que je crée avec un accord musical et paradoxal entre le monde merveilleux et mon soi, également merveilleux.

Entre l'être et le devenir, ces deux mystères de la création divine ou humaine, s'incruste l'existence. Entre le vertige admiratif et l'extase inventive s'installe l'angoisse existentielle. Les pédants, ruminant leurs classifications mécaniques, ne sont pas touchés par ces soubresauts ; jaloux des poètes, ils se prennent pour des savants imperturbables : « Les ignares se représentent la matière d'une manière si subtile, si raffinée, qu'ils en attrapent le vertige » - Kant - « Unwissende denken sich die Materie so fein, so überfein, daß sie selbst darüber schwindlig werden ».

La hauteur nous fait mépriser la force, la profondeur nous rend maladifs - c'est dans l'étendue seule qu'on peut encore placer son espérance dans la force et ne pas se savoir incurable : « Tout vivant ne peut devenir sain, fort et fécond qu'à l'intérieur d'un certain horizon » - Nietzsche - « Jedes Lebendige kann nur innerhalb eines Horizontes gesund, stark und fruchtbar werden ».

La comédie - prouver que tout plongeon dans les profondeurs, comme toute envolée vers la hauteur, peuvent se réduire à la platitude du quotidien. La tragédie - sauver une profondeur désespérante ou une hauteur d'espérance en leur évitant cette chute vers la platitude.

L'homme tragique est celui, dont la pitié est condamnée à ne pas trouver d'objet et dont la honte ne s'explique par aucun acte. Et aucune échappatoire due au hasard ; une loi implacable et nue. Les hommes de l'orgueil ou de la haine, qui hurlent à la tragédie, ne traduisent que l'ennui de leurs colloques et dîners en ville.

La raison principale de ce geignement général des hommes, à cause d'un malheur extérieur, qui les ravage, est leur imperméabilité au sentiment tragique, qui place en nous-mêmes la source de tout ce qui mérite d'être pleuré.

En fait des souffrances, nous sommes tous lotis à la même enseigne ; c'est seulement leur place, dans notre regard sur la vie, qui nous divise en vivants et en morts ; chez le vivant, la souffrance se trouve à la source de ses visions ou pulsions vitales. « La vie, privée de souffrances, est une mort » - Chestov - « Жизнь, лишённая страдания есть смерть ».

Nous passons la première moitié de notre vie à nous débarrasser de quelques bêtises pesantes et à faire pencher la balance en faveur de l'intelligence. Mais dans la deuxième moitié, on fait l'inverse, avec un étonnement centuple et débouchant soit sur un sombre désespoir soit sur une joyeuse ironie.

Personne n'échappe à la tentation de peindre la terreur du Jugement Dernier : le médiocre - pour réciter celle de l'implacable Vengeur, le profond - pour claironner, ex cathedra, celle qu'il voue lui-même à ses semblables, le hautain, enfin, pour vivre celle qu'il s'inflige à lui-même, au fond de ses ruines, sur un banc d'accusés.

Valet des idées et maître des mots, telle est la pose du poète, et il est toujours malheureux, puisque « Bonheur gît en médiocrité, ne veut ni maître ni valet » - Baïf, et « il n'est pas permis au poète d'être médiocre » - Horace - « Mediocribus esse poetis non concessere ». L'épée ou les chaînes, c'est une culture du fer, dont s'accommode mal la aurea mediocritas. « Ce qui abat irrémédiablement l'âme, c'est la médiocrité de la douleur et de la joie » - R.Rolland.

Pour accepter la musique de la vie, que chantent, authentiques, les sirènes, mon ouïe doit supporter tant de souffrances, de ces sombres contraintes, sans lesquelles mon étoile n'aurait peut-être pas eu tout son éclat. Mais tant d'adorateurs de caps en continu cherchent à me dévier de mes constellations, et me conseillent de boucher les oreilles. L'utopie, minable, c'est le bon havre ; la musique, c'est la réalité, profonde et intense. « La vie est faite de sauts entre les faits et les rêves ; entre les deux - aucun havre » - Tchaïkovsky - « Жизнь есть чередование действительности с грёзами - пристани нет ».

L'acquiescement au monde ou la résignation d'y échouer, ces deux apparentes antinomies, en se solidarisant, deviennent deux facettes d'une même tragédie ; donc, Nietzsche, la-dessus, n'est qu'un prolongement de Schopenhauer.

L'âme n'a qu'un seul vocabulaire, celui des palpitations, on n'y décèle ni images ni mots ni concepts ; c'est la seule source crédible du sentiment tragique : ne pas reconnaître mon âme dans le langage de mes gestes ou de mes pensées, auquel je suis réduit ou condamné.

Où, dans la dualité phusis - logos, ces deux seules substances de la réalité en mouvement, où placer le frisson ? La matière affectée par l'esprit, ou l'esprit tourmenté par la matière ? « Où chercher le réel ? Nulle part, si ce n'est dans la gamme des émotions »** - Cioran.

La douleur est bien notre sixième sens, mais chacun place son organe là où il se sent le plus touché : la vanité insatiable, l'amour instable, l'âme indomptable, le cerveau comptable.

Ma paille d'espérance - la perfection d'un désespoir sans faille.

La tension de mes cordes doit être déterminée par la mélodie intemporelle, qui se joue au-dessus de mon âme, et non pas par la (dés)espérance, qui pèse sur mes jours. La bonne espérance tend mon âme vers le passé, et le bon désespoir - vers l'avenir. Il faudrait peut-être, qu'à l'instar d'Apollon ou d'Héraclite, ma corde, sans perdre de son intensité, quitte l'arc, pour se mettre au service de la lyre.

Le bon, le grand, le vrai réveillent des passions compréhensibles et cohérentes, mais le beau nous met dans un état paradoxal : « Le beau provoque la terreur, le vertige et un plaisir mêlé de douleur ; il entraîne loin du bien » - Plotin - le beau appartient au regard, et nous vivons trop de nos yeux sans vertige. Même le plaisir le plus raffiné naît des contraintes : « Il faut rechercher non pas tout le plaisir, mais celui qui vise le beau »* - Démocrite.

Le plaisir est une sensation aussi mystérieuse que la souffrance (sans en être la négation), mais dont on ne tire que des images bien pâles. Serait-ce à cause de la faible amplitude de l'échelle plaisir-répugnance, comparée avec celle de souffrance-paix ?

L'inexplicable fatalité de ce choix exclusif : aimer l'homme ou aimer les hommes (Dostoïevsky). Les inquisiteurs sentimentaux pensent, au contraire, que l'homme ne peut compatir au malheur public que s'il compatit à un malheur particulier.

La souffrance nous rétrécit et nous renvoie à nos origines axiales : de la profondeur des commencements, de l'étendue des moyens, de la hauteur des contraintes ; tout mouvement est alors ressenti comme primordial, ce qui crée l'illusion que pour comprendre il faille souffrir.

L'arbre dépourvu de feuilles à unifier devient symbole de la mort : « Cet arbre sombre, le cyprès, portant le deuil de ce qu'il ombrage » - Byron - « The cypress droops to death, dark tree, the only constant mourner » - mais, ayant perdu en étendue et même en profondeur, il reste symbole de la hauteur, où s'unifient des cimes et non plus des feuilles.

Ne pas m'attacher aux courants et changements, mais, au contraire, chercher les points ou noyaux immuables, - cette noble pose a un terrible inconvénient : la vie gagne énormément en valeur, et je serai terrorisé par la mort comme n'importe quel sot. La consolation de Lucrèce : « Aucun plaisir nouveau ne naîtra de l'allongement de la vie » - « Nec nova vivendo procuditur ulla voluptas » - ne me convaincra plus.

Notre âme est plus universelle que notre cœur, puisqu'elle est sensible aussi bien au comique qu'au tragique, tandis que le cœur reste inaccessible au comique. La Bruyère : « La vie est une tragédie pour celui qui la sent et une comédie pour celui qui la pense » - est trop tranchant, et son plagiaire : « un homme complet peut porter la tragédie dans son cœur et la comédie - dans sa tête » - « a sane man can have tragedy in his heart and comedy in his head » - plus prudent et juste.

La nature de la souffrance est fonction de notre verticalité : elle est d'une vaste platitude, chez les bons terriens ; elle est profonde, c'est à dire bien justifiée, chez les esprits puissants ; elle est vibrante, comme toute hauteur vécue par des anges, ces déracinés de la terre. Il est naïf de croire, que « la cause de la souffrance, c'est l'ignorance » - Dalaï-Lama - puisque le bonheur, le savoir ou les ailes peuvent changer le lieu de nos lancinations, mais non pas leur amplitude.

On ne peut étouffer ou couvrir la clameur de l'horreur, de la tragédie, de la souffrance qu'avec une musique héroïque, et l'acquiescement à la vie est cette seule musique possible, l'éternel retour de la métaphore désarmante, la rencontre de la création, de l'ironie et de l'amour. Mais si le beau atténue l'horrible, l'intense ne fait qu'aggraver le terrible.

En hauteur, la joie et le deuil ne se séparent pas ; pourtant, c'est uniquement la joie qu'on devrait y chanter. « Beaucoup essayèrent de rendre joyeusement la plus haute joie ; à moi, elle s'exprime en larmes » - Hölderlin - « Viele versuchten das Freudigste freudig zu sagen ; es spricht mir sich in der Trauer aus ».

Pleurer dans l'intérieur aide à faire avaler ma honte, honte des larmes, que je n'aurais pas versées. « Nous n'avons jamais à rougir de nos larmes » - Dickens - « We need never be ashamed of our tears ».

Le silence, même perçu au plus haut des cieux, cherche à se loger dans des profondeurs ; le cri, même étouffé dans un souterrain, nous place dans la hauteur. Le silence s'inscrit dans l'effort profond ; le hurlement introduit la haute musique.

Les flèches virtuelles des souffrances réelles n'abattent que de mauvais archers ; elles garnissent le carquois d'un maître des bonnes cordes : « en état d'un arc bandé à l'extrême, tout affect est bienvenu »** - Nietzsche - « in einem Zustande eines bis zum Springen gespannten Bogens tut einem jeder Affekt wohl ».

La caresse semble être non seulement au commencement de la Création, mais elle en serait même la fin ultime, puisque mes souffrances les plus irrésistibles viennent du manque de caresses pour ma peau, mon visage ou mon esprit ; car ma mère ou ma maîtresse, mon pair ou mon frère, mon collègue ou mon adversaire ne sont pas toujours là pour entretenir mon intranquillité grandiose et glisser vers l'angoisse morose.

Celui qui ne connaît le malheur qu'en s'écartant de la vertu ne connaît ni ce que c'est que la vertu ni ce que c'est que le malheur ; la vertu est la pitié ou la honte, devant son malheur mérité ou celui, immérité, des autres.

L'algorithme vint se substituer aux trois origines de nos parcours vitaux : au destin, au hasard, au mérite. Les naïfs continuent, pourtant, d'évoquer les ombres disparues. « Seuls les malheureux croient encore en Destinée ; les heureux, eux, attribuent leurs succès à leurs propres mérites » - Swift - « The power of fortune is confessed only by the miserable, for the happy impute all their success to prudence or merit ». Ils ne veulent pas reconnaître qu'un calcul, bas et précis, détermine leurs vies, réduites aux pas intermédiaires d'un projet collectif. Personne ne cherche plus une consolation, vague mais haute, du premier pas ou du pas dernier, qui sont les deux limites inaccessibles du nec plus ultra ?

Plus vaste et varié est la gamme de mes audaces, plus juste et riche sera mon tableau ; c'est la peur devant la honte, la douleur ou la perte, qui me prive de tant de couleurs et d'intensités. « Qui sait tout souffrir peut tout oser »* - Vauvenargues.

Le soi connu succombe au désespoir ; le soi inconnu se nourrit d'espérance. C'est à ce second soi que pense, peut-être, Kierkegaard : « Le péché : se trouvant devant Dieu dans l'état du désespoir, ne pas vouloir être soi ». Le vrai de l'esprit désavoue toute espérance ; le beau de l'âme neutralise tout désespoir. Et c'est dans la capacité de l'esprit de n'être soudain qu'âme, et de l'âme - de devenir spontanément esprit, que se résume la sagesse de la vie. Ce balancement produit la musique tragique de l'existence.

Le plaisir est bien une fin universelle, mais les épicuriens, hédonistes, utilitaristes n'en faisaient qu'un but, les modernes lui assurèrent des moyens sans limites ; seulement, les hommes oublièrent, que pour être complet, le bonheur a besoin de liberté, qui est contraintes, c'est à dire des sacrifices du facile et des fidélités au difficile.

Quand je suis ouvert, au même degré, à la honte et à l'ironie, je réconcilie facilement le regard sur le chagrin comme sentiment valorisant, impavide et haut et le point de vue de Montaigne : « La tristesse est nuisible, couarde et basse ».

Le moi impondérable est attiré par la hauteur intemporelle. Le moi terre-à-terre part toujours de la vacuité journalière et vise les horizons éternels, mais il est moins qu'un pont, un simple bac branlant. La création, par le premier moi, en est le seul passager. Ne pas me transformer en radeau du naufragé, ne pas me laisser entraîner par le courant du quotidien. Ne pas voir dans la corde au cou une destinée de batelier, mais un salut de noyés.

Plus haut est mon plaisir, plus profonde sera ma souffrance, qu'un équilibre, fatal, incompréhensible et terrible, introduira dans mon existence. Et la disparition de la souffrance noble, chez les hommes, est due à la platitude de leurs joies : « Aux légers plaisirs, légères souffrance ; aux immenses bonheurs, des maux inouïs »* - Balzac.

Est-ce malgré ou grâce à la férocité des Ostrogoths, de la Gestapo ou du NKVD que nous connûmes la Consolation de Boèce, la Mort de Virgile de H.Broch, l'Archipel de Soljénitsyne ?

Tant que le plaisir, c'est à dire la caresse, chatouille mes sens ou ma raison, je n'ai pas besoin de philosophie ; aucun discours philosophique ne me rapproche du plaisir, il est anesthésiant plutôt qu'aphrodisiaque ; la philosophie hédoniste est entièrement fumiste.

Tout commence par le corps, la-dessus même Platon est d'accord avec Nietzsche. Mais que ce soit une déchirure, une volupté ou un contact mécanique, la première tâche de la philosophie consiste à le transformer en caresse.

Le philosophe peut être thérapeute de l'incurable ou analyste de l'inénarrable, il peut nous apprendre à chanter la santé du malheur, à peindre l’invisible, au lieu de réciter une bien-portance insignifiante - voilà de sages contraintes ! Que d'autres se livrent au sot projet de guérir ou de soigner le secondaire, le philosophe doit s'arrêter à la consolation de l'essentiel.

Si ce n'étaient pas des contraintes mystérieuses, l'harmonie mystérieuse nous rendrait fous de joie. Les messages en clair, qu'on croit envoyés par bon Dieu, parlent d'une folie heureuse. Mais en temps de doute, le chiffre des contraintes est appliqué aux textes du malheur. L'inévidence des contraintes nous pousse à créer, l'évidence du bonheur ne permet que de procréer.

Toute lutte finit par dévitaliser un peu davantage notre esprit ; la résignation schopenhauerienne et la vitalité nietzschéenne ne s'opposent guère et, souvent, l'une aboutit à l'autre, pour donner naissance à une tragédie.

Autant le sérieux finit par détruire tout bonheur, autant il est à conseiller face à la souffrance. La béatitude, c'est la grâce souriante ; la consolation, c'est la pesanteur ténébreuse. L'ironie protège le bonheur, mais profane la souffrance. Mais l'anti-ironie – proclamer torture ce qui n'est qu'un déplaisir – fait pire ; c'est la lourde maladresse des sceptiques.

Pourquoi, derrière une souffrance, pressent-on venir un songe ou un amour ? - mystère. L'un de ces cas si rares, où l'apparition des ombres devance la lumière et en est une promesse. La souffrance dresse un écran opaque, sur lequel l'inconnu projette la lumière.

La tristesse et les éléments : elle rend languide l'air que je respire (« L'air même, aujourd'hui, porte l'odeur de mort » - Pasternak - « В наши дни и воздух пахнет смертью »), elle me submerge par toute sorte de liquides (« Toutes les eaux sont couleur de noyade » - Cioran), elle enterre ce qu'il y a de solide en moi. Elle doit cette misère à la perte du quatrième élément, du feu, qui réduit la tristesse en cendre ou en braise, pour ennoblir les ruines ou pour chauffer le sous-sol.

Pascal fut peut-être le seul, de toute l'Histoire, à avoir à la fois de bons yeux et un bon regard, l'esprit de finesse et l'esprit géométrique, qui, généralement, s'excluent, et que n'admette qu'une rencontre inopinée entre une intelligence et une souffrance.

Qu'est-ce qu'espérer ? - te rendre compte qu'aucune raison ne justifie ton enthousiasme et persister à t'enthousiasmer. Parier sur l'inexistant. « Pour être désespéré, il faut avoir espéré l'impossible » - Valéry - on reconnaît une belle espérance par son entente avec un beau désespoir.

Arrivé au stade extatique de tout ce qui est beau ou grand, on a des raisons d'égale justesse pour se dire bienheureux ou bien prêt à se pendre, question de goût ou de style ; Cioran vote pour la seconde issue, la plus facile, Nietzsche - pour la première, plus ardue, et moi, je n'exclus ni l'une ni l'autre, j'en cherche des unifications. Encore faut-il savoir atteindre une extase.

On est toujours tenté de prêter le pire destin à ce qui est sublime ; la beauté se prête mal à la plate béatitude. Un destin est tragique ou il n'est guère un destin. Les choses sans beauté n'ont pas de destin du tout, elles n'ont que les statistiques. Fleurir l'espace d'un matin ou gérer un cycle de vie.

Toute pensée de la vie tourne, inexorablement au poison ; trois attitudes possibles : ne plus y toucher (les prosaïques), s'inventer des antidotes anesthésiants (les sages), y goûter (les poètes), en l'injectant sous la peau à doses artistiques, pour le transformer en simple excitant.

Sur le fond de la réussite monumentale du monde, peindre la forme, en miniature, de mes désastres ; dans la pose du vaincu, vaincre le monde triomphant ; le matériau le plus propice, pour faire entendre ma musique de hauteur, est le silence des chutes ; même si je ne trouve pas de ruines à portée de ma plume, il faudrait en inventer, pour en aimer les murs nus, les toits translucides et l'acoustique paradoxale.

La honte d'une âme dénudée nous dévoile Dieu, que tout vêtement gestuel voile. Heureusement, il restent des ténèbres : « Je voudrais, que votre ombre au moins vêtît ma honte » - Verlaine.

Me lamenter de mes débâcles, face aux hommes, c'est du ressentiment mesquin ; les infirmités de la vie, dignes de figurer dans mes lamenti, doivent provenir de mes échecs inexorables, face à l'ange, celui de la chute ou celui de la mort. Pour s'attacher au grandiose, il faut aimer la vie ; les suicidaires sont parmi les plus mesquins : « Entraîné par la volupté du suicide, je cède à la fascination des bagatelles » - H.-F.Amiel.

Deux sortes d'objectivité : celle de l'humain détourné du divin, et celle du divin, scrutant l'humain. Affaire des yeux et de la rhétorique, ou affaire du regard et de l'intelligence. Dans tout état, réduit à l'humain, la première formulera d'excellentes raisons pour se pendre. Dans tout état, tourné vers le divin, la seconde chantera des béatitudes. Mais ce sera le même état, les mêmes circonstances.

La hauteur : avec Mozart, c'est l'ange qui y installe ton cœur arrêté ; avec Beethoven, c'est la bête qui la proclame pour ta tête redressée ; avec Tchaikovsky, on sent, qu'elle n'est que dans l'élan, né de la lutte entre l'ange et la bête, qui ont le même pouvoir sur ton esprit et ton âme et qui sont ton soi inconnu et ton soi connu, l'inspirateur et le créateur.

Ton échec flagrant ne provient ni d'une souffrance ni d'une malchance ni d'une maladresse - « La mort, le hasard, la culpabilité me révèlent mon échec » - Jaspers - « Tod, Zufall, Schuld demonstrieren dem Menschen sein Scheitern » - mais de la vie, de ses lois, de ses mystères, de ta honte obscure.

Artiste est celui qui sent, que, de matière, d'enclume et de marteau, celui qui souffre le plus, et le mieux, c'est le marteau.

La vraie souffrance, contrairement à la vraie joie, ne se partage pas ; la joie sans partage est fausse, comme l'est une souffrance partagée.

La joie est d'autant plus vive qu'elle se passe de forme et se concentre dans le fond ; mais la souffrance ne nous élève que si elle trouve une forme noble. Il n'y a aucune symétrie : « Dès que tu trouves une expression pour ton chagrin, tu le chériras. Dès que tu trouves une expression pour ta joie, celle-ci atteindra une intensité extatique »*** - Wilde - « Find expression for a sorrow, and it will become dear to you. Find expression for a joy, and you will intensify its ecstasy ».

Tant de balivernes savantes au sujet des vérités qui libèrent et des connaissances qui guérissent. La connaissance apaise un malaise vital - la honte. La vérité me prive d'un joug désiré, de l'amour. Rien d'étonnant que de tels docteurs ne voient, en tout désir d'homme angoissé, que de la perversion, de la dissimulation ou de l'aliénation.

Aucune souffrance - ni celle de la non-liberté, ni celle de la chair, ni celle de la non-compréhension - n'apporte rien à la qualité de mon regard ou de ma plume. L'imagination gratuite, hypocrite, imposteuse lui est nettement supérieure.

De honte d'être hilare, on devient enthousiaste. « La mélancolie est le bonheur d'être triste » - Hugo.

Quand je vois l'impassible calcul, qui remplit la vie sans frisson des hommes robotisés, je me demande si l'espoir vivifiant n'était donné qu'aux désespérés.

Le bonheur, même tout inventé, nous fait sentir notre source divine, mais la souffrance bien réelle nous rappelle tout de suite notre source humaine. « La joie fait de toi un dieu ; tu deviens homme dans la souffrance » - Tsvétaeva - « Богом становишься через радость, человеком через страдание ».

L'angoisse banale - ne pas se sentir de son époque, se voir incompris par ses contemporains, ne se projeter que vers l'avenir ; la vraie angoisse commence par l'impossibilité de se sentir chez soi, voir en tout lieu un exil : « L'angoisse rend étranger » - Heidegger - « In der Angst ist einem unheimlich ».

L'angoisse est peut-être la sensation la plus énigmatique, inexplicable : aucune référence à la mort, à la douleur, à la menace, à la honte ne l'éclaire. Elle est vrillée à la vie et en reproduit le vertige. Surtout avec tout appel de la hauteur : « L'angoisse devant l'accès à la hauteur de la vie fait partie de la vie » - Kafka - « Unsere Angst vor dem Aufsteigen in ein höheres Leben ist die seine ».

C'est la difficulté de défendre un oui monumental au monde, qui le rend sacré ; il est si facile de dénigrer, de geindre, d'appeler la mort ou le Dieu vengeur, de se vautrer dans l'absurde et d'étouffer dans le désespoir ; que vivent l'espérance, l'étonnement et la joie des couleurs, des mélodies, de la pitié et de la noblesse !

La plus précieuse clarté est celle qui justifie notre angoisse. Souffrir pour une raison obscure est insupportable. Cependant, la meilleure joie, elle, est aveugle.

Les repus, confondant l'âme d'avec le ventre, disent que le cœur et l'âme de la vie, c'est la souffrance. Mais tout fond de la vie, pour un artiste, est le bonheur, et c'est seulement sur l'épiderme - sur les mots opaques - qu'il dépose sa charge de souffrance, qui est l'impossibilité d'être translucide et la certitude, qu'on prend sa vivisection esthétique pour une dissection mystique.

Dieu munit l'homme de rêves et d'angoisses ; la machinisation générale les réduisit en projets à calculer et en objets à contrôler.

Le malheur est ce qui se constate et s'explique, la souffrance est un mystère, au même titre que le bien – des sources douteuses, des raisons obscures, des finalités désastreuses. L'art est un métier impitoyable, puisque du malheur animal il nous élève à la souffrance divine. Les charlatans sont beaucoup plus utiles à la santé publique : « Le comble de ce qui est accessible à l'homme, c'est de ramener sa souffrance hystérique au malheur ordinaire » - Freud - « Das Beste, was man erreichen könne, sei - das hysterische Elend auf das allgemeine Unglück zurückzuschrauben ».

La sérénité est propre de la multitude moderne béate, sans cesse réfléchissante. Et l'on apprécie la triple ironie occidentale à lire cette sagesse orientale : « Sans méditation, comment prétendre à la sérénité, et sans sérénité, comment prétendre à la félicité ? » - Bhagavad-Gîtâ. Ce monde déborde de ruminations et de paix d'âme, qui apportent une auto-satisfaction de robots. La félicité troublante est dans la naissance et dans l'écoute d'une musique, au milieu d'une vie. Et la bonne musique, au lieu de nous bercer dans une sérénité mécanique, nous remue et nous fait souffrir, sans en apporter la moindre explication.

La musique est la seule forme poétique, où le bonheur le plus grand est vécu avec la sensation du plus grand désastre : une béatitude noyée dans des larmes, un élan paralysant. Un malheur, vécu en musique, devient une tragédie, élevant les cœurs. « Qui aime la musique, n'est jamais entièrement malheureux » - Schubert - « Wer die Musik liebt, kann nie ganz unglücklich werden ».

Le bonheur, lui, est un produit de l'esprit ; c'est pourquoi, dans ce monde robotisé et sans âme, l'hilarité déferle dans les contrées desséchées, oublieuses des larmes. « Il suffit d'avoir de l'âme, pour que des douleurs surgissent »** - Klioutchevsky - « Было бы сердце, а печали найдутся ».

Aujourd'hui, même lorsqu'ils saignent, c'est à cause des écorchures d'épidermes, car ils s'étaient trop frottés au troupeau, et qu'ils cherchent à cicatriser par le mépris. Les saignées affectant l'intérieur se soignent mieux par l'humilité, l'atmosphère artificielle et l'isolement, et le sang finit par retrouver sa veine.

La souffrance se niche dans les régions, qui sont plus profondes que celles de notre savoir ou de notre courage ; seule une haute création parvient à en neutraliser l'obsession, lancinante et coercitive, en nous offrant une consolation sous forme d'une liberté illusoire et passagère.

Le bonheur inspire le malheureux ; le malheur aspire l'heureux - l'adjectif est à nous, et le nom est à Dieu. Je suis malheureux, puisque je souffre ; je suis heureux, puisque j'ai une paix d'âme. Mais c'est la souffrance qui m'élève, et c'est la platitude qui m'écrase. Le bonheur est en-haut, le malheur est rampant.

La souffrance abîme toujours notre fond placide, mais elle produit souvent des effets bénéfiques ou iconoclastes sur la forme de nos rêves échevelés. « Par la souffrance, je fus brisé et plié, mais pour prendre une meilleure forme »** - Dickens - « Suffering : I have been bent and broken, but into a better shape ».

Une souffrance est plus souvent profanée par des métaphores qu'elle n'est sacrée par quelques formules rhétoriques. Le marquis de Custine, expert en colifichets verbaux, confondrait la souffrance jusqu'avec la didactique : « Les Russes ont l'habitude et non l'expérience du malheur » - pourtant, les Russes sont aussi bigrement performants en bonheur, sans y être compétents.

Le bonheur, c'est la sensation d'utilité de mes ailes : « Notre bonheur est toujours en vol. Il n'a pas de nid, seulement des ailes » - Éluard. Entre-temps, dans des nids bien calés, éclosent des reptiles du malheur. Tirer aux uns la sagesse, et la hauteur - aux autres.

Tout le monde souffre d'avoir une volonté vaste et une puissance mince. On s'en débarrasse facilement, quand on comprend, que la volonté, c'est la puissance : tant qu'on veut intensément on peut virtuellement.

L'intérieur humain fait partie de ces choses inexistantes, qui accueillent nos meilleurs frissons ; leurs ondes extérieures deviennent de la chaleur d'homme ou de la musique d'artiste. « L'homme commence là, où, irradiant la joie autour de lui, à l'intérieur il reçoit la souffrance » - Prichvine - « Человек начинается там, где, радостный вокруг себя, он, внутри, принимает страдание ».

Toutes mes consolations sont dans le renouvellement ou rafraîchissement de mes commencements ; les finalités deviennent fatales, donc hors de ma portée. Chateaubriand est plus optimiste : « Les matins se consolent eux-mêmes, les heures du soir ont besoin d'être consolées ».

Aujourd'hui, même dans les antichambres des cimetières règne la mécanique ; le douloureux, de compagnon naturel du bon et du beau, devint complice du hasard, gênant des carrières, mais imperméable aux mystères. « La souffrance est le lieu, où la vie devient vivante » - M.Henry.

Le vrai désespoir est dans la fadeur du possible. « Le désespoir est le prix à payer pour le choix d'un but impossible … atteindre ce point glacé de la conscience d'une parfaite défaite, porter au cœur ce fardeau de damné » - Greene - « Despair is the price one pays for setting oneself an impossible aim … to reach the freezing-point of knowing absolute failure and to always carry in his heart this capacity for damnation » - ce joug est nécessaire, mais léger, surtout quand on sait, que, pour atteindre ce but, les moyens de la position couchée sont suffisants. Toutefois, le but impossible devrait n'éveiller qu'un bel espoir.

Cette âme, qui habite ce corps : le résident ne connaît pas d'âge ; ne vieillit que la résidence. L'âge, c'est la place qu'on accorde aux fenêtres, au toit, aux murs. Les yeux du jeune scrutent le toit percé ; le vieux, confiné dans les murs, s'accroche à la porte.

La plus grande consolation n'est pas d'essuyer les larmes, ni de les dessécher, ni d'en tarir la source, mais de les rendre sacrées.

L'origine d'une vraie souffrance reste inconnue, et cette souffrance ne lancine que mon âme, détachée du corps et de l'esprit ; si je la vois dans une défaite quelconque, ce ne seraient que des morsures de mon amour-propre ou des défaillances, pénibles mais non sacrées, de mon corps ou de mon esprit.

Le sacré naît de la souffrance, mais la souffrance n'est pas sacrée. « La fraternité – être à mes côtés dans la profanation du malheur » - R.Gary. – la fraternité n'est pas dans l'apostat, dans un malheur véridique, mais dans le constat d'un bonheur utopique.

Le mystère de notre origine (la terre cosmique ? l'air poétique ? l'eau biologique ?) apporte une certaine consolation à nos souffrances, mais notre avenir n'en a aucune : il n'est qu'une solution finale, avec le feu froid de nos cendres. Jadis, le souci du bon ou du beau nous arrachait aussi à la réalité trop transparente ; aujourd'hui, il ne nous reste plus que la souffrance, pour nous rappeler le mystère de la nature, dont nous faisons partie ; ce mystère est celui des naissances et des agonies, face à l'enchaînement mécanique de problèmes ou de solutions trop clairs.

Vivre l'espérance comme une belle défaite de la raison. Aux antipodes du désespoir moderne, vécu comme son morne triomphe.

L'homme étant frappé d'anémie de la grandeur, son premier besoin aurait dû être une noble palpitation, ayant pour fond la beauté ou la terreur. Et ce sont, respectivement, la vie et la mort qui s'y complètent. Mépriser la vie, comme mépriser la mort, sont des attitudes d'un sot repu ou d'une brute.

Que le ciel, de temps en temps, s'effondre, est fatal, puisque une mort le frappe ou un amour cesse de lui apporter son soutien. Le vrai problème, c'est qu'il faille, dans ces cas, recommencer à faire semblant de vivre. « Il faut se remettre à vivre, que le ciel même s'écroulât de nouveau » - D.H.Lawrence - « We've got to live, no matter how many skies have fallen ». Ce qui aide un peu, c'est, au moment du désastre, avoir pour demeure les ruines, au contact avec le ciel et m'épargnant un déménagement pénible vers des lieux, plus proches des cimetières.

Les cœurs continuent de battre, les âmes continuent de souffrir, mais l'attention des hommes se réduit à en mesurer les fréquences et à déclencher des anesthésies : la musique fait désormais partie des bruits externes, et la douleur se range du côté des ennuis professionnels ou familiaux.

Le bonheur est question des certitudes faciles ; c'est pourquoi la canaille heureuse prolifère et la souffrance marque le front et l'âme de celui, rare, qui ignore les passerelles entre le bien dont on rêve et le bien que, soi-disant, on fait. « Ne pas comprendre si un homme est bon ou mauvais signifie, certainement, qu'il est malheureux »** - Klioutchevsky - « Когда не поймёшь, добрый ли человек или злой, можно смело сказать, что он - несчастный ».

Des désillusions, des désenchantements, des trépas, ce ne sont que d’horribles banalités ; notre tragédie est ailleurs - c’est que ni l’amplitude de nos actes ni la profondeur de nos mots ne parviendront jamais à embrasser ou à rendre la hauteur de nos rêves muets, de nos dons musicaux, de nos passions inarticulables. Tout le génie de Tchékhov est dans cette vision désespérante.

Le pauvre malheur ne pénètre plus dans l'homme que par des brèches médicales. Tant de bastions imprenables, en revanche, autour des âmes, enfouies dans l'indifférence. Non sollicitées par des défis, elles se contentent d'un bonheur végétal et d'une liberté robotique.

La souffrance, pour conduire au bonheur, doit être enveloppée de saintes images, plutôt qu'être développée en feintes raisons, - la prêtrise y vaut mieux que la maîtrise. Rien n'apprend ni à souffrir ni à être heureux, on les trouve sans les chercher.

La plus noire des sécheresses se niche plus facilement dans la clarté des sourires que dans de sombres chagrins. L'eau la plus fécondante tombe des nuages noirs.

Pour un créateur, quelle jouissance que de sentir la source mystérieuse de ses meilleures trouvailles – en soi-même, ou, mieux encore, - dans son soi inconnu ! Cette conscience me visite entre la nuit de mon étoile et le jour de mon action, aux frontières entre l'élan et la honte. De nuit ou de jour – on souffre : « Quelle cuisante douleur que de porter soi-même nuit et jour, comme son propre témoin » - Juvénal - « Poena vehemens, nocte dieque suum gestare in pectore testem ».

La chronologie du sot enthousiaste : l'étonnement suivi de la déception. Chez le sage ironique, la déception précède la rencontre, et l'étonnement le visite à la fin. Ainsi se préserve l'immaculée déception, déposée dans tout désir profond et dont la satisfaction la féconde. Quand l'intensité des ombres profondes n'en cède en rien à l'intensité de la haute étoile, on entend mieux un carillon naissant qu'un glas du fini.

La science s'occupe de ce qui admet des solutions ; c'est autour de la langue et de la souffrance que se concentrent des problèmes, où toute solution reste illusoire et provisoire ; et ce sont ces deux domaines qui se livrent à la bonne philosophie, délivrant des métaphores et des consolations. Ce n'est pas le vrai que la philosophie y trouve, mais le bon et le beau. Ceux qui ne le comprennent pas diront avec Galilée : « Je préfère trouver le vrai d'une petite chose, plutôt que disserter des grands systèmes sans fondement » - « Preferisco trovare il vero di una cosa minima che dissertare dei massimi sistemi senza fondamenti » - les grandes choses valent par leurs cimes, les petites se contentent des racines.

Le beau et le terrible, sans pouvoir cohabiter, alternent, se succèdent et vivent de leur mutuelle attraction. Il est temps de peindre et temps de geindre ; si je cherche à faire les deux, je serai défiguré, « entaché de douleur, cette peste du beau » - Shakespeare - « stain'd with grief, - that's beauty's canker ».

Ils disent que la tristesse, la souffrance ou la solitude les font crever. Mais ce sont tant de motifs de palpiter, au lieu de végéter ! On en vit, ça engraisse (Flaubert) ! « Je vis de ce, dont les autres meurent »*** - Michel-Ange - « Io vivo di ciò di cui muoiono gli altri ».

Tchékhov comprit mieux que Shakespeare l'essence de la tragédie – il ne peint que les souffrances incurables.

Si je veux devenir fort, je réveillerai en moi un prédateur et je serai obligé de le nourrir. En me déchirant.

Comme toute lutte avec le réel, au lieu de l'imaginaire, la douleur, elle aussi, affleure le quotidien et nous plonge dans la platitude. Ne compte accéder, par la souffrance, ni à la hauteur ni à la profondeur : « Je doute que la douleur nous rende meilleurs, mais elle nous rend plus profonds » - Nietzsche - « Ich zweifle, ob ein solcher Schmerz verbessert, aber ich weiß, daß er uns vertieft » - elle ne fait que renforcer les positions acquises sans combat.

L'esprit, même s'il est plus lucide que l'âme, tente de nous détacher des pensées sombres, mais l'âme est portée en permanence vers la tristesse. « On ne se débarrassera jamais de ses chagrins, si l'on tâte en permanence son pouls » - Luther - « Wir kommen nie aus den Traurigkeiten heraus, wenn wir uns ständig den Puls fühlen ». Depuis qu'on ne tâte que sa cervelle, on ignore la fièvre, mais toute joie n'est plus que cérébrale.

Connaître la lie, qu'ont tous les filtres ou nectars, ne m'apprendra rien de stimulant pour mes futures soifs, que je réserverai à mon regard, pour ne pas éventer mes ivresses ; il faut laisser quelques gouttes ultimes au fond de tout calice ; la même pureté doit accompagner mes espérances et mes désespoirs.

Toutes les souffrances guérissables sont communes et ne méritent pas d'être chantées. « À l'infirmerie aucun ne souffre ni ne gémit bien différemment des autres » - M.Serres. Les poètes cherchent des exceptions : des morgues, où la seule réplique au silence est donnée par la musique, des maisons de fous, où chacun se prend pour Prométhée, ou des maisons de Dieu, où l'Infirmier accorde une audience privée à toute plainte, suffisamment stridente.

La mélancolie est question de la température de l'âme. La tiédeur rend celle-ci atavique, fondue avec la froide raison. Mais la raison, à laquelle l'âme passe son feu, devient esprit. Soit la prêteuse s'en sert, pour se nourrir, soit le nourrit, pour le servir - enfumer ou parfumer l'univers.

Chez l'homme, la profondeur et l'ampleur semblent être des perspectives naturelles et spontanées, tandis que la hauteur relève de la pure invention, pour ne pas dire fiction. Ni la réflexion ni la connaissance ne nous en approchent. La seule sensation, qui nous y projette, est peut-être la souffrance.

Personne ne vit sans souffrance ; pourtant, les bien-vivants la cachent – souffrir ou vivre ! - et les survivants en redemandent – souffrir ou mourir ! Végéter et vivre - paraît être l'alternative conjonctive plus probante : « C'est en vivant que tu profanes la vie » - Emerson - « Life is wasted on the living ».

Les plus sublimes des voluptés nous visitent grâce aux souffrances annonciatrices traversées : un mal d'amour, un désespoir de solitaire, un amour-propre froissé. Dans quel état se trouverait l'homme, s'il fut privé de douleurs ? - dans une léthargie (Kant) !

Tchékhov pensait, que le bonheur n'était possible que grâce au silence des malheureux (« без молчания несчастных счастье было бы невозможно »). Dans le brouhaha médiatique actuel on comprit, que rien de ce qui mérite la compassion ne fut caché par ce bénéfique silence. D'où la prolifération de malheureux repus et d'heureux solitaires. Ceux-ci profitent du silence, ce privilège des aristocrates.

La plupart de nos instincts servent à nous protéger contre la souffrance. Mais il y en a un, qui, au contraire, nous rend encore plus vulnérables et désarmés, face aux peines déferlantes, dans nos meilleures régions, c'est l'amour.

Les ruines sont un excellent refuge pour la plupart des misères ou des jouissances humaines. Mais il faut un rêve ou un amour, pour se passer de toits, se croire dans un château ou sur une étoile, se prendre pour des naufragés heureux. « La vie ne semble souvent qu'un long naufrage, dont les débris sont l'amitié et l'amour » - G.Staël.

Si je tiens à garder ma bonne étoile, aucune lampe ne me la remplacera ; les pieds terrestres posés me feront regretter les ailes célestes. L'espérance est cette étoile, qui ne descendra jamais sur terre. « Chez qui la consolation est la plus vitale ? - chez les inconsolables » - Adorno - « Hoffnung ist am ehesten bei den Trostlosen ».

L'éternel retour de Nietzsche est tragique puisque éphémère ; le einmal, nur einmal (une fois, qu'une fois) de Rilke ou le never more (plus jamais) de Poe sont comiques puisque réels. Le retour à chercher n'est pas celui du jour et de la nuit, du sommeil et de la veille, mais de la réalité et du rêve, ou de la réalité et de la mémoire, la réalité se définissant ensuite par l'intensité entretenue des songes ou des représentations. Ce retour éphémère, ce sacrifice du nouveau, entretient le bonheur éphémère, le seul digne de notre fidélité.

Est surhomme celui, dont l'acquiescement à la vie n'est altéré par aucune souffrance et dont le sentiment n'est entaché d'aucun ressentiment.

Nous sommes tous d'accord de ne pas pouvoir porter toutes les douleurs du monde. Mais les uns en retirent une honte, et les autres - une sagesse. Cette sagesse prit les proportions d'une épidémie ou d'une mutation. L'extinction de toutes les espèces de pitié y trouve son origine.

L'ineptie de leurs quêtes de la sagesse, comme l'ambition suprême de la philosophie, me fait penser, qu'être sage, c'est ne pas se pendre et tenter de traduire sa vie en belles métaphores, verbales, gestuelles ou sentimentales, et donc, en effet, on y retrouve les deux seuls sujets, dignes d'un discours philosophique – la consolation et le langage.

Pourquoi la tendresse, cette partie de mon corps et de mon cœur, fait penser aux flammes des offrandes ? Parce qu'elle naît du feu de défaite, dont me marque l'autre partie de mon corps et de mon cœur, partie offerte à la honte. Et puisque la réussite sociale devint une manie universelle, la tendresse, pour la première fois dans l'histoire, disparut de toutes les sphères, où l'esprit eût la chance de se muer en âme.

La souffrance immédiate, commune, ayant un lien évident avec la réalité, ne mérite pas qu'on s'attarde sur elle, comme sur tout ce qui n'est que fatal. La souffrance noble est hors-raison, elle est fruit d'une sensibilité communiquant avec l'au-delà du réel. Chez les sots, les espoirs, comme les désespoirs, sont pleins de raisons et de causes matérielles. Le vrai désespoir est profond, le vrai espoir est haut, tandis que le réel n'occupe que l'ampleur, somme toute - plate.

Qu'on le veuille ou pas, le cerveau en éveil est la meilleure berceuse du désespoir et le meilleur interprète des espérances de l'âme.

Paradoxalement, c'est bien une paix d'âme qui nous livre le plus sûrement au désespoir, tandis que la plus belle espérance est promise à celui qui vibre au milieu des pulsions. La paix fait entendre le bruit (ou notre misère, dirait Pascal), l'inquiétude elle-même engendre de la musique.

J'ai beau n'être adepte que d'une ivresse d'étiquettes, de sobres bourreaux me privent de bouteilles. Et mes messages restent sans enveloppe spiritueuse ni houle porteuse. Je rêvais de couler sobre, et je coulerai ivre, avant de pouvoir appliquer cette bonne recette : « Ce que, ivre, tu jurais de faire, fais-le sobre » - Hemingway - « Always do sober what you said you'd do drunk ».

Entre ma naissance, où j'étais le seul à pleurer, et ma mort, où je serai, peut-être, pleuré par les autres, la larme n'ennoblit plus la vie, ni la joie - la mort. Mes paupières fermées, qu'ils découvrent mon regard, mon rêve ou mon ironie ! « Ci-gît moi, tué par les autres » devint, pour le regard de Valéry : « un long regard sur le calme des dieux ». Pour le rêve de Rilke : « enseveli sous le poids des paupières, tu n'es plus rêve de personne » - « Niemandes Schlaf zu sein unter so viel Lidern ». Pour les larmes de Tsvétaeva : « Plus envie de rire » - « Уже не смеётся ». Pour l'ironie de Gogol : « Je rirai un jour avec mon mot amer » - « Горьким словом моим посмеюся ».

Un désespoir vivifiant ou une espérance mortifère : le premier naît d'une conscience, que les beaux élans de ton âme, comme les plus pénétrantes vues de ton esprit, sont voués à la chute, dans une platitude finale ; la seconde compte sur le calcul de la raison anticipante. Le premier fait verdoyer ta plume, la seconde l'engrisaille. Mais un désespoir calculé est pire qu'une espérance gratuite.

Je me fie à un courant d'encre, et il me mène vers un marais de tristesse. Laissons l'élément liquide dans son état le moins naturel, l'état inventé, l'immobilité. C'est sa meilleure chance de continuer à m'évoquer la forme de son récipient idéal, mon âme.

L'appel de l'innocence atteint toutes les oreilles. On se met à fouiller ses recoins, pour identifier son destinataire, et l'on se trompe, en désignant l'enfance. L'innocence est le refus d'attribuer un bienfait à un quelconque mérite et l'acceptation du malheur immérité, - tout le contraire de l'enfance.

Auprès de la consolation que j'échafaude, je me présente tantôt en consolé tantôt en consolateur et je reconnais que le second en retire beaucoup plus de jouissance que le premier n'en éprouve de soulagement.

Les plus impressionnants des triomphes ne se font pas à l'ombre des épées, mais en clarté des massues ; regardez Héracles et Zarathoustra, profanateurs de l'arbre, que sanctifièrent les défaites du Christ et de Manès. Aimer l'arbre, où l'on expire : « J'aimais ma mort, j'aimais ma faiblesse » - St-Augustin - « Amavi perire, amavi defectum meum ».

La hauteur, qualité permettant de moduler, dans une même mélodie, l'emballement le plus haut d'avec la plus profonde tristesse. Les autres dimensions apportent de l'amplitude humaine, mais diluent l'intensité divine.

Pas de lumière, extérieure à moi-même, qui délimiterait les lieux de mon naufrage. Aucun phare ni fanal de ce siècle caboteur, mais de hautes étincelles d'un feu, qui crépitait devant ma caverne.

On récuse la mue et appelle de ses vœux - la résurrection : une raison de plus de ne pas vivre de mon épiderme et faire croire aux croque-morts que mes ruines truffées d'échappatoires, c'est mon tombeau.

On vit en Dioscures : dans le doute de nos sources, la part immortelle en nous s'entremêlant avec la part mortelle, rêvant de finir sa trajectoire telle une nouvelle constellation dans un ciel en deuil.

Une astuce désespérée du raté : placer ses défaites dans de basses cuisines ou dans des étables, tandis que les plus fracassantes se produisent dans les lieux les plus respectables - dans les souterrains.

Les mélancoliques furent autrefois les plus brillants des écrivailleurs, ils nous emportaient vers des lieux sans nom ni date : « Tous les hommes d'exception, les philosophes et les poètes, sont bénéficiaires et victimes de la mélancolie » - Aristote. Aujourd'hui, la mélancolie dépasse rarement l'horizon des petites déceptions des petits amours-propres au milieu des petits événements, où se morfond le gai luron.

Les déceptions devraient ne frapper que l'esprit et laisser intactes les extases acquiescentes de l'âme. Tout ce qui découle des déceptions quitte le domaine du lyrique, pour s'installer dans le mécanique. Si je suis déçu même dans l'éphémère, c'est que j'avais certainement mal rêvé.

Il ne faut pas voir dans l'espérance un moyen pour calmer mon angoisse ; toutes les deux forment un même axe, comme le nihilisme le fait avec l'acquiescement, un axe qui vaut par la hauteur, à laquelle je le hisse, et par l'intensité que j'y entretiens.

À chaque élément - son type de défaitel : chute - pour la terre, sacrifice - pour le feu, pesanteur - pour l'air, noyade - pour l'eau. Les saluts, eux aussi, leur sont propres. Dans l'eau, par exemple, on ne se sauve qu'en s'accrochant à une paille de salut. Ce qui flotte ou pèse - noie.

L'une des premières fonctions de la philosophie est la consolation artistique de notre défaite face à la vie ; donc elle ne peut être ni ludique, puisque le jeu est avant tout un appât de gain, ni sérieuse, puisque tout sérieux mène au malheur, au découragement, au désespoir. La définition platonicienne de philosophie comme jeu sérieux est sujette à critiques. À moins que, ironiquement, il ait voulu en faire un approfondissement de la tragédie. Sous une lumière naturelle, la vie, c'est une marche macabre de nos ombres tragiques, et la philosophie serait une lumière artificielle, qui en ferait une danse, non moins tragique mais noble.

Je me moque de leurs souffrances d'écrivailleurs, la seule que je respecte est la trouille devant le spectre d'ennui s'élevant de mes pages. Souffrir dans les bureaux, « bâiller sur la croix » (Cioran) - deux fléaux modernes. Leur manie : se vautrer dans une souffrance imaginaire au milieu d'une douceur de vivre bien réelle. Et dire que les siècles précédents s'efforçaient à inventer une douceur imaginaire au milieu des souffrances bien réelles ! L'écriture n'est que jouissance, quand on est en possession de son sujet. Même à son impuissance il faut savoir donner un ton pénétrant.

La victoire spirituelle sur ou par la souffrance - ces deux voies vers le salut chrétien sont également vaines : la première, à cause du moyen (c'est à l'âme et non pas à l'esprit qu'il revient de maîtriser la souffrance), la seconde, à cause du but impossible (la souffrance ne s'apaisant que dans une résignation). Il faut voir dans la souffrance une contrainte divine, qui aide à vouer nos meilleurs regards au rêve et non pas à la réalité.

Leur vie spirituelle consiste en de pures et amphigouriques sentences précédant les dîners en ville et les garden parties. L'esprit n'est pas plus pur que l'appareil digestif ; il faut craindre des épidémies et parasites, vivre avec des nausées et déjections. Bref, une lente descente aux enfers qui, en passant, alimente la cervelle et le cœur.

Ils trouvent que le génie est la santé même à cause de son goût vigilant. Le génie, qui certes n'est jamais contagieux, est dans des traitements nouveaux des plaies anciennes. Le goût est dans le choix des plaies les plus profondes.

Le philosophe nous apprend surtout à élever l'espérance ; le poète - à approfondir le désespoir. C'est pourquoi le premier est déclaré avoir droit au pain, au vin et même aux chaires universitaires, et le second est banni des oraux d'admissibilité, se déroulant sur des places du marché. Il ne reste à celui-ci que de s'enivrer des étiquettes des flacons interdits.

Tout ce que je réussis à isoler – un homme, une pensée, un sentiment – devient rapidement désespérant. L'espérance, c'est à dire un grand Oui, est dans une plongée, presque aveugle, dans le Tout.

Tant d'abusives équivalences dans la chaîne : connaître, être, penser, souffrir. Chez les repus, c'est le même degré d'ennui, dans chacune de ces sphères, qui les prive de la sensation des frontières. Chez l'homme sensible, leur point commun, c'est la propension à tout envahir et c'est justement la résistance de notre volonté, qui en trace les frontières.

Plus haut montent mes dégoûts et mes souffrances, plus facilement j'accorde un Oui altier à la vie, puisque tous les axes de valeurs sont horizontaux ; ne sont verticaux que mon goût et mon regard, c'est à dire mon talent et ma création.

Contrairement à ce que gémissent, en minaudant, les souffreteux, la souffrance ne nous soulève guère, elle nous écrase, humilie ou abrutit. « L'axe de l'agir-pâtir recoupe perpendiculairement l'axe soi-autrui » - Ricœur – ce recoupement se produit généralement dans la platitude. C'est l'axe montant du soi connu vers le soi inconnu qui est le seul à promettre de la verticalité.

Puisqu'il est clair, qu'aucun salut ne peut venir de nous-mêmes, nous nous accrochons aux miracles extérieurs, pour y trouver la place de nos deuils anticipés. Heureusement, le soi inconnu réside, lui aussi, hors de nous, et peut servir de point de mire de nos espérances. « Le mal de la souffrance n'est-il pas appel au secours de l'autre moi, dont l'extériorité promet le salut ? »** - Levinas.

L'arbre a partie liée avec la défaite : voyez Poséidon, dieu titulaire de l'arbre, protecteur de la malheureuse Troie, parquant sa descendance en Atlantide, engloutie dans l'oubli des hommes.

Un malheur bien monté, comme idée d'un jeu, peut encourager. Une joie sans image, sans jeu d'idées, peut décourager. Mais le redressement de têtes peut annoncer l'entrée en platitude, et la lassitude d'âme - servir de moteur du style.

Plus mon édifice est délicat, plus sa vie est brève. Et je finis par goûter l'infini de l'instant au milieu des ruines originelles.

La pire dégringolade intérieure est de ne plus ressentir l'intensité des notes et des mots, qui, jadis, te bouleversaient et scandaient ta vie. C'est ce qu'on appelle peut-être – perdre la foi, se résigner à la monotonie de l'âme.

L'agonie d'une espérance sur le déclin ou l'extase d'un désespoir montant, ces chassés-croisés chiasmiques exigent des tempéraments opposés et, pour les peindre, même des talents opposés : des traits mélancoliques tout en ruptures ou un ton sanguin en continu – l'art des crépuscules ou l'art des aurores.

La plus haute sagesse – se laisser emporter au ciel par ce qui n'a aucun poids sur terre. L'art de la consolation céleste dans des situations terrestres inextricables.

Notre faculté d'analyse conduit inexorablement au désespoir irréfutable ; heureusement, notre faculté de synthèse produit quelques illusions bancales mais salutaires. Le philosophe devrait n'exercer que deux fonctions : synthétiseur des consolations ou analyseur des langages. Le philosophe analytique est exclu, par définition, de la première guilde.

L'absurdiste ramène tout au problème du savoir ; les angoissés et les paisibles devraient leur piètre état à une ignorance respective quelconque. Tandis que la vraie angoisse est due à une conscience, plus forte que la science, et la vraie paix d'âme - à une science sans conscience.

Prendre l'absurdité de la vie au sérieux, c'est ainsi qu'ils veulent consoler l'homme ! Prendre de haut le sens profond du rêve, - même si ce n'est pas très intelligent, sur cette voie on peut tomber, par hasard, sur une vraie consolation.

L'homme se réduit lamentablement à sa seule fonction communicative : il émet de plus en plus de signaux (descriptifs et argumentatifs) et de moins en moins de symptômes (curatifs ou maladifs).

Sola fide fit miroiter aux hommes un bel horizon, et solo dolore - une belle hauteur ; sola ratione ou sola mens permettront d'en reproduire des ersatz virtuels, impies et indolores.

La philosophie n'apprend ni à mourir ni à vivre ; elle traduit en musique le bruit désespérant de la mort aussi bien que le bruit de l'espérance vitale ; et cette musique nous fait chanter, au lieu de réciter, danser, au lieu de marcher, irradier de la poésie, au lieu de nous engrisailler dans la prose. La philosophie est de la poésie appliquée.

Bien que toute entreprise vitale aboutisse au naufrage, le rôle du savoir peut y être très différent : pour remplir les cales d'un bon trésor, les voiles - d'un bon souffle, les bouteilles, à jeter à la mer, - d'un bon pathos.

Je peux admettre, que le Verbe, telle une forme articulée de la Caresse, était au Commencement, mais, visiblement, il est tout à fait impuissant face à la Fin – aucune production verbale, comparable au Requiem de Mozart, au dernier Trio de Schubert, à la Pathétique de Tchaïkovsky. Et si, au Commencement, nous étions sourds, et même la première Caresse était musicale ?

Ces misérables et naïves proclamations des philosophes, voyant dans la passion de connaître le motif de leurs exercices. Je le verrais plutôt dans le désir de caresser : caresser, avec une humble pitié, la souffrance humaine et caresser, dans un style fier, le langage de la découverte du monde.

Le philosophe nous attire vers notre bonheur, et l'écrivain étale ses souffrances. « Créer c’est léguer ses souffrances » - Cioran. Seul le poète maîtrise l'art d'une fête en larmes.

L'arbre de douleur, plus que la montagne ou le ciel, fait comprendre la verticalité : avec la douleur aux racines et le bonheur aux fleurs, on a les yeux orientés vers la hauteur.

La souffrance gît dans la profondeur, et le bonheur s'installe dans la hauteur ; pour les équilibrer, il faut les flanquer, respectivement, d'une haute pitié et d'une profonde ironie.

Dans la vie banale, le corps souffre, l'esprit calcule, l'âme dort. Dans la vie haute, l'âme s'adonne à l'émerveillement, l'esprit – à la souffrance, le corps - à la caresse.

Les philosophes ni ne nous dissèquent ni ne nous guérissent, ils interviennent au stade de diagnostic, et, si celui-ci décèle des traces de l'incurable, - d'anesthésies et non pas de remèdes. Bien disséquer le cerveau aide parfois à guérir l'âme. Grâce à quelques saignées d'esprit les philosophes découvrent, qu'elles peuvent pallier nos meurtrissures intimes mieux que des effusions de sang réelles.

L'âme, c'est l'esprit qui se laisse pénétrer par la voix du corps ; et le corps, c'est l'écho de la souffrance ou de la jouissance, tantôt apolliniennes et tantôt dionysiaques. L'esprit, séparé du corps, se mute en robot ; le corps, ignorant l'esprit, tourne en mouton.

L'âme se nourrit du mystère de la souffrance et de la noblesse du plaisir. Et l'extinction de la voix de l'âme, dans le discours moderne, est due à la mesquinerie du souci du jour. « Ce qui abat irrémédiablement l'âme, c'est la médiocrité de la douleur et de la joie » - R.Rolland.

Manière de vivre, création de concepts, recherche de vérités, explication du monde – tant de ces balivernes insipides sont collées au beau nom de la philosophie, dont la première fonction fut, aux époques tragiques, - la consolation des agonies humaines. Mais ni la tragédie ni la comédie ne constituent plus le fond de l'existence, mais les modes d'emploi et les cahiers des charges, ni anesthésiants ni euphorisants.

Toute affliction, aujourd'hui, prit une vilaine tournure géométrique ; la mesure et l'algorithme guérirent les humains de la démesure (cette faute des fautes des Grecs – la hybris dionysiaque) et des rythmes de leur enfance, qui ne leur sautent plus à la gorge.

Le tragique : une noblesse intérieure vivante ne trouvant pas (ou plus) d'écho, d'expression ou d'interprétation dans le réel ou l'imaginaire extérieurs, même artificiels. Sans conflit, sans annihilation, sans contradiction – la fatalité d'une frontière infranchissable. Le tragique naît des constats et non pas des négations.

La souffrance vient soit de l'excès de l'instinct de survie, soit du manque de l'instinct de vie. L'instinct de survie naît du danger et se manifeste par une lutte farouche ; l'instinct de vie loge dans l'amour et dans l'amour-propre, la caresse étant leur besoin commun. Donc, la souffrance - le muscle mobilisé ou l'épiderme non sollicitée.

Le premier souci de l'homme est d'être consolé, mais aucune consolation rationnelle ne survit à une grande souffrance. Seule une consolation esthétique ou poétique, c'est à dire s'attachant aux illusions ou aux rêves, est envisageable, et la réussir, c'est être doublement philosophe – irradier la pitié et le verbe.

Le message consolateur du philosophe n'atteint ni ne réussit que pour une poignée d'âmes sensibles ; mais tout Narcisse se console en cherchant à consoler un visage d'inconnu. « La sérénité, face à la mort, concerne non seulement l'agonisant, mais aussi le consolateur, et au même degré » - Heidegger - « Die Beruhigung über den Tod gilt nicht nur dem Sterbenden, sondern ebenso sehr den Tröstenden ».

Une douleur évaluée par un barbare américain ou une soif hurlée par un repu européen, penses-y, pour qu'un regard plus pur que le tien ne voie dans tes noirceurs qu'une grisaille passablement lisible.

Le but de la philosophie n'est pas de rendre l'homme – heureux, mais de rendre son malheur – exaltant. Mais, évidemment, pour accomplir cette tâche fallacieuse, il faut tricher : ne pas dire à l'homme, qu'au sommet de la montagne non seulement la pierre de Sisyphe chute, mais que lui-même y change de nom et devient Icare.

Ni notre continu ni nos pointillés ne reproduisent rien de fidèle à l'essence du monde ; et nos inquiétudes viennent de cette séparation et non pas de nos lacunes ou de nos imperfections. Notre intranquillité est belle, car ce gouffre ou ce vide fatal dans nos connaissances est fait pour résonner et bouleverser notre âme ; l'esprit, qui est fait pour raisonner, cherche le continu monolithique, avec, en prime, une paix d'âme, et finit par nous enlaidir.

Les deux volets de la bonne philosophie découlent tout droit des deux faces, que la vie nous présente : d'un côté, elle est une collection de nos déconfitures, et de l'autre – un tableau grandiose d'une perfection, qu'il s'agit de peindre ou de mettre en musique. D'où le double souci de caresses ou de langages.

La vraie, la grande, l'unique souffrance est ancrée dans ton enfance, l'âge adulte n'étant rempli que de petits malheurs communs. « Il est terrible, pour une conscience humaine, d'avoir subi, dans son enfance, une pression, que toute la souplesse de l'âme, toute l'énergie de la liberté sont impuissantes à lever »*** - Kierkegaard. Ceux qui s'attendrissent sur leur enfance heureuse, déformée par une ingrate maturité, ignorent ce qu'est la souffrance.

Leurs litanies sur la souffrance, l'angoisse, le désespoir, évidemment, réveillent non pas ma pitié, mais mon ironie : leurs dangers sont communs, le sens qu'ils donnent à leurs défaites, est pitoyable, leurs refuges sont sans noblesse et la langue - sans élan ni intensité. Ils auraient dû se vouer à la peinture des béatitudes, où ils auraient eu plus de chances d'être dans la moyenne des bâillements ainsi provoqués.

Impossible de nous débarrasser ni du désespoir ni de la croyance ; mais sur la gamme qu'ils forment il est loisible au talent philosophique de composer une musique de consolation. L’espérance n’est que frêle croyance, bâtie au-dessus de la certitude du désespoir : « Le contraire de désespérer, c'est croire » - Kierkegaard. Le contraire de désespérer, c’est s’enthousiasmer pour un rêve sublime et impossible.

Pour tempérer ton penchant pour des termes pathétiques, imagine la blessure d'un asticot, l'affliction d'un moineau, la solitude d'une pie, la souffrance d'une araignée, le suicide d'une libellule. Te crois-tu plus digne d'être auréolé de ces productions cérébrales ? Et que les épopées de ton soi connu soient subordonnées aux prosopopées de ton soi inconnu.

La consolation, que je cherche, n’est pas dans la vie. Elle n’est même pas dans l’arbre de vie, avec son grain, ses fleurs et ses fruits – elle est avec ses ombres - la mémoire atemporelle, le rêve, l’élan des ailes pliées.

L'avantage des yeux fermés et des bras tombés est de ne pas souffrir de la bêtise des hommes. En revanche, on a beau se boucher les oreilles et se faire ramollir la cervelle, on souffre toujours autant de l'assourdissante et impitoyable intelligence des hommes calculateurs.

La liberté et l'égalité figurent désormais sur toutes les bannières politiques ; la base de la fraternité devint le seul critère, permettant de distinguer les partis. Le doctorat s'avéra être aussi médiocre que le pastorat : fonder la fraternité sur la connaissance ou sur la foi est également impitoyable ; elle devrait ne nous interpeller que sur nos malheurs communs.

En songeant aux conditions les meilleures pour une écriture, au ton et à la pénétration, dont je rêve, je jalouse les destins antithétiques de ceux qu'enviaient Tolstoï ou Cioran - ceux des bagnards ou des persécutés - et pour un objectif inverse au leur - plus d'authenticité et d'humilité. Je jalouse J.Joubert ou H.-F.Amiel, leurs salons parisiens et leurs chaires helvètes, où la bile et la peine attestent une totale et orgueilleuse invention.

Le besoin d'écrire naît de la honte d'avoir l'œil sec, tandis qu'une larme ravage ton cœur, la honte de marcher droit, tandis qu'une danse fait chavirer ton rêve, la honte de parler, tandis que ton fond n'est que chant, soupir ou râle. La résignation : « Le cri ne peut être égal ni à la douleur ni à la raison » - Sénèque - « Non potest par dolori esse, nec rationi, clamor ».

Un même écrit est vraiment bon, s'il peut servir de baume, de poison ou d'antidote, en fonction de nos plaies du moment, lui-même n'étant qu'un adjuvant, et le poison du faible pouvant servir de nourriture au fort (Nietzsche). Et si, en plus, je peux me permettre d'alterner les attitudes de guérisseur, de cobaye ou d'immortel…

Homme orgueilleux, je sais, que c'est la simplicité qui fait le mieux cicatriser les plaies au-delà des épidermes. Mais je sais aussi, qu'aux yeux des sages la simplicité n'est que bouffonnerie, aux yeux des sots - impuissance, et à mes propres yeux - chute. « Garde pour toi la conscience de ta faiblesse, pleine et éblouissante » - M.Boulgakov - « Сознание своего полного, ослепительного бессилия нужно хранить про себя ». Pense à l'Agneau sacrifié et sanctifié, « la Souffrance et la Faiblesse glorifiées » (Balzac).

Les plus belles des larmes nostalgiques, celles qui pleurent ce que j'avais réussi à garder inconnu, ce dont je n'avais jamais effleuré la surface, ce que je n'avais approché qu'à coups d'ailes. Ce qui était passé par mes mains, en revanche, pourra rester dans les archives de mon insignifiance.

Les meilleurs chantres de la souffrance s'adonnaient aux investissements commerciaux, aux vertus civiques, aux dîners en ville, aux casinos (Schopenhauer, Kierkegaard, Flaubert ou Dostoïevsky). En revanche, aucune ombre des barreaux ou des tortures, chez R.Debray, qui les a pourtant si bien connus, mais qui ne peint que la noblesse et la fraternité (et qu'il ne doit pas croiser si souvent que ça). On n'est artiste que dans l'inventé.

L'expérience de la vie réelle, qu'elle soit parsemée de souffrances ou de dîners en ville, n'apporte rien à un écrit artistique ; n'y comptent que le don de plume et l'intelligence. D'ailleurs, les plus troublantes voluptés comme les plus féroces douleurs furent peintes par des rats de bibliothèques (le voluptueux et le tragique, qu'oppose, à tort, Pavese, sont des matériaux d'égale substance). Une raison de plus de ne pas quitter ma tanière ou mes ruines et d'éviter les ateliers ou les forums.

L'air, autour, foisonne d'événements perdus ; si je baisse la tête, sans baisser le regard, j'échappe à tant de bleus à l'âme.

Sur son lit de mort, l'homme se retrouve dans l'état, dans lequel il est né : sans cheveux, sans dents et sans rêves, qui lui permirent, à l'âge décent, d'apprécier le goût, la caresse et l'émoi. Et il finira par retomber dans la seule chose, qu'il savait faire à la naissance, - dans les pleurs et gémissements.

La meilleure joie, la joie aveugle, apporte toujours de la souffrance ; la meilleure souffrance, la souffrance limpide, apporte toujours une promesse de joie. Un aveugle éclairant un fou ; un fou assagissant un aveugle. On reste ou seulement fou ou seulement aveugle, si l'on suit la ligne de partage de Kafka : « Ils dénient la souffrance, en montrant le soleil ; lui, il dénie le soleil, en montrant la souffrance » - « Manche leugnen den Jammer durch Hinweis auf die Sonne, er leugnet die Sonne durch Hinweis auf den Jammer ».

Plus un bonheur est pur, plus nettement j'y entends un pressentiment d'une souffrance. Et c'est en évitant cette chute que je me condamne à la platitude de la trajectoire banale de l'objet de mes béatitudes : l'invisible, le prévisible, le visible, l'indifférent.

L'absence de douleur nous rend libres ; l'acceptation de contraintes naturelles est le deuxième volet de la recette du bonheur, et il s'appelle tout bêtement - l'intelligence. Donc, le bonheur est dans le regard, qui est la liberté intelligente des yeux sachant se faire guider par plus perçants qu'eux.

Les ruines sont un refuge idéal pour ce qui aspire à l'immortalité décorative. Maintenir debout ce qui ne peut garder sa noblesse que couché, c'est de l'empaillage sans grâce. « Ce qui, en toi, refuse de mourir est indigne de vivre » - G.Thibon.

Si la citadelle humaine est sans murailles, face à la mort (Épicure), elle s'entoure de murailles à escalade banale, face à la vie. Elle devrait disposer de souterrains secrets, menant vers une ruine hors murs, où se sauvent des vestiges immortels. Plus je gagne en maturité, plus de sécurité et de familiarité m'offrira cette résidence secondaire : « La mort t'accompagne au milieu de la vie » - proverbe latin - « Media vita in morte sumus ».

J'éteins, successivement, mes yeux, mes caresses, mes mots, ma mémoire, ma raison – et je comprends, que ni la consolation ni l'horreur, ni la grâce ni la punition, n'ont plus aucun sens, pour mon être mort. « Et au-delà – ténèbres impénétrables, ou pureté de la face de Dieu » - A.Blok - « Над нами - сумрак неминучий, иль ясность божьего лица » - ni cette lumière ni ces ombres ne seront plus à toi.

C'est dans la frénésie de la création qu'on comprend le mieux, que « Notre immortalité n'est pas une idée, mais un état d'âme » - Prichvine - « бессмертие не идея, а самочувствие жизни » - sinon le créateur sur le déclin fuirait les bibliothèques, pour s'occuper de ses obsèques, comme tout le monde.

Deux usages de nos déconfitures : leur effet en tant que la solution finale, le néant, ou bien leur cause en tant que l'être mystérieux.

Dans la mémoire, nos années passées n'ont pas le même poids ; l'enfant y est à part, étranger, trahi, abandonné ; pourtant, il est notre source. « L'enfant est père de l'Homme » - Wordsworth - « The Child is father of the Man ». Ce n'est pas un problème de l'heure tardive de notre maturité, mais bien des injections soporifiques et anesthésiques, que nous administre une vie aseptique, ennemie des aurores lancinantes.

La vie est une balance à deux plateaux : celui où se déposent nos étonnements et nos espérances et celui où s'amassent nos douleurs et nos apathies. Dieu, apparemment, voulut une répartition assez équitable, entre ces deux poids, mais laissa à l'homme la liberté dans le placement du point d'appui de ces deux bras. La meilleure forme de cette liberté s'appelle ironie ; c'est elle qui rend le plus court le levier de la souffrance et annonce le triomphe pipé de l'espérance.

Les bonheurs individuels, contrairement aux bonheurs conjugaux (Anna Karénine), sont tous différents ; ce sont les souffrances qui sont plus souvent communes. Voilà pourquoi tant de jérémiades littéraires monotones et si peu de chants enthousiastes. « L'idée de la souffrance est plus facile à communiquer que celle du bonheur » - Greene - « Unhappiness is easier to convey than happiness ».

Dans la vie affairée, la vue des choses qui comptent efface, impitoyablement et mécaniquement, le passé et éteint le regard ; un grand avantage de la souffrance est de nous inonder de souvenirs et de rêves. « La mort est toute de souvenirs, et la vie est si oublieuse » - Akhmatova - « Как жизнь забывчива, как памятлива смерть ».

Dans ce monde, il faut regretter davantage l'extinction des joies que l'étouffement des souffrances, puisque celles-ci se surmontent plus facilement, lorsque celles-là sont fortes : « un grand bonheur fait supporter une grande souffrance » - Michel-Ange - « Un gran piacer sostiene un grande affanno ».

L'angoisse mène certainement plus loin que l'espérance, mais l'espérance te maintient à une plus grande hauteur.

La déroute finale étant inévitable, je dois faire de la sorte, qu'une humiliante reddition se vive comme une aimable abdication : saigner en manant, signer en monarque.

Notre souffrance a le mérite de libérer notre acquiescement au monde - du soupçon de l'hypocrisie ou de l'insensibilité.

On vaut par la douceur mélancolique de nos lamentations et par la violence hymnique de nos acquiescements.

De plus en plus souvent, ils célèbrent le deuil en rires, mais ils désapprirent la fête en larmes.

Désapprendre à vivre est plus facile qu'apprendre à mourir. Et beaucoup plus utile. Pour mieux aimer. Transformer la lueur ardente, venant de l'amour ou de la mort, - en ombres : « Esclave de l'amour, je suis libre des deux mondes » - Hafez. La plus belle liberté est celle qui réussit à se mettre au-dessus de la souffrance : « Dans la possibilité de l'angoisse la liberté succombe écrasée par le destin » - Kierkegaard.

L'origine de la mélancolie : malgré toutes les tentatives des pourquoi et comment de bien l'ancrer, le quoi continue à dériver et le qui perd son cap.

Dieu voulut, que l’œuvre d'une vie, même vécue par un grand solitaire, fût symphonique. Le manque d'un seul instrument peut la gâcher sans retour. Le bien et le mal, l'espérance et le désespoir, les cieux et la terre doivent y être présents, même fabriqués de toutes pièces. Le soliloque est le genre des plus bêtes, voire ridicules.

Tant de litanies et de lamentations des philosophes sur le désespoir, cet état naturel, évident, commun à tous, tandis que l'espérance et le rêve sont des états artificiels, inventés, rares et intenables, ce qui aurait dû leur attirer l'intérêt des plumes authentiquement philosophiques, dédiées à la consolation et non pas à la désolation.

Encore un axe, méritant une même intensité du regard, - étonnement - désespoir (l'espérance, elle, a un autre contraire - le cynisme, et c'en est un autre axe, moins philosophique et plus fiduciaire). Plus profondément on se désespère, plus hautement on s'étonne. « Tant que l'homme s'étonne, il ne s'approche pas du mystère de l'être. On n'atteint les limites de l'existant que par le désespoir » - Chestov - « Пока человек удивляется – он еще не коснулся тайны бытия. Только отчаяние подводит его к пределам сущего » - et l'être et l'existant pataugeant dans la platitude, on doit accorder à l'étonnement et au désespoir le droit de garder leur profondeur et leur hauteur, ces limites qui hébergent les mystères.

On élève le niveau du débat en s'adressant au public de plus en plus abstrait. Et l'on s'aperçoit, que tout bon discours débouche sur un soliloque, où une larme prend des contours d'une aporie. « La sagesse aux yeux pleins de larmes » - R.Char.

Une bonne recette, pour adoucir mes angoisses : donner au temps la hauteur de l'éternité, et à l'éternité – la profondeur du temps. Que mon poids soit mesuré en unités d'une balance invisible ; que tu sois plus familier de l'inconnaissable que du connu.

L'âme en paix et l'épaisseur d'épiderme favorisent notre accès à la profondeur ; l'esprit en feu et la souffrance nous ouvrent à la hauteur. Mais, respectivement, c'est notre esprit qui y gagne en poids et en savoir, et c'est notre âme qui y acquiert les ailes et le valoir.

Pour exister virtuellement, c'est à dire dans le rêve, il faut renoncer à l'existence câblée. Comme, en renonçant au sens courant des mots, la poésie élève le mot jusqu'au concept sonore, le son précédant le sens, la musique dominant le bruit.

Pour chanter la seule espérance, digne de notre voix, l'espérance virtuelle, il faut avoir connu la désespérance bien réelle et muette.

Il est trop facile de bavarder sur nos décrépitudes banales ; mais il faut avoir percé cette vision, profonde et tragique, - que les déchéances irrémédiables et les plus dignes d'être dépeintes par nos plumes sont celles de la noblesse, de la création, de l'amour, - pour comprendre la grandeur de Tchékhov.

Toute philosophie qui parte de la mort acceptée (de la tienne ou de celle des autres) est une philosophie des robots. Comme la philosophie des moutons mûrit à partir de la paix d'âme. L'horreur de l'esprit et l'intranquillité de l'âme sont les préconditions d'une haute philosophie, qui est réconciliation ou unification : dans la consolation qu'elle apporte à un corps qui souffre ou dans la musique qu'elle crée entre réalité, concepts et langage.

Pour que le public s'aperçoive des poètes, il lui faudrait de la souffrance et de l'oisiveté ; dans cette société anesthésiée et affairée, les poètes sont condamnés à une inexistence.

L'état normal, ou plutôt désirable, de l'âme est l'inquiétude ou la douleur. L'absence de ces attributs prive l'âme de son essence, mais conforte la détermination de l'esprit. Et Cioran : « Quand l'âme est malade, il est rare que le cerveau soit intact » - voit de fausses contagions. Quand l'âme est bien portante, ce n'est plus l'âme qui tentera de chanter ou de danser.

Pourquoi le beau caresse l'œil et l'âme, comment le regard et l'esprit doivent combattre l'horreur – ces questions sont les sources premières de nos étonnements créateurs. Peu y importe la chronologie : « La philosophie devrait commencer non pas par l'étonnement, mais par l'effroi » - Nietzsche - « Philosophie muß nicht mit dem Erstaunen, sondern mit dem Erschrecken beginnen » - c'est la topologie qui compte. L'exclusive y est toutefois injuste : l'effroi doit venir de moi, et l'étonnement, surtout, - du monde.

La poésie : imaginer une douleur, lors même que je suis tenaillé par une autre. Et tout, pour que l'on entende, dans ma voix, une troisième, la seule, ma foi, qui est réelle. L'orant, l'adorant, le pérorant, en moi, ne se trouvent jamais devant une même idole. La lecture n'est jamais une vision par procuration (« Reading is seeing by proxy » - H.Spencer). Je ne peux pas écrire ce que je ressens, mais je peux ressentir ce que j'écris.

La vie se rapproche de plus en plus de la science et s'éloigne de la conscience, et ce gouffre nous rend malades. Au vu de l'arrogante santé des hommes d'aujourd'hui, on est en droit d'émettre cette hypothèse : ou bien la voix de leur conscience se tut, ou bien il n'y a plus de vie dans leurs parcours robotisés.

En quoi le boutiquier est pire qu'un goujat : ta complainte ne réveillera chez lui ni hostilité ni compassion. Être sans cervelle frappe la capacité de la parole, être sans cœur prive d'ouïe.

Le sage se reconnaît par l'importance qu'il accorde aux utopies, aux rêves, aux mystères. Et donc, en cherchant l’absence de douleur, cette chimère inaccessible, il a de bonnes chances d'accéder au plaisir encore plus chimérique, plus près du rêve. Mais plus que de bonnes bottes, il aura besoin des ailes.

L'espérance est digne de ce nom, quand sa cohabitation avec le désespoir est féconde, elle y gagnerait même en intensité. Elle est le maintien de ton regard en hauteur, et ce regard est intemporel et donc étranger à l'attente : « Ne plus rien attendre – la première sagesse de la vie » - Nietzsche - « Erste Lebensklugheit – nicht mehr zu warten ».

La tragédie, comme l’entendent tous les écrivains d’avant Tchékhov, est celle de l’arbre, qu’abattent des hommes impitoyables. Mais la vraie tragédie est celle de la floraison de cet arbre. « Le pressentiment tragique, qu’au pic de la floraison, il ne se produira aucune nouvelle et noble croissance »** - H.Hesse - « Die traurigmachende Ahnung, daß in einer Hochblüte ein edles Wachstum sich nicht erneut » - la noble fleur, perdant, fatalement, sa première noblesse.

Il n'y a rien qui vibre, dans la résignation antique ; et sa dignité est trop drapée soit dans une raison sans déchirure, soit dans les trous de son manteau. On sent une construction bâtie par et sur la négation : contre la panique, l'hystérie, la lamentation. Une bonne résignation doit accompagner une bonne espérance. L'art : créer une acoustique, où le gémissement atteindrait la hauteur et l'intensité d'outre-tombe, d'une majesté intime et lointaine. Pas de mausolées ni arcs de triomphes, ces lieux de silence et de refus, mais des châteaux en Espagne, ces lieux d'échos, de survivances et de rencontres.

Leurs souffrances surgissent à leur réveil (après leurs rêves de réussites) ; la vraie souffrance accompagne et anime le rêve (se déroulant au milieu des ruines et des chutes).

Dès que j'élève ma maîtresse, mon regard ou mon espérance à une grande hauteur, en dehors des valeurs intelligibles, une inexplicable inquiétude ou même angoisse me prennent à la gorge. « Souffrir, c'est donner à quelque chose une attention suprême »** - Valéry. Le paradis, c'est peut-être la platitude de l'ordinaire ; et l'accès à la grande beauté mène à l'enfer.

Plus profonde est notre quête de connaissance, de certitude, d'ordre du monde, plus haut nous apparaîtra son silence final. La meilleure intelligence ne mène qu'à un meilleur effroi.

Dans l'état anesthésié, l'homme s'attache aux choses et aux règles et oublie la musique et l'élan. Dans la souffrance, l'homme retourne à son destin, qui est la tragédie comme l'est toute musique. « Toute douleur qui ne détache pas est de la douleur perdue » - S.Weil. Le nombre de nos points d'attache restant le même, il s'agit de s'attacher aux noyaux invisibles, aux rêves : « On meurt de l'essentiel, lorsqu'on se détache de tout » - Cioran.

Du bon usage de la mélancolie : l'état jovial, apaisé, aplatit nos gammes, rend nos oreilles trop ironiques avec les accords héroïques ou lyriques, nous arrache à la hauteur. « Le désespoir ne me déprime pas, il me soulève »*** - Cioran.

Pour se faire une idée de ce qui nous pousse à écrire, il faut avoir découvert un livre, qui ne serait qu'un message au fond d'une bouteille de détresse. Les uns y trouveront un appel, les autres – une transmission, les troisièmes, les plus sagaces, - une tentative de faire même de notre dernier pas – une œuvre musicale. Écrire, c'est faire durer en musique l'écho de nos commencements-souvenirs.

Les paradoxes acérés tendent à laisser de profondes entailles. Cependant, je devrais être coutures plutôt que coupures, rhaps-odie plutôt que par-odie, liaison plutôt que lésion. Les plaies sont de la cervelle, le baume - du cœur.

Le goût ou la passion des commencements est ce qui protège nos pauvres oreilles du sifflement de la faux qui s'approche. Chez certains, ce goût arrive trop tard : « Et c'est au moment même, où, enfin, tu es mûr pour le commencement, que tu vas mourir » - Kant - « Gerade wenn man soweit ist, anfangen zu können, muß man sterben ».

La première fonction de notre volonté est la création d'espérances, tandis que « le désespoir inconditionnel s'abat sur nous, malgré nous » - Jankelevitch.

La fonction principale de nos richesses n'est pas d'éliminer, mais d'entretenir nos misères. Le bonheur est notre richesse, et la douleur – notre misère ; je sais maintenant à quoi je dois employer mon trésor. Le talent aussi est une richesse : « Le génie n'est qu'un prêt : il faut le mériter par de grandes souffrances » - Sartre.

Aucune issue heureuse pour nos misères ; tenter d'en faire une grandeur est sot. Mais il est certain, que les sources du grandiose et du consolant se trouvent derrière nos misères silencieuses et jamais – derrière nos triomphes criards. La musique de l'existence naît du silence de l'âme résignée plutôt que du bruit de l'esprit arrogant.

Naissance de la tragédie : je comprends, que mon regard peut se substituer à toute lumière, ensuite que mon regard se réduit aux jeux des ombres, enfin que tout ce qui est mesquin est voué à la platitude et tout ce qui est grandiose – aux ténèbres. Extinction, excitation, résignation.

Mieux on connaît la vie, mieux on en perçoit la merveille. D'où sa bénie ignorance, dans laquelle demeurent aussi bien les sots que les sages, puisque, sinon, l'idée de la mort aurait été autrement plus atroce. « Tant que l'on ne sait pas ce qu'est la vie, comment peut-on savoir ce qu'est la mort ? » - Confucius.

La consolation, cette visée centrale du prêtre et du philosophe, consiste à dévier le regard angoissé, fixé sur l'irréparable, vers une permanence quelconque, à laquelle on collera des étiquettes d'éternel, d'absolu, d'infini. Ce qui est curieux, c'est que les acceptions qu'attachent à ce jargon les religieux ou les écolarques sont incompatibles. Pourtant, le bien et la beauté, ces cordes on ne peut plus fragiles, soumises aux caprices et aux hasards, sont les seuls supports d'une véritable consolation.

La philosophie, digne de nos enthousiasmes, n'a que deux ambitions à justifier : la synthèse des consolations et l'analyse du langage. La consolation – une espérance excluant toute action ; le langage, cet intermédiaire entre la réalité et la représentation et qui est la demeure de notre regard sur les commencements et sur les fins. « La philosophie proclame les principes de nos espérances les plus hautes et de nos regards sur les fins dernières »*** - Kant - « Die Philosophie verheißt die Grundlage zu unseren größten Erwartungen und Aussichten auf die letzten Zwecke ».

La dilution dans le monde après une rencontre foirée avec soi, telle est la trajectoire victorieuse de la majorité. L'adhésion à soi après l'expérience du monde - une déroute réservée à ceux qui suivent le nez (l'odorat, le goût) plutôt que la raison (le sens des pas et des coudes), le cœur battant, imperceptiblement, devenant cœur battu.

Pour l'homme de l'utile, un travail est stérile, s'il ne laisse pas de traces. Pour l'homme du futile - s'il mutile des horizons ou des firmaments.

L'origine immédiate de la douleur est souvent imaginaire. Seule la douleur elle-même est authentique, c'est-à-dire sans objet, sans paroles, sans généalogie. Ne l'abaisse pas en l'identifiant avec un objet trop réel.

Ne pas fermer mes parenthèses, et en ouvrant ma bouche, devant une poignée de pages blanches, faire sentir, que ce qui va la fermer est une poignée de terre noire, jetée par une Antigone compréhensive. « Pour s'apprivoiser à la mort, il n'y a que de s'en avoisiner » - Montaigne. Le bon verbe est tumulaire et doit descendre au tombeau. Avec cette épitaphe : « On m'enterra vivant », puisqu'il se sentira Eurydice. On n'écouta pas la dernière supplique de Tsvétaeva : « Ne m'enterrez pas vivante ! » (« Не похороните живой ! »).

On divise les philosophes en ceux qui nous apprennent soit à vivre (agir) soit à mourir (se suicider), la science d'Aristote ou l'art de Socrate. Ils devraient plutôt nous désapprendre toute notion de chaîne : que ce soit vers une vie accumulative (carpe diem) ou vers une vie ou une mort spéculatives (purpose-driven life, ou American way of Death). Pratiquer une culture de la pose et non l'inculture du résultat. Donner un sens au point zéro de la pensée et de la douleur, commencer par une vie intranquille et finir par une mort tranquille. Ne pas oublier, que « la pensée de la mort aide à tout, sauf à mourir » - Cioran. Pourtant on y pensa tellement comme à un aboutissement (au lieu de la vivre comme une contrainte), que même la mort devint impersonnelle : « Oh Seigneur, fais à chaque homme le don de sa propre mort » - Rilke - « O Herr, gib jedem seinen eignen Tod ».

Il ne faut pas chercher à vaincre le désespoir, pour, ensuite, sereinement, pratiquer une espérance ainsi renforcée. Rien ne peut empêcher l'esprit d'aboutir dans un profond désespoir, mais il faut savoir, aux moments décisifs, transformer l'esprit en l'âme, qui, seule, peut s'adonner, aveuglement, divinement, à la haute espérance.

Une intuition naïve fait naître la pensée - d'un danger. Ce qui explique la manie du minable à évoquer des cataclysmes dictant ses pensées ahuries et dangereuses. La haute pensée est à l'abri des basses contagions, et il est bête de croire, que « penser haut est dangereux » - proverbe latin - « altum sapere periculosum ». C'est dans les foires, médiatiques ou universitaires, que même le penser bas, sans parler de penser tout court, est proclamé dangereux. La meilleure demeure de la pensée est la solitude, hermétique aux poisons et immunisée contre les morsures.

La souffrance rend encore plus profonde la bénie méconnaissance de soi-même. Musset : « Nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert » - profane cette noble fonction de la douleur. Celui qui prétend se connaître ou connaître Dieu est incapable de vivre le vertige de la distance infinie, qui le sépare de son soi inconnu. La pire profanation du sacré est la familiarité avec lui. « Les douleurs légères parlent, les grandes douleurs sont muettes » - Sénèque - « Curae leves loquuntur, ingentes stupent » - l'acoustique réelle ou la musique virtuelle.

Dans les moments cruciaux, on doit faire un choix exclusif entre vivre ou rêver. L'espérance aide à rêver l'incommensurable, non à vivre en mesures. Donc, peut-être, « l'espérance ne peut pas vivre sans objet » - Coleridge - « hope without object cannot live » - elle peut faire rêver de l'immatériel.

Tout regard droit sur la mort paralyse et décourage tout enthousiasme, surtout celui de l'art. L'art est un regard oblique, fuyant, étourdissant – sur la mort intouchable, inenvisageable. De cet art on peut dire : « Le vrai art naît de l'angoisse devant la mort » - H.Hesse - « Alle Kunst entsteht aus Angst vor dem Tod ».

Quel est le point commun entre ces deux branches philosophiques – la recherche de consolations et la recherche autour du langage ? Peut-être la reconnaissance de la divinité de ces deux tâches – ennoblir la souffrance humaine et bâtir une maison langagière pour notre esprit et notre âme. Ce foyer philosophique commun s'appellerait sentiment religieux (« religiös zentriert » – Husserl).

L'esprit a pour fonction la production de la puissance, tandis que l'âme nous fait pencher en faveur de la faiblesse, et l'on appelle cette dernière faculté – force d'âme : « Il n'y a de force d'âme que dans la résignation »* - Cioran !

Être jeune, c'est ne pas se laisser envahir par des faits ou leurs souvenirs. « La faculté d'oubli est le secret de l'éternelle jeunesse ; nous vieillissons à cause des souvenirs » - E.M.Remarque - « Vergessenkönnen ist das Geheimnis ewiger Jugend. Wir werden alt durch Erinnerung ». Le rêve, lui, ne s'écrit pas en chiffres, il s'écrit dans l'air et non pas dans la mémoire.

À quoi me sert l'indubitabilité de mon moi qui, indicible et impassible, cogite, s'il reste un grand inconnu pour l'autre moi, qui souffre ou qui s'exprime ?

Si tu veux parler sérieusement de la vie, imagine-toi la Terre sans musées ni bibliothèques ni même cimetières entretenus. Tu comprendras alors pourquoi ce qui anime les meilleurs gestes d'artiste sont la terreur et la honte.

La souffrance glorieuse - ni expiatoire ni rédemptrice - est une des notions le plus inaccessibles aux cartésiens (Hésiode voyait advenir le futur mal absolu, lorsque : « de tristes souffrances resteront seules aux mortels »). Même le bonheur, qui comme tout appel de l'infini incertain nous serre le cœur, en est mystérieusement entaché (quoiqu'en pense Borgès : « La seule chose sans mystère est le bonheur » - « La única cosa sin misterio es la felicidad »). Le malheur, lui, connaît ses heure et lieu. Ne pas goûter à la souffrance d'un bonheur réel, édulcorer un malheur, la plupart du temps imaginaire - la même pusillanimité du calculateur sans goût pour la larme.

Le désespoir nous inonde, hélas, d'une manière inexorable. Pour l'endiguer et garder la tête au-dessus de l'eau, nous ne disposons que de l'ironie et de la philosophie : bizarrement, Chaplin inverse la cause et l'effet : « Si tu te détournes du désespoir, tu t'adonneras soit à la philosophie soit à l'humour » - « If one doesn't turn to despair, one resorts to either philosophy or humour ».

L'optimisme : l'espérance matinale, face au désespoir vespéral, le rêve nocturne face à la réalité diurne. Le pessimisme : « Lui, avec la prémonition matinale des désastres du soir, moi – avec mon angoisse nocturne au-dessus des joies du jour » - Berbérova - « Он с утренними предчувствиями вечерних катастроф, я с ночными тревогами о дневных радостях ».

La souffrance : le Bien individuel ne trouvant plus de traductions ni en gestes ni en paroles ni en regard ; le Beau d'élite devenant insipide et perdant toute appétence ; le Vrai collectif étouffant toute illusion, toute consolation, tout rêve. Son contraire : l'assurance du bien, l'inertie du beau, la paix du vrai.

La consolation est un objectif commun et de la comédie et de la tragédie : la comédie est affaire de l'esprit, espiègle et profond, et la tragédie – celle de l'âme, nostalgique et haute. La comédie se narre, et la tragédie se chante. La tragédie, c'est le regard fidèle, pur et lyrique, sur ce qui n'avait peut-être jamais existé, tels l'amour, le talent ou la tour d'ivoire imaginaires, vécus dans les ruines bien réelles.

La vraie tragédie n'est ni dans l'éthique (la compassion du moralisateur Aristote), ni dans l'esthétique (le pathos de l'artiste Nietzsche), mais dans le mystique (la passion de notre soi inconnu, inspirateur et créateur d'espérances impossibles).

Et la religion et la philosophie naissent dans le naufrage, dans la détresse de la vie, et elles ont le même but : contrer le néant, apporter un semblant de consolation (« la tâche de la philosophie est d'inventer le mot qui sauve »** - Wittgenstein - « die Aufgabe der Philosophie ist, das erlösende Wort zu finden ») - et les mêmes moyens que la poésie - créer une tempête dans un verre d'eau, imaginer un message à destination lointaine et chercher fébrilement une bouteille : « Le poème est une bouteille jetée à la mer, abandonnée à la foi chancelante qu'elle échoue quelque part sur une terre d'âme » - Celan - « Ein Gedicht ist eine Flaschenpost, aufgegeben in dem nicht immer hoffnungsstarken Glauben, irgendwo an Land gespült zu werden, an Herzland vielleicht ».

Notre soi se dépose dans trois domaines : hors de nous, sur notre épiderme, au fond de nous-mêmes. Le premier réceptacle reçoit le vrai (l'universel, la puissance), le deuxième – le beau (la création, la caresse ou la souffrance), le troisième – le bon (l'amour, la noblesse, la honte).

C'est le dieu du lucre, Hermès, qui fut chargé par Zeus de rédiger les lois, et l'on y lit : « C'est une loi : souffrir pour comprendre » - Eschyle. C'est clair qu'Athéna, Arès et même Apollon y laissèrent leur griffe ; les hors-la-loi, les prométhéens, ceux qui savent, que plus de savoir signifie plus de douleurs (et son inverse : « Quod nocet docet » - proverbe latin - « L'aiguillon - meilleure leçon »), ne sont protégés que par Aphrodite.

En faisant le mort, étendu sur une terre ingrate, je me trouve, presque malgré moi-même, face aux firmaments d'une vie, vouée au ciel. Cette contrainte s'appelle : « Supporte et reste immobile » - Épictète - « Sustine et abstine ».

Fonder sa vision sur les finalités ne promet que le désespoir et/ou le cynisme. On ne peut s'accrocher à l'espérance, cette courte et belle consolation, qu'en ne quittant pas les commencements, c'est à dire en restant un nihiliste conséquent.

Le philosophe doit être architecte ou musicien, mais sur un registre paradoxal : pour rendre habitables les ruines, où se réfugient nos amours, nos talents et nos espérances, et pour traduire tout bruit du réel dans une musique du conceptuel ou du verbal. En philosophie, tous les édifices et toutes les proses, privés de souffrance et de mélodies, s'écroulent et s'aplatissent, sans laisser ni ruines ni échos.

La débâcle finale de tout ce qui est grandiose est une telle certitude, qu'au lieu de conduire l'homme vers une vie heureuse, cette ineptie pseudo-philosophique de tous les sots, la philosophie aurait dû chercher à l'accompagner dans le malheur, amorti par la caresse.

La souffrance concrète et l'intelligence abstraite sont les seuls domaines, où la philosophie a un mot à dire, - la philosophie de la consolation et la philosophie du langage. En revanche, il faut enterrer et oublier les soi-disant philosophies de la nature, de l'expérience, de l'être, de l'esprit, de la connaissance, de la liberté, de la vérité.

L'immortalité est une image trop bête, pour servir de consolation ; mais la foi en intensité du beau peut faire oublier la désarmante certitude du vrai. Cette intensité est au cœur de la métaphore de l'éternel retour, qui serait « un succédané de la croyance en immortalité » - Nietzsche - « ein Ersatz für den Unsterblichkeitsglauben ».

La vie : à chaque instant et en toute circonstance, on peut construire une chaîne de raisons ou de regards, qui aboutisse à un émerveillement. Mais on en rate plus qu'on n'en remarque ; « La vie s'achève, et tu vois, qu'elle fut une leçon, pour laquelle tu étais un élève distrait » - V.Rozanov - « Оканчивается жизнь, ты видишь, что она была поучением, в котором ты был невнимательным учеником ».

La vraie consolation rose, comme la bonne espérance bleue, doivent intervenir au moment même, où je souffre ou me désespère, et non pas après. Dans le futur, tout est noir. Ce qu'il me faut, pour être consolé, je l'ai déjà ; pour le voir, hausse suffisamment ton regard.

La comédie relativise et la tragédie absolutise. N.Chamfort perça bien, respectivement, leurs sources et leurs buts : « Le temps diminue l’intensité des plaisirs absolus et accroît les plaisirs relatifs »***.

Chacun de nous porte, au fond de soi-même, des points inconsolables et indicibles ; c'est pourquoi nous avons besoin de philosophie, qui est consolatrice de l'impossible et muse des langages d'au-delà des pensées.

La seule chose dont la vue, même chez les plus endurcis du cœur ou revêches de l'âme, réveille quelque poésie est la mort. Ne serait-ce pas une des raisons, pour lesquelles si peu d'hommes voient de la poésie dans la vie ? Et si la poésie n'était qu'une autre vie, diaphane aux yeux non embués.

Pour un poète, l'enfer c'est : le monde perçu comme un bruit mécanique, en absence de musique organique ; le bon et le beau, jugés d'après la sourde pesanteur des actes et des prix et non pas des valeurs et des grâces.

Le désespoir est rationnel, net et irréfutable ; l'espérance est folle, vague et fragile. Pour espérer, il faut avoir la foi, c'est à dire l'âme : pour désespérer, il suffit d'avoir de l'esprit.

Deux immenses sottises vont de pair ; ne pas vénérer le souffle miraculeux de la vie qui t'habite et ne pas redouter l'instant, où ce miracle cessera dans ton corps inanimé. C'est pourquoi les épicuriens sont parmi les plus démunis et d'esprit et d'âme. « Sot est celui qui dit craindre la mort parce qu'il souffre de ce qu'elle doit arriver » - Épicure.

Plus une chose est dramatique, plus facilement naissent les métaphores qui la cernent. Je connais une seule exception à cette règle – la mort. L'horreur en mouvement permet un glissement vers une beauté tragique, mais l'horreur figée glace toute imagination. Et la vraie, la terrible solitude est la dissipation de toute métaphore et le plongeon dans un néant immobile : « Être seul, c'est s'entraîner à la mort »* - Céline.

La vie et le bonheur sont pleins de mystères, dont sont dépourvus la mort et le malheur. Et la souffrance, ce mystère de haute nostalgie, va mieux à l'idée de la vie qu'à celle de la mort, qui n'est qu'une plate terreur. Par inadvertance, les poètes introduisent le misérable malheur là où devrait ne retentir que la voix de la noble souffrance.

En quittant la vie, il ne faut pas claquer furieusement la porte, ni même s'accrocher à la fenêtre, pour jeter un dernier regard sur le paradis terrestre, - non, il faut tourner l'âme vers ce toit imaginaire, d'où reste visible l'étoile de ton enfance. L'entretien de tes ruines facilite cette pose de fidélité et de sacrifice.

Presque toute révolte est lâche ; on souffre le plus, quand on regrette sa capitulation, qui est peut-être la meilleure façon de réussir son enterrement ( J.Ferrat). Être heureux, c'est savoir se vautrer, en pleine conscience, dans sa débâcle. « Tu cherches le bonheur ? - Apprends d'abord à souffrir » - Tourgueniev - « Хочешь быть счастливым ? Выучись сперва страдать ». Heureusement, l'horizon du bonheur surgit dès qu'un amour illumine le firmament. « L'amour est là, pour montrer quelle souffrance nous savons supporter » - H.Hesse - « Die Liebe ist da, um uns zu zeigen, wie stark wir im Leiden sein können ».

Le repentir naît de la conscience d'une faute ponctuelle ; le remords est un état permanent, non associé à un geste concret, il est peut-être le signe le plus évident du bien primordial, que toute traduction en actes profane.

Les seules fibres, dont disposent encore les hommes, ce sont des capteurs numériques, enregistrant des cadences et non pas la musique. Tout ce qui, jadis, fut tragique est vécu sur un mode statistique. Le courage d'une âme, avec sa fidélité à la souffrance et son sacrifice du plaisir, n'est plus de ce monde, comme « la patience d'attendre, le courage de renoncer, l'héroïsme du sacrifice – en tragique croissant » - Jankelevitch.

C'est dans le sommeil qu'apparaît nettement notre propension au chagrin ou à la joie. Malheureusement, pour raconter son rêve, il faut se réveiller (« somnium narrare vigilantis est » - Sénèque). Le cafard est un subterfuge des cachottiers de la joie. On n'aime la félicité que nimbée d'un front enténébré.

Nous sommes tous prolixes à geindre des souffrances que nous subissons ; il serait plus juste de nous attarder sur celles que nous infligeons, le plus souvent à notre insu. Les premières ne nous rapprochent pas du bien, les secondes - nous font, au moins, y réfléchir : souffrir, c'est haut, noble, aléatoire et visible ; faire souffrir, c'est invisible, infâme, fatal et profond.

Fatalement, un jour, toute vraie consolation et toute vraie intelligence ne te satisferont plus ; alors la bonne philosophie, c'est à dire une méta-consolation ou une méta-intelligence, consiste à croire que ce manque est dû à la faiblesse de ton talent et non pas à la puissance du désespoir.

Tout bon discours philosophique s'écrit dans la nuit troublante et prend, subrepticement, la forme de caresse. Plus l'espérance est extatique, plus douce et furtive doit être la caresse ; c'est ainsi que l'excitation et la béatitude montent, lorsque je descends, sagement, sur cette échelle des promesses : salut, pardon, consolation. De sotériologue et pédagogue devenir paraclète – consolateur. La consolation est la caresse des nobles. Et la bonne philosophie est « souveraine consolatrice des âmes découragées » - Boèce - « summum lassorum solamen animorum ».

Le passé offre des solutions, l'avenir prépare des problèmes, seul le présent tient le langage des mystères. Et l'espérance peut porter les trois couleurs correspondantes : ne pas pleurer les disparitions, mais remercier le ciel d'avoir connu le disparu ; prier le temps de ne pas paralyser nos meilleurs élans ; s'émerveiller du spectacle du monde, qui se déroule dans notre regard. Seul le présent laisse ressentir l'écoulement mystérieux du temps ; temps et éternité sont des synonymes : « L'éternité, ni elle ne sera, ni elle ne fut ; elle est » - Hegel - « Die Ewigkeit wird nicht sein, noch war sie ; sondern sie ist » - et Parménide dit la même chose du temps.

L'excès de pessimisme donne des ailes à ma révolte, l'excès d'optimisme m'enfle de résignation, celle de prendre un stylo pour me dégonfler. Les deux ne sont que deux figures du nihilisme, aux saisons différentes. La révolte est comique et la résignation - tragique : « La vie est indigne de notre attachement : l'esprit tragique conduit à la résignation »*** - Schopenhauer - « Das Leben ist unserer Anhänglichkeit nicht werth : der tragische Geist leitet zur Resignation hin » - mais toi, qui ne connus jamais le vrai Dionysos, tu ne comprenais pas, que la résignation devant la vie pouvait signifier révolte du rêve, ce que comprit Nietzsche.

La souffrance au positif – les bobos, l'oppression, la misère – est une bonne précondition d'une écriture emphatique. La souffrance au comparatif – les défaites, les jalousies, le manque de pot – est toujours mesquine et bien méritée. La souffrance au superlatif – la hauteur désertique, la douleur inscrite dans l'harmonie du monde, le temps, nivelant nos passions et nos talents – cette souffrance-là est inconnue des plébéiens, elle est le lot du sel de la terre, le sel des larmes.

La vie s'éploie dans la marche et dans la danse, dans le bruit et dans la musique, dans l'action et dans le rêve, dans l'accumulation et dans la création, dans l'avoir et dans l'être. La pensée de la vie peut servir de consolation face à la mort ; les sots ont besoin des premiers semi-axes, et les sages – des seconds.

La force, l'action, la création, ce sont des rideaux qui nous cachent la vue de la sinistre faucheuse. Les plus rusés et doués en tapissent toutes les facettes de leur demeure : la force – pour les fondements de la réflexion, l'action – pour l'ampleur de la vie, la création – pour la hauteur du rêve. Dans tous les cas, il s'agit de dévier les yeux du soi connu, pour se fier au regard du soi inconnu.

C'est la nature de mes ouvertures au monde, qui détermine le genre de la souffrance, qui, inévitablement, s'en ensuit. L'avantage des ruines, par rapport aux forteresses, phalanges ou immeubles, est que les ouvertures les plus dramatiques – par la porte ou la fenêtre, l'action ou la contemplation – me sont interdites ; il ne me restent que le toit imaginaire ou un souterrain réel, pour prier mon étoile ou avaler mes remords. Les résurrections ne se produisent pas dans les platitudes collectives, mais aux cieux vides ou dans les tombeaux vidés.

Plus de savoir, plus de douleurs – cette équation ne vaut que pour les nobles. L'intelligence représentative permet de creuser les profondeurs du monde ; mais seule l'intelligence interprétative ouvre à la hauteur noble. La souffrance intellectuelle ou sentimentale ne gît jamais en profondeurs ; mais elle peut apparaître dans un mouvement symétrique vers la hauteur, à partir d'une nouvelle profondeur. À celui qui manque d'intelligence, et donc d'épaisseur, cette symétrie ne permet pas de quitter la platitude et du savoir et de la souffrance.

Je prends toutes les manifestations de mon âme – la souffrance, la beauté, l'amour, le mystère, le rêve – et j'arrive à cette merveilleuse et terrible certitude – impossible de les séparer de mon corps ! La perspective de l'extinction de mon âme, après l'appui sur l'interrupteur de ma rate, - et je ne connaîtrai d'autre immortalité que celle d'un instant d'abandon, d'yeux fermés et de désirs ouverts.

Quelle consolation j'attends d'un discours philosophique ? Celle de vérités et de certitudes, qui m'enracineraient davantage dans la profondeur de la vie ? Ou celle d'images et de rêves, qui m'arracheraient de la terre et me laisseraient en vue du haut ciel ? En réponse à Wittgenstein, qui ne trouve pas beaucoup de consolation chez Nietzsche.

Le mystère – que je dispose de cordes ou de fibres, qui me font entendre la musique de la Création ; les problèmes – la découverte de nœuds ; la solution – le dénouement. En matière d'harmonies philosophiques, si je suis cette chronologie, je vivrai le finale – le silence ou le bruit plat. La morale : connaissant le finale de toute espérance virtuelle et de toute agonie réelle, leur refuser tout dénouement intellectuel.

Qu'elle soit lumineuse ou ténébreuse, grave ou espiègle, toute belle musique nous fait venir les larmes aux yeux. Le fond même de notre âme, qui est essentiellement musical, serait donc, par un étrange caprice divin, promis à la mélancolie : une fois nos fibres ébranlées, une secousse irrésistible atteint nos yeux sans défense.

La plus pure des mélancolies naît de l'enthousiasme : on ne parvient pas à se maintenir à son pic extatique et finit par vivre de sa mémoire, douce, évanescente, enivrante et toujours belle. Une chute amortie en caresses. La mélancolie la moins noble gît dans les déceptions : on s'attendait aux gouffres ou cimes, et l'on se retrouve dans la platitude – l'ennui déguisé en mélancolie.

Je suis un Janus, avec une face côté âme et l'autre côté esprit ; et la mélancolie naît du contraste entre elles. L'âme vit dans une musique, où l'harmonie du bien enveloppe la mélodie du beau et l'intensité du noble ; l'esprit, lui, développe du bruit autour des mots, des images, des idées, qui terminent leur parcours dans la platitude des actes, à l'opposé de la hauteur, dans laquelle trouvent refuge les rêves de l'âme.

Une double négation dans les définitions : le bonheur, c'est l'absence du malheur ; et le malheur, c'est l'absence de la musique dans ton écoute du monde, son silence froid ou son bruit chaotique.

Le Père sardonique se rit de mes épreuves, de moi en tant qu'un Job innocent. Mais les larmes du Fils hystérique ne font que me dévier de la pureté ironique. Seul l'Esprit promet encore quelques nimbes à la lèpre de mes jours.

Le matin d'espérance ou le soir désespéré sont les meilleures saisons d'écriture ou de peinture, à cause des ombres ; le problème, c'est de savoir y rester, sans tomber ni dans la folie de la nuit ni dans la banalité du midi, devenir auteur de ses ombres.

Que je vise mon étoile, des fauteuils ou des podiums, un jour je me trouverai à leurs pieds. Où veux-je que ma chute m'attende ? M'effondrer d'épuisement, à la fin, m'essouffler d'ennui, dans un parcours sans fin, inclure ma chute dans le fondement même de mon commencement ? Ce dernier choix suppose, que ma demeure soit une haute ruine. « Le fond de la chute se trouve d'abord dans la grandeur du commencement » - Heidegger - « Der Grund des Einsturzes liegt zuerst in der Größe des Anfangs ».

Le pays de la raison et du sentiment est traversé par trois sortes de chemins : ceux du vrai, animés par les destinations, qui, irrémédiablement, porteront le nom de désespoir ; ceux du bien et du beau, vivant des commencements ou des parcours, débouchant sur les ruines ou les impasses, mais accueillant l'espérance. L'espérance – la fragilité du beau ou du bon triomphant de la solidité du vrai.

La source et le commencement sont deux milieux différents ; la paix de mon soi inconnu gît dans mes sources, et l'intranquillité de mon soi connu préside à tout commencement créateur. L'unité primordiale, sans langage, sans représentation, sans frontières, règne dans les sources ; le déchirement, le déracinement, l'ouverture accompagnent toute éruption des commencements. « Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs » - La Rochefoucauld – et si mon vrai soi, le soi inconnu, invérifiable, était ailleurs ? - comme la vraie vie.

La falsifiabilité du mot juste : ce qui rehausse un sanglot devrait échouer, face au bâillement. C'est pourquoi la psychanalyse est charlatanesque : elle s'applique également à l'univoque et au loufoque. Prenez cette aberration psychique : « le trajet de substitutions subliminales », qui est une métaphore intellectuelle de première bourre, à la Valéry ! La poursuite du mot juste éloigne de l'ironie et de la larme et ne conduit, tout juste, qu'aux berceuses : « La vraie poésie produit une béatitude ronronnante, plutôt que des larmes ou des rires » - Nabokov - « Истинная поэзия вызывает не смех и не слёзы, а блаженное мурлыканье » - seulement, voilà, on ne découvre l'existence de béatitudes qu'à travers les sanglots, tragiques ou rieurs.

Le mot sans ailes m'est aussi hostile, il m'est aussi sans vie, que les yeux secs. Agiter sa plume, même trempée dans une larme, ne garantit, hélas, pas l'envol.

Pour peindre l'enfer, Dante n'a que l'embarras de noms et de faits, mais dès qu'il se met à s'attaquer au Paradis, il est à court de couleurs et d'exemples. Et comme lui, tous les bienheureux n'y mettent que leur Maître et/ou leur Béatrix.

Ceux qui pleurent, aujourd'hui, prêtent à rire ; ceux qui rient sont bêtes à pleurer.

Mon enfance – famine et vermine ; mon adolescence – tangage et vagabondage ; ma jeunesse – étude et solitude. Et contes de fées, poèmes, pathèmes, mathèmes – en ornement et cadre.

Tu veux qu’une musique émane de ton écriture ; mais ton instrument sera toujours imparfait – quelques cordes manqueront, faute de talent, d’intelligence ou de goût. C’est ainsi que tu seras obligé de palier à ce défaut par des stratagèmes musicaux et, par exemple : « rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs »* - Chateaubriand

Les beaux états d'âme sont ceux qui ne peuvent pas durer. D'où mon refus, le désintérêt pour les enchaînements. Le rire prolongé sent le salon, le sanglot entretenu sent le cabanon - « Quand on pleure, seule la première larme est sincère » - Kundera. Le feu s'éteint d'autant plus vite, qu'il fut plus vif ; le génie dédaigne l'éclairage et le chauffage pour mourir sur un bûcher ou dans une étincelle.

De la perspective finie de l'esprit au sentiment infini de l'âme : l'horreur n'est pas un agrandissement du chagrin, mais une limite de l'amour ou du beau ; l'espérance n'est pas une sublimation du désir, mais une enveloppe du désespoir ; la création n'est pas un sens du travail conscient, mais une folie ou une foi aveugles.

Les passions de l'âme, comme la mémoire de l'esprit, pour se maintenir, ont besoin d'actualisation et de rafraîchissements périodiques, effectués par le talent et/ou la volonté, faute de quoi la passion tourne en mélancolie, et l'obsolescence dérègle la mémoire. Mais aucune répétition mécanique ne remplace le rafraîchissement organique.

Double profanation croisée des mots douleur et souffrance : à la mort de leur mère, ils annoncent leur douleur, mais tout soucis d'indigestion est décrit en termes de souffrance.

À chaque facette de l'existence – sa science : la mathématique (et non pas la philosophie) de la vérité, l'histoire (et non pas la sociologie) de l'humilité, la géographie (et non pas la statistique) du désespoir, l'astronomie (et non pas la géologie) de l'ironie, la chimie (et non pas l'anatomie) de la douleur, les langages (et non pas la géographie) de la poésie.

Toute tentative de fixer l'intemporel artistique introduit dans nos tableaux ce traître de temps (la chute dans le Temps de Cioran) ; on cherche, inconsciemment, à lui donner de la cohérence ; et c'est ainsi que naissent les tons propres au matin, au jour, au soir ou à la nuit - le commencement, la lumière, la chute ou le désespoir. Mais l'essentiel reste au-delà du ton, et derrière la noirceur cioranique se lisent tant de visions lumineuses.

L'enthousiasme peut aller de pair avec l'avis le plus désespéré, que j'aie du monde (« Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre » - Camus), car la meilleure source de mes élans peut se trouver tout entière en moi-même, à l'intérieur de mon regard. Quel enthousiaste de la chose funèbre que Cioran ! Comme le furent Pascal et Kierkegaard. L'espérance ou la désespérance ne brillent qu'aux cimes ! Et sont vouées à la platitude dès qu'elles visent la profondeur. La philosophie devrait se consacrer à donner le goût des cimes, tout en touchant aux profondeurs avec ses racines.

Les genres de chutes à éviter : une Parque adoptant le métier de Pénélope, Sisyphe se recyclant en travaux des Danaïdes, Pythie au service d'Hermès.

Le but d'une consolation n'est pas d'apporter de la joie optimiste, mais de rehausser ou d'anoblir l'angoisse pessimiste, qui ne nous quittera jamais.

La philosophie est affaire de l'âme consolante ou de l'esprit verbal ; si l'on ignore la stridence de la pitié et la musique du langage, on ne peut pas être philosophe. En création de concepts, en attachement à la vérité, en maîtrise de l'être, le philosophe académique ne dépasse en rien le garagiste.

La terrifiante certitude des « omnis moriar » et «  letum omnia finit » - n'en déplaise à Horace et Properce - « tout de moi mourra » et « tout s'achève avec la mort ». Le corps livré au ver, l'âme livrée au vers. À l'arrivée, ni espoir ni recherche, laissés aux rabelaisiens : « Je m'en vais chercher un grand peut-être ». Ne fabriquent de l'éternel que des professionnels de la consolation gratuite - Leibniz, Kant, Hegel. Les bons charlatans se contentent d'en proclamer le mortel héroïsme : « C'est la précarité de l'œuvre qui met l'artiste en posture héroïque »*** - G.Braque.

Apprécie les sommets pour leur panique et leur désespérance, pour mieux y cultiver ta sérénité et ton espérance. N'écoute pas Shakespeare : « Dans les hauteurs te guette le danger, à leurs pieds tu vivras d'espérance » - « The lowest stands still in esperance, lives not in fear ».

Consoler, ce n'est pas remplir le vide, laissé par une perte. Consoler, c'est créer du sacré, en traçant une telle frontière dans la conscience, que l'horreur irréversible et la beauté incontestable se trouvent côte-à-côte, du même côté, face à l'indifférent ou à l'inconsolable. La consolation, c'est une grande fraternité dans l'intemporel.

Les ruines : errance immobile, nomadisme des yeux et sédentarité des pieds. À l'ombre du drapeau blanc flottant sur l'ex-tour d'ivoire, après la capitulation des bras. « Une capitulation est une opération, par laquelle on se met à expliquer au lieu d'agir » - Péguy - mauvais dilemme ! Non seulement ne pas combattre l'adversaire indigne, mais ne pas chercher à le comprendre - comprendre la débâcle, digne et anonyme.

Les critères pour juger du bilan de ma vie : je les approfondis - je constate un lamentable échec ; je les rehausse - je vois une réussite exceptionnelle. Mais les arguments sont d'un poids comparable ; d'où l'équilibre entre mes enthousiasmes et mes hontes, mon espérance et mon désespoir, ma fierté et mon humilité.

Quand les sources de l'espérance et du désespoir commencent à coïncider, c'est qu'on affleure, probablement, à la platitude, car l'espérance est haute et le désespoir - profond.

L'espoir d'un idéaliste, ce n'est pas une attente, c'est une résignation à la beauté. Le désespoir d'un matérialiste, c'en est une révolte ratée.

Les chances égales de s'écrouler côté de l'espérance ou côté du désespoir, côté sceptique ou côté dogmatique, côté fraternel ou côté haineux, c'est ce qu'apportent les sommets, la sensation de hauteur, à l'opposé de l'horrible platitude, paisible ou folle : « Au désespoir succède la paix, mais l'espérance rend fou » - Akhmatova - « После отчаяния наступает покой, а от надежды сходят с ума ». Se mettre au-delà de la profondeur, en dehors de l'étendue ; en baissant les yeux, n'oublie pas de les fermer.

De quoi faut-il m'épouvanter davantage, de l'infinité de l'espace ou de mon absence la-dedans ? Il faudrait transformer ma vue en regard, dans lequel il n'y a que moi : que je le jette ou le pose, en avant ou en arrière, devant moi ou devant autrui.

La souffrance améliore le sage et avilit le sot. « La mauvaise fortune du bon lui fait élever le regard au ciel ; la bonne fortune du mauvais lui fait baisser la tête vers la terre »*** - Saadi. D'où la nostalgie des volatiles et la bonne humeur des reptiles.

Dans une perspective, toujours possible, tout n'est que mon triomphe, et dans une autre - que mes défaites. Orgueil et niaiserie ou bien fierté et panache - choisis ! « Dans l'échec, vivre l'être » - Jaspers - « Im Scheitern das Sein zu erfahren », ou dans le succès, vivre le devenir. « Tout compte fait, tout n'est que naufrage »** - Pétrone - « Si bene calculum ponas, ubique naufragium est », mais je renonce au calcul, et tout peut prendre une valeur triomphale.

L'être est tragique, à sa source insondable, et le devenir – comique, à ses finalités dérisoires ; c'est l'équilibre entre les deux, qui est la tâche du sage. Carlyle ne le comprend pas : « Ce qui est tragique dans la vie des hommes, c'est moins leurs souffrances que leurs échecs » - « The tragedy in life is not so much what people suffer, but rather what they miss ».

La tragédie se joue entre la pureté du valoir et les ténèbres du vouloir. Le pouvoir tyrannique et le devoir libre dessinent le drame. La comédie, c'est la résolution de ces tensions, grâce au savoir ironique.

Ils se targuent de narrer la lucidité, tandis que chanter l'illusion correspond beaucoup mieux à la mission centrale du sage – consoler les perdus, plus que ceux qui veulent se trouver. Se vautrer dans l'éveil, tandis que notre séjour divin est dans le rêve.

L'exil est l'état d'esprit le plus propice à l'écriture libre. Les Psaumes de David, Pétrarque, Dante, G.Bruno, Rilke, Nabokov, Cioran. La paix d'âme étant devenue une patrie sans faille du Français moderne, la perspective d'un exil intérieur n'attire plus que des Descartes et des Hugo.

L'étincelle paraît être la seule évocation artistique de la lumière : la hauteur de son éclat, le pathos de sa mort, la profondeur des ténèbres, qui l'accueillent et l'ensevelissent. Le scintillement devrait être réservé au regard qui s'émeut, plutôt qu'aux yeux qui contemplent. L'éclairage convient aux salons et laboratoires, mais dévalorise les ruines, lieu idéal de nos écritures et de nos lectures.

La sagesse, c'est s'esbigner avec l'élégance, face au regard droit de la mort, à l'opposé de la familiarité ou de l'hystérie. L'impossibilité d'un équilibre debout, les yeux ouverts. Le ridicule d'une concentration horizontale, la bouche bée, l'attrait d'un éclatement vertical, les ailes pliées (mystère signifierait - bouche fermée). La sagesse est davantage dans un front baissé que dans un front plissé.

Test de la jeunesse : être incompris ou non-reconnu rend la recherche d'une haute compréhension et d'une reconnaissance élective encore plus déterminée et fébrile. Quand on s'en fiche ou en accumule la bile noire, dans un mépris froid, on est d'ores et déjà vieux, quel que soit son âge.

L’homme le plus heureux serait celui qui connaîtrait, en même temps, l’amour, la création et le rêve. Hélas, ces béatitudes ne se substituent jamais ; la perte de l’une signifie la perte du reste. « Pour qui éprouva la jouissance de la création, il n’y a plus d’autres jouissances » - Tchékhov - « Кто испытал наслаждение творчества, для того уже все другие наслаждения не существуют » - la même loi s’applique à l’amour et au rêve.

Faire taire toute déploration, qui perdrait en intensité si, d'aventure, j'accédais à une chaire universitaire. La déchéance est l'impossibilité de descendre au niveau de l'homme des cavernes.

Rien à admirer dans l'enfance : l'obsession par des buts, l'incapacité de l'ironie. L'enfance ne vaut que par le souci, que je me donne, pour que vive le seul enfant intéressant - moi, à cet âge ingrat.

Toute vie est une histoire de chutes : de l'extase (passion, poésie), vers l'enthousiasme (bonheur, harmonie) et vers l'ataraxie (équilibre, création). Par le travail implacable de la raison, toute justification d'une hauteur acquise s'érode et s'effondre. Et le but de la philosophie devrait être d'inventer de nouvelles raisons de s'immobiliser à la hauteur courante, de ne pas s'agiter. Plotin, Nietzsche, Cioran - pour la marche la plus haute, non-numérotée ; Épicure, Pascal, Dostoïevsky - pour l'avant-dernière ; Platon, Tolstoï, Valéry - pour la dernière.

Ceux qui possèdent de bonnes ressources du rire n'écrivent pas : la tristesse de nos lignes est un palliatif de déviation des larmes de leur meilleur emploi.

L'espoir d'un martyre réussi - source de la vulgarité au second degré. Tout calvaire doit mener à la ruine de ta tour d'ivoire. Le souterrain est l'autre voie de salut, sur laquelle se posera ta tour, avant d'atteindre le grade honorable de ruines. Dans celles-ci, on pétrit l'homme immobile ; dans les sous-sols, on subit le remue-ménage des hommes.

L'exil, c'est l'arbre me résumant, devenu déficient. Dans le cas de défaillance le plus fécond, je suis un déraciné de cimes. « Dell'albero che vive della cima »** - Dante.

L'hypocrisie de ma pose de naufragé : refusé à monter à bord en tant que timonier et même en tant que rameur libre, galérien entravé, sirène salariée, j'invente les houles et les îles désertes, parmi mes épaves interdites du large.

La vie est rarement à blâmer, dans mes accès de nausées. C'est à l'inadvertance de mon regard, jeté sur un hors-d'œuvre périmé, sur un plat de résistance trop dilué, sur un dessert que m'interdisent mes propres contraintes, que je devrais m'en prendre. La meilleure hygiène me sera assurée par le flot s'offrant à mes filtrages impitoyables, par les larmes de ma honte ou la sueur de mon front, par le sang que le style fera affluer vers mes blessures.

Le progrès de la voix de l'abandon : il n'y a rien à faire, il n'y a rien à dire, il n'y a rien à écrire. Heureusement, on n'arrive au dernier stade qu'en état d'une rarissime lucidité, car une plume traîne plus souvent sous nos yeux qu'un gourdin ou une oreille d'imbécile.

Le rêve est hors du temps ; c’est pourquoi il est hors la réalité et près du mystère. Mais l’irruption du temps affaiblit le rêve, et son redressement s’appelle espérance. « J’appelle miracle tout ce qui est au-dessus de l’espérance »** - St-Augustin - « Miraculum voca quidquid supra spem apparet ».

Les sots et les philosophes protestent : je souffre et j'exulte, tandis que le scientifique exclut de sa vision toute sensibilité et ne sait pas ce qu'il fait. Tout savoir enrichit les vocabulaires et les syntaxes, même ceux des braiments, mais le savoir scientifique apprend mieux que les autres à maîtriser la plus belle des intonations, l'intonation ironique. Ah, si, en plus, le savant s'intéressait, comme jadis, à la tonalité mystique, pour produire de la musique tragique de la vie ! « Nous ne pouvons imaginer aujourd'hui, qu'un même homme soit un savant et un mystique »* - S.Weil.

Le rire et les pleurs sont deux humeurs d'égale utilité et intensité, pour saluer le bonheur ; la première - profonde, et la seconde - haute : il faut rire du bonheur compris, et pleurer - du bonheur incompréhensible. Il faut vouer le malheur - au silence et à l'impassibilité.

Pourquoi les ruines ? - pour avoir sous les yeux la tour d'ivoire, la bouteille de détresse et la cendre.

Un jour je m'aperçois, que l'oreille a trop de place dans ma soif éthique de pureté ; je découvre, que la soif optique est plus inextinguible, et je m'écroule auprès de la fontaine du regard, fontaine devenue ruine, fontaine réveillant une soif mortelle et un besoin de survie, à travers des mots ou des notes.

La philosophie est possible parce que l'angoisse ou la sérénité, chez la même personne, ont besoin d'embellissement, et l'intelligence leur propose des ressources comparables. C'est dans l'âme que se trouve le meilleur sismographe : « La philosophie est la culture de l'âme » - Cicéron - « Cultura animi philosophia est », que Heidegger voulut profaner avec son souci de l'être.

Quel est le lieu du dévoilement primordial : le temps topique ? le néant apophatique ? - le regard orphique ! Au seuil de l'enfer et de la mort, guidé par l'amour.

La honte naît souvent d'une pseudo-plénitude, tumultueuse et trouble, apportée par la raison, à l'endroit même, où l'on aimerait entretenir un vide pur et immobile, grâce à une sainte fêlure de l'âme.

À ne regarder les choses que pour les décrire, on finit par ne plus avoir de regard. « L'homme rêve, afin de ne pas perdre le regard »**** - Goethe - « Der Mensch träumt nur, damit er nicht aufhöre, zu sehen ».

À traquer des vérités mortelles, on finit par ne plus voir le rêve immortel. La vérité est dans l'implacable boussole, qui met le cap sur une mort sans rêves, tandis que nos meilleurs rêves sortent d'une bouteille de détresse. Que je te comprends, mon frère, même si nous n'eûmes pas exactement les mêmes étiquettes sur nos bouteilles : toi, avec ton calvados et ta Voie Lactée, moi, avec mon armagnac, mon Floc de Gascogne et mon étoile.

Ils cherchent à être Œdipe ou Sphinx ; je leur préfère les sirènes - être enchanteur invisible au milieu du réel désenchanteur.

La pensée doit introniser le langage et ennoblir l’espérance. « Une idée ne vaut que par l’espoir, qu’elle excite »* - Valéry. L’excitation est une soif de l’âme, soif maintenue auprès de la fontaine de l’esprit.

La mort est la seule ombre, n'ayant pour source aucune lumière. À moins qu'on croie en résurrection lumineuse de nos rates ou de nos glandes éteintes, annulant la mort de nos âmes enténébrées.

La souffrance rend plus sensible aux fleurs qu'aux légumes : « la rose solitaire que plante le désespoir » - Byron - « a single rose, planted by Despair ». La rose solitaire, pour laquelle on ne peut pas mourir (Saint Exupéry). La rose à bonne mémoire (qui « n'a jamais vu la mort d'un jardinier ») de Fontenelle. La rose est un jardin, où se cachent les arbres, « l'espace d'un matin » - Malherbe. Pour ne pas avancer la tristesse du soir, « cueillez, la belle, des roses » - Virgile - « collige, virgo, rosas »…

À part la philosophie du langage, toute philosophie, surtout celle de nos douleurs, devrait s'occuper de ce qui nous console, que ce soit dans un chemin ou dans une position couchée. Mais il n'existe ni chemin ni impasse, qui nous rendraient automatiquement sensibles au message philosophique. « Il faut supprimer la philosophie pour retrouver le chemin, qui mène à elle » - G.Bataille.

La philosophie, c'est la danse et non pas la marche, la hauteur active et non pas la platitude passive ; elle voue le regard hautain aux ruines et les pas profonds - au souterrain. Même l'austère Hegel voyait en philosophie « une vénérable ruine, que la raison choisit pour demeure » - « eine ehrwürdige Ruine, in der sich der Verstand angesiedelt hat ».

Permettre à tout enthousiasme d'aboutir logiquement à une pâmoison et continuer à le pratiquer, écrasé et compromis.

Noircir furieusement la terre pour mériter au ciel une place lumineuse - rêve du pessimiste. Le rêve de l'optimiste est de descendre aux enfers, pour ne pas s'encanailler dans des paradis artificiels.

Pour goûter aux fruits de nos défaites, il faut qu'une victoire nous en donne le loisir.

Toute position se prête aux couleurs de triomphe, de routine ou de défaite. Le fiasco paraît être la teinte la plus prometteuse pour un homme de cœur terrorisé par la grisaille.

Un but possible de l'existence : garder intact l'irréel dans les dévastations volontaires du réel.

Ce qu'on brigue dans la vie s'associe à la mer : songez au phare, à la bouée ou à la bouteille. Sauver les autres, se sauver ou, enfin, reconnaître sa déconfiture dans un message pathétique à destination inconnue.

Un espoir secret : ma collection de défaites remportant un franc succès auprès d'un collectionneur d'exception(s).

L'objet le plus attendu du ciel est une bouée de sauvetage, l'espérance. C'est pourquoi on est tenté de vivre le monde comme un naufrage.

Les rêves d'enfant sont des visées de prédateurs en puissance, même s'ils sont couvés par des serins. Notre nostalgie de l'enfance est le regret de ne pas avoir su nous muer en colombe ou en rossignol et le vague soupçon d'être devenu vautour ou corbeau.

La sensibilité est affaire du choix de systèmes de coordonnées. Prenez le cœur : ou bien on le situe vers la cinquième côte, ou bien on investit en cliniques cardiologues, ou bien on le sonde à coup de larmes.

L'art du pathétique : pensées nouveau-nées nourries par un agonisant. Ce soliloque eut déjà un prédécesseur ironique, sous forme d'un dialogue entre un mourant et un homme qui se porte bien (Voltaire).

La lumière ne caresse pas celui qui est riche en ombres, elle l'humilie. Les vraies ténèbres ne le paralysent pas, elles le relèvent. Les ténèbres enivrent d'un air de défaite, d'une véracité du vaincu. La lumière produit un état de sobre et faux triomphe. L'hallucinogène se moque du lucifère.

Je vois mon écriture comme abri d'un rêve agonisant ; j'aboutis à l'architecture des ruines comme seul cadre pas trop étouffant ; et, en fin de parcours, j'apprends, que même les ruines pourront être reluquées comme une marchandise. Comme le devinrent la montagne et l'arbre, après la tour d'ivoire.

Plus je rougis de honte, plus ma plume verdoie (pour désavouer Cicéron : « le papier ne rougit guère » - « charta non erubescit »). Plus j'ai de bleus au cœur, moins de blancs restent sur ma page. Plus je me grise de moi-même, moins je suis touché par la grisaille des autres.

Si le naufrage est l'événement pivotal de mon écrit, ce n'est pas parce que je construis moins bien mon esquif ni même que je subisse davantage de tempêtes, mais parce que le seul récipient d'un écrit noble me paraît être la bouteille qu'on jette à la mer. En plus, la posture de naufragé aide à se séparer, volens nolens, et même de bon cœur, avec des caisses de faux reliquaires, laissées dans l'épave de la vie.

Dans la partie d'échecs, qui m'oppose à la vie, et dont l'issue fatale, à l'étouffé ou par pression positionnelle, est inéluctable, il faut que j'accorde au rapace d'en face un handicap, pour amortir la honte. Non pas quelques pions-courtisans, fous-hérauts, cavaliers sans panache, tours sans ivoire, dame avec ambitions - mais le roi lui-même. Je me transforme ainsi en inventeur de nouvelles règles, en messager sans maître, en ange. « Dans le théâtre des humains, les places de spectateurs sont réservées à Dieu et à ses anges » - Pythagore.

Être souffleur, souffreur, persifleur de sa vie ? La tailler, la bâiller, la railler ? Pour la quitter, le regard rouillé à l'intérieur, souillé par l'extérieur, mouillé sur la surface…

Ne regarde pas la vie à ras d'yeux, en face, en regard. Le danger n'est pas dans son horreur, mais dans son ennui. La familiarité n'est exaltante qu'avec l'abject.

La noirceur de nos mauvais jours est une ressource et un matériau précieux, qu'il ne faut pas gâcher ni dissiper par un tourbillon d'amis ou de livres. L'appel d'air est d'autant plus entraînant, que la chape de plomb autour de moi est irrespirable.

La philosophie peut justifier l’admiration, mais jamais – le bonheur ; la philosophie est un bouclier face au malheur. « La philosophie ne sert que face au désespoir » - Adorno - « Philosophie ist einzig noch im Angesicht der Verzweiflung zu verantworten ».

Verser des flots de larmes, pour ne garder que ce qui surnage dans le naufrage.

Avoir touché le fond n'apporta aucune mesure supplémentaire à ma sensation de hauteur.

L'enfer est chaud et traversé d'éclairs. Comment ne pas chercher le paradis dans un froid balayé de ténèbres ?

Même dans la mort il faut imiter l'arbre : mourir debout (« stantem mori » - Suétone), et continuer à projeter des ombres, à tendre vers le ciel et à s'accrocher aux racines.

C'est à vous pendre d'ennui que de lire des récits de conquêtes et d'indignations, rédigés par des plumes médiocres ; mais quel afflux d'enthousiasme, avec de chatoyants tableaux, peints par des suicidaires, défaits et résignés !

À l'échelle de Jacob - le pas-à-pas et l'écoute – on doit souvent préférer le lit de Job - l'immobilité honteuse et hautaine et le regard. Moins les jérémiades.

La maturité : ma chaude sève traitée en engrais ; mes feuilles mortes ramassées avec des ordures ; mes racines dévorées par des pourceaux ; ma dure écorce livrée aux termites. Pour mûrir, il faut durcir ou pourrir. Mes fruits surgissant aux endroits, inconnus de mes fleurs.

Quand j'ai assez ri et pleuré avec Don Quichotte, je m'en retourne vers l'expérience de Robinson : mais au lieu d'attendre que, un jour aléatoire, la mer me recrache, je me mets à préparer mon propre naufrage, hors temps, je choisis sa latitude et la profondeur vitale, au-dessus de laquelle j'aurai vu, pour la dernière fois, la hauteur sentimentale, je chevaucherai les vagues, je chasserai les images et je pêcherai les mots à confier à la bouteille de détresse.

Depuis que tout esquif vital devint insubmersible, la métaphore du naufrage obligatoire perdit de prestige et entraîna dans sa déchéance celle des messages, confiés à la bouteille de détresse. Ce qui, dans un cœur, fut perçu jadis comme irremplaçable ou irréparable se répare mécaniquement ou se jette, pour laisser place à des pièces d'échange jetables.

Je sais que ne chantent sincèrement l'espérance que les faiblards moribonds ; pour retrouver de la force vivifiante, rien de plus stimulant que le désespoir (la toute-puissance d'un désespéré de Hölderlin, die Allmacht eines Verzweifelten).

Le devenir serait souffrance, et l'être - délivrance par la volonté (Nietzsche et Heidegger) ; mais je vois dans la volonté surtout une algorithmique indolore et dans l'être - un rythme douloureux.

Toute la hauteur de l'art est dans l'élan tragique des commencements ; toute la profondeur de la vie est dans le courage d'assumer les suites de nos débuts, aussi redoutables, pour l'artiste, que la mort même. « Ce n'est pas la mort qu'on devrait redouter, mais ce qu'on n'arrive même pas à commencer à vivre » - Marc-Aurèle.

Ma demeure, ce ne sont pas des catacombes, mais les ruines, puisque la vie, et non pas la mort, y reçoit le passé, y rêve le présent, se fiche du futur. Les catacombes sont tournées vers la profondeur du désespoir ; les ruines se vouent à la hauteur de l'espérance.

La vie heureuse, dont prétend s'occuper une philosophie hédoniste, n'est pas à portée des discours. Si le verbe fut élu, pour y placer une part du divin, la vie humaine alors ne serait faite que pour aboutir à un beau livre (aboutissement verbal, mais qui devrait s'interdire d'aboutir !). Tout autre aboutissement est soit banal (force ou chance) soit épouvantable (beauté ou amour). Le Verbe essaya de s'incarner en un corps (son porte-parole minaudant : « Jouis ! » devant une impuissante d'amour) ou en un livre (le même jouvenceau gouailleur : « Lis ! » sous le nez d'un puissant analphabète) - deux désastres d'une sagesse, infidèle à sa hauteur.

Les étoiles éteintes laissaient jadis d'horribles ténèbres dans nos âmes orphelines. On n'en connaît plus que les orbites et les masses, et l'on en oublie la fausse, mais irrésistible attraction. Le progrès du recyclage lyrique fit de ces cendres du néon, à l'énergie renouvelable.

Dans ton goût immodéré des défaites, méfie-toi de leur reproduction trop mécanique, à l'instar du moteur de la modernité : reproduction des succès.

Aux portes du Sublime s'acharnent les douaniers de la médiocrité humaine. Plus cachottier est mon cœur-pèlerin, plus monstrueuse est la fouille. Montre tes bras tombés, avant qu'on ne fasse tomber les bandeaux de tes plaies.

Dans un courant d'air ironique, mon cachot entendrait les sanglots se transformer en éternuements. Ne laisse pas ouvertes tes portes, si tu t'installes face au toit ouvert, pour garder intacte l'étincelle de ton étoile.

Les bonnes ruines ne sont ni affaire de délabrement, ni même de construction, mais de projection. Non pas sur le sol réceptif, mais sur le ciel adoptif, que des toits solides cachent et des sous-sols fiévreux font découvrir.

Quand le cœur ne hurle ni ne chante, il se décante et se clarifie, te privant de toute suspension complice et servant de filtre trop efficace au flux revigorant de fiel et de bile. « Le cœur est comme la voix, quand il a crié, il s'enroue » - Flaubert.

Le rire de ceux, qui soi-disant évitent ainsi de pleurer, révèle surtout le discrédit, que portent, chez eux, la honte et la pitié. Au milieu des rieurs sans honte, toute larme devint piteuse.

Réduire la vie aux choses, c'est la rendre insipide et plate ; transférer le poids des choses des yeux au regard, même tragique, c'est apporter à la vie l'intensité créatrice. « Préférer la douleur à la fadeur, aimer ce qui est intense et vif » - Voltaire. Savoir alterner bonheurs et douleurs.

Il est banal de me sentir malheureux, il suffit de mesurer l'étendue de ma solitude ou l'acrimonie de mes hontes bues. Pour me sentir heureux, un don rare est nécessaire - me faire envahir par la merveille du monde et par le miracle de la vie ; savoir être heureux et malheureux, à la fois, c'est être philosophe, puisque être malheureux en profondeur et heureux en hauteur crée une telle gamme de liberté, où naîtra ma musique, au fond sombre et à la forme lumineuse.

La culture n'est pas ce qui sauve du naufrage vital (Ortega y Gasset : « Cultura es lo que salva del naufragio vital »), elle est ce qui rend plus pathétique le style de nos messages confiés à la bouteille, à bord de ce vaisseau fantôme qu'est la vie. C'est, peut-être, ce que voulait dire Nietzsche : « Montez à bord, les philosophes ! » - « Auf die Schiffe, ihr Philosophen ! » (les bons philosophes savent, depuis Pascal, qu'ils sont déjà fatalement embarqués), leurs havres d'intranquillité étant leurs propres épaves : « pour se maintenir, comme Pyrrhon, à flot dans l'océan de l'esprit » - Byron - « to float, like Pyrrho, on a sea of speculation ». Deux manières de penser le retour éternel : brûler ses navires, soigner le contenu de sa bouteille.

Veux-je mourir en terre d'Antée, dans l'eau du Léthé, dans l'air d'Icare ou dans le feu de Phénix ? - ami des résurrections, je préférerai le feu, l'élément le plus artificiel, ou magique, ou divin, et j'attendrai, que les cendres soient froides et que Dieu soit proclamé mort, avant de libérer mon souffle.

La souffrance noble est inconsolable ; c'est pourquoi je me moque de la religion, de la victoire et de l'action. Je ne compte que sur la caresse.

La noblesse d'un esprit se reconnaît par la présence et l'intensité, dans son regard ou dans ses actes, de l'axe, allant de l'évidence du désespoir à la difficulté de l'espérance. Les faibles s'égarent dans la forêt désespérante, et les forts se retrouvent dans l'arbre consolateur. L'intelligence justifie la présence, et le talent apporte l'intensité.

Si l'on farcit une pièce tragique avec des renvois aux concepts pompeux, cérémonieux et abstraits – la gloire, le péché, la grandeur – on obtient du Racine ou du Corneille, qui inspiraient à Valéry « le dégoût de ces confusions entre la mystagogie, la falsification du rêve » - la plus dégoûtante des falsifications étant le langage conventionnel, monotone, évident, clanique, codifié. Toute vraie tragédie doit pouvoir se dérouler sur une île déserte, dans la conscience d'un homme solitaire, et ne rien devoir aux chutes des ambitions ou aux manigances des méchants ; de la poésie ou de la compassion, c'est ce qu'on trouve chez Shakespeare ou Tchékhov.

Avec l'espoir, il faut adopter le regard sur un verre, moitié plein et moitié vide : me sentir un survivant, plutôt qu'un agonisant, du désespoir, l'espérance se trouvant derrière moi, et non pas à l'avant.

Tous, jusqu'au dernier des imbéciles, voient les horreurs de ce monde ; très peu, même chez les têtes bien faites, voient sa magnificence.

La poésie se nourrit de souffrances ; et si elle est morte aujourd'hui, ce n'est pas à cause des gazés d'Auschwitz, mais à cause du poids que prirent les fabricants de gaz et de la facilité de leur recyclage en fabricants d'engrais, de chansons, de logiciels, de films.

La distance entre l'incapable et l'homme réussi, où se faufilait naguère le raté, se réduisit tellement, dans la société juste, qu'il ne reste plus à celui-ci beaucoup de choix, pour s'y insérer et clamer son originalité. C'est cette indiscernabilité qui l'accable le plus.

La mélancolie et le ressentiment ont la même origine : un manque de caresses ; mais, pour le ressentiment, c'est l'amour-propre qui en éprouve l'aigreur, tandis que, avec la mélancolie, c'est l'âme ou l'épiderme qui en souffrent ; le ressentiment fait haïr le monde, et la mélancolie - l'aimer.

Avec mon dernier soupir, je scelle mon dernier message à confier à la bouteille et dont le destinataire devrait être habitué des profondeurs et des naufrages. Que ma bouteille ne se trompe pas de mer, il paraît que « dans les mers de la multitude, Dieu la [l’œuvre] prendra du doigt, pour la conduire au port » - Vigny – et là-bas, faute de bon adressage, mon message sera classé sans suite.

Le bonheur, le savoir, la liberté, la paix – je les dois aux autres ; le malheur, la souffrance, la créativité, la noblesse sont de mon propre fait. Si tu veux parler de ta propre voix, ne t'arrête pas outre-mesure sur les premiers, reste plus souvent en compagnie des seconds.

La souffrance : se rendre compte que sur le chemin vers le malheur on n'ait commis aucune erreur. Avoir suivi, scrupuleusement, l'impératif catégorique, évangélique ou kantien, cette fumeuse et naïve loi universelle, même si elle existait, - ne t'immuniserait nullement contre le mal.

Mes béatitudes et mes souffrances ne sont que des instants sans suite, des étincelles dans la nuit de ma mémoire ; le seul sentiment, qui traverse, sans discontinuité, le courant de ma vie et l'illumine d'une lumière inextinguible et sinistre, est le sentiment de honte. Le devoir de faire ce que je ne suis pas, le vouloir être ce que je ne fais pas, le pouvoir ne pas être ce que je fais – de la fusion de ces instincts est née la conscience du valoir au-delà du faire et de l'être – dans le créer.

Tant d'infinies nuances dans la peinture du climat de nos misères, tandis que les tableaux du bonheur se réduisent à quelques natures-mortes, paysages ou triomphes militaires. Le génie de Galilée suffit, pour évaluer le lieu, la forme et le volume de l'Enfer dantesque, mais la vue du Paradis le découragea.

Parmi nos misères, comme parmi nos béatitudes, se trouvent des bizarreries inexplicables, échappant à toute causalité, échouant à exhiber leurs véritables sources. Ainsi l'angoisse, comme l'amour, opposés à la peur ou à l'amitié, nous surprennent, sans être précédés par aucun signe lisible ou intelligible. Certains appellent cette absence de cause – le néant : « L'objet de l'angoisse se présente comme un néant » - Heidegger - « Das Nichts stellt sich als das Wovor der Angst heraus ».

Rien de ce qui relève de l'intelligence ne résistera à la maîtrise par la machine : la logique, le langage, le style, la liberté, le hasard, l'invention. Certains états d'âme – la dignité, la résignation, la mélancolie, l'optimisme - pourront également être imités. Je ne vois qu'un seul type de plaisir, la caresse secrète, et un seul type de chagrin, la souffrance dans la joie, qui ne sauraient être machinisés.

Lycurgue, Empédocle et Socrate, Lucrèce, Sénèque et Cicéron, Chamfort et Kleist, Tchaïkovsky et Maïakovsky, Hemingway et S.Zweig, Tsvétaeva et S.Weil, Pavese et Celan - j'ai beau tourner et retourner cette liste de suicides, je n'y décèle aucune lignée héritable. Le pathos varié de l’avant-dernier pas ne se transmet pas au dernier, au commun : « Amour de l’agonie et horreur de la mort » - Cioran.

J'étouffe en ce monde, car dans ses souterrains ne se cache plus aucune vraie souffrance et sur ses toits ne retentit plus aucune vraie prière. J'étouffe au milieu de leurs fenêtres et portes, alcôves et salles-machines. La vraie souffrance, je ne la dois qu'à moi-même : « Les épines que j'ai cueillies sont celles de l'arbre que j'ai planté »* - Byron - « The thorns which I have reap'd are of the tree I planted ».

Le cœur fait de ta vie un paradis, que l'esprit représente en enfer et que l'âme interprète en purgatoire ; l'équilibre entre les trois est nécessaire pour une vie pleine ; la part de l'enfer restant stable, le seul risque vient de l'expansion de faux paradis ; le bon Pape se trompe de danger : « L'Église est là, pour conjurer la progression de l'enfer sur terre ».

Jadis, une beauté te bouleversa et fit battre ton cœur ; c’est elle qui sera, un jour, source de ta tragédie inévitable, le jour, où aucune ardeur ne naîtra plus de ton regard sur cette beauté. (Re)trouver de la beauté, dans la tragédie même, s’appelle consolation.

Mes ruines sont ce raccourci des situations-limites, où réussit le monde et échoue ma liberté. Le lieu des illuminations par l'échec (« Erhellung im Scheitern » - Jaspers ; « the happy failure » - Melville).

D'où viennent la honte et l'enthousiasme, dont l'union te résume le mieux ? Serait-ce le désarroi devant ton soi connu, si borné et si net ? La foi en ton soi inconnu, vague et infini ? Cela ressemblerait à la Nausée de l'en-soi de Sartre, rejointe par l'Angoisse devant le pour-soi. L'enthousiasme trouvant dans la terreur une proximité stimulante.

Les nostalgies des lieux sont le plus souvent des nostalgies du temps ; le temps prend si facilement le masque de l'espace. La nostalgie de l'enfance, du retour (nostos, en grec, voulant dire retour). Des incantations des horizons et firmaments, qui ne s'adressent qu'à notre destinée toujours absente, la mort.

De jour, toute tour d'ivoire est profanée par la visite des badauds, voisins ou plombiers ; de nuit, les ruines sont indiscernables des déchetteries ; ma demeure doit changer d'architecture aux crépuscules et aurores, si je veux la hanter et non pas habiter ; la hantise suit l'axe de l'espérance : espérer, au milieu des ombres de la Tour, et désespérer, dans la lumière des Ruines.

Ce qui ruine nos plus belles espérances, ce sont nos envies, nos souhaits, nos désirs, qui s'imaginent pouvoir se réaliser ; nous libérer de cette funeste illusion, en nous plongeant provisoirement dans un désespoir profond, finit par nous redonner la hauteur de l'espérance ; c'est l'art de Tchékhov ou de Cioran (les auteurs eux-mêmes ne s'en doutaient pas).

La forme, c'est la joie ; et tout fond aboutit à la douleur - autant chercher à donner une forme verbale à la souffrance, pour que mon étoile se reflète et se lise même dans mon encre ou dans ma larme.

Les mêmes angoisses guettent tout mortel ; chacun cherche sa consolation, en fonction de ses talents, de son intelligence, de la hauteur de son regard. Fonctionnellement, le créateur n'y est pas très différent de celui qui plante un arbre ou une progéniture. Tous réussissent leurs débuts, tous échouent au final. Ne te fais pas trop d'illusions la-dessus : « La création, voilà ce qui délivre de la souffrance et rend la vie - légère » - Nietzsche - « Schaffen - das ist die große Erlösung vom Leiden, und des Lebens Leichtwerden ». On est créateur, si l'on s'occupe de l'arbre entier de la vie : de ses racines, de ses fleurs et de ses ombres, en y plaçant des inconnues, sources des lumières initiales et des ténèbres finales.

L'arbre de vie, réduit aux seuls tronc, branches et sève (Lulle), est juste bon pour représenter un tout-à-l'égout. Que faire des fleurs et surtout des feuilles mortes ? Le corail de Darwin n'en rendait pas compte, en tirant vers la profondeur ce dont la raison pourtant fut dans la hauteur. L'arbre du savoir ne mène qu'aux vastes forums ou à la forêt profonde ; j'aime surtout l'arbre de l'homme solitaire, à hauteur de ses ruines. « Dans l'arbre de vie tout n'est que douleur » - K.Léontiev - « Всё болит у древа жизни ».

Plume à la main, que nous soyons mouton ou hyène, nous donnons tous dans le genre geignant. Me livrer à cet exercice si commun m'horripile. Et est-ce bien original que d'être heureux parmi des pages en ruines et si malheureux en dehors ? Est-ce une bonne excuse que de bâtir mes réquisitoires dans les nues, sans rapport aucun avec le fait divers ?

Les causes de la souffrance sont plus immédiates et intriguent davantage que celles du bonheur, mais les deux gagnent à ne pas être recherchées, pour créer l'illusion de leur appartenance aux sources primordiales.

Le malheur creuse l'âme, et le bonheur la soulève. Ça fait beaucoup de vide, dont profitent la platitude, l'inertie ou l'indifférence.

Les plus beaux morceaux de musique servent surtout à rehausser nos malheurs. « Bach et Beethoven érigèrent des temples, dans la hauteur ; je n'ai cherché qu'à bâtir des demeures, dans lesquelles les hommes, heureux, se sentiraient chez eux » - Grieg. La hauteur est la demeure des meilleurs, des exilés, des inconsolés, de ceux qui tendent au bonheur - à travers la souffrance (durch Leiden… - Beethoven, zum Leiden bin ich auserkoren - Mozart).

Un idéaliste (G.Marcel) sermonne : le désespoir est possible ; un matérialiste (Comte-Sponville) marmonne : le désespoir est nécessaire - tant que vos fichus désespoirs s'enveloppent en catégories logiques, ils agissent comme somnifères ! Qu'un espoir sans raison, mais emballé en belles métaphores, m'est plus précieux, pour me tenir éveillé au milieu des ruines !

À nos quatre hypostases - homme, hommes, sous-homme, surhomme - correspondent quatre éléments – air, terre, eau, feu ; et leur demeure commune, où ils pourraient ruminer leurs défaites respectives, seraient les ruines. Icare, Antée, Odysseus, Prométhée, au bord de mer, s'occupant du feu du phare, humiliés par la pesanteur de la terre et par la grâce de l'air. Consoler les naufragés par la hauteur du feu.

Les malheurs résident dans la platitude, sauf, peut-être, une solitude qu’accompagne une noblesse. Les bonheurs peuvent naître dans une profondeur, mais leur maturité ne peut s’affirmer que dans une hauteur.

Jadis, choisir pour demeures les ruines de l'incurable fut un défi à l'hôpital et au cimetière. Aujourd'hui, elles s'opposeraient aux salles-machine stérilisées.

Seul un repu ou un débile peut ne pas redouter la solitude, la douleur, la non-reconnaissance. Mais cette angoisse paralysante ne se transforme en un frisson créateur que chez le poète.

Les penseurs se consacrent à la recherche de certitudes et de tranquillités, tandis que la seule chose atteignable reste un semblant de consolation - le frisson : frisson face à la création, frisson face à la vie, frisson face à la mort. Cultiver l'espérance, c'est justifier le frisson. Et dire que, jadis, la consolation fut le genre principal des meilleurs philosophes, genre inconnu des raseurs modernes. Dans l'Antiquité, la plus noble sagesse spirituelle s'appelait pharmakon, l'art de guérir, de consoler

Dans la recherche de remèdes à nos maux, le philosophe doit imiter le charlatan ; seulement, celui-ci s'occupe de guérir un mal, qu'un bon médecin aurait pu traiter, tandis que celui-là doit se vouer à l'incurable. « Les hommes me demandent la voie du salut, la parole qui guérit » - Empédocle – et c'est dans une belle impasse que les âmes mortelles se réjouiront de ton impossible et irrésistible salut.

La réalité est le domaine de référence de toute philosophie, sans que celle-ci s'y plonge ou y soit compétente. Toute philosophie du réel, et en particulier de l'être, est vouée à l'ennui, si elle ne se réduit pas à la poésie. La bonne philosophie doit s'occuper de nos maux et de nos mots, inspirés et vécus par et dans l'imagination.

Quel que soit le sens qu'on donne à opium du peuple - suspension du questionnement, foi ou espérance - même la tête la plus subtile n'échappe pas à ce besoin vital ; son opium sera : la dogmatique, pour calmer son angoisse, la sophistique, pour caresser son amour-propre, l'ironie, pour les alterner. L'angoisse allonge les bras, la requête approfondit les choses, l'espérance rehausse le regard. « En tout cas, l'espérance mène plus loin que l'angoisse » - E.Jünger - « Auf alle Fälle führt die Hoffnung weiter als die Furcht » - ce qui explique l'effet de l'opium des intellectuels (R.Aron)

Vivre enthousiaste, avec une souffrance vrillée à l'âme, semble être l'état divin. Celui qui surmonte la douleur, dans la fadeur de l'indifférence, est plus proche de la bête que de l'ange. Et la projection de Dostoïevsky : « Celui qui triomphera de l'angoisse et de la souffrance sera Dieu lui-même » - « Кто победит боль и страх, тот сам станет Бог » - aboutira plus certainement au robot terrestre qu'au Maître céleste.

L'espérance naît de l'admiration ; l'une des admirations les plus profondes surgit d'un désespoir bien peint ; cette tâche incombe à l'esprit philosophique et à l'âme poétique. L'admiration basse est liée à la vénération de l'héroïsme, ce contraire de l'esprit et de l'âme.

Le philosophe : ni médecin ni guérisseur, mais consolateur de l'incurable.

L'esprit guide l'action, l'âme insuffle le rêve. L'âme crée l'espérance, l'esprit fabrique le désespoir. « Toute tentative de vivre selon l'esprit conduit, immanquablement, au désespoir » - H.Hesse - « Jeder Versuch, nach dem Geist zu leben, führt unfehlbar zur Verzweiflung ».

Toute philosophie qui prend pour cible l'ignorance, l'injustice, le désordre, le mensonge, la violence, et les trouve insupportables, ne peut être que bête. La philosophie doit ne viser que l'un des beaux mystères : la souffrance à soulager ou la métaphore à comprendre.

La philosophie apollinienne est impossible, elle doit être dionysiaque, c'est à dire pénétrée d'Éros, et dont elle devrait s'inspirer, pour atténuer nos désespérances ; la volupté est virtuellement plus profonde que tout désespoir réel.

La philosophie est pensée de la pensée. Deux pensées-objets s'y présentent : la pensée abstraite articulée – d'où la réflexion sur le langage, et, parmi les pensées concrètes, la plus redoutable, celle de la mort, d'où la recherche de la consolation.

Nous portons en nous deux personnages : celui qui souffre et celui qui diagnostique, le patient et le médecin ; et les moments les plus éclairants, pour la nature de notre âme souffrante et de notre esprit consolateur, sont les renversements de rôles entre ces personnages. Hippocrate et Tchékhov nous donnèrent des exemples saisissants.

L'authentique déluge, dans nos basses contrées robotisées, engloutit l'île déserte des âmes ; et ce livre est une Arche, où se réfugient toutes les espèces encore animées, mais disant adieu à leur monde perdu.

Plus haut est mon désespoir d'esprit, plus haute est mon espérance d'âme. Mieux mon esprit creuse, mieux mon âme s'élance.

Pourquoi du changement incessant du réel n’émane que la sensation de monotonie ? Et pourquoi le rêve immobile donne la sensation d’élan ? Dans le réel on s’ennuie, dans le rêvé on souffre : « Je souffre de l’irréel intact dans le réel dévasté » - R.Char.

Tu prônes un dynamisme – un désespoir aigu t'attend ; tu prêches une abstinence – t'attend un désespoir obtus. La plus noble fonction de la volonté consiste à entretenir l'espérance, celle qui croit, que le bon et le beau ne sont pas dus au hasard, en absence du sacré. L'espérance n'est que croyance, tandis que le désespoir ne vient que de l'absence de preuves, une raison indigne, pour un philosophe.

Débarrassée de toutes les élucubrations de l'au-delà ou de la paix d'âme recherchée, la notion, chrétienne ou bouddhiste, de salut rejoint ma consolation, cette chimère provisoire, sauvant nos hauteurs de chutes, dont nous menace la souffrance. Le vrai est impuissant là où le bon et le beau font tendre nos meilleures cordes.

L'anesthésiant est utile au corps, comme la pitié l'est à l'âme. Libérer le corps d'une pesanteur ; apporter de la grâce à l'âme. L'état d'âme, à ne pas confondre avec l'état du corps : « On se fatigue de la pitié, quand la pitié est inutile » - Camus.

Deux calamités s'opposent à la félicité des hommes – le sérieux et l'inégalité ; c'est pourquoi la plus belle image d'un homme parfait serait la fusion d'un Voltaire de l'ironie avec un Rousseau de la pitié - d'une lumière, profonde et espiègle, avec des ombres, hautes et tragiques.

Je ne place aucune espérance dans le futur ; c’est le passé rafraîchi de mes rêves qui s’en occupe. La consolation de Chateaubriand : « On n'a rien à craindre du temps lorsqu'on est rajeuni par la gloire » - est grégaire ; elle ne loge pas dans notre cœur, son seul noble séjour, mais dans notre sens social, entretenu par un esprit faible.

La terrible preuve de notre totale disparition finale : impossible de donner à notre regard une intensité quelconque sans la présence de nos yeux et même de nos mains. Notre âme s'éteint avec la lumière dans nos yeux.

La terreur, inévitablement, s'invite à toute fête de la beauté, puisque tout créateur a sous les yeux le beau miracle de l'engendrement et la banalité horrible de la mort.

La philosophie devrait chercher à réconcilier l'esprit et l'âme ; tout en donnant raison au hurlement de l'esprit – horror, horror, horror, elle trouverait un contre-point irrésistible dans la musique de l'âme – joie, joie, joie - une consolation lyrique dans l'irréparable tragique.

Le désespoir devrait rendre plus pénétrant mon regard ; l'espérance n'est désirable qu'aveuglante.

Ce n'est pas un conflit qui oppose le rêve à l'action, mais l'incompatibilité de leurs langages, tandis que chacun a raison dans son domaine. Il est bête de voir une tragédie dans le fait que deux antagonistes aient raison en même temps (Hegel) ; la tragédie est dans l'impossibilité d'exprimer une noblesse dans le langage d'une autre.

C'est avec les yeux de Jacob qu'il faut voir chaque étape, dans la constitution de mon œuvre : me désintéresser de l'édifice trompeur, dont ferait partie ma dernière ascension, ne pas prétendre connaître l'adversaire combattu, ne voir l'exploit que dans la hauteur de mon échelle, dans son origine angélique et dans la profondeur de ma blessure.

Celui qui écrit pour être admiré dans ses exploits n'est qu'artisan ; n'importe quelle action vise la même ambition. L'artiste écrit pour s'aimer dans la défaite. Pascal voyait du bonheur jusque dans la corde de celui qui allait se pendre.

L'horreur croisera le chemin de tout activisme : dans les gouffres de la pensée, dans la platitude de l'action, dans l'envolée du rêve – la désespérance, l'ennui, la chute. Le dernier itinéraire est, évidemment, le plus désirable. Mets donc la pensée à sa place - par l'ironie, rabats le caquet à l'action – par la contrainte.

Personne n'ose plus reconnaître ses chutes ; tous veulent être relevé à l'horizontale ou en profondeur. Heureusement, « On ne peut pas relever quelqu'un, sans se relever soi-même » - Emerson - « No man can sincerely try to help another without helping himself ». En hauteur, il ne restent que des solitaires secourables, mais inutiles.

L'espérance, c'est un vertige consolant sur un chemin qui ne mène nulle part, ou, mieux, un chemin d'accès aux choses impossibles et inexistantes, sans lesquelles tout est voué au désespoir. « S'il n'espère l'inespérable, il ne le découvrira pas, étant inexplorable et sans chemin d'accès » - Héraclite.

La tragédie, ce ne sont pas des vicissitudes du parcours, mais le crépuscule des fins, assombrissant et dramatisant l'aurore des commencements : l'affaiblissement pressenti de toute la gamme de l'âme : l'émotion, l'espérance, le talent, la volonté, la jeunesse. C'est pourquoi le meilleur tragédien, ce n'est pas Shakespeare, mais Tchekhov. Ni l'action ni la réflexion, mais la pitié et l'impuissance.

Le sens du beau, évidemment, nous est donné par Dieu, c'est pourquoi « l'art est une lamentation désespérée de l'homme tourné vers Dieu » - Mérejkovsky - « Искусство - это безнадёжный плач человека о Боге ». Et qu'Il soit proclamé vivant ou mort, par chantres ou pleureuses, ne change pas grand-chose à la prière, que toute œuvre d'art est. « Le sage s'apitoie sur soi-même - heureux »** - Canetti - « Der Kluge klagt sich glücklich ». L'artiste a deux sources : Dieu et le hasard ; éliminer une part du hasard, c'est augmenter la part du divin.

Pour ne pas couler à pic ni m'embarquer sur un esquif de passage, il faut faire coïncider les moments où je perds pied et où je retrouve mes ailes. C'est ainsi que je peindrai les charmes d'une île déserte à être confiés à une bouteille de détresse.

Pour un écrivain, l'un des emplois les plus utiles de l'intelligence consiste à garder l'illusion, que l'écriture soit une communication salutaire avec l'au-delà de la mort et de l'angoisse, tandis que ce labeur est aussi trompeur et borné que tout travail abrutissant ou assourdissant. Vivre sans illusions est le lot des intelligences médiocres, même si elles sont puissantes.

Suivre des connaissances, c'est faire du cabotage, en vue de la terre ferme. Le goût, c'est l'appel du large (l'incertain), du profond (l'angoisse) ou de mon étoile (la noblesse), qui se propose pour guide. Les dépourvus de goût le voient dans des sorties à la campagne : « Le goût est un canal artificiel ; la connaissance navigue sur l'océan » - Disraeli - « Taste is an artificial canal. Knowledge navigates the ocean ». Le bon goût consiste à appeler de bonnes connaissances pour provoquer une houle. Le vertige est affaire de la terre, qui se dérobe, ou de l'air, qui réclame des ailes. L'eau comme le feu sont des éléments secondaires à l'école de navigation vers la vie. Une fois dans la vie, ils en accompagnent le naufrage.

Est philosophe celui qui sait se mettre au diapason de l'œuvre de la mort. « La philosophie est une méditation de la mort » - Érasme - « Philosophia meditatio mortis continua est », comme la musique. À l'opposé se tient le poète, celui qui s'accorde avec la vie. Est sage celui qui sait se servir de l'un comme du contrepoint de l'autre.

La pitié, le plus noble des sentiments, le contraire de l'amour, la lucidité d'une défaite face au fantôme aptère des triomphes, la révérence l'emportant sur la référence, la foi en une merveille inexprimable face à la connaissance d'une fibre traduite en sons ou même en rythmes.

La médiocrité des jouissances et des peines, dans les cœurs des hommes, explique l'extinction des âmes mieux que l'invasion des esprits par le robot.

Le seul endroit, où la pierre philosophale me paraît être à sa place, est une ruine. L'écriture des ruines est la seule à pouvoir consoler ou munir notre habitat de quelques signes d'éternité.

Pourquoi disparurent les Muses, surtout les Muses pleureuses ? La femme ne retiendrait des expériences des hommes que ce qui réussit ; les hommes désapprirent le goût des défaites ; la femme ne reflète, désormais, que le troupeau triomphant. Autre temps, autres Muses.

L'angoisse et le langage, tels sont les deux seuls objets d'une réflexion véritablement philosophique ; c'est l'âme et l'esprit qui constituent l'organe unique de ces deux fonctions, et cet organe s'appelle l'humanisme. Aujourd'hui, chez la plupart des hommes, il est dévitalisé par des injections successives de deux virus - mouton et robot.

Ne plus accorder le moindre crédit à nos défaites - telle est la devise de notre époque. Mais toute personnalité s'affirme avant tout par l'unicité de ses défaillances - comment s'étonner que le robot se mette en place et règne sans partage !

L'exilé peut porter sa patrie sur ses semelles - qu'il essuierait devant tout sanctuaire ; il peut la porter dans ses bras - elle serait une orpheline, pour laquelle il chercherait un tombeau ; il peut enfin la porter dans son cœur - qui saignerait à tout afflux de désespoir. Une tare, une infirmité ou une malformation trahies par des stigmates de langue.

Pour Tolstoï et Wittgenstein, la connaissance de soi se réduit à l'humilité. Une attitude qui serait justifiée par la souffrance d'autrui ou de soi-même. L'enthousiasme et la honte y seraient mieux à cette place, puisque cette connaissance devrait aboutir à la reconnaissance de deux mystères : du soi inconnu, inspirateur de nos meilleures images, et du bien inné, intraduisible en gestes.

Embarqués sur le navire de vie, les éclairés ne détachent pas leurs yeux des cartes et des boussoles, les obscurs ne voient que la vague et l'horizon, les ténébreux vouent leur esprit au naufrage et leur âme - à la bouteille de détresse.

La paisible vitalité de la horde moderne est due à l'héritage éthique de la femme de Loth : personne ne retourne plus la tête en entendant des clameurs de détresse, nulle caravane ne s'arrête ; si le sel de la terre vous manque, si aucune colonne ne brise plus la monotonie de vos plats forums, vous en connaissez le geste fondateur.

Le jeune tente de désespérer devant les portes dérobées ; le vieux tente d'espérer sur les toits abandonnés ; mais la vie se fait aujourd'hui, sans espoir ni désespoir, par l'âge mûr, entre les murs de ses bureaux.

Pour sortir de l'anonymat d'une vie mortelle, il faut découvrir des biens immortels et vitaux. Mais, l'immortel déserta les âmes ; la mort des biens et des hommes devint un événement si bien géré et si plat, qu'elle ne se met même pas au-dessus des tracas financiers ou culinaires. On n'y songe qu'une fois grabataire.

Le commerce, la technique, la voirie, la médecine, la police, la science, la vanité interceptent et étouffent mille angoisses, qui travaillaient le sauvage et lui faisaient dresser les cheveux ou les griffes. Et je me mets à attendre ma propre mort comme date-limite d'un produit périssable. « Encore un peu, et une mort bien à toi sera aussi rare qu'une vie bien à toi »* - Rilke - « Eine Weile noch, und ein eigener Tod wird ebenso selten sein wie ein eigenes Leben ».

A besoin de salut ce qui porte en soi la honte et sa propre non-connaissance, c'est à dire ce qui est vivant et vulnérable. Mais ce monde robotisé et bien-portant n'a besoin d'être sauvé ni par la beauté (Dostoïevsky) ni par la souffrance (Faulkner).

Heureusement que la mort existe, pour que quelques hommes, imaginatifs et lucides, finissent par se détourner du trop passager et par se pencher sur des traces ou échos d'une immortalité, même illusoire. « L'immortelle mort nous débarrasse de la vie mortelle » - Lucrèce - « Mortalem vitam mors cum immortalis ademit » - remercions-l'en, à l'avance !

La beauté sans puissance et la puissance sans beauté, voilà ce qui nous éclaire sur l'origine de l'angoisse des artistes ou de la paix d'âme des managers et techniciens.

La noblesse d'une culture se reconnaît par sa capacité de pleurer des idéaux naufragés.

On reconnaît le sot par le gouffre, qui sépare ses soucis de la vie de ses soucis de la mort, tandis que « c'est le même entraînement qui enseigne à bien vivre et à bien mourir »*** - Épicure.

Pour tes passions, tes rêves, tes créations, toute perte d’intensité ou de hauteur, est mortelle, puisque tu les dois recommencer, ressusciter (le retour éternel). Le lien qui t’unissait à eux se dénoue, se brise ; cette rupture est à l’origine de la tragédie humaine – se rabattre sur les souvenirs, ranimer le regard d’antan.

Les larmes ne sont belles que gratuites, c'est à dire jaillissant d'un cœur, ébloui et vaincu, et non pas couronnant une raison triomphatrice. Pourtant, les yeux de mes contemporains ne sont plus reliés qu'à cette sèche raison. « On oublierait jusqu'à notre âme, si parfois nos yeux ne se mouillaient plus de larmes » - Karamzine - « Мы забыли бы душу свою, если бы из глаз наших слёзы не капали » - le plus souvent il y a méprise : la raison légèrement ébranlée étant prise pour l'âme.

Quand j'entends mes contemporains repus geindre, maudire ou s'apitoyer, j'ai presque honte d'avoir connu de vraies souffrances, solitudes ou humiliations ; j'ai fini par en peindre ici des inventées, qui me devinrent plus proches et plus chères que les vraies.

Le talent fascine et ainsi éloigne la pensée de la mort et fait naître l'espérance. « La société, en cultivant le talent, fait sacrifice à l'espérance » - Proudhon. Vous comprenez maintenant pourquoi, aujourd'hui, tous débordent d'un facile et bavard désespoir - la société, dans un courant de fidélisation, mise désormais sur la médiocrité.

Il est presque impossible de ne pas chercher de consolation à une douleur. Et que je trouve toujours. Mais je mets à l'épreuve ma noblesse en comprenant que la seule consolation définitive est éphémère bien que haute.

Il est péremptoire, pusillanime et bête de signer ses notes : Blessé ou Guéri ; il faut que leur contenu justifie la seule signature honnête : Incurable. L'ambition la plus vaine est affichée par la psych-iatrie - littéralement - guérison des âmes.

Les malaises qui nous guettent, à toute étape vitale spatio-temporelle, sont si pénibles qu'il faut chercher des remèdes de cheval, pour nous étourdir. Les plus désirables s'appellent consolations philosophiques, ces caresses de l'esprit, administrées à un corps ou une âme malades. C'est le mot grec pharmakon qui le rend le mieux : à la fois poison, sorcellerie et charme, neutraliser l'angoisse, valoriser le rêve, embraser le regard.

Trois lectures du monde : symptomatique (la philosophie du bas soupçon), remédiaire (l'idéologie de la profonde transformation), ironique (la résignation à une haute maladie).

L'intérêt thérapeutique de l'arbre : si je perds ma fleur, je donnerais vie à ma souffrance muette, en m'attachant aux racines ou aux cimes, témoins de mes couleurs.

La philosophie consiste en gonflement des pensées et des souffrances. Aux pensées uniques on donne du volume général ; à la souffrance au pluriel on trouve un piquant tout singulier.

La chronologie, dans la détermination du genre de ton regard : souffrir et, donc, nier - à l'origine d'un sentiment profond et … comique ; statuer et, donc, souffrir - témoignant d'un sentiment hautain et tragique.

Ni la solitude ne me rend plus délicat, ni la souffrance ne me rend plus juste, ni la débâcle ne me rend plus généreux. Et, d'ailleurs, l'abondance n'en donne pas plus de lucidité et de droits que la privation. Ce n'est pas l'événement passé mais le talent présent qui justifie le mérite d'un tableau et de son authenticité naissante.

En philosophie, il n'y eut jamais de scission entre le camp du plaisir et celui de la souffrance ; toutes les bonnes écoles portent une part de caresses et une part de tortures, en tant que, respectivement, le souffle des commencements et la musique des fins.

Si aucun drame personnel ne perce dans mon discours sur l'universel, c'est que, décidément, je ne suis qu'un raseur, quels que soient mes titres académiques.

La profondeur de ma blessure n'apporte rien à la hauteur de ma plainte – une bonne leçon, pour que l'expert du fait, en moi, ne soit pas le signataire du dit.

Face à la tristesse, tout homme songe à la consolation : Schopenhauer la méprise, Kierkegaard la refuse, Nietzsche l'invente. Est philosophe celui qui sache concilier ces trois attitudes.

L'enfer, c'est soit une excursion minéralogique, en compagnie d'un barde, soit un plongeon névralgique dans une maison des morts, en compagnie d'un geôlier. La philosophie, c'est faire cohabiter, en toi, le fêtard et le bagnard.

La souffrance abreuve l'âme, abrite le cœur et abrutit la cervelle.

Pour un habitué des bancs des accusés, l'acquittement lui fait retrouver de bons repères et, ce faisant, se perdre. La noblesse d'âme fond à la lumière libre. Faut-il s'exercer à la peine capitale ? « La mort est la fin d'une prison obscure, pour les nobles âmes » - Pétrarque - « La morte è fin d'una pregione oscura al'anime nòbili ». Toi-même, tu sus réconcilier la liberté douillette d'une tour d'ivoire avec l'inconfort d'une caverne, puisque, pour l'inscription sur ta propre tombe, tu hésitas entre Magnus Poeta et Philosophicus.

Tout désir comporte de la souffrance ; mais sans le désir, notre indifférence ne serait entourée que d'objets. Et comment doit-on appeler l'homme, resté, en absence d'élans, dans la seule compagnie des objets ? - robot ! Le robot humain, moins les algorithmes savants, s'appellerait bouddhiste, adepte du vide apaisant : « Aucun objet ne vaut qu'on le désire ». Quand on a le désir, bon ou beau, l'objet, même inexistant, se présenterait à ton cœur ou à ton âme, quoi qu'en pensent les Tibétains ou les phénoménologues.

Quand l'esprit est en feu, ou l'âme pratique un sang-froid, le chaos mental ou la détresse morale seront au rendez-vous. La beauté, ou le bonheur, naissent de « froids regards de l'esprit et d'exaspérantes observations de l'âme » - Pouchkine - « Ума холодных наблюдений и сердца горестных замет ». Heureusement, on peut compter sur la chaleur intérieure de l'âme et sur l'espérance extérieure de l'esprit, pour que l'âme ait son regard, et l'esprit – ses notes. L'esprit verra au-delà des formules, et l'âme - au-delà des notules.

Plus je m'approche du Pôle Nord, plus j'y oublie l'absence de longitudes et mieux j'y fête la hauteur du feu boréal, visible même des épaves. « Être soi-même, c'est le pôle, où il n'est plus d'horizon » - A.Suarès. Ce n'est pas un brise-glaces que j'appellerais, mais un sous-marin, car, sous ces latitudes, même si le naufrage est profond, le bonheur est vaste et le regard est haut : « Je vis au fond de lui comme une épave heureuse » - R.Char - le poète laisse voguer ses poèmes ; la forme leur donna la voile, mais c'est du fond qu'on contemple mieux leur étoile.

Les uns croient (Ronsard ou Pascal), que le temps est immobile, et que c'est nous qui passons devant le temps. D'autres y voient « cette image mobile de l'immobile éternité » - Rousseau. On y a une illustration : on souffre dans le devenir, on végète dans l'être.

La souffrance doit être utile : telle une pierre, que le malheureux Sisyphe traîne vers un sommet, mais au lieu de la faire tomber à pic, d'en haut vers la vallée, comme le fait Cioran, en maugréant la terre entière, il faut essayer d'en faire une pierre de touche pour mes muscles, une pierre d'achoppement pour mon esprit, une pierre angulaire de mon âme.

L'homme se débat contre la vie, sans la percevoir ni, encore moins, la concevoir. « J'ai beau voir et comprendre la vie, je ne peux la toucher » - Pessõa – mes yeux manquent de regard ou mon toucher est trop loin d'être une caresse. Combattre un ange, plutôt que scruter une bête. Être un ange et en vivre la souffrance, plutôt que « se faire une bête, afin d'étouffer la douleur d'être un humain » - S.Johnson - « to make a beast of himself in order to get rid of the pain of being a man ».

Le malheur est réparti, chez les hommes, plus ou moins équitablement. C'est la capacité de le supporter qui nous distingue. Ce sont ses ombres sublimées qui définissent notre ouverture au bonheur et la hauteur, à laquelle le désespoir et l'espérance peuvent cohabiter.

A-t-il vécu, celui qui meurt avec des plaies, toutes visibles ? Et les plus saignantes, appelées stigmates, se trouveraient peut-être dans l'âme et non sur les mains.

Le goût est l'écoute et le suivi de ce que souffle mon soi inconnu, la préférence de son regard, au détriment des yeux de mon soi connu. Celui qui ne vit que des choses vues est vite dégoûté de tout ; le goût est la capacité de se réjouir de tout, surtout des choses invisibles.

L'intelligence s'oppose souvent au goût : les aigreurs et amertumes conduisent à la baisse en intelligence. « L'augmentation de la sagesse se laisse mesurer exactement d'après la diminution de bile » - Nietzsche - « Der Zuwachs an Weisheit läßt sich genau an der Abnahme an Galle bemessen ». Un bon producteur de bile se mue difficilement en émetteur d'encens, et le crachat manque toujours ce qu'atteint le fiel.

Le bagne, la servitude, l'orphelinat, la faim, la misère, la vermine, la violence, le froid, la boue, la solitude, la hideur, les taudis – chaque fois que je lis des épanchements lyriques des repus, qui auraient subi ces calamités, j'éprouve du dégoût, car je les ai vécues dans ma chair et je sais qu'elles n'apportent aucun élan, aucune pureté, aucune sagesse et ne donnent aucun droit à plus d'authenticité. Les inventer est beaucoup plus propédeutique que de les réciter.

J'ai honte des jérémiades de ma première jeunesse, qui ressemblent tellement aux récits kierkegaardiens de ses tourments réels, - le sérieux rend mesquine toute peine authentique. En revanche, quel plaisir de suivre les souffrances, fausses et maniérées, des personnages de Goethe ou de Rousseau, où tout est … convaincant, séduisant. La souffrance qu'on vénère ne doit pas toucher terre.

À chaque instant, des angoisses, des douleurs, des détresses nous écrasent contre notre vallée des larmes ; pour lever les yeux vers le bonheur, qui veut nous porter, il faut de bonnes ailes. « Le bonheur est associé au geste de monter » - Teilhard de Chardin.

L'idée de progrès est une forme temporelle et collective de consolation. La forme spatiale et personnelle s'appelle éternel retour. L'ample sérénité, d'un côté, ou, de l'autre, la profonde densité et la haute intensité.

La tragédie pure suppose une solitude ; c'est pourquoi la tragédie de la révolte (exigeant la présence d'autrui) est moins noble que la tragédie de la résignation (résolue devant le soi seul).

Femme, l'oiseau de feu, dès que tu touches la terre comme Eurydice ou t'approches de l'eau comme Ophélie, tu te sépares de ta cendre et tu regrettes de ne pas t'être vouée seulement à la hauteur de l'air, hors d'atteinte des reptiles et même des Valkyries et des Amazones. « Je suis l'Oiseau-Phénix, je ne chante que dans le feu ! Nourrissez-le - sa hauteur vitale est mon vœu ! »** - Tsvétaeva - « Птица-Феникс я, только в огне пою ! Поддержите высокую жизнь мою ! ».

L'humilité, devant la fatalité de nos détresses, que la bonne philosophie prône, devrait s'appliquer aussi aux ambitions mêmes de la philosophie, pour suivre la pente : la thérapie, l'anesthésie, la consolation. Ni diagnostic, ni remède, mais la musique fascinante, tonitruante, aveuglante. Ne pas approfondir, c'est à dire ne pas entendre ou ne pas voir, c'est le seul moyen noble de garder un semblant de hauteur, qui est notre seul salut. Et la philosophie, c'est le culte de la hauteur.

La dialectique est synonyme du relativisme, tandis qu'une consolation efficace ne peut être que dogmatique et tranchante. Oui, le réconcilié est un vrai consolé, mais d'une consolation mécanique et provisoire ; le consolé par le rêve est un éternel inconsolé.

La vraie soif naît du goût de la lie ou du dégoût de la vie, surtout chez les turbulents du bocal. La meilleure - de son avant-goût dès les premières gorgées, dans un verre trop plein. « Celui qui laisse toute coupe moitié vide ne veut pas admettre, que toute chose a sa lie et son fiel »*** - Nietzsche - « Personen, welche jedes Glas halbausgetrunken stehen lassen, wollen nicht zugeben, daß jedes Ding in der Welt seine Neige und Hefe habe ».

Habiter son chagrin ou le réduire à l'état de ruines. Nostalgie et mélancolie, face au ciel, plutôt que routine, face aux horizons.

De tout carillon de Valéry, le marteau de Nietzsche extrait le glas de Cioran.

Pour l'âme, vivre, c'est vibrer dans l'inquiétude des voluptés et des souffrances, et pour la raison - baigner dans la quiétude d'un gras bonheur.

L'espèce humaine excelle en production de ce qui engendre le plus irrévocable désespoir ; c'est pourquoi je serais tenté de voir dans mon espérance, légère, alogique et paradoxale, une grâce, une vertu théologale – elle se tourne vers l'inexistant, fût-il divin.

La souffrance la plus haute, et donc (quoique) détachée de la matière, je la vois dans le monde imaginaire, où règnent les caprices de l'âme ; les repus placent leurs jérémiades dans le récit de leur vie, censée être réelle, et où gémit leur corps ou, dans le meilleur des cas, leur esprit. Mes souffrances réelles tapissent ma vie, mais témoignent du chaos, du hasard, de la déspiritualisation, ne méritant aucun réquisitoire artistique. Je ne verserai pas mes déboires réels dans le ciboire virtuel de mes prières.

Des rapports étranges entre le sentiment et son idée : l'intelligible projette sa coloration qualitative sur le sensible, les sentiments reçoivent des étiquettes de souffrance ou de volupté, de positif ou de négatif, de désirable ou d'indésirable, tandis que, à part la douleur physique, les sentiments se valent, sur la palette du vivant. Aucun rapport logique ne peut exister entre le sentiment et sa représentation idéelle, contrairement à ce que suppose Valéry : « Les plus importantes pensées sont celles qui contredisent nos sentiments » - une pensée ne peut contredire qu'une autre pensée.

Le cœur, l'âme, l'esprit, tous les trois trouvent l'aliment pour leur expression dans le royaume des ombres : un fantôme, un rêve, un concept – pour palpiter, s'élancer ou approfondir. La houle des deux premiers provoque, fatalement, des souffrances, tandis que l'esprit n'avance que dans le calme ; penser est un calmant, sentir – un excitant.

L'abîme, la nuit, le néant – j'esquisse ces quelques pas abstraits vers la mort, et chaque fois j'en constate l'ineptie, puisque ce sont toujours des hypostases de mon regard, dont je n'arriverai jamais à imaginer ou à représenter l'extinction.

L'art relève le défi des certitudes, que bercent mon enfance, ma patrie, mes expériences. « L'art et l'exil combattent le sort » - Hugo. Il faut s'exiler, ne fût-ce que dans l'art, pour rêver d'une lumière d'au-delà des horizons et ne voir ses propres ombres qu'aux frontières. L'enracinement fermé est canular félon, le déracinement ouvert - défi fécond.

Jeunesse, maturité, vieillesse - projets, trajets, rejets - regards devant ses yeux, sous ses pieds, derrière ses mains. Blessure, flétrissure, blettissure. La hauteur, seule attitude, où le regard choisisse sa saison, en fonction du sujet qui l'atteint.

La médecine, l'économie et la politique s'attaquent aux sources de nos souffrances, mais la consolation philosophique vise à atténuer la souffrance de la souffrance, afin qu'au-dessus des douleurs fatales se maintiennent la chaleur de notre cœur endolori ou la lumière de notre âme déchirée.

Mon espérance est une foi en une lumière, qui ne ressortira jamais de mon âme et qui n'effleurera jamais mon visage ; elle appartient à la nuit de mon désespoir. « L'espoir est de jour, l'espérance est nocturne » - M.Serres. L'espérance est une œuvre humaine et nullement divine, mais elle est aussi immatérielle que le Bien divin, déposé dans nos cœurs, sans effleurer nos gestes.

Ce qui aggrave un malheur, c'est un regard de trop près ou ne cherchant que du vrai. « Rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près »** - Pascal – la consolation ne peut venir que du lointain, où l'on rêve plus qu'on ne pense.

La vie, la vraie, l'indubitable, la cohérente, est la marche et non pas la danse, la récitation et non pas le chant, la douleur et non pas la douceur. Par la consolation on ne peut que détourner la vie de son courant naturel, on ne peut pas la vaincre. Sénèque est trop optimiste : « Il vaut mieux vaincre le mal que de le tromper » - « Melius est vincere illum quam fallere ».

Caducée – étrange symbole de la souffrance : le serpent et les ailes, la fatalité et le hasard, Démon et Tyché. L'espérance, ce n'est peut-être pas les ailes, mais le serpent ? Les ailes nous portent au désespoir.

Je ne te verrai plus - toute tragédie se réduit à cela ; mais puisque la réalité perçue ne peut être que devenir, la vie même est tragique, au moins dans l'acte du dénouement, où la fausse lucidité se dissipe. D'où l'intérêt du regard, c'est à dire des yeux intemporels, qui contemplent l'être.

Ils cherchèrent à rabaisser l'angoisse à l'état de souci et terminèrent, par inertie, dans la routine. Les ruines, cette maison ouverte de l'angoisse et de l'enthousiasme, se modernisèrent, pour devenir morne maison aseptisée du calcul. La nuit ne devient claire que grâce au néon.

À l'âge de dix ans, je connaissais déjà toutes les meilleures raisons désespérantes, j'avais déjà vécu les expériences des pires souffrances ; aucune désillusion terrestre ne menaçait plus mes illusions célestes, où j'avais choisi ma patrie ; aucun réalisme ne s'élevait plus à la hauteur de mon romantisme, bâti sur tant de malheurs. Mon optimisme, matinal et mûr, s'appuyait désormais sur mon pessimisme, enfantin et crépusculaire.

Du bon usage de l'ironie et de la pitié : ironiser sur la souffrance des pécunieux en matières visionnaires, prendre en pitié la souffrance des pauvres en matières pécuniaires.

La Bible sanguinaire, la tragédie grecque et la tragédie shakespearienne comportent trop de cruautés ou de perfidies, ce sont des vaudevilles. La vraie tragédie, la tragédie optimiste, est celle de Tchékhov, où il n'y a ni bourreaux ni victimes, et la convulsion nostalgique est vécue par un amour, une jeunesse, un talent, un rêve, une grâce, soumis à la loi, terrible et fastidieuse, de la pesanteur et de la raison.

Pour mon âme, le culte des commencements est le culte du printemps et de son sacre, de l'optimisme et de l'acquiescement ; les autres saisons me plongent dans un pessimisme de la faiblesse, de l'immobilité ou du dépérissement. Plus humblement je baisse alors ma tête rédemptrice, plus fièrement se redressera mon âme créatrice.

Le paradis ou l'enfer réels n'apportent rien à ma palette ; ne réveillent de belles couleurs que les artificiels, auxquels pense G.Steiner : « Sans paradis ni enfer, tu seras terriblement seul, dans la platitude du monde » - « To have neither Heaven nor Hell is to be intolerably alone in a world gone flat ».

L'âme n'a pas de langage, et son silence imposé est vécu comme une tristesse ou une angoisse. Elle est analogique, et l'esprit est numérique ; l'intelligence, c'est une fraternité entre eux. La mélancolie : un état d'âme rendu par un mot d'esprit.

Les seuls commencements, dignes d'un philosophe, sont : la souffrance (Dostoïevsky), la noblesse (Nietzsche), le langage (Valéry). Les commencements logique (Aristote), méthodologique (Descartes), dialectique (Hegel) ne sont que des pas intermédiaires et, donc, - insignifiants.

Mon âme aspire à une musique sacrée, mais seuls mon esprit ou ma chair composent des harmonies, mélodies et rythmes, qui, souvent, s'avèrent profanes, – telle est l'origine de la véritable angoisse. Et que c'est mesquin et décharné que de la voir dans la liberté (Kierkegaard), dans le néant (Heidegger) ou dans les deux (Sartre) !

Le sceptique vise la guérison, l'épicurien - la thérapeutique, le stoïcien - l'immunité, je leur préfère le cynique - la pathologie de l'incurable.

Une consolation n'arrête pas les larmes mais les rend sacrées ; une réconciliation ne désamorce pas le chagrin, elle le désacralise.

L'espérance et la désespérance cohabitent en moi, puisqu'elles proviennent des organes différents : le cœur ou l'âme, pour la première, l'esprit ou le corps, pour la seconde. Les origines, elles aussi, sont différentes : divines ou humaines. On se désespère dans l'action, on espère dans le rêve. « Agir dans le négatif nous est encore imposé ; être dans le positif nous est déjà donné »*** - Kafka - « Das Negative zu tun ist uns noch auferlegt, das Positive ist uns schon gegeben ».

La consolation rationnelle ne peut être que bêtise, cécité ou lâcheté. La raison cohérente aboutit inévitablement au désespoir et à l'hystérie, face à l'horreur de notre anéantissement. La bonne consolation agit contre la raison, mais s'en sert comme d'un outil : c'est la raison qui nous rend fidèles au Bien mystérieux et intraduisible, et c'est encore la raison qui nous fait sacrifier l'éthique transparente à l'obscure esthétique, - deux sources de consolations.

La souffrance, je la respecte davantage chez les passifs que chez les actifs. Aujourd'hui, de mesquines tracasseries, accompagnant toute action, usurpèrent le nom de souffrance : « La douleur est l'aiguillon de l'activité ; sans elle la léthargie s'installerait » - Kant - « Der Schmerz ist der Stachel der Tätigkeit ; ohne diesen würde Leblosigkeit eintreten » - pour les rats de bibliothèques le rêve est de la léthargie.

Le désespoir décroît avec la décroissance de mes attentes du ciel ; je commence par lui attacher la fonction majestueuse de protecteur, ensuite – celle, ironique, de complice, et enfin – celle, humble, de lecteur ; ces rôles épuisés et abandonnés, je n'aurais d'autre justicier ou mesureur que mon propre regard, père d'espérances, dont la plus belle naît de la solitude céleste ; la solitude terrestre ne promet que l'horreur.

Aucune terreur dans ma vie ne fut comparable à celle que je vécus le jour de la mort de ma mère : une sensation bestiale d'abandon, de danger imminent, de pétrification de tout lien avec le monde des vivants, de perte de toute source vivifiante. L'absurdité de tout acte, l'insignifiance de tout mot, la bassesse de toute idée. Et quelle horreur, cette réaction de Valéry, dans les mêmes circonstances : « Je voudrais écrire un petit recueil sur elle ».

Quand le plus impassible des penseurs m'assène : « Angoisse, mon véritable métier » (Valéry), je comprends, que ma vision de la consolation comme d'une moitié de toute bonne philosophie n'est pas exagérée.

Il est clair, que toute consolation est une capitulation. Capitulation de l'esprit. Mais oh combien plus pitoyable, ou plutôt imprévoyante, est la capitulation de l'âme, qui accepte le combat, et veut le gagner, pour devenir, ensuite, inconsolable !

L'âme n'étant que l'esprit tourné vers l'infini, la consolation philosophique consiste à détourner l'esprit du fini, où tout est tragique et inconsolable, et à chercher à le transformer en âme, résignée à vénérer le Bien intraduisible et résolue à traduire le Beau insensé, ces seuls infinis indéniables.

La souffrance et le langage – les seuls sujets d'une philosophie noble (peut-il y en avoir d'autres ?). La sécheresse pseudo-savante d'Aristote, Kant, Hegel les rend indifférents à la hauteur du premier sujet ; leur ignorance langagière leur cache la profondeur du second. D'où la grandeur de Dostoïevsky, de Nietzsche, de Valéry.

Le courage et le combat sont bienvenus pour affronter des problèmes désespérants ; pour se mesurer aux mystères, menant à l'espérance, la consolation est préférable.

Le stoïcisme ne veut pas voir dans la solitude et la souffrance – des misères atroces, comme le voit le nihilisme. Le nier, c'est pratiquer un optimisme tragique ; l'admettre – une tragédie optimiste. C'est le qualificatif qui signale si tu dis non ou oui à la vie insupportable ; le nom n'indique que la tonalité. La basse lutte ou la haute consolation.

Aucune volonté, aussi héroïque et déterminée soit-elle, ne peut me sauver de cette triple tragédie : le bien, disparaissant derrière le bas horizon de l'action, le beau, chutant du haut firmament du rêve, le vrai, expulsé de la profondeur et affleurant à la platitude. Quand l'esprit et les bras s'avouent leur impuissance, doit apparaître l'âme, la consolation d'une tragédie assumée. Quand ils continuent de s'agiter, la tragédie devient vaudeville.

En écrivant, à qui veux-tu t'adresser ? au concurrent ? au badaud ? au frère ? Et tu chercheras, respectivement, à le convaincre, à l'amuser ou à le consoler.

La vie est brève et fluide, la mort est éternelle et constante. L'arbre de vie, qui perdrait toutes ses variables, rejoindrait le royaume de la mort. Il faut être spinoziste, c'est à dire un sot, pour croire, que « notre Béatitude ou notre Liberté consiste dans l'Amour constant et éternel » - « nostra beatitudo seu libertas consistit in constanti et æterno erga Deum amore »

Sur le registre sentimental, le liquide domine : on déverse du fiel, on verse du sang, on écrit à l'encre bleue, on est submergé de larmes. La digestion cérébrale se contente du solide. Dans le liquide narcissique ne se retrouvent que la soif animale, la flottaison verbale et l'ivresse sentimentale - « par son propre reflet éclairées »*** - Rilke. « Dans l'eau tu ne vois que ton visage, dans le vin tu lis le cœur d'autrui » - Sophocle. Mais en mélangeant les deux, tu oublieras et le cœur, qui chavire, et le visage noyé ; Plutarque tomba dans le piège : « Un homme, qui craint de s'enivrer, ne jette pas son vin, il le mélange ».

Jadis, des accords de notes, de mots, d'états d'âme pouvaient rendre heureux un rêveur, qu'il soit rustaud ou aristocrate. Ces accords provenaient d'une nature ou traduisaient une culture. Avec la dégradation de la nature et le dépérissement de la culture, c'est à dire avec l'extinction des âmes, le taux de malheureux bondit, puisque le bonheur n'est accessible qu'à ceux qui sont capables de vivre d'illusions naturelles ou artistiques.

L'artiste est celui qui sait recréer des mondes ; c'est pourquoi le désespoir, ce qui nous détourne du monde courant, est un allié de l'artiste. D'ailleurs, si l'espérance nous promet un monde nouveau, elle aussi sert la même cause.

Du quadriparti, attaché à la France par R.Debray, – élégance, souffrance, enfance, romance – je ne garderais que l'élégance. La souffrance se marie difficilement avec la légèreté ; l'enfant est un personnage délaissé et occulté partout en Europe ; toute la romance française découle directement de la légère élégance. Et l'enfance romancée est connue même de la progéniture des bagnes.

Une consolation est comme une foi – un soulagement, résultant d'une justification, brumeuse, plus ou moins poétique, de Dieu ou de la souffrance : une théodicée ou une algodicée. Leur contraire – la morne désespérance.

La jeunesse – un désespoir, net et plat, et une foi en progrès (sur un axe de valeurs, nouvelles avancées des bonnes extrémités, face aux mauvaises) ; la maturité – une espérance, vague et noble, et une maîtrise de l'éternel retour du même (l'art, devenant vie, voue la même intensité aux axes entiers). La vaste éthique cédant le pas à l'esthétique profonde et à la haute mystique.

L'origine du désespoir : réduire la joie de vivre aux joies de la vie.

Nul n'a besoin d'incantations philosophiques, pour s'adonner aux plaisirs ou béatitudes, et plus aveuglement on s'y livre mieux ça vaut ; en revanche, c'est l'irrésistible angoisse, qui finit par glisser dans les plus optimistes des âmes et qu'aucune raison n'efface ni ne calme, c'est cette intranquillité qui se tourne vers le sage, pour que celui-ci détourne l'intensité d'une souffrance muette vers une musique caressante, consolante, irrationnelle, grandiose.

L'âme romantique, l'éros ou la solitude me font expérimenter des formes pathétiques d'une petite mort, d'une mort théâtrale. Mais ce n'est ni en spectateur ni en acteur ni même en réalisateur que je dois affronter la vraie mort, mais en dramaturge : la beauté de la pièce de la vie me consolant devant la tombée du rideau.

La réaction humaine à l'horreur de la mort – le cri, le râle, le hurlement en vue d'un gouffre noir ouvert ; et la consolation, philosophique et musicale, consiste non pas à procurer une ataraxie sereine ou à composer une partition cohérente, mais à transformer ce terrible tohu-bohu en chant du cygne.

Spinoza et Leibniz se rangent du côté du bonheur et de la joie, Schopenhauer et Kierkegaard – du côté de la souffrance et du désespoir, Heidegger et Cioran – du côté de l’ennui et de l’extase, mais seul Nietzsche parvient à joindre ces deux bouts, que couronne l'intensité de la vie et de l'art, l'éthique cédant place à l'esthétique. Le fond de la vie est bien animé par le bien, mais c'est le beau qui en crée la forme - l'art.

La tragédie ne peut pas se dérouler en-dehors de l'éthique, mais son advenue, à partir des faits ou des idées neutres, à la métaphore vivifiante, se réalise grâce à l'acceptation, par l'esthétique, – de la présence déprimante de valeurs horribles sur l'axe du beau. « Où tu dis oui à l'horrible comme antithèse indispensable mais inhérente du beau, là est la tragédie » - Heidegger - « Tragödie ist dort, wo das Furchtbare als der zum Schönen gehörige innere Gegensatz bejaht wird ».

La certitude qu'une bonne traduction en français de mon opus hapax intensifie la mélancolie de mon chant des défaites.

La prosaïsation du monde est due peut-être à la disparition de la souffrance noble. « Le concert du monde n’est perçu divinement que du fond de la douleur » - Hölderlin - « Das Lebenslied der Welt tönt uns göttlich erst in tiefem Leid ».

Un constat, d'après mes multiples expériences : la peinture de nos douleurs, sa qualité et sa crédibilité, ne dépendent nullement de l'authenticité des vraies peines vécues par l'auteur ; dans le même ordre d'idées, les émois amoureux balbutiés par un garagiste ont plus de chances de m'émouvoir que les hystéries monotones des germanopratins. Les plus beaux tableaux s'inventent ; la représentation l'emportera toujours sur la reproduction.

La musique, c'est l'immédiateté ; et la métaphore, c'est, justement, l'écart, l'intermédiaire entre la chose et son expression. C'est pourquoi « la musique seule peut parler de la mort » - Malraux.

Face à la douleur, les philosophes de la connaissance ou bien tentent de me persuader, que je ne souffre point, ou bien me tendent une thérapie de choc ou d'anesthésie. Les philosophes de la souffrance m'invitent à la vivre pleinement, en musique, qu'elle soit funèbre ou joviale. « Nous ne sommes point médecins ; nous sommes douleur »*** - Herzen - « Мы не врачи, мы боль » - on comprend pourquoi Nietzsche, ayant perdu la tête, se prenait pour A.Herzen.

La réconciliation hégélienne, fondée sur la négation à surmonter, est totalement bête, puisque les contraires ne s'unifient jamais non seulement dans le monde spirituel, mais même dans le monde matériel. Toute idée est un arbre ; s'il est ouvert à l'échange dans un monde fraternel, il s'unifiera avec un arbre-frère, et l'arbre résultant s'offrirait aux inconnues nouvelles et aux nouvelles unifications ; s'il est au milieu d'un désert, il faudrait lui chercher une consolation qui adoucirait son agonie.

Abus de guillemets - symptôme de graphomanie ; abus de points d'interrogation - symptôme de stérilité ; abus de points d'exclamation - symptôme de bêtise. On affirme le mieux son mal incurable par le courage d'un point final, où chacun puisse vivre en suspension : accrocher sa perfusion et tenter sa réanimation, oublier le remède, caresser le récipient roboratif et se moquer de l'excipient rébarbatif.

Si ma demeure n'est meublée que de vestiges, si la souffrance y a une place d'honneur et le bonheur ne me vient que de ma communication avec les astres, je pourrai appeler mon séjour - ruines et écrire à son entrée le mot de Diogène : « Pauvreté demeure ici. Que le malheur n'y entre pas ».

Accepter les deux extrémités, antagonistes pour non-artistes, sur un axe vital, les proclamer les mêmes, est un privilège des artistes. Et c'est l'origine tragique de l'idée d'éternel retour, de cette sagesse de la nostalgie (douleur du retour) des violents et des doux, à l'opposé de la nostalgie de la sagesse, que pratiquent les aigris.

Jadis, l'art permettait de se détacher de l'horreur et de la pesanteur d'une vie pénible ; aujourd'hui, il meurt, puisque la vie devint facile, agréable, comblant les besoins de la majorité. Qui encore peut comprendre cette étrange lamentation : « Le souci cosmétique – par la philosophie, l'art, la poésie – autour d'une vie misérable qui se fane » - G.Spaeth - « Жалкую увядающую жизнь хотят косметицировать философией, искусством, поэзией ».

L'exil, c'est l'entretien de la sensation du voyage permanent, sans routes ni jalons ; et Descartes dit quelque part, qu'on ne réfléchit qu'en villégiature - ambulandi cogitatio - (Kant et Hegel se contentant d'une marche, et Nietzsche prêchant l'immobilité de l'éternel retour, ce contraire de toute bougeotte). Quel dommage que le Moi sédentaire du je suis ne soit connu des autres que par l'erratique non-moi du je pense !

Plus on pleure, tout seul, mieux on rit avec autrui. Mais tout contact direct entre un éclat de larmes secrètes et un éclat de rire certain éteint les deux.

La souffrance me rend plus sensible au vague appel du Bien ; mes mots-échos, au début nus et naïfs, se mettent à rechercher des habits de la Beauté. C'est ainsi que se produit la fusion entre la vie et l'art, dont le Bien restera la victime muette d'un triomphe de la Beauté, préparé par une souffrance. Ce chemin fut parcouru par Hölderlin, Dostoïevsky et Nietzsche.

Dans la partie d'échecs, qui nous oppose à l'adversaire coriace qu'est le temps, les plus compétents s'aperçoivent, les premiers, d'une défaite annoncée implacable, d'où le ton mélancolique et résigné qu'ils adoptent, sans attendre l'humiliation finale (abandonner la partie se dit, en anglais, - to resign). Les autres se gigotent et s'illusionnent sur leurs chances de tenir tête à celui qui les domine sans broncher.

Mes rapports avec le beau : c'est comme Roméo ratant son coup, se réveillant, détraqué, l'estomac en folie, eczémateux, grimace hideuse au visage et bredouillant le nom de Juliette devant des infirmiers hilares et vigilants.

Un créateur, fatalement, devient mélancolique à cause de ses propres ombres ; le consoler, c’est de lui apporter de la lumière. Si, en plus, tu es poète, tu chercheras, dans le bruit ou l’indifférence de la vie, à en extraire des mélodies et des mystères. Et d’ailleurs, ce sont deux seules tâches d’une bonne philosophie et même de la poésie : « Nous sommes nés pour la lumière, pour la musique et la prière » - Pouchkine - « Мы рождены для вдохновенья, для звуков сладких и молитв ».

Face à nos débâcles, deux attitudes possibles : la pesanteur d’une tristesse ou la grâce d’une gaîté ; l’ironie en est le compromis – une mélancolie souriante.

La grande tragédie, ce ne sont pas des tracas publics des princes de ce monde, mais la langueur solitaire des serviteurs de Dieu, dont les talents, les sentiments, les rêves s’évaporent, face au vide des cieux.

Le bien et la jouissance ne sont nullement apophatiques et ne doivent rien à l'apprentissage du Mal ou de la souffrance. Et voluptas dolendi est une fiction. La joie, comme le bien, tapissent notre fond, ce soi inconnu, sans rapports directs avec la douleur ou l'acte, cette source mystérieuse, qu'aucun problème de la souffrance et qu'aucune solution de l'action (et c'est l'action qui est le Mal) ne peuvent ni atteindre ni éclairer.

Le travail de l'oubli ou du deuil : chaque époque débusque ou enterre ses disparus : Dieu, l'histoire, le hasard. La pensée réfutée, la femme indifférente, le mot qui échappe devraient être traités en disparus et non en perdus. La mélancolie de la disparition plutôt que la tristesse ou la nostalgie de la perte.

La consolation, qu’apporte une bonne philosophie s’adresse à ce qui est déjà enterré, elle serait donc vécue par celui qui croit en miracles, - comme une résurrection. « Le devenir d’un être doit être expliqué comme une vie, une mort, une résurrection » - G.Bachelard – cette gageure réussie, la vie même serait ressentie comme un miracle.

Le médiocre n’espère ni désespère ; la haute espérance d’un bel esprit découle de son profond désespoir. « Le suprême désespoir est de n’être pas désespéré » - Kierkegaard.

Que les philosophies du penser et de l’agir sont misérables à côté de celles du souffrir ou du soupirer !

C’est la vie et non pas la philosophie qui produit notre dénuement tragique ; la philosophie ne peut ni ne doit qu’en inventer une consolation.

L’espérance métaphysique, la seule dont j’y parle, devient vraiment belle, quand elle est flanquée d’un désespoir parfaitement physique et touchant les valeurs nobles mais irrécupérables. C’est lorsque aucun appui ne permet plus de projeter la moindre étincelle sur un avenir sans issue, donc lorsque seul un nihilisme intérieur, gratuit et irresponsable, offre ses ressources à ma musique et, d’une noirceur extérieure, laisse surgir une douceur illisible, c’est alors que l’espérance se fraternise avec mon angoisse, se fait consolation et m’assure que mes palpitations, perdues pour les yeux et l’esprit, portent un sens pour l’âme, au-dessus des faits, des calculs et même des passions. Cette espérance ne prétend sur aucune profondeur humaine, elle est dans une hauteur divine, inhabitable.

Deux soucis de l’être-orienté-la-mort heideggérien (Sein-zum-Tode) : l’évidente tragédie de l’existence et l’indéfendable espérance dans l’essence.

Le rêve : un élan créateur du Beau ou l’élan amoureux du Bien. Et puisque toute création réelle et tout amour réel ne relèveraient plus du rêve immatériel, tout rêve de l’âme finit en nostalgie, en rêve de la raison, en recherche d’une consolation.

La modestie croissante de ceux qui souffrent et ironisent : Essais de Montaigne, Pensées de Pascal, Remarques de Lichtenberg, Déracinement de Chestov, Aveux de Cioran. La constante arrogance de ceux d'en face : Méthode de Descartes, Critique de Kant, Mots de Sartre ou Foucault. Deux exceptions, dans les deux camps : Nietzsche et Goethe.

Ne plus aimer (ou ne plus rêver, ce qui revient au même), voici une haute angoisse. Et l’angoisse est d’autant plus profonde que plus primordiale est la chose désirée et menacée, d’où l’horreur de la mort comme de l’antithèse de l’être. En paraphrasant Schelling (Le premier être est le désir - Wollen ist Ursein), on peut dire : « Le premier désir est d’être - Sein ist Urwollen ».

Dans le domaine du réel, notre pouvoir se réduit de plus en plus au savoir, comme, dans le domaine de l’illusoire, notre vouloir seul reflète désormais le valoir. Toute tentative de fusionner ces deux domaines, comme, par exemple, la poursuite de la volonté de puissance, est vouée à l’échec et ne peut donc être que tragique.

Si quelqu’un te console avec sa musique, verbale ou spirituelle, tu l’appelleras – maître. Et puisque la douleur ne te quittera jamais, tu porteras toujours le besoin de son maître. « L’homme est une bête, ayant besoin d’un maître » - Kant - « Der Mensch ist ein Tier, das einen Herrn nötig hat » - seulement je dirais que ce besoin vient de l’ange qu’est aussi l’homme.

Plus de savoir ne promet que plus de désespoir ; mais plus de hauteur signifie toujours plus de souffrance. « Plus haut est un être, plus profonde sera sa douleur »* - Schopenhauer - « Je höher ein Wesen ist, um so tiefer muss es das Leid empfinden » - elle est toujours une pesanteur et jamais – une grâce.

Un peu d’esprit suffit pour constater, au bout de tout chemin, - un désespoir. Un bon esprit l’étouffe par l’action ou le cynisme. Un esprit noble découvre son allié charitable, l’âme, porteuse de chimères et souffleuse d’espérances, hors chemins, hors temps, hors désir même, une caresse tout intérieure, c’est-à-dire une chaleur sans ressources et une lumière sans sources.

Pour comprendre, que l’espérance n’est noble que passive, il faut avoir pratiqué le désespoir actif.

Toute coexistence rationnelle entre le réel et le rêvé aboutit au désespoir ; l’espérance ne peut naître que d’une rupture entre eux : soit tu agiras dans le réel, débarrassé de l’imaginaire, dans la quiétude de mouton ou l’algorithmie de robot, soit tu seras consolé, dans un rêve au seul firmament, sans horizons.

Créer selon l’âme, c’est éviter le bruit et n’émettre que la musique ; vivre selon l’âme, c’est chercher des consolations. Créer selon l’esprit, c’est rechercher un langage châtié ; vivre selon l’esprit, c’est souffrir.

Gagner en savoir - gagner en douleurs ; aux uns, le savoir est un mode d'emploi, aux autres - un pourvoyeur d'entrées des dictionnaires ou de couleurs des palettes. Pour peindre des béatitudes, la pauvreté des ressources n'est pas un handicap ; c'est pourquoi l'artiste déploie ses dons surtout en peinture des désastres. En plus, le savoir nous apprend, qu'aucun Créateur ne nous surveille et que seule notre propre création nous mette en contact avec l'éternité ; ceux qui ont besoin de maîtres ou de guides, en éprouvent une douleur à part à reproduire. En tout cas, le savoir n'est pas l'ivresse, mais une coupe, n'est pas une fontaine, qui réveillerait nos meilleures soifs : « La soif de savoir est donnée par Dieu à l'homme pour le mettre sur le gril » - la Bible - le savoir peut élargir ou approfondir mes plaies, il n'est pour rien dans la hauteur et l'intensité de ma flamme.

Si aucune grâce ne lui entr’ouvre l’accès à l’éternité, l’homme suivra des sentiers battus, avant de sombrer dans l’éternité finale, sans polluer le monde ni l’embêter par ses angoisses. La grâce, c’est le privilège des impasses : « Avant d’être expédié dans l’Éternité, l’homme s’attarde dans l’Impasse » - Don-Aminado - « Прежде чем отправиться в Вечность, человек заходит в Тупик ».

J’ai enterré les pousses fragiles de certains de mes dons, telles que la poésie ou la mathématique, ce qui m’évita le gémissement des ratés sur leurs talents mal employés. Celui, auquel je tiens, s’épanouit, sans honte.

Nos souffrances se rapportent soit à notre réalité soit à nos rêves. Dans le premier cas, elles sont communes et découlent de la condition humaine. Dans le second, elles mettent en jeu notre sensibilité, notre imagination, notre intelligence ; elles ne se partagent pas, et rien de collectif ne les éclaire ; leur contenu et leur intensité ne dépendent nullement de nos expériences en souffrances communes.

Les tracas de mon soi connu se calment par la résignation, la fatalité ou l’ironie ; n’a besoin de consolation que mon soi inconnu. « La souffrance : l’appel au secours de l’autre moi, le gémissement d’une demande de consolation »* - Levinas.

Pour l’esprit, toute espérance ne peut être qu’absurde ; pourtant, faute des âmes, c’est de l’esprit que les hommes d’aujourd’hui attendent du soulagement ou de la consolation, ce qui, fatalement, sentira calculs fallacieux. Seule l’âme crée des mystères consolants, comme l’esprit fabrique des problèmes désespérants.

L’inertie d’esclave le rend calme, le commencement d’homme libre le rend inquiet. On comprend le conformisme des chercheurs de la paix d’âme. « La liberté engendre l’angoisse, le refus de la liberté apaise la souffrance » - Berdiaev - « Свобода порождает страдание, отказ же от свободы уменьшает страдание ».

Je ne connais pas de héros tragiques ; les seules tragédies que je connaisse sont celles des résignés, des honteux, des inconsolables. Le hasard, dans un drame de circonstance, crée le héros optimiste ; la fatalité tragique conduit l’artiste pessimiste.

Tout bon philosophe se trouve une bonne source de la consolation humaine : Voltaire – dans l’ironie, Nietzsche – dans la musique, Heidegger – dans la poésie, Valéry – dans le mystère de la création. Rien de plus bête que le pessimisme sceptique. Ce qui est admirable, c’est que la consolation philosophique ne devienne convaincante que grâce à la qualité du langage, de cette seconde facette de toute bonne philosophie. Avec ces deux auréoles, la tragédie humaine gagne en hauteur et en couleurs, sans perdre de son intensité.

La hauteur est contre-indiquée au bonheur ; elle est une cohabitation d’une souffrance fatale et d’une béatitude inventée, de la honte terrestre et de la fierté céleste, du sacrifice de la lumière et de la fidélité aux ténèbres. Le bonheur, lui, est dans le doux vertige d’ascension.

Brandir mes paisibles convictions est aussi inauthentique qu'exhiber mes convulsions. Même mes hésitations spasmodiques ne me ressemblent pas. Quelle tristesse, que de me rendre compte, que ce qui m'est le plus proche, c'est le mot, dans lequel j'essaie d'introduire mon visage éperdu ou une musique de moi.

Le plus noble des sentiments tragiques – l’angoisse, qui est la paralysante conscience de l’insignifiance, dans le monde réel, de mes plus précieux, authentiques et purs rêves, élans, attaches. L’angoisse, c’est le retour dramatique de la grâce, céleste et impondérable, qui sacralisait ma vie, sur la terre de la pesanteur. Aucun résident permanent des hauteurs n’est immune de ces chutes sporadiques.

Le cours de la vie a deux moteurs – l’inertie ou le commencement ; on échappe au premier et passe au second par une concentration initiale et personnelle. Deux fonds, en face, s’y prêtent : soit le temps qui me paralyse par la peur, soit l’éternité qui me libère par l’angoisse. Même le commencement est composé donc de deux moments : les ténèbres de la première pensée et la lumière du sentiment final. Et mon moi s’y incrustera en ombres.

C’est à la lumière du jour que le net désespoir inonde mes yeux ; les ténèbres nocturnes réveillent mon regard, et il se fend d’une vague mais belle espérance. Intervertir les saisons, c’est enfanter d’avortons. Et puisque la vraie création est faite d’ombres, on doit ne parler qu’à travers la nuit.

Je ne jalouse jamais les hommes supérieurs, puisque la supériorité, c’est la solitude, et la solitude, c’est la souffrance. Je jalouserais plutôt le plouc, inconscient de son infériorité et nageant dans un gras bonheur.

Il suffit d’être intelligent et un brin sensible, pour qu’une réelle souffrance vous envahisse, à n’importe quel moment de l’existence. Le repu, lui, « attend une souffrance pour travailler » - Proust - ces souffrances - stomacales, administratives ou donjuanesques - se cultivent en dîners en ville, où l'on gave ses peines de cœur.

La consolation, dont je parle, n’est pas un refuge, offrant toit et chaleur, mais des ruines, hantées par des fantômes, instantanés, ardents et fraternels. Gémissement, tourné en chant du cygne.

Pour peindre la vie, l’intelligence fournit le sens, le goût prépare des palettes de couleurs, et le talent en crée l’harmonie. Avec la même palette, on peut peindre et le chagrin et la joie. Sans intelligence ni goût, ces deux tableaux n’exhiberaient que la grisaille décousue ; sans intelligence seule, on est manichéen, on ne lirait dans la vie que, séparément, une comédie ou une tragédie.

Celui qui n’a pas besoin de consolation est mouton ou robot. Comme l’est celui qui ne vibre pas à la vue de la beauté divine de notre planète. « Une consolation, venant de l’harmonie du monde, m’indigne » - Berdiaev - « Утешения мировой гармонии вызывали во мне возмущение ». L’indignation, comme toute négation, est la forme la plus banale du conformisme moderne.

La douleur, le plus souvent, vient de l’extérieur, frappe mon corps, s’exprime par des signes nets, faciles à interpréter. La souffrance naît dans mon âme, suite aux représentations angoissantes que produit mon esprit ; elle est, comme toute mon essence immatérielle, - indicible, ce qui, donc, lance un défi à mes pinceaux et plumes. On narre la douleur, on chante la souffrance.

La seule action qui me soustrait au Mal est l’action artistique – la création. Ne plus savoir créer est comme ne plus savoir aimer - la pire des souffrances. « La souffrance consiste dans la diminution de la puissance d’agir » - Ricœur - pour tout autre type d’action, ce n’est qu’un ennui, et la faiblesse peut y être une source de bonheur ou de noblesse.

L’esprit nous souffle des mélodies et rythmes décharnés, mais la musique est composée et animée par notre âme. La tragédie naît de l’angoisse d’une âme, dont l’attente est trop haute pour un esprit trop lourd ; la tragédie c’est l’affaiblissement (extinction, effacement, chaos) de la voix de la hauteur (grandeur, pureté, noblesse), l’âme étouffée par les choses.

Les joies ne résistent pas à l’épreuve de la verticalité : la profondeur réduit toute espérance au désespoir sans fond, la hauteur fait découvrir les sources des larmes. « Il faut avoir le cœur placé haut, pour verser certaines larmes » - Chateaubriand.

L’homme sensible et imaginatif trouve toujours une haute raison, mystérieuse ou obscure, pour se consoler ; seuls les repus médiocres geignent au sujet de leur désespoir insondable et incurable. « Il est honteux d’être malheureux sans retour ! »** - Chestov - « Быть непоправимо несчастным — постыдно ! ».

Toute espérance a pour origine la vue des crépuscules envahissant la lumière d’une pensée, d’un sentiment, d’une action. La mauvaise espérance, c’est se persuader de l’imminence des aubes prometteuses. La bonne – quitter le temps, créer des aubes imaginaires, où l’on rêve, et y chanter la grandeur tragique des crépuscules réelles, où l’on vit.

L’incommensurabilité tragique entre la réalité et le rêve, entre un état d’âme et sa verbalisation, entre l’évidence du désespoir et l’espérance volatile fait de la création une espèce de rédemption, tentant de réconcilier ces deux facettes.

Ma consolation consiste à créer un ange de beauté, dans et par un rêve de hauteur, là où, dans la réalité, règnent le vide, la ténèbre, le désespoir sans fond. À l’instar de ce starets, consolant une paysanne, qui vient de perdre son enfant : « Ne te console pas, pleure, mais souviens-toi, que ton petit garçon est un ange » - Dostoïevsky - « Не утешайся, и плачь, только вспоминай, что сыночек твой – ангел » - je suis et le starets et la paysanne et le rêve. Et la hauteur, pleurant mon enfant mort.

La tragédie n’est pas dans l’hybris, le chaos de la vie, que l’esprit représenterait ; la tragédie est dans l’harmonie de l’âme que la vie, implacable, paisible et cohérente, désagrège - l’intervention du temps égalisateur dans les reliefs inimitables de l’espace.

Tout créateur connaît les assauts du désespoir, que n’arrive à endiguer aucune autorité – que ce soit le savoir, la puissance ou Dieu. Pourtant, le désir de la consolation ne se laisse pas éteindre et trouve son assouvissement éphémère et furtif dans la tentative de munir la création humaine de l’intensité du créé divin, qu’on finit par confondre : « Quelle consolation – la représentation d’un Dieu du devenir ! »* - Nietzsche - « Was für ein Trost in der Vorstellung eines werdenden Gottes liegt ».

La consolation, dont je parle, ne doit rien à la bonne foi, à la cohérence, à la suite dans les idées ; tout au contraire, la raison plaide toujours en faveur de l’angoisse incurable, et Sartre, au fond : « Nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi » a raison, seulement il faut savoir vivre cette fuite dans le temps en tant que consolation dans l’espace.

Ce qui est réalisable doit être exclu du cercle de mes outils potentiels de consolation. D’ailleurs, la vraie recherche d’une vraie consolation commence avec le constat d’un néant consolateur. « De tout ce qui console un inconsolable, rien ne vaut la certitude, que son cas n’admette aucune consolation »**** - Nietzsche - « Von allen Trostmitteln tut Trostbedürftigen nichts so wohl als die Behauptung, für ihren Fall gebe es keinen Trost ».

Il est facile d’être humble, quand on se déteste. Il est facile de s’aimer, quand on est orgueilleux. Mais comme il est désespérant et presque impossible - de s’aimer ET d’être humble !

Adoucir les capitulations, par des caresses verbales, plutôt que redonner l’envie de se battre, par des promesses d'idéal, - telle serait la fonction de ma consolation.

Le rôle rationnel de la consolation devrait consister à entretenir une mélancolie impondérable, à l’opposé d’un abattement trop lourd ou d’une euphorie trop légère.

La consolation ne permet pas de redresser ma tête après un naufrage regrettable ; elle tente, tout en gardant ma tête basse, d’élever mon âme, avant que celle-ci n’affronte un naufrage prédestiné.

La consolation ne me réconforte pas, elle apporte de l’aura invisible à mes faiblesses, fatales et nobles.

Je me distingue par le bonheur que je crée, plus que par le malheur que je subis. Il faut donc m’attarder plus sur mes chants que sur mes pleurs. Les seules souffrances, qui méritent ma consolation, sont presque imaginaires, puisqu’elles se produisent entre une réalité unifiante et une sensibilité inimitable, et où la seconde finit par succomber. Le bonheur est une consolation, triomphante et éphémère.

Tout homme délicat associe la consolation avec la hauteur et la caresse. La douceur manquant, l’homme, dans sa hauteur fébrile, est pris de vertiges et s’effondre ; dans cette chute, il trouve souvent une fausse consolation – la pensée du suicide (Nietzsche).

L’esprit est inconsolable, c’est l’âme qu’il faut chercher à consoler. Et, pour ceux qui ont encore une âme, le mot de Dostoïevsky est juste : « L’âme est tentable, mais aussi consolable » - « Душа и испытуема и утешена » - elle est tentée par l’esprit et consolée, en dominant l’esprit.

Un cœur brisé est à l’origine aussi bien du sentiment tragique de la vie que de la tragédie du rêve. L’action adoucit la vie ; l’espérance ressuscite le rêve. « Le cœur se brise à la séparation des songes » - Chateaubriand.

C’est seulement dans le refus de l’implacable raison que se formule une véritable consolation ; elle serait donc due à une forme de folie ; l’alternative est connue – se morfondre dans un véritable désespoir. « Il vaut mieux confier sa vie à la folie, que chercher une poutre pour se pendre » - Érasme - « Satius stultitia vitam exigere, an trabem suspendio quaerere ».

La sensibilité poétique nous fait réfléchir sur l'invariant absolu de notre existence – la trajectoire tragique de tous nos beaux élans, qu'ils soient sentimentaux, intellectuels ou artistiques. Sur tous les chemins, arrive un instant, quand aucune volonté, aucun courage, aucune action ne parviennent plus à nous libérer de l'écrasante sensation d'écroulement, épuisement, exténuation, aplatissement. Ce qui est le plus dramatique, dans ces cas, c'est que l'esprit comprenne et approuve cet abattement, lui trouvant d'irréfutables raisons. Nous ne pouvons y compter que sur l'âme – tâtonnante, irrationnelle, capitularde – mais noble. Sans lever les yeux, elle nous fera redresser le regard. Sans réfuter le désespoir présent et passé, elle nous inonde d'espérances … intemporelles. Le vrai ne portant plus que la pesanteur, c'est au Bien intraduisible et au Beau incompréhensible de nous apporter la grâce.

Plus on sait, plus on désespère ; mieux on ignore, mieux on espère. Connaissances des parcours ou contraintes des commencements.

Les abattements, dont je cherche une consolation, sont surtout ceux que je ne partage avec personne, ou, plutôt, que j’envisage sous un angle de vue exclusif. Les leurres collectifs sont de l’opium, et je veux de l’ambroisie, réservée aux divins.

L’idéaliste enthousiaste, qui bâtit avec son âme, dit : l’espérance du sage se met au-dessus de la raison ; le matérialiste morose et jaloux se rebiffe : « les espoirs des sots sont dénués de raison » - Démocrite, en oubliant, que cette raison est la première pourvoyeuse de désespoirs, aussi bien pour les sots que pour les sages sans âme.

Les causes de notre désespoir sont évidentes, fatales, banales, communes, nullement aléatoires ; il faut être niais pour trouver dans leur connaissance une grande joie (Spinoza). Étant, toutes, horizontales, elles pourraient, à la limite, mieux nous orienter vers la verticalité de nos espérances.

Dante a raison : aucune espérance ne me dispensera de l’Enfer ; mais l’espérance humaine, tournée vers le futur, n’empêchera pas que je vive l’Enfer comme un abattoir, tandis que l’espérance divine, atemporelle, éternelle, le transformera en autel des dieux inconnus, mais miséricordieux. Mais la fumée qui monte, est-elle plus douce que le sang qui se glace ?

C’est bien le désespoir qui est signe de l’impuissance de l’âme (l’obtus Spinoza voyait dans celle-ci l’origine de l’impossible et condamnable espérance) ; l’âme dont le premier souci devrait se consacrer à la peinture d’une belle espérance atemporelle, irréfutable bien qu’impossible.

Derrière l’espérance, telle que je la conçois, il n’y a ni paradis, ni redressement de tête, ni réparation des torts, ni aplatissement des routes – il n’y a qu’un regard, attendri, désespéré, éternel - sur le Bien irréalisable et sur la Beauté incompréhensible – regard qui va s’éteindre, mais dont les ombres de ma création veulent prolonger la bouleversante lumière du Créateur, qui m’avait accompagné dans cette vie terrible mais merveilleuse. Le Non n’exprime que ma rancune terrestre, le Oui témoigne de ma vénération céleste.

La vraie tragédie est que tout ce qui est grand perde de l’intensité, de la couleur ou de la reconnaissance, et non pas à cause des malveillances, des hasards ou des fautes, mais par une fatalité temporelle absolue. C’est pourquoi les mauvais tragédiens font périr très jeunes leurs héros malchanceux.

La vraie consolation n’élimine pas la souffrance, fatale, incurable ; elle rend tenable sa cohabitation avec un élan, même vers des étoiles éteintes. « Juxtapose à la fatalité la résistance à la fatalité ; tu connaîtras d’étranges hauteurs »** - R.Char – résistance, réconciliée avec résignation, s’appellera consolation.

Pour moi, spectateur, l’extinction des âmes chez les hommes n'est qu'un mélodrame ; la perte de vitalité de mon âme à moi est une tragédie, pour l’acteur que je suis. Un talent perdant son élan, une passion se morfondant dans un infâme équilibre, une voix adressée à Dieu et qui chercherait, bassement, des oreilles vulgaires – tant de rôles que je serais amené à jouer sur une scène de moins en moins obscure, devant mon soi inconnu, dramaturge lucide et juge inclément. « C’est pour cela que me torture le problème de la durée de mon âme »*** - Unamuno - « Por esto me tortura el problema de la duración de mi alma ».

Les sources des consolations se trouvent plus près de la mélancolie que de l’enthousiasme. « Partant de la mélancolie, il finira par chercher des consolations éphémères dans un système philosophique » - B.Russell - « Melancholy at first, he is seeking ultimately the unreal consolation of some system of philosophy ».

Mon vrai désespoir n’est pas la malveillance du sort ou la faiblesse de mes moyens, provoquant ma chute brutale, mais la lente et irrémédiable descente de ce, qui fut, dans la jeunesse de mon rêve, grand, pur, mystérieux et noble, - vers la banalité, l’extinction, l’insignifiance, la grisaille.

D’innombrables horreurs, dans la nature ou dans la morale, et qu’on peut énumérer sans peine et à l’infini, résultent dans deux attitudes types : soit on s’effarouche et maudit la Création divine et l’on est homme du ressentiment, soit on trouve une consolation dans la création humaine, où le Beau s’émancipe du Bon et résume en soi l’essence du monde et l’on est homme de l’acquiescement.

Il y a des maux, dont on connaît des traitements apaisants, dont l’application ne demande que de la détermination. Le diagnostic d’un malaise incurable ne peut pas signaler de remèdes ; mais si le diagnostic lui-même me fait tourner le regard du côté de mon étoile, j’appellerais cet effet bienfaisant - consolation.

La recherche de consolations, à travers ses propres abstractions métaphoriques, - telle est la vocation philosophique. Les philosophes attitrés en sont dépourvus et pratiquent deux ennuis professoraux : remâcher les discours des anciens ou afficher la passion de la vie, qui s’opposerait aux abstractions de l’esprit. Mais leur vie est celle des rats de bibliothèque contractuels. La belle vie ne ressort que sous la plume du poète et, en particulier, du philosophe. Les non-poètes ne devraient jamais entrer dans les cavernes des philosophes.

Deux états d’âme mettent à l’épreuve mon courage ou mon imagination – un désespoir flagrant, à portée de ma raison, ou une fugitive espérance, aperçue par mon âme. « La résignation est de deux genres : l’une suivant le désespoir, l’autre s’inclinant devant l’imprenable espérance » - B.Russell - « Resignation is of two sorts, one rooted in despair, the other in unconquerable hope ». Le vrai courage – faire de cette inaccessibilité une grande espérance – un élan vers l’inexistant !

Quand, dans la vie d’un homme, la liste de ses misères réelles est trop longue, il finit par s’émouvoir davantage de récits de misères inventées. Il est le seul à pouvoir s’autoriser cette extravagance : « Le cœur s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables » - Diogène Laërce.

Les hommes passionnés, ne trouvant pas assez de reliefs dans la platitude ambiante, se reconnaissent dans l’élan ou la chute des rêves, dans le vertige ou dans la souffrance. Le philosophe est celui qui sait en créer un axe continu. « Vivre sera la passion, au sens religieux »** - Sartre.

Le sage aptère choisit entre la sieste et l’angoisse ; le poète enveloppe de rêves la première et développe en hauteur la seconde.

L’ivresse – la terre échappe sous mes pieds ; l’angoisse – mes horizons s’effondrent ; le vertige – le firmament accueille mes rêves. Le vertige est peut-être la seule consolation que je puisse apporter à mes pieds égarés et à mes yeux trop lucides.

La tragédie du Bien – l’élan, ne touchant aucune cible ; la tragédie du Beau – l’élan, perdant de sa hauteur, la chute. « On ne peut pas préserver la beauté, ce qui est la chose la plus triste du monde »** - Nabokov - « Красоту нельзя удержать, и в этом - единственная печаль мира ». La plus vivable des tragédies est celle du Vrai – l’élan, dont on vient de découvrir la source, l’inertie.

Le bonheur, c’est un regard apaisé sur le Bien gratuit ou sur le Beau si cher. Mais l’angoisse trouble ce regard, et la raison crée, fatalement, cette angoisse. Si tu cherches le bonheur, fais donc taire la lourde raison, fais parler le rêve léger, qui constitue la seule consolation humaine, bien que malhonnête, opaque, endormante – serait-elle divine ?

Nos pulsions criminelles, atroces ou féroces, ne sont pas humaines, mais bestiales, et doivent être exclues du tragique, qui est un apanage exclusivement humain. La vraie tragédie : le sublime, illuminant, un instant, notre existence, mais arrivant à la certitude de sa lente et fatale extinction.

En volume – l’étendue de la noblesse, la profondeur de l’intelligence, la hauteur du regard – je les surclasse, tous. Mais j’ai des périmètres trop discrets, des surfaces trop fermées, des angles trop aigus – les seuls points de contact modernes. Une sinistre indifférence en résulte et m’humilie. Beethoven sans reconnaissance. Extraterrestre, attaché à mon étoile, en quête d’espaces interstellaires. « Ce qui me frappe le plus, c’est l’indifférence à mon égard » - Tsvétaeva - « Я больше всего удивляюсь, когда человек ко мне равнодушен ».

Le postier de mon espérance doit être inexistant, comme cet Ange, porteur de la Bonne Nouvelle, de cette fumisterie, effaçant tout de même tant de nuisibles évidences.

Mes espérances ne s’accrochent qu’aux spectres, mais mes hontes ont des supports bien réels – d’où l’intérêt pragmatique, voire cynique, de ne pas trop m’attarder dans le réel.

Qui a l'humilité de pleurer est maître de son monde. « Qui a le courage de rire, est maître des autres » - Leopardi - « Chi ha il coraggio di ridere, è padrone degli altri ».

En gros, c’est entre l’ange et la bête, au sein d’un même personnage, que se déroulent les vraies tragédies. Opposer les bons aux méchants, les sots aux brillants, les libres aux serviles est une démarche anti-artistique. « Des caractères antinomiques, ce n’est pas de l’art, c’est un ressort vulgaire des tragédies françaises » - Pouchkine - « Противуположности характеров - вовсе не искусство, но пошлая пружина французских трагедий ».

Je n’appellerais pas consolation les paroles de réconfort, au moment où la perte est déjà consommée. C’est l’affaiblissement de ma sensibilité, face au Beau se ternissant, au Bien se taisant, au Vrai se banalisant qui rend urgente une consolation. Cette éphémère consolation me placerait aux extrémités inaccessibles - à la hauteur de la création ou à la profondeur du créé. La consolation – la vivacité de l’élan, même en absence de cibles et d’armes.

Ce n'est pas parce que leurs points d'interrogation ne sont pas assez profonds, que les discours modernes sont si misérables, mais parce qu'ils désapprirent à se servir de hauts points d'exclamation. Le cri, le soupir, le gémissement devinrent aussi plats que le silence.

Tous mes contacts avec la réalité sociale se terminaient par le dégoût, l’humiliation, la honte. Pourtant, dès que le rouge au front s’atténuait, le bleu du rêve me rendait heureux. J’ai fini par détacher mes souvenirs de ce qui n’était que vrai, pour ne garder que ce qui n’était qu’imaginaire. Ce don d’ubiquité sauva mon acquiescement au merveilleux.

L’ignorance étoilée se maintient, tant que notre regard ne quitte pas notre étoile, comme notre savoir s’étend, tant que nos yeux ne se referment pas définitivement. Avec le savoir grandit non seulement le doute paisible sur la profondeur, mais aussi la tragique certitude, celle de la chute de ce qui fut grand et haut. « Nous sommes écartelés entre l’avidité de connaître et le désespoir d’avoir connu »** - R.Char.

Au paradis est absurde l’espérance ; dans l’enfer – le désespoir. Et puisque dans la vie réelle (et non pas dans celle du rêve), tout tend vers des finalités infernales, il faut y pratiquer l’art de la consolation, absurde pour les yeux et salutaire pour le regard.

La consolation ne peut être que tragique : par la beauté d’un rêve faire triompher l’âme noble sur l’impitoyable esprit, la vérité métaphorique l’emportant sur la vérité mécanique. « La vérité est noble, et l’image qui la révèle, c’est la tragédie » - R.Char.

Chez tous les tragédiens, c’est une réalité horrible qui constitue la trame du récit ; seules les tragédies tchékhoviennes n’accordent aucun rôle à la réalité, qu’elle soit paisible ou tourmentée. La magie d’un amour, l’extase d’une création, la hauteur d’un rêve, perdant, avec le temps, fatalement, d’intensité ou de sens, et se résumant dans un état proche de l’ennui, - telle est la vraie tragédie des hommes sensibles ; elle est intérieure et point extérieure.

L’homme de la réalité connaît les injustices, les douleurs, les effondrements – il ne connaît pas de tragédie intérieure, que des tracas communs, propres à son rang. L’homme du rêve désincarné porte dans sa chair, fatalement, la honte ; et la vraie tragédie, tragédie d’un solitaire, c’est le déchirement entre le rêve céleste et la honte terrestre. Le hasard du réaliste ou la fatalité du rêveur. Rien de tragique chez Médée, Hamlet ou Phèdre ; la tragédie n’est présente que chez Tchékhov.

Avec cette vision stupide de la tragédie : « Le cas particulier d’injustice, réfutant la domination de l’ordre » - G.Steiner - « The individual instance of injustice that infirms the general pretence of order » - on est, hélas, d’accord avec tous les tragédiens européens, mais contre l’art noble. Heureusement il y eut Tchékhov : « La démonstration socratique de l’unité finale entre les drames tragique et comique est définitivement abandonnée. La preuve en est l’art de Tchékhov » - G.Steiner - « The Socratic demonstration of the ultimate unity of tragic and comic drama is forever lost. But the proof is in the art of Chekhov ». Il n’y a pas de preuves, chez Tchékhov, il n’y a que la langueur solitaire d’un rêve agonisant.

Avoir sous les yeux l’horrible et chercher à le neutraliser par le beau est l’une des tâches de la consolation philosophique. En sens inverse, la poésie s’enivre du beau, sans se dégriser par l’horrible qui en surgit. « Le beau n'est qu'un seuil du terrible » - Rilke - « Das Schöne ist nichts als des Schrecklichen Anfang ». Ou R.Char : « La beauté traverse notre champ radieux et l’allume de notre gerbe de ténèbres ».

Le Beau n’a pas d’alliés : le Vrai est prosaïque et le Bien n’est qu’un fond divin sans forme humanisable. Cette solitude provoque une terreur, qu’il faut domestiquer, pour devenir artiste. « L'épouvante est le propre de l'impression produite par la beauté » - Leopardi - « È proprio della impressione che fa la bellezza – lo spaventare ». Heidegger inverse la chronologie : « terreur secrète devant tout commencement » - « geheime Furchtbarkeit vor der Gestalt alles Anfänglichen », ce que notre époque semble justifier : « Il n'y a plus de beauté que dans le regard, qui va à l'horrible » - Adorno - « es ist keine Schönheit mehr außer in dem Blick, der aufs Grauen geht ».

Le salut : une conscience tranquille, une paisible résignation, une lumière sans tache – toute recherche de ces béatitudes ne peut être que sotte. À son opposé – la consolation : la Vérité des glaces et des ombres, dans l’âme trouble, face aux caresses - souvenirs de la chaleur du Bien introuvable ou étincelles tremblantes du Beau réinventé, réanimé.

Le sage ne cherche de la consolation que pour ce qui est sans espoir. « À des maux sans espoir il a déjà trouvé remède »*** - Sophocle, bien que ce remède soit davantage une drogue ou un placebo.

Les instants les plus exaltants de ton existence : le vague du lointain, l’amour te faisant renaître, la fleur refusant de se transformer en fruit ; d’où cette bonne définition de la tragédie : « Le fruit déçoit, l’amour s’éteint, le temps égalise »* - Swinburne - « Fruits fail, love dies, time ranges ».

Sous consolation, j’entends l’accord harmonieux entre le mystère lointain du Bien et du Beau, face au problème du Vrai proche et écrasant. Mais il est possible, qu’une autre puisse consister à apprendre à vivre du rire ignorant les pleurs. « L’art sera le rire de l’intelligence, comme il fut chez Platon, Mozart, Stendhal » - G.Steiner - « Art will be the laughter of intelligence, as it is in Plato, in Mozart, in Stendhal » - mais laissons tomber l’intelligence…

Non seulement la hauteur de ton regard ne peut pas se substituer à la surface, sur laquelle se peindront tes tableaux, mais, en plus, une terreur mélancolique affleurera d’en-dessous de tes tableaux. « Pas de belles surfaces sans horrible profondeur » - Nietzsche - « es gibt keine schöne Fläche ohne schreckliche Tiefe ». C'est à Macduff (« Horror, horror, horror, tongue cannot name thee ») que répond Hamlet (« words, words, words ») ; et cette mise au même niveau ne date pas d'hier : « Hadès est le même que Dionysos » - Héraclite. Pégase est né du sang de Méduse.

Les beaux esprits vivent la détresse, ce vide en attente d'une musique qui ne vient pas ; les minables vivent de manques, de ces vides, qu'ils remplissent du bruit des actes et des choses.

Le malheur est dans la durée, dans irréversibilité ; le bonheur est dans un instant d’oubli, d’extase, d’abandon. Peindre le malheur est une tâche de la mémoire ; l’image du bonheur se concentre en un seul point, et que seule l’écriture d’art peut reproduire par la création des origines, des commencements sans développement. Des épopées narrent le malheur ; la maxime chante le bonheur.

L’esprit scrute la vie ; l’âme et le cœur sculptent le rêve. L’esprit s’occupe surtout du Vrai ; l’âme et le cœur se fient au Bien et au Beau. Le Vrai vital nous conduit inexorablement vers le désespoir ; le Bien et le Beau inventent des espérances. « Constater dans la vie une mélancolie incurable, c’est achever ce qui te reste de ton soi » - Chestov - « Обнаружить в жизни безысходную тоску значит добить себя ». Le soi connu est un Sphinx, qui renaît dans le feu mélancolique que déclenche le rêve du soi inconnu.

La vie, c’est l’action et les yeux ; le rêve, c’est l’abandon et le regard. Dans la vie on souffre ; dans le rêve on se console. « Ascèse et non berceuse : telle est la vie morale » - Jankelevitch. Laissons l’ascèse à la vie, cherchons la consolation dans la berceuse du rêve à naître, rêve plutôt esthétique que moral.

Le mufle : je lui présente ce qui, en moi, est vulnérable, il ne met même plus de doigts dans mes plaies, il me laisse sur ma croix, aux soins du service de nettoyage social. Le noble : dans le vulnérable, il devinera et me montrera de l'invulnérable. Tant d'espérance pour les organes de mon anatomie mentale devenus talons d'Achille.

La tragédie est l’épuisement fatal de nos mélodies, et la consolation consisterait à transposer une symphonie vitale en un solo, lointain, mélancolique mais fidèle à l’original. « Je crois en vie éternelle, exclame la tragédie ; tandis que la musique est l’idée immédiate de cette vie »*** - Nietzsche - « Wir glauben an das ewige Leben, so ruft die Tragödie ; während die Musik die unmittelabare Idee dieses Lebens ist ».

Le plus grand mérite de Nietzsche est de nous avoir convaincus, que le bonheur peut cohabiter avec le malheur : dans la nature, dans la vie, dans l'art, puisque l'homme entier est dans les axes et non pas dans les valeurs.

Un aveu gênant pour tout artiste : par l'art nous cherchons à rattraper ce dont nous priva la vie.

La vraie tragédie ne réside ni dans le corps qu’on martyrise, ni dans l’esprit qu’on méprise, mais dans l’âme qui agonise. « La tragédie s’accomplit dans les âmes »** - Tchékhov - « В душах совершается трагедия », car le naufrage les attend en vue des Îles des Bienheureux.

Aucune belle espérance ne peut naître du savoir ; seul le créer artistique en promet : « Les beaux-arts sont faits pour consoler »** - Stendhal.

La biologie fait voir et admirer le miracle de la vie, mais aucune science ne nous console de l’horreur impensable de la mort. Seule la philosophie peut nous détacher de la vue du futur, nous enivrer de la merveille du présent, nous consoler par la revisitation exaltante d’un passé réinventé.

Ni le cœur ni l’âme n’ont ni leur logique ni leurs mots ni leurs idées ; ils n’ont que leurs états, allant de la béatitude à la souffrance. La traduction de ces états est la tâche d’artiste ; pour préserver une certaine harmonie, la règle du juste milieu semble y convenir. C’est pourquoi la mélancolie, ce milieu à égale distance des extrêmes, s’y prête le mieux.

La misère matérielle a cette qualité unique de multiplier des mirages, à cause du nombre des choses inaccessibles ; et c’est ainsi, après l’élimination de l’inessentiel, se forment des rêves de l’essentiel. Après l’amour maternel, c’est la deuxième raison de m’attacher à mon enfance.

L’espérance est une haute humilité, tandis que « Le désespoir est l’instant le plus solennel et grandiose de notre vie » - Chestov - « Безнадёжность – торжественнейший и величайший момент в нашей жизни » - ce qu’on gagne en pompe et volume, on perd en divinité et hauteur.

Le désespoir est présent aussi bien dans l’art que dans la vie ; dans l’art on l’ennoblit par un chant, et dans la vie on l’adoucit par la caresse. La caresse extrême – le chant du cygne.

Les éléments et les voix : dans l’eau, le poisson se tait ; sur terre, la bête gueule ; dans l’air, l’oiseau chante ; dans le feu, tout vivant invente son chant du cygne.

À penser, en profondeur, les causes, on néglige de panser, en hauteur, les effets.

L’esprit peut (et peut-être même – doit) être ténébreux, mais le cœur doit être lumineux. Et la consolation, dans les ténèbres, consiste à faire voir quelques rayons de lumière, même éphémère, à forcer l’esprit céder au cœur, se rendre faible. « La plus grande force d’esprit nous console moins promptement que sa faiblesse »** - Vauvenargues.

La consolation, due à l’ignorance, est préférable à celle que nous apporterait le savoir – la platitude calme, la profondeur exacerbe. Seul l’attachement au rêve nous offre une consolation noble et éphémère, trouble en profondeur mais lumineuse en hauteur.

Devenir plus sec – dans ses yeux, ses pensées, ses rêves – telle est la véritable tragédie de l’homme.

Le mérite principal de Dostoïevsky est d'avoir compris, que ce n'est pas une valeur, singulière, univoque et indubitable, qui distingue un homme, mais tout un axe équivoque, dont cette valeur n'est qu'un cas particulier : de chute à salut, d'espérance à désespoir, d'ange à bête. Mais le seul à avoir compris et mis en pratique ce terrible et authentique constat fut Nietzsche. La perplexité et la honte de Dostoïevsky et la noblesse et le style de Nietzsche, la conscience et le talent, mais la même place de la souffrance et de l'art, chez tous les deux.

Ton espérance : au milieu d’une sécheresse, s’aggravant dans le lit de tes torrents d’antan, en pleine perte de ton être dans un néant commun, continuer à croire en hauteur de tes sources. Fermer tes yeux, mais ne pas perdre ton regard sur ton étoile, de plus en plus lointaine.

Ce qui est matériel aboutit à l’ennui ; ce qui est spirituel – à l’angoisse. Pour entretenir une lueur d’espérance, il ne reste que l’inactuel, le rêve. « L’Espérance regarde au-delà du corps et de l’esprit »*** - Valéry.

Consoler, ce n’est pas redonner l’envie des départs dans la vie, mais le goût des commencements dans les rêves. Le désespoir est dans la vie agonisante, l’espérance – dans le rêve renaissant.

Quand l’espérance est perçue comme une promesse, elle pourra servir de consolidation mais non de consolation. « L’espérance anime le sage et leurre le présomptueux »* - Vauvenargues.

Une pensée ne mérite d'être saluée et portée haut que si elle peut être réduite à l'enthousiasme, au soupir ou au sanglot. Les hommes, hélas, se soucient surtout de dévitaliser ceux-ci, en les ramenant, en sens inverse, au bas calcul. « Ne raisonnez pas trop sur votre prière » - Fénelon.

Le rire finira toujours par désespérer ; mais les pleurs ont toujours une chance de nous consoler. « Qui sait pleurer, sait aussi espérer » - Chestov - « Кто умеет плакать, тот умеет и надеяться ».

Pour une tragédie littéraire, il peut y a voir trois fonds possibles : l’historique (le réel), le mythique (l’imaginaire), le lyrique (le rêvé) ; le talent, c’est-à-dire la maîtrise de la forme élégante, justifie l’existence de tous les trois. Mais le contenu d’une vraie tragédie ne peut être que lyrique – la nostalgie des rêves agonisants.

En tant que remède spirituel, toute consolation finit par tuer, dans le temps, toute espérance ; la consolation n’est bonne qu’en tant que drogue euphorisante, entretenant, dans l’espace, l’illusion de l’éternité, mais « la perte des illusions amène la mort de l’âme » - N.Chamfort – d’où la multiplication des esprits et le dépérissement des âmes.

Plus le spectacle du monde, perçu par tes yeux, est joyeux, plus mélancolique est la musique dont ton regard accompagne ce spectacle. Le Beau voisine avec l’horrible, et le joyeux – avec le mélancolique. D’où le devoir de l’artiste d’être homme de l’axe et non pas de la valeur.

Mon cœur, un jour, cessera de battre. Si cette certitude imprègne ma vie, deux sentiments peuvent en surgir : l’absurdité cynique (de l’existence) ou l’espérance lyrique (de l’essence), se moquer de la Création ou faire confiance au Créateur.

La consolation n’est pas dans une paix d’âme, mais dans la fierté retrouvée des passions vécues jadis, dans l’élan vers les étoiles éteintes.

L’essence ou la profondeur philosophiques, pour échapper à la platitude finale, doivent s’acoquiner avec les bas-fonds tragiques de l’existence ; c’est, peut-être, leur seule chance de rejoindre l’incorruptible hauteur.

Une belle, bien qu’éphémère, espérance t’ouvre les portes d’un paradis, qu’il soit artificiel ou authentique. On sait, devant quelle entrée Dante invite à déposer toute espérance, même bien calculée. Ne pas espérer, c’est ne pas/plus savoir aimer.

Pour comprendre le pourquoi est plus éloquent que le comment ; pour sentir, c’est l’inverse. Ah pourquoi Jésus, au lieu de l’interrogation : Pourquoi m’as Tu abandonné ? n’employa pas l’exclamation : Comment m’abandonnes Tu !

La réalité est faite de vérités, et le rêve – d’élans. La perte d’intensité de celle-là – la comédie ; la perte d’intensité de celui-ci – la tragédie. Le philosophe optimiste cherche la plénitude (trop difficile) des deux ; le philosophe pessimiste en voit le vide (trop facile).

La vraie consolation n’est ni morale ni rationnelle, mais mystique : une belle foi se transformant en une idolâtrie résignée, aux rituels ne demandant ni murs ni autels, dans des ruines, ouvertes aux étoiles, éteintes pour les yeux, mais renaissantes pour la mémoire du regard.

Le lieu le plus naturel de la consolation paraît être des ruines (d’un rêve, d’un amour, d’une ambition). Mais elle peut être vécue comme une fête. Les ruines sont un néant, à la place de ce qui fut vécu comme inaugural, majestueux ou sacré. « Les plaisirs de la jeunesse, reproduits par la mémoire, sont des ruines vues au flambeau »** - Chateaubriand.

Je n’ai jamais connu d’imbéciles malheureux.

Les tragédies banales (l’injustice) se terminent mal ; les vraies tragédies (la perte d’intensité des grands sentiments) se terminent bien – par une consolation, épiphane, invisible, volatile – pour l’esprit, mais ravivant - pour l’âme.

Par une espérance irréelle qui s’en dégage, la tragédie est une consolation ; et puisque la belle musique conduit à un désespoir inconsolable, la tragédie est incompatible avec la musique.

Pour une tragédie, le conflit est une trame trop commune, facile et simple ; les crépuscules de la Beauté en sont une grande et belle ! C’est pourquoi Tchékhov est le plus grand tragédien.

L’esprit, objectivement, juge, l’âme, créativement, vit, le cœur, subjectivement, souffre. Le créateur devrait suivre Cioran : « Notre capacité à vivre est fonction du désespoir que nous étouffons ».

L’excellent indice de l’origine de la vraie tragédie qu’en donne le comédien Dante : « Au commencement savoureux, à la fin insipide »*** - « In principio est admirabilis, in fine est foetida ».

Le sacrifice et la fidélité s'associent presque spontanément avec l'amour ou avec la liberté, mais difficilement – avec la souffrance, qui est plutôt la conscience de leur inutilité.

La plus grande liberté consiste en indépendance, vis-à-vis de l’esprit, - du cœur ou de l’âme. Du Bien ou du Beau, vis-à-vis du Vrai. Et donc, cette liberté doit apporter de la consolation et non pas des blessures ou des amertumes. Le philosophe de la liberté, Berdiaev, s’y trompe lourdement : « La liberté apporte la souffrance et une vie tragique » - « Свобода порождает страдание и трагизм жизни ». C’est la vérité, ce produit irréfutable de l’esprit, qui amène ces calamités, qu’adoucissent le cœur ou l’âme.

Ils voient leur désespoir dans l’absence/présence d’un infini, qu’ils ne parviennent pas à valoriser. L’infini des repus et des bavards n’est qu’une blague. Le seul infini métaphysique est dans la distance entre le Bien, ayant notre cœur pour demeure, et les lieux où notre action veut placer Celui-là. Notre plus grand malheur est dans l’extinction de notre regard, de cet élan vers l’inexistant, et qu’adoucit notre noblesse, en suivant ces étapes : la mémoire, la langueur, l’espérance.

La souffrance et la douleur, dues à la condition humaine, frappent, avec la même intensité les délicats et les goujats, et, ce qui est le plus important, provoquent les mêmes conséquences. Aucun culte de ce genre de calamité ne peut apporter quoi que ce soit de positif à n’importe quel homme, aussi évolué ou profond qu’il soit, et aucune consolation ne freinerait notre descente aux enfers. En revanche, la souffrance, liée à l’extinction fatale de nos rêves, n’est connue que des hommes, dont l’âme avait atteint une certaine hauteur ; et s’accrocher aux souvenirs de nos élans de jadis peut servir de consolation, fallacieuse mais noble.

Comme la mort elle-même, ce qui meurt en moi, tandis que je suis toujours en vie, n’est pas une tragédie, mais une extinction irréversible, tandis que la tragédie est un scintillement lointain de ce qui fut jadis une proche lumière, un éblouissement, et qu’une consolation peut encore maintenir en vie.

Pour l’homme mortel, les produits principaux de l’esprit sont une vérité désespérante ou un vrai désespoir. Sans secours de son âme, l’homme est perdu. Mais il y a des fous, qui comptent sur une drôle de perfection de l’âme : « L’âme est parfaite, lorsqu’elle est soumise à l’esprit » - St-Augustin - « Est animae natura perfecta, cum spiritui suo subditur ».

D'un naïf, on cherche à arracher un sourire, et d'un artiste - une larme. Dans les deux cas - l'accroissement d'ambigüités ou d'inconnues de ton arbre. Quand on manie de belles variables, on peut s'attendre à de belles substitutions. Ceux qui ne manient que les constantes, les '+' et les '-', ne méritent ni rires ni pleurs.

Pour ne pas craindre la mort, il faut mépriser la vie ; mais la vie est un miracle admirable ! Seuls les indifférents à la beauté et aux mystères peuvent garder la tête froide face à l’horreur ardente du néant.

Tous les philosophes, indifférents à la recherche de consolations, sont des hommes sans cœur. Chez Nietzsche, la consolation, c’est l’élan vers le surhomme, vers le divin, vers l’inexistant donc – la plus noble des consolations !

Mélodrame : tu quittes ce que tu désirais ; tragédie : ce que tu désirais – te quitte. « Qu’on détourne les yeux et les oreilles de ce qu’on a quitté » - Sénèque - « Oculos et aures ab his quae relinquit, avertat » - et qu’on les dirige sur ce qui nous quitte, c’est la consolation.

La consolation évangélique (surtout celle du Sermon de la Montagne – soifs assouvies, larmes séchées) est misérable. La bonne consolation n’est jamais dans un futur figé ; elle est dans la mémoire vive ou ravivée.

La pitié et la consolation adéquates ne peuvent s’adresser qu’à toi-même ; puisque tu ne sauras jamais la véritable source des chagrins des autres. Ni les amoureux ni les amis n’ont jamais les mêmes chemins, menant à la douleur ou au désespoir.

C’est une soif affaiblie, et non pas un manque de fontaines, qui a besoin de consolation. Ce n’est pas l’esprit, creusant des gouffres, qui te rendra l’espérance, mais l’âme, dégageant ton étoile des nuages qui l’occultaient. « Dans la réflexion se trouve une source inépuisable de consolations » - Novalis - « Nachdenken enthält eine unendliche Quelle von Trost » - qui, rapidement, s’avéreront insipides, tandis que la consolation est retour du goût de vie ou de rêve.

Mon soi connu se reconnaît le mieux dans l’enchantement ; les douleurs sont trop communes pour n’éclairer qu’un seul individu. De plus, la douleur frappe l’esprit ou le corps, tandis que l’enchantement caresse l’âme ; et l’âme sait transformer ses douleurs en élans ou rêves.

Dans le rêve tu te dis : la vie m’accompagne, la mort s’éloigne. Et dans la réalité : « La mort me poursuit, et la vie me fuit » - Sénèque - « Mors mi sequitur, fugit vita ». La morale : fréquenter le rêve plus souvent que la réalité.

La bonne consolation ne s’appuie que sur des images ou sensations désincarnées, impalpables. Tout ce qui porte la pesanteur des promesses, des pensées, des mouvements conduit au désespoir. « L’amertume vient des désirs rélictuels d’incarner quelque chose »* - Mravinsky - « Горечь идёт от остаточных желаний что-то воплотить ».

Les commencements dévoilent tes élans, et les fins exhibent tes adieux ; le seul compromis possible entre eux serait un chant du cygne – nouveauté terrestre, ouverture céleste, frisson funeste ; le commencement comme porte de sortie, la fin comme porte d’entrée.

Peu soupçonnent, que derrière la banalité de la phrase – la vie est tragique – se trouve la définition même de la tragédie, que formula, génialement, Hugo : « La vie n'est qu'une longue perte de tout ce qu'on aime » ! La baisse d’intensité de ce qui, jadis, nous bouleversait. Et la consolation - un regard fidèle, se substituant à une étoile éteinte.

À tout coup reçu, le corps et l’esprit ont des réactions semblables – neutraliser la plaie ; mais le cœur et l’âme devraient ne se soucier que des blessures incurables – l’oubli réussi s’appellerait consolation.

Dans la traversée de la vie, ce qui me manquerait le plus, ce ne sont ni le gouvernail, ni la barre, ni la boussole, mais le scintillement de mon étoile, me permettant de jeter mes ombres vivantes sur tout ce qui est haut ou profond – mes vénérations ou mes naufrages.

L’espoir se tourne vers l’avenir, et l’espérance compte sur le passé ; celle-ci est une victoire de l’âme et du rêve, face à la souffrance, celui-là est une capitulation de l’esprit devant la réalité.

Privée de création artistique, sentimentale ou spirituelle, la vie se fige, dans de plates douleurs ou angoisses. « Tout ce qui est spirituel fut toujours mon anti-vie, mon anesthésique »** - Valéry. Si le remède n’est que spirituel, j’ai peur que l’accalmie ne soit qu’insipidité, engourdissement, paralysie. L'art ou la passion approfondissent la douleur et rehaussent l’angoisse.

L’une des sagesses de la vie : savoir maintenir continu l’axe qui va de la sensation la plus forte, la douleur, à la plus faible, l’espérance.

Par tes incantations aléatoires, éblouissements volontaires ou extases excitantes, tu peux arracher quelques consolations à une vie ou un rêve qui se fanent, mais tu n’arriveras jamais à adoucir le souvenir tragique de leur beauté originaire. « Aucune prière ne fera revenir une beauté sur le déclin » - Nabokov - « Не удержать тающей красоты никакими молитвами ».

Les auteurs tragiques grecs et latins s’adressaient aux héros tourmentés ou aux dieux capricieux (trop de grandes malchances), Shakespeare – à lui-même (trop de grandes malveillances), les Espagnols et les Français – aux courtisans (trop de grandes minauderies), Tchékhov – au seul personnage vraiment tragique, par la hauteur de sa souffrance, - à l’homme sensible, blessé, solitaire, inspirant une pitié ou une compassion.

Le rêve, en entretenant tes meilleures soifs, fait entrevoir l’espérance ; la réalité, en prétendant assouvir tes désirs, ne fait qu’intensifier ton désespoir. R.Char est trop optimiste : « Le réel quelquefois désaltère l’espérance ; c’est pourquoi l’espérance survit ».

Paradoxalement, ceux qui cherchent une paix d’âme ne font que raisonner, dont l’aboutissement – le désespoir – les comble. Ceux qui ont besoin de frissons, les retrouvent dans l’espérance diaphane.

Tes états d’âme, aussi puissants, nobles et éclatants qu’ils soient finissent, fatalement, par perdre, à la fin, de leur intensité et de leur attirance, d’où leur rôle déterminant dans la recherche de tes consolations. Dans ton écrit, tu devrais ne présenter que tes états d’âme initiaux – enthousiastes, admiratifs, amoureux.

La mélancolie naît dans l’âme, mais elle contamine l’esprit, qui se met à fouiller la mémoire, à la recherche de sources, – en vain. C’est peut-être, cet échec qui distingue la mélancolie – de la tristesse.

Dans une mélancolie sans raison perce une tendresse inexplicable, qui est comme le souvenir d’un paradis, perdu et oublié.

Une belle mélancolie accompagne plus souvent les fleurs qui montent que les feuilles qui tombent.

Les excitations, euphoriques ou désespérantes, troublent l’image de ton étoile et en affaiblissent l’attraction. « J’ai préféré la mélancolie qui espère et qui aspire à celle qui désespère »*** - Van Gogh. La mélancolie est l’écho de l’appel de ton étoile, entendu par ton âme dans le silence de ton esprit.

Les déceptions et les extases s’attachent aux événements, aux choses ; mais la mélancolie est la fatalité des âmes nobles.

Mes maximes, sans être ni inoculations ni pommades, ne s’adressent pourtant qu’aux porteurs de malaises incurables ; elles sont plutôt une atmosphère volatile et précaire, qui, l’espace d’un matin, ferait battre plus fort votre cœur ou rappellerait l’existence de votre âme immortelle.

Notre âme sécrète la mélancolie, que notre esprit tente de combattre. Mais l’esprit est commun, tandis que l’âme est personnelle ; nous combattons donc notre genre hapax au nom de l’espèce normative.

La mort de l’espérance est un drame ; l’extinction d’une passion est une tragédie. « Déchu n’est pas l’espoir, mais l’élan même »** - Leopardi - « Non che la speme, il desiderio è spento ».

Tes bonheurs et tes malheurs du passé te servent de lumière et d’ombres ; tu as bien besoin de cette lumière, mais ce sont les ombres de tes douleurs qui t’expriment le mieux. Sans la lumière, on a raison de dire : « La terrible vérité est celle-ci : souffrir ne sert à rien » - C.Pavese - « La tremenda verità è questa : soffrire non serve a niente » - tu as dû éteindre, dans ta mémoire, toutes les étincelles d’un bonheur de vivre.

La pensée, qui te rapproche le plus sûrement de la réalité, est celle de ta propre mort ; donc, évite-la si tu veux exister dans le rêve.

La souffrance abaisse la noblesse, car elle réveille la révolte. Les grenouilles du bénitier pensent le contraire : « Toute noblesse est de souffrir et de résister » - Claudel.

Sous la torture, nous apprit Soljénitsyne, on ne peut que gémir, sans dignité, comme un cochon qu’on égorge, la saleté souillant toute pureté. Rimbaud, en revanche, nous apprend, que les soi-disant torturés, les blasés, entonnent une musique savante, la tête haute, l’âme pure, le regard illuminé. Aucune illumination pour celui qui aurait séjourné dans un camp de concentration ; les ténèbres ne le quitteront plus.

Tes larmes, de chagrin ou de joie, vont tarir – c’est là l’une des origines de la tragédie humaine.

La consolation : constatant une horrible indifférence envahir tes sens, te tourner vers ta jeunesse et ressusciter la fidélité à ses extases ou le sacrifice de ses dégoûts.

De tous les arts, la musique est le seul tourné vers la consolation. « Pour un homme attristé – pas de meilleure consolation que la musique » - Tchékhov - « Музыка - лучшее утешение для опечаленного человека ». On n’a même pas besoin de chagrin : « Dans un tableau je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique » - van Gogh.

La pensée de ta mort réelle est insupportable, étouffante, horrible ; il faut traduire cette pensée en rêve : « Mourir en rêvant ; plus tu rêves de la mort, plus la mort sera un rêve »** - Unamuno - « Morir soñando, sí, mas si se sueña morir, la muerte es sueño ».

La foi en rêve et la patience en vie – deux conditions d’une consolation, appuyé sur un mystère, inexistant et beau, et sur un réel, horrible et flagrant. La musique, souvent, répond à ces exigences. « De la patience et de la foi – et l’inspiration se donnera à celui qui aura surmonté son chagrin » - Tchaïkovsky - « Нужно терпеть и верить, и вдохновение явится тому, кто сумел победить своё нерасположение ».

La stature de mes bonheurs et de mes malheurs est définie par mon regard : je cherche à en comprendre la désolante profondeur ; je tente de les faire affleurer sur une surface calmante ; je les élève dans une vibrante hauteur.

Le besoin d’espérance apparaît avec la sécheresse au front, aux yeux, au cœur. « Rien de plus horrible – les yeux, la bouche, le cerveau – secs ; plus aucune sève, mais ma vie continue »** - Berbérova - « Самое страшное - высохнут глаза, рот, мозг. Не будет никаких соков, а я буду всё ещё жить ». Voici la vraie tragédie, la vraie souffrance.

Dostoïevsky veut être consolateur des autres ; Nietzsche veut rester inconsolé ; je veux être consolé par moi-même, consolateur.

Nietzsche définit bien la tragédie : « Les regards de ma jeunesse et mes mystères les plus chers, c’est vous qui les massacrèrent »** - « Mordetet ihr doch meiner Jugend Gesichte und liebste Wunder », mais se trompe d’assassin, qui n’est ni Wagner ni Schopenhauer, mais le poids du réel.

Sans l’espérance, la souffrance n’est qu’une sombre torture, et la vie se réduit à l’inertie, au hasard, à l’ennui. Mais l’espérance ne germe que chez un homme libre : « Le souci de liberté ne se conçoit que chez un être qui vit encore d'espoir »** - Camus.

Un jour ou l’autre, tout homme est envahi par un désespoir ; le médiocre réagit par l’action ou la résignation ; le sage, ou l’homme du rêve, cherche une espérance – l’esclave ou l’homme libre. « La vraie liberté commence de l'autre côté du désespoir »*** - Sartre.

La vraie espérance ne loge que dans un rêve ; c’est pourquoi perdre toute espérance, c’est se livrer à la seule réalité, c’est-à-dire à la platitude.

Dostoïevsky et Nietzsche imaginent, que pour penser il faille souffrir, se tordre dans des crampes, en appeler aux forces surhumaines ; mais ce qui convient le mieux à cette activité - mécanique, calculatrice – c’est une paisible concentration de la cervelle, comparable au rôle de l’appétit, dans des ripailles rurales. La douleur rehausse les rêves, mais abaisse les pensées.

Il est vain de protéger la vie, c’est-à-dire la réalité, contre la souffrance (das Leben gegen den Schmerz zu verteidigenNietzsche) ; ce combat est perdu d’avance – la douleur est invincible. Il faut défendre le rêve contre son affaiblissement, son oubli, son extinction – donc, contre la vraie tragédie humaine, pour n’en garder peut-être que de la mélancolie.

Le but d’une noble consolation : passer d’un pessimisme réel à un optimisme imaginaire ; mais pour l’atteindre, il faut recommencer à vivre dans le monde, peuplé des plus inaccessibles des rêves et des plus purs des souvenirs.

L’espérance ne libère pas de l’angoisse, et le désespoir est compatible avec une apathique paix d’âme ; ces couples semblent même être inséparables : « L’espérance et l’inquiétude, ou bien le désespoir et la quiétude »** - Boratynsky - « Надежда и волненье, иль безнадёжность и покой ».

La tragédie : après avoir été maître du sublime, glisser vers le statut d’esclave du médiocre. « La tragédie, c’est céder à la platitude »** - Chestov - « Трагедия - уступить обыденности ».

Avec l’âge, on gagne en lumières communes et perd en ombres individuelles. La tragédie est dans la faiblesse sentimentale des ombres et dans la force d’une lumière mécanique. Le salut est dans la vénération des ombres.

La grâce est prérogative de la jeunesse ; ensuite, entre en jeu la pesanteur, qui provoque des chutes d’intensité, d’enthousiasme, d’éclats, des pertes de hauteur. S’effondrer dans la platitude terrestre est irréparable ; pour l’éviter, la seule échappatoire, c’est tourner son regard sur le premier séjour de la jeunesse – une hauteur où naissaient des sentiments, des créations, des fidélités. La consolation, c’est retrouver dans ce regard – des échos de ce qui est regardé.

La médiocrité et la paix d’âme peuvent durer, mais ce qui est grand chez l’homme – l’intensité d’une passion, la hauteur d’une création, la pureté d’une noblesse – ont une existence courte et ont besoin d’une consolation, pour qu’on leur reste fidèle en puissance. C’est la source même de la vraie tragédie. « Le sens de la tragédie – la brièveté d’une vie héroïque »*** - G.Steiner - « The sense of the tragic : the shortness of heroic life ». L’héroïsme, c’est la fidélité à la hauteur.

Nietzsche, dans sa grande souffrance, cherchait, lamentablement, du respect et de l’estime ; la pitié l’insultait ; son aristocratisme y devenait petit-bourgeois.

Là où la vie réelle désespérante dit C’est la fin, mon rêve, à la recherche d’une consolation, dit C’est un commencement et une espérance.

La clarté met à nu le désespoir réel, elle fait s’épanouir des pensées noires ; des espérances diaphanes attendent l’obscurité, où point le rêve. « Mes espérances, je les dois à la nuit »** - Cioran.

La douleur, tôt ou tard, nous frappera, tous. Il faut être idiot, pour suivre la direction, préconisée par Aristote : « Non le plaisir, mais l’absence de douleur, que doit chercher le sage ». La voie épicurienne est plus sensée, mais je leur préférerais, à toutes les deux, des sentiers non-battus, menant au rêve, même si, au bout, m’attend une impasse. On ne se console d’une douleur réelle ni ne devient esclave des plaisirs communs que par un regard sur le rêve non-éteint.

L'équilibre de Goethe, l'héroïsme beethovénien, c'est juste bon pour passer quelques soirées de velours ou de morgue, mais c'est l'immense frisson éperdu de Nietzsche, honteux devant ses déroutes en poésie et en musique, qui me met dans une véritable tonalité artistique, celle d'une débâcle finale, belle et horrible.

L’arbre de vie dans ton imaginaire tragique : dans la jeunesse – une cécité face à tes racines, une floraison dans ton intérieur, les fruits poussant à l’extérieur et consommés pour entretenir la vie réelle et obscurcir des souvenirs de tes fleurs, de tes rêves éphémères. La consolation : devant tes yeux fermés – résurrection des pétales.

Toute fuite devant une réalité bien portante, vers un rêve agonisant, est signe de faiblesse, mais son culte apporte la plus pure des consolations.

Le Phédon est, peut-être, le plus beau livre sur la consolation, vue comme rencontre de la douleur et du plaisir. Mais pour Socrate les convives sont la mort et la sagesse, tandis que ce devaient être le bonheur évanescent, dont la jeunesse se ranime par un regard, caressant et ressuscitant.

Les soucis sentimentaux, médicaux, vitaux accablent avec la même acuité, qu’on soit un plouc ou un sage ; les incantations stoïciennes n’offrent aucune défense contre cette fatalité, puisque la vie, son support, nous dote de mêmes organes bien fragiles. Heureusement, notre existence a une seconde facette, cette fois d’origine divine, - le rêve ; ici, tout est personnel, tout est dans les commencements créateurs, tout est défi à la souffrance et, plus généralement, à la tragédie.

Aucun raisonnement ne peut soulager le désastre de l’atterrissage de tes rêves ; mais le contraire du raisonnement est la fidélité aléatoire de ton regard sur ton étoile évanouissante. « Les dés te consolent » - Sénèque - « Alea solacium fuit ».

La consolation est toujours un défi à la vie réelle. Ce qui est faux dans la réalité : « Chagrin est bref, bonheur est éternel » - Schiller - « Kurz ist der Schmerz und ewig ist die Freude » - la consolation l’impose au rêve.

Les instants de bonheur – sentimental, créatif, visionnaire –, il faut les déposer en hauteur, inaccessible aux actes et même aux pensées. Ainsi, ils serviront de points d’espérance, le jour où ce bonheur aura faibli. La hauteur protège contre les déceptions, qui sont le lot des avidités terrestres.

C’est seulement en vue d’une mort imminente qu’on doit faire taire son âme enténébrée, dispensatrice de folles espérances, et laisser agir son esprit lucide, porteur du désespoir final. Et je comprends Don Quichotte, sur son lit de mort, regretter surtout ses lectures de livres de chevalerie et faire graver sur sa tombe ces mots : « Mourir sain d’esprit et vivre fou d’âme »** - Cervantès - « Morir cuerdo y vivir loco ».

En philosophie, tant de nouveaux diagnostics et remèdes, mais la place de la douleur - réduite en peau de chagrin.

Aucun discours, ni scientifique ni poétique ni philosophique, n’apporte à ta conscience le moindre indice intelligible de l’immensité pétrifiante de ton passage au trépas. Tout ce que tu formules la-dessus ne peut être que du bavardage ; tu pleureras et immortaliseras la disparition de ceux que tu auras aimés, tu ne profaneras pas la tienne par des simulacres d’idée, d’image, de musique ou de sentiment. Les tentatives obsessionnelles de Heidegger et de Cioran de rapprocher la mort abstraite et les vagues notions de l’être (ou de l’existence) n’apportent ni lumières ni ténèbres crédibles.

L’esprit borné suit la voie rationnelle, et, au bout, parvient, inexorablement, à un désespoir ; l’âme ouverte écoute un appel irrationnel, source de rêves et de tragédies, et s’ingénie d’en garder une espérance. Vu sous cet angle, le vrai contraire du désespoir n’est pas l’espérance éphémère mais la tragédie palpable. « Un esprit délié répugne à la tragédie et à l’apothéose » - Cioran – un tel esprit serait plutôt animalier que délié ; un esprit noble apprécierait aussi bien la finitude elliptique que l’infini hyperbolique !

Mes attentes vivent dans le réel, mes espérances – dans l’idéel. L’insuccès, dans les premières, amène des déceptions, dans les secondes – des tragédies. Et puisque mon essence est dans l’idéel, elle ignore les déceptions, cette essence des hommes pragmatiques.

Tout compte fait et malgré beaucoup d’objections valables, le progrès en philosophie est possible. La meilleure preuve en est sa pénétration par une haute poésie et par une profonde souffrance, ce qui fut ignoré dans l’Antiquité et timidement annoncé par quelques balbutiements à l’ère classique. Le bavardage abscons, autour de la vérité et du savoir, finit par ennuyer ceux qui prônaient la musique, lyrique ou tragique, du langage.

Un héros, périssant par la perfidie des autres ou pour accomplir sa propre destinée, - n’importe quel macchabée, sans exploits ni cabales, peut prétendre à ce titre ronflant et honorifique. La tragédie n’arrive qu’à ceux qui vécurent un rêve lumineux et en vivent une fatale éclipse ; le héros est celui qui en fait renaître une étincelle d’espérance.

Jadis, être intellectuel voulait dire morigéner et récriminer. De nos jours, on reconnaît un bon intellectuel par son aveu, que jamais les choses extérieures n'allaient aussi bien. Et sa bile, par une macération morbide d'un ressentiment factice, coule désormais vers l'intérieur. Être raté, c'est ne pas savoir endiguer sa rate dolente.

L’irréparable dans la vie demande du courage lucide d’abandon ; l’irréparable dans le rêve se redresse par la consolation, par la fidélité aux chimères.

Dans chaque extase le pessimiste voit une angoisse sublimée ; l’optimiste trouve dans chaque angoisse un prétexte pour s’extasier.

L’ennui guette celui qui regarde trop les autres ; le désespoir s’installe chez celui qui se regarde trop soi-même. Quand ces deux calamités se rencontrent, chez la même personne, on devient geignard, scrogneugneu, grognon – bref, on devient aussi ennuyeux que les autres.

Ma mélancolie des commencements est le contraire exact de leur mélancolie de la fin du monde.

Dans les péripéties humaines, tout peut être réduit au jeu, sauf le sens tragique. Celui-ci est ignoré par le Français moyen, dont la vie se joue comme un vaudeville permanent. Les jeux les plus subtils peuvent être tragiques ou comiques, d’où la mélancolie russe ou la jovialité italienne.

À chaque élément du monde – Feu, Air, Terre, Eau (l’ordre est d'Empédocle) – me lie un frère malheureux : Sphinx (avec le goût des cendres), Icare (avec sa chute programmée), Dédale (avec ses impasses), Narcisse (avec une noyade si proche).

Je n’ai connu que des succès majeurs et des échecs mineurs ; les premiers, invisibles, ont nourri mes rêves ; les seconds, criards, ont empoisonné ma vie.

Pour ne pas être terrorisé par la pensée de la mort, il faut être mouton ou robot ; les philosophes académiques contribuent à la prolifération de ces races.

Le Commencement d’un rêve (qui n’est pas Verbal) et la Fin d’une vie sont les moments les plus intenses. Je place la caresse (l’espérance) dans le premier ; la seconde (le désespoir) est résumée par ce gémissement évangélique, qui ne sonne tragiquement qu’en allemand : Es ist vollbracht (Bach y apporta un effet musical insurpassable).

La plupart de ceux qui veulent nous émouvoir par le récit de leur désespoir ne font que refléter les tracas de digestion, de virilité et de système nerveux. Ne réussissent les tableaux désespérants que les aristocrates bien-portants.

Tous les grands philosophes révèrent d’écrire un livre de consolations ; aucun ne réussit, car, au lieu d’adoucir la tragédie des rêves, ils s’attaquaient aux amertumes des tracas réels ou à la béatitude d’une vie d’au-delà.

Le salut est affaire des fanatiques ; les doux se contentent de la consolation.

Même les plus orgueilleux des ratés ne peuvent pas renoncer à l’attente du succès. Le remède de ce prurit de reconnaissance serait-il l’anxiété en toute circonstance, qui égaliserait l’échec et la réussite ?

Il faut être très lucide sur la terrible déchéance, sentimentale ou intellectuelle, qui nous guette, pour comprendre ce qu’est une vraie consolation.

Une belle musique ne fait qu’enténébrer les inconsolés ; elle n’est qu’une tentative de consoler, toujours ratée ; mais elle t’invite à chercher des consolations ailleurs que dans les sons lumineux – peut-être dans les souvenirs des belles ombres.

Dans la vie, l’enfer est personnel et le paradis – collectif. Dans le rêve, c’est l’inverse. C’est pourquoi je m’occupe davantage de l’espérance paradisiaque que du désespoir infernal.

Dégoût de la vie ou délivrance par le suicide – deux sujets, deux insanités des aigris ou des maniérés à courte vue et à méchante cervelle. La vie doit être épicée par le rêve, et le suicide – écarté aux pacifiques consolés et réservé aux combattants désabusés.

Il est assez facile de tenir tête à ce qui est, il suffit souvent de lui passer outre. C'est ce qui n'est pas qui m'atteint et me blesse. Souffrir pour ou par ce qui est avilit le compagnon de l'irréel que je suis.

Chasser le réel de tes soucis, telle devrait être ta première réaction face au désespoir ; le désespéré doit se réfugier dans le rêve. « Se débarrasser de la réalité, c’est ce qui console. L’espérance n’a sa place que chez l’inconsolé »** - Adorno - « Das Tröstliche – dem Dasein sich abzutrotzen. Hoffnung ist am ahesten bei den Trostlosen ».

De prime abord, on s’imagine que la musique ou la passion devraient servir la cause de la joie ; or, on constate que, lorsqu’elles sont grandes et belles, une mélancolie en constitue le noyau, le sens et le but.

La tragédie, ce n’est pas l’intensification de tes chagrins, mais le ramollissement de tes emballements.

Le contraire de la consolation, c’est l’indifférence, le contentement de ton paisible état, l’oubli que tu as besoin d’être consolé. L’inquiétude pour un rêve évanescent doit t’accompagner dans toute paix d’âme.

La lente et inexorable montée du désespoir dans la vie réelle devrait réveiller la furtive espérance, c’est-à-dire une consolation par un souvenir d’un rêve endormi. « L’espérance est un mouvement de l’âme qui témoigne du plus profond désespoir quant à l’état réel des choses »*** - Baudrillard.

Épicure, Lucrèce, Sénèque, Boèce portent le sens tragique de la vie et, donc, se penchent sur la consolation. Chez les modernes, on ne trouve le besoin de consoler que chez Tchékhov. Le doute trivial de Descartes, le désespoir géométrique de Spinoza, l’absolu galimatieux de Hegel occupent, aujourd’hui, les esprits privés d’âme.

La philosophie est affaire de l’âme ; et celle-ci y est plus un outil qu’un objet. L’objet est fourni par les confrères de l’âme – le cœur et l’esprit. Le cœur est sensible au caractère tragique d’une vue de rêve ; il appelle le philosophe à chercher des consolations. L’esprit abstrait se réduit aux domaines de ses manifestations, ce qui nous conduit aux interrogations sur la place du langage dans un discours.

La seule foi opératoire est celle qui naît de retrouvailles avec un rêve évanescent – credo quia consolans. Rien de surnaturel dans cet objet de culte.

Si, jamais, un déçu rêva, il rêva mal. On ne console pas les déçus du réel, on ne console que les fidèles du rêve.

La misère et la solitude me poursuivirent en mon enfance comme en ma jeunesse. Mais il fallait consoler ma mère, dont le malheur fut beaucoup plus vaste et incurable. Le bon Sénèque, avec le stoïcisme de sa lettre à sa mère, m’aida. Je l’imitais : « Car même sans pouvoir empêcher tes larmes couler, je serais parvenu à les essuyer » - « Cum lacrimas tuas, etiam si supprimere non potuissem - abstersissem ».

Dans la réalité, tu souffres et tu apprends le b-a-ba de la future profondeur de ton savoir ; dans le rêve, tu t’épanouis, tu découvres l’éternelle hauteur de ton valoir. « Le malheur, c’est un bon lycée ; le bonheur – la meilleure grande école » - Pouchkine - « Несчастия - хорошая школа. Но счастия - лучший университет ».

L’espérance naît non pas d’une promesse de ton avenir réel, mais de la réanimation du passé de tes rêves. « Tant que le cœur conserve des souvenirs, l'esprit garde des illusions »** - Chateaubriand. D’une mémoire complice sort la consolation, illusoire mais la seule crédible.

Sur l’axe vertical, tout séjour aux extrémités s’achève dans une débandade : toute profondeur finira par affleurer, lentement, à la platitude ; toute hauteur finira par te précipiter dans une chute, dont le seul bénéfice notable est le vertige de la vitesse ; la première te permettra de garder ton orgueil, la seconde – de garder l’espérance.

La consolation est la réanimation ou la résurrection d’un rêve sur le déclin, c’est-à-dire réduit à une mémoire. Consoler est donc presque le contraire de vivre : « Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir »** - R.Char.

Dans les tragédies européennes, antiques ou modernes, les victimes adressent aux bourreaux, aux rois, aux ennemis les discours ampoulés, qui ne valent pas celui, humble et fou, que, dans la Cerisaie, Tchékhov adresse à une armoire.

Tu es soumis au désespoir, puisque tu ne quittes que rarement le réel, ce producteur de tes détresses. Ton refuge, ce sont tes rêves que tu matérialiseras dans tes mots ou tes notes. « Mes partitions viennent de mes perditions »** - Beethoven - « Ich schreibe Noten aus Nöten ».

Une grande beauté te promet le bonheur, ensuite te saisit d’angoisse et enfin te fige dans la tragédie. C’est pourquoi il faut te contenter de promesses impossibles, d’espérances inventés, de commencements.

Ce n’est pas le temps implacable et irréversible qu’il faut appeler de s’arrêter, mais le souvenir d’un rêve qui ne dura, peut-être, qu’un instant, mais qui ressuscite l’espérance.

J’aimerais, que ma parole soit sensible comme une voix, et que ma voix soit aussi intelligible qu'une parole, au point de renverser la distribution de rôles aristotélicienne : « La voix sert à signifier la douleur, et la parole existe en vue de manifester l'utile ».

Vivre rien que de ton regard, sans recours aux objets, sur lesquels il se poserait, et qui sont, en soi, toujours gris ou fortuits. Rêver des belles couleurs, qui se valent dans le noir, - pour produire du chaos sentimental ou de la musique d'auteur.

L’âme tend vers l’ambroisie bienheureuse, mais l’esprit y verse du venin du désespoir. Mais puisque la souffrance accompagne tout breuvage vital, la sagesse consisterait à trouver un bon dosage, qui ferait du poison – un bon remède.

Le lieu le plus naturel de la consolation paraît être des ruines (d’un rêve, d’un amour, d’une ambition). Mais elle peut être vécue comme une fête. « Les plaisirs de notre jeunesse, reproduits par notre mémoire, ressemblent à des ruines, vues au flambeau »*** - Chateaubriand.

Nos pensées et nos actes sont loin de rejoindre l’infinie beauté du monde ; nous ne participons à celle-ci que par nos rêves, toujours mortels, toujours à fins tragiques. « On ne peut pas préserver la beauté, et c’est la seule affliction du monde »** - Nabokov - « Красоту нельзя удержать, и в этом единственная печаль мира ».

On peut combattre la souffrance venue de l’extérieur ; la souffrance intérieure est invincible, car son foyer, un rêve expirant, ne peut qu’être consolé, sans apaiser la souffrance elle-même. « La consolation est un étrange état d’âme qui laisse subsister la souffrance, mais élimine la souffrance de la souffrance »*** - G.Simmel - « Der Trost ist das merkwürdige Erlebnis, das zwar das Leiden bestehen lässt, aber das Leiden am Leiden aufhebt » - élimine le désespoir.

La beauté qu’offre la nature, ou la gloire, que t’offre la société, peuvent faire redresser ta tête, mais non pas ton cœur, où résident tes rêves faiblissants. Les cœurs fragiles ne sont consolés que par les âmes agiles.

La vraie consolation ne s’adresse pas à celui qui souffre dans le réel (l’inconvénient de tous), mais à celui dont le rêve, jadis ardent, devient tiède (la tragédie des rares).

La débâcle se produit sur les chemins terre-à-terre ; les attirés par le large subissent le naufrage. Il faut pratiquer la résignation sur les premiers et chercher une bouteille de détresse – sur les seconds. L’humilité devant la force perdue du loup ou le pathos des derniers mots scellés, du chant du cygne.

Toutes les tentatives épicuriennes ou stoïciennes de conjurer l’angoisse face à ta mort sont vouées à l’échec. Aucune consolation par un rêve retrouvé, aucune résignation par un esprit capitulard, aucune fierté des souvenirs d’un cœur généreux, aucune pénitence des bras fautifs, aucune étendue d’une âme créatrice, aucune surabondance de la foi – rien de noble, rien de vrai, ne peut te garantir un paisible trépas.

Les consolations adressées à ta vie sont de brèves anesthésies, sans aucun suivi, sans aucune thérapeutique. Les consolations doivent se tourner vers ton rêve anémique, en revitalisant les illusions dont te nourrissaient les yeux fermés et le regard tourné vers les étoiles. Dans la vie, on t’injecte des placebos communautaires ; dans le rêve, tu bois des élixirs revigorant tes élans solitaires.

Plus qu’en moi-même, mon rêve est dans l’élan vers une cible, inaccessible et indicible, que j’appelle mon étoile ; et la consolation consiste à rendre à cette lumière lointaine et faiblissante un peu de son éclat d’antan et à mes ombres – un peu plus de consistance.

Une fois le rêve éteint, on se suicide pour éteindre la réalité. La pensée du suicide est une mauvaise consolation, la bonne relève du travail de Phénix – chercher à rallumer le rêve au milieu des cendres.

Le tragique est hors de la morale, ce résident du cœur ; donc, pour un auteur tragique, suspendu sur l’état de son âme, être au-delà du bien et du mal, est une attitude naturelle. Les moralistes classiques n’avait aucun sens du tragique.

La consolation n’est pas un remède pratique contre un malheur réel, au présent, mais un réveil magique des symptômes d’un bonheur éphémère, au passé.

La tragédie classique : le mal triomphe du bien ; la tragédie dostoïevskienne : le mal se faufile dans toute œuvre du bien. Vinrent, enfin, Nietzsche et Tchékhov, pour se mettre au-delà du bien et du mal, et placer le tragique non pas dans l’éthique mais dans l’esthétique. « Vous, spectres de ma jeunesse ! Vous, tous les regards d’amour, regards divins ! Ah, comme votre mort fut si soudaine ! »** - Nietzsche - « Oh ihr, meiner Jugend Erscheinungen ! Oh, ihr Blicke der Liebe alle, ihr göttlichen Augenblicke ! Wie starbt ihr mir so schnell ! ».

Les objets de tes désirs sont immatériels et n’offrent à ta sensibilité qu’une enveloppe, une espèce de peau qui ne demande que d’être caressée par tes rêves. Le drame survient lorsque cette peau y devient moins sensible à cause soit de la pesanteur terrestre, qui t’abaisse, soit de la grâce céleste, qui te quitte. C’est ici qu’apparaît le besoin d’une consolation philosophique qui, contrairement à toutes les autres se tourne non pas vers l’avenir mais vers le passé.

Au-dessus du flux temporel, le seul pont à bascule, reliant la vie au rêve, s’appelle, sur la première rive, désespoir et, sur la seconde, - espérance. On se rend sur la première, en se plongeant dans le présent sans pitié ; on débarque sur la seconde, en navigant sur le souvenir d’un passé sans ironie, mais le séjour prolongé sur la première semble inévitable. « Pour devenir optimiste, il faut avoir vécu et vaincu un désespoir » - Scriabine - « Чтобы стать оптимистом, нужно испытать отчаяние и победить его ».

C’est la nostalgie du passé et non la souffrance au présent qui t’appelle à chercher une consolation ; la vraie souffrance est inconsolable, la raison étant sans pitié, mais la nostalgie peut se transformer en mélancolie, par réanimation du rêve d’antan. Mais La Rochefoucauld les confond : « Nous nous consolons souvent par faiblesse des maux dont la raison n'a pas la force de nous consoler ». - il est trop optimiste.

Ne plus savoir ni rire ni pleurer – l’origine de la nostalgie. Ne pas avoir assez ri ni pleuré – l’origine de la mélancolie. La seconde, guérissant la première, - la consolation.

La consolation que je cherche serait une résurrection plutôt qu’une guérison. Magnifique sous forme d’un Verbe, d’un tableau, d’une Passion musicale, et néant – dans la réalité.

Dans ta jeunesse, tu te consoles surtout de petits tracas, liés à la malchance ou l’injustice extérieures. À l’âge mûr, tu te consoleras de tes propres rêves évanescents.« L’essentiel, faire de beaux rêves ; n’en plus faire que de mauvais, voilà vieillir » - A.Suarès.

La hauteur consolante est une grâce, un état d’âme suspendu, évitant toute pesanteur terrestre. Irréductible ni aux mots ni aux idées ni aux images. Mais ce serait aussi la définition de la musique. « La musique aspire à retourner à l’état incertain, dans lequel se concentre une vie blessée » - Sloterdijk - « Die Musik strebt in den Schwebezustand zurück, in dem sich das verletzte Leben sammelt ».

Si le bon Dieu et le diable se réfugient dans les détails du parcours, l’Ange, lui, inspire l’essence des commencements, la musique sans finalités, la mélancolie ou la tragédie d’une sainte solitude. « Toute la musique de Bach est une tragédie angélique » - Cioran. La mélancolie est de Mozart.

Les idées ne consolent pas ; ne consolent que les rappels des rêves. « La brève saison des idées, le long trajet vers la sensation, suffisamment ponctué de saveurs, pour qu’on y trouve de quoi se consoler »** - R.Debray.

Les rêves se délavent comme les couleurs d’un tableau ou les empreintes, laissées dans notre âme par un beau livre. Le salut, ou la consolation, c’est de réduire tes impressions à la seule musique, qui semble être la seule à échapper à l’usure par le temps. Et tu appelleras le lieu qui accueille cette musique – ton étoile.

Les souffrances, causées par la cruauté, l’injustice ou la malchance, peuvent se classer dans la catégorie des faits divers, pouvant accabler n’importe qui. La vraie souffrance ne frappe que les têtes rêveuses, créatrices, nobles, à l’instant d’aplatissement du sens de leur vie.

C’est la cohabitation forcée de la prose de ton existence avec la poésie de ton essence qui est à l’origine de tes tragédies : l’étouffement du souffle du rêve par les miasmes réels, l’étoile de tes aubes occultée par les ténèbres de tes crépuscules, les mélodies de ton âme brouillées par la monotonie de ton esprit. La consolation – des retrouvailles avec tes commencements essentiels, le détachement de tes fins existentiels.

Il faut occuper les cellules les plus vivaces de notre mémoire avec des traces de nos états d’âme enthousiastes, au passé. C’est avec ces traces qu’il faudra, un jour, remplir le vide envahissant du présent, et ainsi nous éloigner de l’angoisse, nous consoler.

L’âme de châtelain doit persister dans les ruines de l’esprit. Elle se nourrit de ton regard, fidèle à ton étoile inextinguible ou réanimateur de ton étoile éteinte. Que l’esprit garde les sous-sols solides et que l’âme aspire au scintillement fragile au milieu des ténèbres.

Ce n’est pas le malheur dans la réalité d’aujourd’hui que tu dois chercher à consoler, mais le bonheur d’un rêve d’antan, qui perd de son intensité.

L’état du monde doit n’inspirer, dans le pire des cas, qu’une nostalgie ; la tragédie ne devrait apparaître que du regard sur l’état de ton propre soi inconnu, état dégradable et souvent irréversible.

Avec tes souvenirs nostalgiques, deux démarches respectables : les ensevelir pompeusement ou les embellir humblement – se désoler ou se consoler.

Habités surtout par le réel, les hommes succombent au désespoir ; même Valéry voyait le but suprême de l’artiste dans le désespérer. Tourné vers le rêve du passé, le poète rencontre l’espérance du présent.

Pour une cohabitation palpitante entre l’espérance et le désespoir – rêver son être et vivre son devenir.

Que la vraie espérance surgit d’un bon rappel de tes rêves d’antan, fut bien compris par Michel-Ange : « Dieu a donné une sœur au souvenir et il l'a appelée espérance »*** - « Dio ha dato una sorella al ricordo e l'ha chiamata speranza ».

La bête, en toi, ne quittant jamais le réel, t’accable et te désespère ; ton ange, réfugié dans le rêve, est messager de l’espérance. « Chaque homme a son ange, qui suit tous ses pas, qui le console et le soutient » - A.France.

Seuls les plus obtus des philosophes, les spinozistes, promettent de la joie, qui consisterait en connaissances. Dans l'insipide jungle moderne, l'Ecclésiaste bureautisé déracina toute libido sciendi, toujours solitaire, tandis que le nom même d'Ecclésiaste désigne celui qui prêche à la foule. On a beau placer son Golgotha au milieu du jardin d'Éden, - la croix ou le pommier - c'est la rencontre des crânes et le divorce des désirs. Dans l'arbre du rêve, le savoir est ce qui en soude les branches ; la douleur - ce qui amène la sève et colorie les fleurs. Tout ce qui n'est pas tenté par la hauteur d'arbre est teinté de platitude.

Le regard sur le passé enjolive le réel et rehausse l’idéel, ce qui, au présent, te rend nostalgique ou mélancolique, avec un réel affaissé ou un idéel abaissé. Flacon frelaté ou étiquettes muettes. Et tu t’adonnes à la sobriété d’un désespoir ou à l’ivresse d’une espérance.

Ta nostalgie : tu veux partager l’élan, le ton, les sujets qui animaient ta jeunesse ; tu veux revoir les visages de leurs témoins ; sans miroirs à ta portée, tu te mets facilement dans ta peau d’antan, ce que tu ne peux pas faire avec les visages, fanés ou morts, des autres. Au lieu des retrouvailles, collectives et joyeuses, tu vis une dévastation, solitaire et ténébreuse.

La gamme de tristes mélodies, plutôt que d’hymnes triomphales, se prête à l’expression d’un extrême bonheur (les yeux tristes d’Aragon) . « Je suis un lâche, je ne puis supporter la souffrance d’être heureux » - Keats - « I am a Coward, I cannot bear the pain of being happy ». À tout ce qui est plus grand que toi, tu ne réponds pas par des rires de contrition, mais par des larmes de vénération.

Les tragédies de l’esprit sont communes, universelles ; seules les tragédies de l’âme méritent leur nom. La pensée du désespoir ou la musique d’espérance. « Les plus lumineux de nos chants viennent des plus sombres pensées » - P.B.Shelley - « Our sweetest songs are those of saddest thought ».

Même après la chute de tes rêves tu peux garder la hauteur, et ce sera une amère tragédie ; mais si tu perds tes ailes, si tu descends sur terre, ce ne sera qu’une douce comédie. « Le temps diminue l’intensité des plaisirs absolus et accroît les plaisirs relatifs » - N.Chamfort.

Tous ceux qui projetaient des chemins du salut, pour l’humanité consentante, finirent dans les affres des impasses. Ils auraient dû se contenter de consolations solitaires, qui résident, toutes, dans tes commencements, dans ton regard immobile sur ton étoile immobile, dans ton élan immobile.

Ton esprit est la lumière commune, dont ton âme projette des ombres individuées, auxquelles ton cœur apporte de la chaleur – ce tableau résume la source de ton rêve. Un jour, aucun aliment terrestre n’entretient plus la lumière de ton esprit, et la tragédie, c’est la nuit sans aucune lumière. Mais tu ne vis que de la nuit. Et tu te mettras à rechercher des aliments célestes que t’offrira ton étoile.

Taedium vitae finira par éteindre toutes les lumières, toujours communes, de ton esprit ; gaudium somniorum embellira les ombres, toujours uniques, de ton âme.

La vie et le rêve : dans la vie, la seule tragédie, c’est ton trépas ; dans le rêve, la tragédie accompagne toute extinction de tes étincelles, toute perte d’intensité de tes émotions, tout affaissement de ta créativité. Donc – pas trop de gémissements dans ta vie, pas trop de béatitudes dans tes rêves !

Il est plus facile de désavouer les fondements d’une euphorie que ceux d’une panique. Il vaut mieux s’en prendre au plus difficile et chercher des consolations dans l’obscure hauteur plutôt que des démonstrations dans la profondeur transparente.

Au royaume des rêves, la consolation est lyrique et finie ; elle est tragique et infinie au royaume du réel. Dans le premier, on dit au-revoir au rêve évanescent et appelé à renaître ; dans le second, on dit adieu à la vie qui s’arrête sans répit. Le rêve est fait de commencements ; la vie ne quitte pas des yeux - la fin. Mais dans les échecs, la nature de la consolation s’inverse : tragédie pour le rêve, elle n’est que déception pour la vie.

L’étrange absence du rêve, dans les panoplies littéraires, de l’Antiquité à l’époque romantique. D’où l’absence concomitante du tragique ; celui-ci naissant de l’anémie grandissante des rêves. Le XIX-me siècle est le seul à comprendre ce qu’est une vraie tragédie.

Dans l’âme de mécréant, que je suis, le rêve occupe la place que le croyant accorde au paradis, le refuge ou la destination de l’espérance. Dans l’esprit, où sévit le réel, éclot le désespoir, l’anti-chambre de l’enfer. « Tout lieu serait enfer, s’il n’est le paradis » - Ch.Marlowe - « All places shall be hell that is not heaven ».

Dans ta recherche d’admirations juvéniles, tu comptes trop sur les aliments ; et lorsque tu comprends que les excitants auraient été plus vitaux pour préservation de tes rêves, il est souvent trop tard. « Tout s’affadit : aliments et rêves »*** - Cioran.

Par ses caresses, la belle Hélène, la reine, ravit l’âme au premier Faust (celui de Ch.Marlowe), et l’on y découvre une vraie tragédie – l’incapacité soudaine de rêver, d’être artiste. La rustique Marguerite du second Faust (celui de Goethe) lui évite la tragédie, en le vouant à la banalité de l’éternité et du mal réels.

La ligne de partage la plus profonde sépare les rêveurs des hommes d’action, et c’est la nature de leurs angoisses qui en témoigne le plus éloquemment : les actifs narrent le sens tragique de la vie, les rêveurs chantent le sens tragique du rêve.

L’ange tombe à cause de l’impitoyable temps, qui fait perdre de l’impondérabilité dans une hauteur non-éternelle.

En quête de consolation, tu devrais, au lieu de chercher un rétablissement d’un rêve agonisant, te rappeler, simplement, que la vie est un miracle, rétablir l’entente entre les yeux ouverts et les yeux clos.

L’état d’âme, le plus efficace contre le désespoir, je l’appellerais - docte inconscience. Plus tu t’occupes des connaissances universelles ou de ta propre conservation, plus vulnérable tu seras face à l’angoisse existentielle.

Des miasmes désespérants ne peuvent venir que d’un cœur trop enflammé ou d’un esprit trop glacial, jamais – d’une âme pure et ardente. Mais qui encore a une âme ?

Le toit troué, au-dessus de mes jours consumés, m'ouvre à la lumière des étoiles, à l'illusion de l'infini, accueillant mon souffle. Le sol alourdit ce souffle, les murs le coupent, les fenêtres l'emportent vers des horizons trop bas. Il vaut mieux enfumer le ciel plutôt que ne pas du tout frayer avec lui. Ne pas m'enfumer avec de la cosmétique, parfumer le cosmos.