VÉRITÉ

Aucune bannière ne rameuta autant de zélateurs dévoués que celle de la vérité. Et aucune meute ne fut aussi dense en imbéciles. Impuissants en beauté, impénétrables au mystère, incapables de bonté, ils se rabattent tous sur la vérité, vaste cloaque, où des vérités éternelles sont broyées en compagnie des vérités de ce jour. De timides ou de fiers mensonges, qui constituaient, jadis, l'essence de la poésie et du rêve, sont traqués par des nettoyeurs de la cité. Les camps de rééducation recrachent des procès-verbaux de réussites.

P.H.I.



 


Noblesse

Énoncer ou taire les vérités, en fonction d'un goût désintéressé plutôt que d'un calcul mécanique, telle est l'attitude aristocratique. Rehausser et soigner le vrai et le beau, tenir en laisse la fausseté et la laideur. La vraie noblesse se manifeste et dans l'attachement à une vérité délétère et dans le détachement d'un mensonge profitable.
VALOIR

Intelligence

Savoir falsifier toute vérité est signe d'intelligence. L'intelligence supérieure est de fabriquer un langage rendant cette falsification - automatique. Tout ce qui touche à la vérité peut être câblé dans le cerveau des hommes. La grande menace serait, que le beau se réduise, lui aussi, à quelques branchements de veines ou d'aortes.
VALOIR

Art

L'art est plus entaché de gratuites prétentions à la vérité que l'artisanat. Le vrai est mieux à sa place parmi les moyens que parmi les buts. Le vrai inexplicable du premier pas s'appelle mystère. Le vrai des buts s'appelle fanatisme ou algorithme. La foi précède l'art et la machine l'achève. La mauvaise conscience l'alimente, la bonne - l'abandonne.
VALOIR

Solitude

Les vérités ne se promènent jamais seules, ce qui me les rend peu appétissantes et suspectes. Je m'attarde plus volontiers auprès d'un mensonge, toujours solitaire. Le mensonge de masse n'existe pas, chacun le colore de bigarrures de ses doutes et s'en détache par ses propres échappatoires. Toute vérité a besoin d'un arbitre mécanique, impassible.
VALOIR

Souffrance

Les vérités meurent en souffrance, les mensonges s'évaporent dans la joie. Deux sujets, injustement négligés : on préfère les vérités bien portantes et les mensonges eczémateux. La vérité n'a pas de visage, elle a des masques dessinés par une logique sans goût. Le drame d'une larme y est mesuré en centimètres-cubes.
DEVOIR

Russie

En Russie, on n'adhère au vrai que s'il est beau et, surtout, juste. On cherche, aujourd'hui, quelque chose de séduisant et vrai dans l'économie de marché, pour l'épouser, la tête en feu, au lieu de l'approcher avec un bon portefeuilles et de bons outils de calcul. Tomber sous le charme d'une vérité désintéressée - un vieux rêve russe.
DEVOIR

Action

Tout mode d'emploi est une vérité agissante. Je les préfère gisantes ou grisantes. Cependant, seule l'action rend la vérité vraiment miraculeuse, car, universelle, découverte au milieu des abstractions, sur une page, elle trouve un étrange écho existentiel, au milieu des choses, auxquelles elle n'avait jamais songé.
DEVOIR

Cité

Les ruines résistent à la tentation de se mettre debout grâce au salutaire travail de sape de l'invention ; la cité se répand sur le sol solide des vérités authentiques. Le moule pratique reproduit les murs et les fenêtres, la houle théorique secoue les toits et les fondations. Ta statue iconique de réprouvé ou leurs statuts et brevets économiques.
DEVOIR

Proximité

Plus un sot accumule de faits, plus il se sent proche de la vérité. Le sage, en constatant dans la nature un écho de ses vérités, se sent infiniment éloigné de leurs insondables sources. La vérité est possible, car il y a une machine à l'intérieur de notre raison. La seule vérité vivante est celle qui projette de délicieuses ombres sur une vie hors de toute raison.
VOULOIR

Ironie

La vérité se livre à la mémoire et à l'ironie. Elle y prend la forme d'idole incontournable ou de contrainte pour une nouvelle circulation de croyances. La vérité humaine est celle qui garde de l'attrait après la péremption du langage, dans lequel elle fut mise au monde. L'ironie est l'asile des vérités abandonnées par des grammaires défaillantes.
VOULOIR

Amour

Être inébranlablement sûr de son fait et de son dit est signe d'un grand amoureux ; l'imbécile, succombe-t-il plus facilement aux sirènes ? Être amoureux, c'est se laisser inonder les oreilles de sons mélodieux, tout en se faisant ficeler les poignets et les pieds. La vérité de l'amoureux est d'oublier qu'on est attaché à un mât ou à un rocher et de laisser son cœur saigner.
VOULOIR

Doute

Le doute, créateur de belles vérités, entoure la source de ton premier pas. Les vérités-constats sont de mécaniques enchaînements de pas intermédiaires. Le pas transparent devint le seul contenu des trajectoires humaines, ce qui propulsa la vérité calculable au grade d'arbitre unique. Le géomètre se substitua au laboureur et devint le vrai propriétaire des terres fécondes.
VOULOIR

Mot

La plupart des hommes sont persuadés, qu'ils ont plus de vérités qu'ils n'en trouvent de mots. L'homme subtil admire l'incompréhensible pouvoir des mots, qui régente les vérités. Les vérités ne sont que d'humbles étiquettes collées aux bouteilles, dans lesquelles mûrit l'ivresse des mots ou se grave l'histoire d'un naufrage.
POUVOIR

Bien

L'un de ces beaux mensonges pourchassés par de grises vérités est le bien. J'ai peur qu'il ne se relèvera plus après les coups, que lui administra la démocratie, avec son culte de la responsabilité. Aujourd'hui, on ne doit son malheur qu'à sa propre erreur d'aiguillage ; plus de mains secourables dans des voies sans issue.
POUVOIR

Hommes

La véritable merveille des vérités des hommes est qu'elles se retrouvent dans la nature, sans que l'on comprenne pourquoi. Mais ce qui est beau sur papier est rarement envoûtant en réalité. Le sang et le verbe s'évitent ; dans des échanges humains, seules s'épanouissent les formules lucratives et réductibles.
POUVOIR
 

 


 

Trois lectures de la vérité : rédaction logique, réduction pratique, traduction pathétique. Seule la dernière permet trois éclairages de notre choix : tragique, comique ou ironique.

Sans appliquer à une belle vérité le cycle ironique, allant d'un mystère à l'autre, on la condamne au cycle historique : divine, naturelle, utile, oubliée.

Pour servir de lieu de rassemblement, la vérité doit être crucifiée. Per crucem ad lucem. Mais la vérité intime isole, désole, affole. Per lucem ad crucem.

Les sophistes, ceux qui vendent des vérités aux ratés bien en vie, me sont plus sympathiques que les positivistes, ceux qui les acquièrent en usufruit auprès des triomphateurs mourants.

L'homme de position, face à l'homme de pose : le premier clôturera sa vie, en écrivant des Retractationes ou Errata ; le second, avec chaque nouveau livre, ouvrira une vie nouvelle, animée de sacrifices de ses exploits et/ou de fidélités à ses débâcles.

La quête de la vérité de modélisation ayant pour but l'adéquation avec la réalité, ou bien la vérité résultant de l'évaluation d'une re-quête dans le contexte d'un modèle. Le charlatanisme ou l'imposture sont aux origines respectives de ses deux vérités, qui s'ignorent. Les moins exigeants des chercheurs de la vérité l'identifient même au simple fait d'être raisonnable : « La vérité du don suffit à annuler le don » - Derrida.

La vérité sans sujet, c'est ce que suit et poursuit le siècle, la vérité technique. Mais c'est la vérité sans objet, la vérité artistique, qui me séduit : de belles échappées de vue sur des bribes fortuites d'une réalité inaccessible.

Deux activités nobles : rendre belles (donc mortelles) les vérités, rendre vraie (donc tarée) la beauté.

Plus ce monde se dévitalise par le trop de précision et par l'invasion de vérités rampantes, plus souvent on crie au mensonge. Plus banales sont les causes, plus nombreuses sont les voix, qui clament le pourquoi. Plus immédiat est l'effet, plus rapace est la recherche du comment.

La vérité que fournit la logique est insensée. Son sens vient du dialogue entre le fournisseur et le commanditaire. Leurs modèles de référence ne pouvant pas coïncider en tout point, la distorsion d'interprétation est inévitable. Le sens d'une vérité bien assise peut être fuyant.

Il y a deux sortes de vérité : musicale et verbale. L'art et la science, c'est le dosage, la bonne entente entre les deux. L'artisanat et la technique, c'est l'ignorance de l'une des deux.

Vivre et raisonner sans prémisses - mais c'est le plus précieux de nous-mêmes ! Valéry a tort de voir dans les conditions de la pensée le seul moteur d'une écriture noble - les contraintes sont plus près du mystère que les présuppositions. Chasser le fiduciaire de notre vie, c'est tout étiqueter, même ce qui est sans prix : « La vie est un mystère qu'il faut vivre, et non un problème à résoudre »** - Gandhi.

Ils prennent le stylo, parce qu'ils auraient des vérités en feu à annoncer au monde incrédule et intrigué. Je ne vois qu'un monde hostile et indifférent, et des vérités en loques.

Pourquoi le sage aime-t-il défier des vérités ? Serait-il plus sceptique que le sot, face aux preuves ? Non, le sage fait davantage confiance à l'Horloger du vrai, mais il sait, par expérience, que plus on soumet la vérité aux épreuves du paradoxe, plus majestueux est le nouveau langage, dans lequel elle se réincarne et se renomme, dans une espèce de tautologie de rupture. « La législation langagière engendre aussi les premières lois de la vérité »** - Nietzsche - « Die Gesetzgebung der Sprache giebt auch die ersten Gesetze der Wahrheit ».

Discours et sa véracité. Deux étapes, pour l'atteindre : analyse et, si besoin est, exécution. On se plante en analyse parce que : 1. le lexique est bon, mais la syntaxe est mauvaise, 2. la syntaxe est bonne, mais des opérateurs inconnus sont invoqués. On se plante en exécution parce que : 1. des références d'objet n'aboutissent pas aux objets du modèle, 2. la proposition s'évalue à faux. Le domaine de la vérité est donc le langage : une langue plus un modèle.

Les martyrs des siècles passés s'accrochaient à la vérité, parce qu'elle était crucifiée. Aujourd'hui, en les imitant, on prierait sur le mensonge, le seul proscrit des paisibles sanhédrins.

Il y a tant de remontées mécaniques, vers des crêtes des vérités bien balisées, que je préfère vivre mon vertige au pied de l'arbre chargé de rêves hors pistes.

Il est prudent d'entourer mes ruines d'un échafaudage de vérités, qui ne seraient accessibles qu'aux équilibristes du mot. L'illusion de chantier, où se bâtissent mes défaites marmoréennes. « De gaffe en gaffe, jusqu'à la gloire » - M.Jacob.

La vérité vaut par la capacité de produire son contraire et d'en démontrer l'intérêt. Le souffle de la négation donne du volume aux vérités emballées. Sans cela, elles sont des platitudes ou des tautologies, paralysées ou dégénérées, d'une véracité vivante.

Une tautologie est une vérité, démontrée sans qu'aucun fait nouveau (substances premières ou secondes) ne soit créé (modifié) et sans qu'aucune règle interprétative n'ait changé durant la démonstration. Et ce sont les seuls résultats méritant le nom de vérités ; pour le reste, on peut se contenter de vagues avortons de notions : être, sens, adéquation.

Flâner parmi les vérités en visiteur accidentel de musée et non en acheteur intéressé.

Deux attitudes chez les chercheurs du vrai : prendre une chose inconnue et se demander si elle peut être vraie, ou prendre une chose connue et se demander si elle peut être fausse. La première est routinière et inexcitable, la seconde est ludique et prometteuse.

Un mensonge inspiré par une hauteur tourbillonnante est plus propice à la naissance d'un chaud courant du vrai qu'une vérité aspirée par une profondeur en paix. La vérité n'est qu'une réponse, et l'homme ne vit que d'échos de ses appels.

La vérité existe, mais il faut savoir la falsifier en mensonges, pour s'en convaincre et pour l'admirer.

Quand la gravitation seule explique l'attirance de la vérité, c'est le bon moment, pour changer d'orbite langagière. La vérité n'est bien en chair qu'impondérable. Ou, plutôt, la chair, c'est le langage, dont la vérité n'est qu'un (sous-)vêtement. Camus, lui aussi, la confond avec le verbe : « La vérité est trop nue ; elle n'excite pas les hommes ».

Méfie-toi de la vérité traversant les saisons. La vérité féconde ne s'hérite pas. Sous un éclairage figé, où des vérités végètent, tout se reproduit mécaniquement, même le mensonge. N'aspirent ni n'appellent de nouveaux astres que des visions, vraies ou fausses, en quête d'un langage libérateur et fulgurant, arcana Dei.

Prendre pour vrai, c'est adhérer. L'adhésion liminaire se moque de la compréhension finale. On ne comprend pas ce à quoi on adhère. On s'y fie (« L'être comme lieu de la fidélité » - G.Marcel). On comprend, surtout et mieux, ce qu'on rejette, faute d'être séduit.

On ne s'approche de la vérité qu'en s'éloignant de soi-même, c'est-à-dire en renonçant à être dans un point, pour être partout. Une pan-topie à la rescousse d'une u-topie. Toute perspective est une invitation au faux ; la fermeture des horizons est condition du vrai.

Une déesse voilée, Isis, incarne une Vérité recherchée. Un Dieu incarné et dévoilé prétend être la Vérité trouvée. Et si la Vérité n'était que dévoilement d'un verbe sans incarnation ?

Tous les sots prétendent apporter des preuves, les autres ne proférant que gratuités. Pourtant tous répètent, et pour cause, qu'on prouve tout ce qu'on veut, et seul le choix partial de thèses désigne le grand ou le juste. Tous prouvent, seuls les grands divaguent sur des choses prouvées ou réfutent ce qui n'est pas à comprendre.

Trois supports possibles, pour buriner l'image du vrai : la chose, le rapport entre le rêve et la chose, le rêve - d'où les trois interprétations : la règle de robot, le rite de fanatique, le chant de poète.

La vérité n'est jamais vivante. Dès qu'on laisse entrer la vie (la réalité), dans un modèle (dépositaire de vérités), une rupture épistémique (dans le langage ou dans le modèle) éclate, et un nouveau système de vérités s'installe. La vérité est monotone, intemporelle, sans mouvement vital (la vérité est cadavérique - Hegel - leblose Knochen eines Skeletts) : « En logique, nul mouvement ne doit devenir, car le logique ne fait qu'être »** - une étonnante rigueur technique de Kierkegaard.

Le problème de la vérité est de référence et d'accès, plutôt que de possession.

C'est le peu de don pour la production de beautés qui oblige la plupart des sourds-muets à adopter le ton de marchand de vérités.

L'ironie dessinant la courbe des vérités : le courage, pour rompre la continuité ; la modulation, pour passer d'une brisure à un souple pliage. Ne pas se plier sous un monde visible, plier un monde invisible.

Les rapports entre la vérité et les hommes sont tout de ponctuation : le point final que lui assène le goujat, la virgule (point-virgule) du scolarque, la mise entre parenthèses du politicien ou du mythomane, le point d'interrogation envoûtant et le point d'exclamation fusionné avec les points de suspension - du poète.

La distance entre le vrai et le faux peut se mesurer en unités lexicales, syntaxiques, sémantiques ou pragmatiques. Plus on la réduit à la lettre (au lexique donc), plus on a de l'esprit. Une vérité est belle, lorsqu'elle résiste aux substitutions congruentes, radicales et délicates, de ses termes. Gödel montra une belle différence entre ce qui est sémantiquement vrai et ce qui est syntaxiquement démontrable, tandis qu'en Intelligence Artificielle les deux sont équivalents.

Il suffit d'être fort, pour posséder une vérité ; mais il faut mobiliser toutes les ressources de la faiblesse, pour suivre, fasciné et immobile, sa lente mise à nu. Il est nécessaire et suffisant de l'aimer, pour que, du veilleur de ses échéances, je passe au voyeur de ses déchéances, sans la répudier.

Le regard sur la vie devrait passer, à tour de rôle, d'un talisman à une boussole.

La vérité légitime, sur ses fonts baptismaux, mérite attendrissement ; la vérité sous perfusion de mots ne m'inspire aucune pitié, elle devrait être abandonnée de plumes et d'étoiles. La bâtardise de tout mensonge saute aux yeux de tout préposé aux enfants trouvés, mais une belle ascendance peut se découvrir à la lecture de registres secrets.

Plus que la vérité elle-même, on devrait apprécier ce qui élève au rang de vérité ou en prive, c'est-à-dire les instruments, qui créent des langages et des modèles de la réalité. L'homme est davantage instrument que dépositaire de la vérité, et St-Augustin a tort  : « La vérité habite à l'intérieur de l'homme » - « In interiore homine habitat veritas ».

Ceux qui se trouvent le plus près de la vérité - le spécialiste de la thermodynamique et l'agent comptable. Ceux qui en sont le plus éloignés - le poète et le meurtrier. Ces derniers, submergés par la vie des sens, mesurent le pouls de leur vie par l'attouchement de la vérité. Les premiers consultent leur tiède cerveau, en proie au vrai, pour constater, que le monde n'est atteint d'aucune fièvre menteuse.

Tout le charme des vérités est dans leurs habits. Quand on le comprend, on n'est plus obsédé ni horrifié par leurs grâces évanescentes ni rides naissantes ; dans la haute couture on apprend surtout l'art de coupures.

La beauté qui ment, c'est toute beauté qui dévoile sa source et, par-là, tarit.

L'objet O existe - comment le comprendre ? Quelle est la requête et dans quel langage ? Dans le contexte de quel modèle ? Quel en est l'interprète ? O existe, si l'on l'interroge bien et si l'on réussit à accéder à lui dans le modèle. L'objet moi du cogito n'est référencé qu'implicitement, l'interprète est absent et le modèle n'est que polémique.

Les vérités ne sont bonnes qu'en tant que sources vitales. Une fois taries, elles ne sont plus que des ressources banales.

Le dilettante dit : c'est la vérité qui compte ; l'expert lui emboîte le pas : ce qui compte, c'est l'écart audacieux de la vérité sur déclin ; l'ironiste achève : on ne sait pas ce qui compte - langage, rythme, climat, métaphore ?

Par abus de langage on dit, que le système des vérités change, lorsqu'on change de langage. Le plus souvent, ce n'est pas le langage qui change, mais le modèle de l'univers (le signifié), dans le contexte duquel on évalue des propositions. C'est de l'union d'une machine linguistique (comprenant la logique) et des lambeaux de la vie modélisée que naît la vérité.

Le langage ne représente pas la réalité. La tâche de représentation, c'est la conception (structures, attributions, règles comportementales) qui n'est pas d'essence langagière. Le langage, c'est essentiellement la formulation de problèmes.

La vérité se dégage de l'interrogation, dans un langage provisoire, des modèles furtifs de la réalité. Ni l'éternité ni l'infini, ces attributs de la seule réalité, n'accompagnent ni bénissent cette naissance. Toute vérité est un enfant bien légitime de ses parents, langage et théorie, sans Annonciations du Verbe ni Visitations par l'Esprit Saint. Bien que Milton pense le contraire : « La vérité ne vient au monde qu'en bâtard » - « Truth never comes into the world but like a bastard ». La mathématique semble en être la marraine.

Ils appellent errance ou erreur l’inadéquation entre la pensée et l’objet ; ma bourse est vide s’évalue à faux, mais j’y verrais plutôt un heureux événement.

Ils m'invitent à chercher la vérité dans leur vie ; mon tempérament cherchera à insuffler la vie à mes vérités ; et enfin mon ironie p(t)rouvera, que la vraie vie est grise (c'est l'inventée qui grise) et que la vérité vivante est bête (n'éblouit que l'abstraite).

Le regard et le langage - deux outils qu'entretient un bel esprit ; le médiocre, le mal instrumenté ou le mal inspiré, s'occupe de matières premières, des vérités. La Caresse ou le Verbe, c'est à dire la poésie personnelle, se concentrent aux Commencements ; des vérités traînent auprès des finalités aléatoires et communes. Ceux qui manquent d'audace et de personnalité, se plient aux jugements universels, absolus : « Ce qui vient de moi-même, dans ma philosophie, est faux » - Hegel - « Was in meiner Philosophie von mir ist, ist falsch ». Le créateur audacieux dit : « C'est le regard qui exprime la vérité » - Nietzsche - « Die Wahrheit spricht der Blick aus ».

L'homme, péniblement, apprend au vrai une langue de symboles, et voilà que le réel, ce vagabond sans famille ni école, s'avère maîtriser sans peine la même langue ! « L'homme mesure Dieu, comme l'image mesure la vérité » - Nicolas de Cuse - « Sic mensura Dei in creaturis sicut veritas in imagine ».

Ce n'est pas le vrai qui est divin, - le vrai est trivial et sans mystère - c'est la volonté incompréhensible du réel de se plier au vrai qui est vraiment divine. Sans le mystérieux, le vrai se fossilise : « Pour préserver les humbles vérités de l'homme, le mystère est indispensable »** - Tarkovsky - « Для сохранения простых человеческих истин нужны тайны ».

Spinoza : un délirant se donnant l'air savant ; Heidegger : un savant cherchant l'air délirant. Le premier prétend, naïvement, prouver des vérités éternelles ; le second, lucide, invente sa propre notion de vérité, valable dans une seule maison de l'être, son langage. Le sérieux d'un jargon mal maîtrisé ou les jeux d'un langage à créer.

Échapper aux bouchons du présent, s'engager sur une voie d'accès d'un avenir, jeter un coup d'œil prophylactique sur un rétroviseur du passé - telles sont les leçons enseignées à l'école de la vérité. À l'école de l'ironie, on n'apprend que la conduite, sur des voies impénétrables et en état d'ivresse, d'un regard vagabond entraîné par l'attraction des étoiles.

Est-ce la peine de claironner ma croisade pour la vérité, quand je sais que, pour les appels les plus envoûtants, l'aboutissement incontournable est : notre solitude, leur foire, mon échouage. Ni terre ni croix ni écriture saintes, mais ruines et souterrains des châteaux en Espagne, où le sacré gît couronné de sacrilèges.

Les vérités sont toujours collectives, ce qui explique la méfiance, à leur égard, des solitaires. Dans la devise indienne Seule la vérité triomphe, ils glissent une virgule – Seule, la vérité triomphe – pour échapper à tout embrigadement véridique et donner une chance à des vérités incommunicables.

L'acception la plus bête, mais la plus répandue, de vérité : ce à quoi on adhère inconditionnellement. Or une vérité ne s'établit qu'à travers les trois types de conditions : de langue, de modèle, d'interprète.

Exposer « la vérité de sa nature » (Juvénal, St-Augustin, Abélard, Rousseau, Wittgenstein), ou s'inventer dans des convulsions de la honte (Dostoïevsky, Kafka, Cioran) - les seconds me convainquent davantage de leur authenticité (подлинный-authentique, en russe, ne signifie-t-il pas arraché sous la torture ! Et toute confession digne de notre intérêt devrait s'appeler Historia calamitatum).

Tout ce qui est hors du langage courant est, par définition, faux. Toute création consiste à produire du faux avec des instruments du vrai. Les romantiques fourvoyés cherchaient, avec des instruments du faux, à produire du vrai.

Le mot idée renvoie soit à la requête (intentions, hypothèses, références), soit à la réponse (constat de substitutions et de liens). Entre ces deux lieux de pensée incommensurables se glisse la vérité, précédant le second et succédant au premier.

Soit on réduit la philosophie à la logique en en attendant des solutions-vérités, soit au savoir, prometteur de problèmes-langages, soit, enfin, à la poésie, où l'on se contente de mystères-styles. Sens pratique, sens intellectuel, sens poétique : « Le poète est un homme, qui a gardé le sens du mystère »* - J.Green.

Dans le vrai, le langage est l'outil, et la représentation – la matière ; dans le beau, c'est l'inverse. Et puisque dans les jugements de valeur doit dominer la matière, le beau surclasse le vrai. L'outil est la maîtrise des buts collectifs, et la matière est la noblesse des contraintes personnelles.

Qu'est-ce qu'une idée ? Une requête syntaxiquement correcte dans un langage ; son analyse sémantique dans le contexte d'un modèle ; sa valeur de vérité ; des substitutions (objets) de ses variables ; des images et des désirs, qui s'en forment dans le locuteur, se tournant vers la réalité modélisée. Il n'y a aucune place à cette fumeuse adéquation de l'idée et de la chose. Aucun isomorphisme n'est pensable entre le langage et le modèle, ou entre le modèle et la réalité.

J'aime mieux l'homme, qui aime soi-même plus qu'il n'aime la vérité : même s'il se trompe d'altimètre, son regard se situe en hauteur ; le pays des vérités est le plat pays, pays des platitudes.

On ne voit aucune raison, pour que la matière suive la loi, que la raison dicte. Pourtant, c'est ce qui se passe. Le sceptique, qui voit des contradictions jusque dans l'être, par là-même se disqualifie. Les contraires ne cohabitent que dans des modèles ou langages différents, dans des savoirs à la différence symétrique non-vide. Et Héraclite : « les contraires se font équilibre dans l'esprit, parce qu'ils se font équilibre dans la réalité » - semble ne pas comprendre, que l'esprit n'est pas seulement exploitant, mais aussi fabricant de modèles, la synchronie ne se confondant pas avec la diachronie.

Le dogmatique et l'aporétique n'ont aucune raison de se vouer des anathèmes et des hargnes. On n'a même pas besoin d'être ironique, pour savoir être dogmatique, dans un langage et modèle fixes, et être aporétique, dès qu'un nouveau langage ou modèle se mettent à poindre. Le dogmatique s'intéresse aux vérités, l'aporétique - à ce qui les fait naître et périr, l'ironique - à leurs habits.

Tant de sophismes n'auraient jamais vu le jour, si la manipulation de la négation n'avait pas été si malaisée : Platon, incapable de nier une relation ternaire (par ex., ressemblance dans son Parménide) ; Shakespeare (« Nothing is but what is not »), ne distinguant l'universel d'avec l'existentiel ; Kant se ridiculisant avec froid et obscur en tant que des négations de chaud et de lumineux ; Hegel, confondant la complémentaire et la négation (tout comme Jankelevitch : « La négation exprime une altérité, mais non point un néant ») ; Le plus lucide est peut-être Sartre, faisant de variables rien et personne des instances de néant.

La chimère pseudo-philosophique de néant n'a rien à voir avec le nihilisme : le néant n'est qu'absence d'éléments d'une recherche, il est un résultat vide, une finalité sans contenu, mais compatible avec la vérité tandis qu'un bon nihilisme est tout entier dans la trouvaille initiatique de nouveaux commencements, en contradiction avec l'inertie des autres.

On reconnaît la présence du cœur ou de la volonté par le non-recours à la logique courante. Ce qui peut déboucher sur un accès à une vérité nouvelle ; c'est ainsi qu'il faudrait comprendre Hegel : « La vérité est la même chose que la véritable rationalité du cœur et de la volonté » - « Die Wahrheit und, was dasselbe ist, die wirkliche Vernünftigkeit des Herzens und Willens ».

Les transcendantaux : le Bien, le Beau et le Logique. Mais ni les bonnes actions, ni les beaux objets ni les vérités ne le sont pas. Le Vrai ne quitte presque pas le domaine langagier, effleure à peine le conceptuel et ignore le réel. Le Bon ne loge que dans l'âme, se tait ou se profane dans le réel et se chante ou se rehausse dans le langagier.

La vérité n'a aucun rapport avec la validité (le pragmatisme) ni avec la certitude (le psychologisme) ; elle est une relation linguo-conceptuelle.

Je sens l'ennui des vérités récitées, dès que je suis tenté de m'adresser à une oreille concrète ; c'est la présence d'une oreille abstraite qui me procure le plaisir de mensonges chantés.

Nos avis se matérialisent, ils ont du poids et des couleurs ; la vérité est immatérielle, invisible et incolore. « La vérité ressemble au ciel ; et l'opinion à des nuages » - J.Joubert. Le ciel et la vérité sont des fantômes de notre imagination, qu'embellissent les nuages et les opinions.

La vérité : fille du temps (« veritas filia temporis » - F.Bacon) ? de l'espace (la Loi) ? du langage (le Verbe) ?

La vie devrait être vue comme une impossible féerie, un mensonge mélodieux, mais les hommes la réduisent à une vérité sans éclat ni musique. La musique, mieux que tout, nous égare, nous laisse hors des vérités battues, nous rend sédentaires nostalgiques d'une patrie inconnue, c'est ce que veut dire Nietzsche : « Sans la musique la vie serait une errance » - « Ohne Musik wäre das Leben ein Irrtum » (et non pas une erreur ; c'est la musique qui est l'erreur salutaire)

C'est seulement aux questions sans intérêt, où règnent le pensif et le constatif, qu'on ne peut répondre que par un oui ou un non. Plus la question appelle de substitutions, plus le oui et le non s'équilibrent, dans leurs chances d'emporter la mise. L'esprit ironique consiste à donner un coup de pouce au perdant.

Toute griserie est contre-indiquée, pour constater une sobre propriété des propositions grammaticalement correctes, qui s'appelle vérité. Mais chez ceux (Hegel, Schelling, Hölderlin) qui ignorent, que ce breuvage archi-neutre n'a rien d'alcoolisé, sa consommation est décrite comme une bacchanale délirante. Voilà où mène l'incompétence dans le choix de flacons.

Le vrai est toujours logé dans un univers clos, et la création est modification de l'univers, donc – défi explicite au vrai ancien et naissance implicite du vrai nouveau. Le vrai, contrairement au beau, ne demande ni volonté ni intelligence internes ; il est produit collatéral et secondaire d'une volonté de la création externe. « Volonté du vrai - c'est l'impuissance dans la volonté de créer »*** - Nietzsche - « Wille zur Wahrheit - die Ohnmacht im Willen zur Schaffung ». Le créateur produit des images, qui forment un arbre requêteur, et que l'observateur unifie avec son propre monde, l'unification devenue possible grâce à l'adaptation au nouveau langage et à la vérité établie, fugitivement et mécaniquement, de la proposition.

La philosophie peut prétendre aux facettes esthétique, éthique, mystique, mais nullement - à la véridique. Mieux, la connaissance philosophique n'existe pas, bien que la philosophie de la connaissance soit vaste et féconde. La vérité naît entre le langage et le modèle, tandis que la philosophie est dédiée à la relation entre le modèle et la réalité.

Impossible de parler du vrai en absence d'une requête, articulée dans un langage et interprétée dans le contexte d'un modèle, les deux se trouvant hors de tout être (St-Augustin) et de tout étant (Thomas d'Aquin).

Que l'illusion soit plus vitale que toute vérité se prouve avec la même rigueur à partir des trois démarches : de la représentation (la puissance d'Aristote), de la quête (la poésie de Valéry), de l'interprétation (la noblesse de Nietzsche). Ce qui est curieux - et juste, car ces trois dons ne s'influencent guère mutuellement -, c'est que chacun d'eux voyait dans sa démarche la seule menant à cette vitalité.

Les philosophes sont de grands pollueurs du débat sur la vérité ; les seuls, qui y ont leur mot à dire, sont les logiciens, les linguistes et, surtout, - les cogniticiens ; c'est la qualité des représentations qui, pour dégager des vérités, compte plus que la correction du langage ou la rigueur de la logique.

Des trois types de vérités, ontologique, représentative, jugementale, seule la dernière devrait être retenue. La vérité des choses aurait dû être confiée aux sens ; la vérité de la pensée des choses - au bon sens ; mais le sens ne peut partir que de la vérité des jugements langagiers.

Eux (de Thomas d'Aquin à Heidegger), ils veulent constater l'accord entre l'énoncé et la réalité, pour conclure à la vérité. Tandis qu'il faut d'abord constater la vérité (dans le rapport apophantique langage-modèle), avant de songer à l'accord (le sens dans le rapport mental modèle-réalité).

Le bon créateur se désintéresse de la vérité, car celle-ci n'est jamais dans la création ouverte (quoi qu'en dise Nietzsche : « La vérité n'est que dans la création » - « Nur im Schaffen gibt es Wahrheit »), mais toujours dans le créé figé. La création est dans les contraintes esthétiques ; elle se substitue à la liberté éthique.

Si le vrai de l'homme ne loge que dans le langage, la vérité de Dieu est la possibilité même du langage, elle en est la méta-grammaire, anti-réflexive. Le langage de Dieu échappe à toute grammaire. C'est ce que voulait dire Tiouttchev : « La pensée articulée est mensonge » - « Мысль изречённая есть ложь ». L'esclave inconscient croit qu'est libre celui qui peut ne pas mentir. La vérité logique (celle qui s'établit dans le contexte d'une représentation) est un mensonge ontologique (puisque l'ontologie du réel n'a pas de langage, et aucune représentation n'est homomorphe à la réalité).

Les sages aiment réfuter ce qui fut vrai dans un ancien langage. Les preuves sont obsession des médiocrités : « On peut prouver même ce qui est vrai » - Wilde - « Even things that are true can be proved ».

Deux attitudes, face à la vérité : son attouchement (uniquement par la mathématique et par des sciences, qui s'en servent) et l'étonnement (uniquement à travers la poésie et la philosophie, la dernière étant servante de la première).

Plus je deviens plat et inexpressif et plus je me rapproche du vrai et du juste. Le torve et l'ampoulé m'en éloignent, mais rendent plus sensible au beau et au langage.

Tout mystère peut être dévoilé, sans peine, en vérités transparentes, pour devenir un mystère en pleine lumière (Barrès). Mais « le voilement de la vérité dans un mystère » - Virgile - « obscuris vera involvens » est un exercice autrement plus délicat, exigeant des ombres de qualité, que ne maîtrisent ni photophobes ni kénophobes.

L'amour, le sacré, la mort : toute lumière, toute vérité n'y est d'aucun secours ; nous n'y valons que par la qualité du mystère qui les enveloppe ; pourtant, c'est touchés par eux que nous vivons les instants les plus intenses de la vie ; abandonnés par eux, livrés à la seule raison, nous pourront psalmodier : « Si quelqu'un veut chercher la vérité, il ne doit songer qu'à accroître la lumière de sa raison » - Descartes.

La vie a sa profondeur - la mort, et sa hauteur - l'amour. Aucune vérité ne pénètre dans cette dimension insaisissable. « La vérité est triple, comme triple est la mesure : de l'homme, de l'amour, de la mort » - Hippius - « Тройная правда - и тройной порог. О человеке. Любви. И Смерти » - ce qui permet de vivre en trompe-l'œil, permanent et créateur.

On ne peut strictement rien dire de ce qui n'est attaché à (ou exclu) des concepts. Ni en affirmation ni en négation. Pourtant c'est ce que font les explorateurs de l'être. Kierkegaard s'y égare également : « Si vous me collez des étiquettes, vous me niez » - nier l'être, c'est patauger dans le néant encore plus vaseux.

La résignation, de tout temps, animait les sages, freinait le progrès et favorisait les tyrans ; la contradiction soulevait la plèbe, promouvait la liberté et rapprochait la justice. Qui, alors, est le vrai sage ? « On a souvent honoré du titre de sage ceux qui n'ont eu d'autre mérite que de contredire leurs contemporains » - d'Alembert - le monde grouille de rebelles et de contradicteurs, porteurs de ressentiments.

La pureté est stimulante : c'est le récit des plus pures des vérités qui se prête le mieux à l'écart, à l'abandon, à l'invention.

Le camp de l'acquiescement universel est désespérément vide. Dans l'éternité et dans les espaces infinis il y a assez de mystères, pour ne pas les profaner par l'intérêt, porté aux problèmes de son temps. Contredire est mécanique, la vérité des contemporains est mécanique, la négation du mécanique est mécanique ; ne seraient organiques que le mépris ou l'enthousiasme.

Jadis, la logique et la théorie des ensembles se mariaient trop légèrement : « Le faux et le néant se montrent identiques » - Pic de la Mirandole - « Falsum et nihil idem esse ostendunt ». Pas plus que Sartre, tu ne fréquentas de bonnes écoles. Le néant est absence d'objets, dans un modèle ; le faux est une propriété d'énoncés - aucune comparaison n'est même pas envisageable.

Ils cherchent le néant et la vérité non pas dans la représentation ou le langage, mais dans - la réalité ! On devine une négation mécanique : le vrai et l'être, élevés, depuis Aristote, au grade de perfections, avec l'un et le bien. Mais ni le vrai ni le bien n'appartiennent à la réalité (la seule perfection) : le vrai s'établit dans le langage (deux couches, conceptuelle et langagière, au-dessus du réel), et le bien, condamné à ne jamais quitter son foyer - notre cœur, une chimère immortelle.

On commence à tirer profit de la philosophie le jour, où l'on comprend, que la vérité philosophique n'est qu'une vraie question. Ne tiennent aux réponses que les ignares ou les écolâtres : « seule la réponse est l'action de la pensée » - Badiou, à moins que l'action s'y oppose au rêve, comme l'ampleur s'oppose à la hauteur. La bonne philosophie ne peut habiter qu'en hauteur. La bonne philosophie ne peut habiter qu'en hauteur. Et comme toute vérité est plate, la philosophie ne peut même pas préparer un lieu, où pourraient se loger des vérités.

La science a deux objets de recherche : traquer la vérité dans un modèle monotone ou briser la monotonie en améliorant le modèle. L'art ne peut avoir que la seconde de ces ambitions ; mais la plupart des artistes s'imaginent naïvement poursuivre la première.

Ce n'est pas l'appétit de la force qui les pousse à aimer la vérité, mais l'inappétence du beau et l'impuissance du bon.

L'innéité est faite du chaud chaos du bien et du beau, que scrute, recueilli, un esprit inarticulé. C'est le vrai, toujours articulé, qui marque l'extériorité sans aucune attribution thermique. Dire : « la vérité est intériorité » (Kierkegaard), c'est s'avouer incompétent en mystères.

L'homme, à l'apogée de son orgueil, s'exclame : « Je suis libre ! » ; notre Dieu incarné aurait dit : « Je suis la Vérité » - pourtant, il y a peu de concepts plus ternes et banals que la vérité et la liberté ; au moins, leur contraires, le rêve et la contrainte, sont plus féconds et stimulent le talent et non pas la routine. Mais on peut animer ce qui est existe, en végétant, – par son plongeon dans l'inexistant : « La liberté n'existe que dans le royaume des rêves » - Stirner - « Freiheit lebt nur in dem Reich der Träume ».

Ils « traquent la vérité désintéressée, pour se munir de garantie contre la vacuité » - G.Steiner - « hunt after disinterested truth … to be equipped with some safeguard against emptiness », tandis que c'est seulement son intérêt bien pratique qui justifie la quête de la vérité, et que l'homme, mystique ou musical, a besoin de ce vide sacré, pour qu'y résonnent les chants des dieux, sans interférences avec le bruit du monde.

Trois critères de la vérité totalement disjoints : pendant la création du modèle (le libre arbitre), dans la démonstration des requêtes du modèle (la logique), la confrontation des réponses aux requêtes avec la réalité (le sens). Postulat, preuve, adéquation. Le bon Arthur confond les deux premiers, en dénonçant l'erreur, que toute vérité repose sur une preuve (jede Wahrheit wird durch Beweise mitgetheilt, ce qui est pourtant vrai pour le deuxième critère), et en affirmant, que toute vérité s'appuie sur une vérité indémontrée (jeder Beweis bedarf einer unbewiesenen Wahrheit, ce qui n'est vrai que pour le premier critère).

La première chose humaine qu'on apprend aujourd'hui à l'ordinateur est ce qu'il y de plus banal et mécanique, - le don de vérité, et l'on veut nous faire croire, qu'il est « le don, qui surpasse tous les autres » - le Bouddha !

Toutes les grandes vérités furent déjà dites ; et en promettre de nouvelles, au bout d'une course, devint charlatanesque. Le seul aboutissement désirable est dorénavant l'enthousiasme initial sauvegardé, c'est à dire préservant une part salvatrice d'utopie, de mensonge. « Il y a des esprits qui vont à l'erreur par toutes les vérités ; il en est de plus heureux qui vont aux grandes vérités par toutes les erreurs » - J.Joubert - les pédants, vivant de moyens communs, et les poètes, vibrant de leurs propres images.

C'est l'inertie ou le hasard qui se trouvent à l'origine de la plupart des vérités d'aujourd'hui. Et puisque ceux-là sont les adversaires les plus inconciliables de l'art, l'artiste devrait rester indifférent à la quête de vérités.

La beauté a besoin de monstration créatrice, la vérité - de démonstration calculatrice ; c'est pourquoi les deux nous désespèrent : la première - par verdeur (Valéry), la seconde - par laideur (Nietzsche).

Devant un discours polémique, la première interrogation fiduciaire du sot : est-il vrai (dans le contexte du modèle ordinaire) ? Celle d'un homme subtil : quel peut être un modèle original, qui le rendrait vrai ou faux ?

Si l'on parle de choses vraies (« la vérité est aux choses vraies ce que le temps est aux choses temporelles » - Anselme - « tempus se habet ad temporalia, ita veritas ad res veras »), on ne peut être que scolastique logorrhéisant. Ne sont vrais que des énoncés (au-dessus d'un modèle - veritas cognoscendi). Le vrai en tant qu'attribut des choses (veritas cognoscendi) - tel le temps - n'a aucun intérêt ; il n'appartient qu'aux requêtes - représentations - interprètes. Verba, res, mores

Aucune passerelle rationnelle en vue entre la vérité formelle (la logique), la vérité expérimentale (les sens) et la vérité ontologique (le sens) ; mais les bavards continuent leurs mornes solennités sur l'unité du vrai

L'accord du discours avec la réalité - telle est la vision de la vérité du naïf et du savant ; mais le sujet, éliminé ici du débat, a sa réalité et surtout son modèle ; le même discours peut se bâtir au-dessus des modèles incompatibles et être confronté aux réalités différentes. Il vaut mieux oublier la réalité (qui ne doit pas apparaître avant la recherche du sens d'un discours interprété) et laisser l'interprète conceptuel juger de la vérité du discours dans le contexte du modèle.

Tout compte fait, un boutefeu se shootant au mensonge m'est légèrement plus sympathique que l'apathique fonctionnaire de la vérité (Husserl).

Toute requête est un jugement d'un sujet, celui-ci ayant sa représentation du contexte. Cette requête est transformée en proposition par le sujet-interprète, ayant lui aussi une représentation du même contexte. Si les sujets mêmes figurent dans les représentations, l'acte de croyance devient acte de vérité ; on n'a besoin d'aucune théorie du jugement, la logique suffit. Le sujet est une constellation de mondes hypothétiques, absorbant des arbres apophantiques.

On peut bâtir des modèles rigoureux et cohérents, et qui ne reflètent pas la réalité ; ce qui permet de les distinguer des modèles du réel s'appelle vérité canonique (Épicure), qui n'est soumise qu'aux sens ; la vérité de la diction est contrôlée, en plus, par le langage et par l'intellect.

Il est si facile de réduire n'importe quel édifice d'idées véridiques à l'état de ruine, qu'il vaut mieux me consacrer au difficile entretien de mes ruines immémoriales, au confort des mensonges immortels et sans cette hypocrisie : « toute ruine est aussi une ruine d'idées fausses » - Valéry.

Le flair de la vérité et son extraction sont deux métiers, incompatibles en théorie et étrangement solidaires en pratique : l'intuition d'une fin, sans préoccupation de chemins, ou bien la poursuite du plus court chemin vers une fin, dont on ignore la véracité. Aristote, en mauvais théoricien, est pour l'équivalence de ces dons : « Le vrai et ce qui lui ressemble relèvent de la même faculté ».

La vie est suite continue d'événements ; l'événement est ce qui modifie une base de faits ; la seule bonne logique est monotone, hors du temps, sans événements, - vous comprenez maintenant, pourquoi toute vérité est squelettique. Le temps est incompréhensible, puisque comprendre, c'est suivre une bonne logique. « C'est dans la rétroaction de l'événement que se constitue l'universalité d'une vérité ; l'intervention est le nœud de toute théorie du temps » - Badiou - il en est même l'aporie.

Ils « ont la mauvaise habitude de nommer Vérité - ce qui devrait se nommer Conformité, Identité, Accord » - ceci est vrai pour tous, sauf pour les logiciens, auxquels, pourtant, étrangement, Valéry attribue cette méprise.

Dans les contradictions d'un sot, avec lui-même, on devine un regard monolithique, mais inconsistant, sur la réalité. Dans les contradictions d'un sage, on découvre un conflit entre des modèles différents (couches, angles ou points de vue), mais se servant des mêmes «interfaces» langagières (et la contradiction gît dans le langage). Le sot est terrorisé par ses contradictions ; le sage s'en réjouit, car il vit, simultanément, la merveilleuse richesse du langage, du modèle et de la réalité.

Contradiction et ses apparences : on la constate d'abord dans la langue ; en théorie, la langue est un instrument bâti par-dessus une représentation (et l'on appellera ce couple - langage), mais en pratique, la langue s'en émancipe, de diverses représentations pouvant lui servir de cadre. La contradiction peut donc être surmontée par un recours, ironique et intelligent, aux langages différents ; il n'en restera qu'apparence. Mais le cynisme et la bêtise s'accommodent de la contradiction au sein d'un même langage. L'intelligent est donc celui qui représente mieux et plus.

La vérité est à la première personne, ne se conjugue qu'à l'infinitif, jamais à l'impératif (sauf la vérité syntaxique, celle du libre arbitre et d'apriori), se décline par la volonté du nominatif au nom du datif, pour produire de l'instrumental, n'a pas de genres, réduit le conditionnel à l'indicatif, ne bascule du côté du faux que dans l'impuissance de prouver.

L'inévitable purification de la philosophie : on lui retire toute prétention à la vérité, on se moque de son savoir et encore davantage - de son savoir des savoirs, on s'ennuie dans son langage - il ne reste comme objet d'une vraie philosophie que la terreur ou l'enthousiasme de l'homme seul, et qu'un clochard aujourd'hui aborde plus pertinemment que les écolâtres.

Les plus piètres des penseurs croient, que l'opposition fondamentale se joue entre la vérité et l'erreur. Les meilleurs la placent entre l'intensité et la pâleur, entre le chant et le récit, entre la noblesse et le conformisme, entre l'âme et la machine. Le problème de vérité ou d'erreur se réduit, le plus souvent, au langage, la partie la moins délicate d'un discours intellectuel.

On peut - et l'on doit ! - éliminer du champ philosophique toute trace de l'être substantiel et de l'être verbal, c'est à dire - l'ontologie et la vérité. La cognitique et la logique sont suffisamment adultes, pour s'en charger.

Au sein de quelles structures s'intéresse-t-on aux contradictions ? Celui qui les déplore dans le langage même est creux ou bête ; leur réduction à la représentation est lucide mais mécanique ; c'est au milieu de nos états d'âme, enfin, que se trouvent des contradictions mystérieuses et organiques. Bavardage, cognitique, tragédie.

Comment naissent des vérités sur la réalité ? Toute vérité (préalable) résulte d'une démonstration de propositions ; toute proposition est formulée en un langage ; tout langage se construit au-dessus d'un modèle ; tout modèle se fonde sur le libre arbitre des concepts modélisés ; toute démonstration engendre des substitutions ; le sens des substitutions résulte de la confrontation avec la réalité ; l'analyse du sens valide le modèle (ou l'invalide, en obligeant à le revoir) et permet de proclamer la vérité du modèle en tant que vérité de la réalité. Il n'est pas un seul exemple de vérité réelle immédiate.

Aucune chance, aujourd'hui, de traduire quoi que ce soit d'individuel en exhibant des vérités quelconques ; c'est le choix d'erreurs irrésistibles qui en donne une.

La production de vrai (Nietzsche - das Wahre hervorbringen) serait à l'origine de la volonté de puissance ; mais produire peut signifier aussi bien créer (la représentation) que prouver/comprendre (l'interprétation et le sens) ; mais Nietzsche ne voit que le second procédé. La reconnaissance de beau serait la seule véritable prérogative de la volonté de puissance, qui n'est pas une idée vitale, mais artistique.

Les hellénistes ramènent la recherche de la vérité (aléthéia) à la lutte contre l'oubli (léthé) de l'être, contre la désoccultation ; cette lutte ressemble à l'intensité du devenir, dans le retour éternel au-dessus de l'être (l'intensité du devenir comme éternité - die Ewigkeit der Werdenfülle - Heidegger) ; le résultat étant le processus lui-même, l'entretien du désir, l'interprétation des interprétations, l'éternel retour faisant à la vérité du devenir la promesse d'être vérité tout court.

Celui-ci ne narre que des vérités - impossible de ne pas être d'accord avec lui ; son récit n'est que cohérence et suite dans les idées - et je m'y enquiquine à mort ; cet autre est fragmentaire, on ne voit pas où il veut en venir, il se perd et me perd - et, dans sa compagnie, je me sens lucide et fraternel.

Il est également bête de dénoncer ou de saluer un accord ou un désaccord entre la vie et l'œuvre d'un artiste : comment peut-on mettre côte-à-côte un bruit et une musique ? À moins que l'œuvre se réduise aux tableaux statiques ou cadences mécaniques.

La poésie est un flux langagier rendant superflu le modèle sous-jacent, devant l'évidence du beau, qui en est la fin ; la philosophie est la création de modèles, face à un langage, rendant vraies et enracinées ses métaphores ; et c'est à partir du langage poétique que le chemin en est le plus profond, car les métaphores poétiques sont les plus hautes. « Le poète enveloppe la vérité d'images, qu'il offre ainsi au regard pour (é)preuve »** - Heidegger - « Der Dichter verhüllt die Wahrheit in das Bild und schenkt sie so dem Blick zur Bewahrung » - le regard, gardien de vérités (dans wahr, il y de la garde et de la vérité !), dans la demeure de l'être, édifiée en mots, - beau tableau !

Dans l'intelligible, ce qui nous est commun, donc ce qui n'est qu'une intersection, est nécessairement plus pauvre, que ce qui nous est imparti en propre. Et la vérité n'est qu'un attribut de l'intelligible. St-Augustin ne veut pas le voir : « Quand nous voyons, l'un et l'autre, le vrai, où le voyons-nous ? - dans l'immuable Vérité, au-dessus de nos intelligences » - « Si ambo videmus verum, id videmus ? - ambo in ipsa quae supra mentes nostras est incommutabili veritate ».

Les dogmatiques sont de trois espèces, en fonction du choix d'un terme de la triade - le vrai, le beau, le bon - tout en tentant de coller au terme central les attributs des deux autres ; les sophistes préconisent le haut, qui ennoblit, au même degré, et le beau et le bon et le vrai, et en constitue la seule passerelle.

Dire, avec les sophistes, que toutes les affirmations sont relatives, est vague et ambigu : elles le sont par rapport au modèle, qui fournit le contexte de leur évaluation', mais les modèles peuvent représenter fidèlement des aspects absolus de la réalité, ce qui rendrait les affirmations y afférantes - absolues.

Ni le logicien ni le poète n'ont rien à dire sur la vérité en tant que savoir des essences (réservé aux scientifiques) ; ni le philosophe ni le linguiste n'ont rien à dire sur la vérité des discours (réservée aux logiciens) ; ni le savant ni le logicien n'ont rien à dire sur la vérité de l'homme (réservée aux philosophes et poètes).

La vérité : le puits, sa profondeur, la longueur de ta corde, le volume de notre seau. Je reste plus volontiers en compagnie de votre soif, de ma noyade, de la hauteur de notre chute, bref - du mensonge.

Il est absurde de dire, que la vérité est dans la chose (tout attribut, y compris la valeur de vérité, s'attache aux concepts et non pas aux choses réelles) ou dans l'adéquation entre le concept et la chose (une adéquation ne pouvant résulter que d'une comparaison, or le réel et sa représentation n'admettent aucune échelle de valeurs commune, ils sont incommensurables).

Ce n'est pas la connaissance qui s'attache à la vérité, c'est la vérité qui découle de la connaissance.

La vérité des choses se réduit au libre arbitre de la représentation (mimesis), à la liberté du discours (logos) et à l'arbitrage de l'interprète (poïésis).

Le libre arbitre : représenter le possible (créer des faits) en interprétant (en respectant) le nécessaire ; la liberté : interpréter le possible (faire) en représentant (en réévaluant) le nécessaire.

Ce qui n'est ni dissimulé ni celé - les seules définitions sensées de la vérité philosophique ; et l'on veut qu'avec une telle misère on lui voue un culte ! Elle n'est qu'une règle, un niveau, bref - un instrument de maçon et non pas d'architecte.

Dans mes ruines, que commençait à battre la marée humaine, je me tourne vers une île déserte, utopique de préférence, pour donner plus de frissons au rêve à sceller dans une bouteille ; mais les hommes verront dans mon périple une banale expédition, pour aborder la vérité : « L'île de la vérité est entourée par un puissant océan, dans lequel bien des intelligences iront faire naufrage dans les tempêtes de l'illusion » - F.Bacon - « The island of truth is lapped by a mighty ocean in which many intellects will still be wrecked by the gales of illusion ».

Aucune passerelle intéressante entre les sources du vrai, du beau ou du bon ; toute systématisation ne peut y amener que de l'ennui ; le grandiose ne s'y rend que par fragments.

L'épicurisme - savoir donner un goût délectable à toute vérité, qui, en elle-même, est toujours insipide. Une tâche, dont seule l'âme peut s'acquitter ; et non pas la raison, qui grogne : « de la source même des plaisirs jaillit quelque chose d'amer » - Lucrèce - « medio de fonte leporum, surgit amari aliquid ».

L'évaluation sentimentale n'est pas moins signifiante que l'évaluation logique ; la vérité du cœur se prouve par notre machine palpitante, qui n'est pas moins rigoureuse que notre machine calculante. Il faut être sourd au vrai Vrai, pour dire : « L'indicible est ce qu'il y a de plus insignifiant, de moins vrai » - Hegel - « Das Unsagbare ist das Unbedeutendste, das Unwahrste ». Mais ils entendent l'absolument vrai ou l'infiniment pur, qui sont, pourtant, si nettement muets.

Face à la vérité, deux attitudes intenables : la philosophie analytique, qui ne voit que le langage et néglige la représentation (dont elle charge le langage même, absolument inadapté pour assumer cette tâche), et la phénoménologie, qui ne voit pas le langage et réduit tout à la connaissance (qu'elle voit comme résultat d'un dévoilement surmontant l'ignorance, opération, qui ne débouche que sur des faits, entre lesquels et la vérité s'inscrira le langage).

Vérité de fait et vérité de jugement : la première est postulée par un libre arbitre de la représentation (non pas perçu par nos sens, mais conçu par le bon sens), la seconde est démontrée par l'interprétation de propositions, que produit notre liberté. La première existe hors la langue (les philosophes analytiques ne le voient pas : « Il n'y a ni vrai ni faux avant la parole » - Lacan), la seconde ne peut exister qu'à travers des requêtes langagières.

Ni la vérité ni la liberté ne sont des valeurs absolues ou primordiales, mais des dérivées partielles de l'intelligence ou de la noblesse.

La philosophie devrait apprendre à l'homme de rester désarmé face au mystère du monde, pour s'en étonner, mieux et plus. Toutes les vérités intéressantes y sont du fait des scientifiques ; aucune contribution des philosophes n'y est à noter ; aucune application notable des méthodes de recherche de la vérité, de Descartes, Kant ou Heidegger, censées nous armer, ne fut jamais signalée. Héraclite, Sénèque, St-Augustin leur restent supérieurs, puisque, n'étant pas intellectuels, ils cherchent surtout à nous séduire. « Le propos de l’intellectuel n’est pas de séduire, mais d’armer » - R.Debray – ces armuriers ne sont bons, aujourd'hui, que pour les combats de robots.

Si je ne m'intéresse qu'à la vérité, c'est à dire – aux solutions, je ne ferai que de la science. Mais si mon intérêt va jusqu'aux problèmes, c'est à dire au langage, ou, mieux, si je suis chatouillé par le goût des mystères, c'est à dire par la beauté symbolique, je tenterai de me vouer à la poésie ou à la philosophie. Les solutions sont possibles grâce aux systèmes, mais Wittgenstein : « Les systèmes sont exactement ce, sur quoi on ne peut pas parler » - « Die Systeme sind gerade das, wovon man nicht reden kann » - est complètement à côté de la plaque, puisque, au-dessus des systèmes, se bâtit le pouvoir philosophique et le discours poétique. Et l'on est obligé de se taire, si l'on ne maîtrise ni la philosophie ni la poésie.

Dans une vérité soigneusement enterrée s'installe un sain ver de doute, idéal appât, pour pêcher la fameuse carpe shakespearienne.

Les nigauds sont persuadés, que le Mal, dans le monde, vient de la mauvaise foi des orateurs ou de la mauvaise ouïe des auditeurs ; et, orgueilleux et dignes, ils se mettent en position de propagateurs ou défenseurs de la vérité, ignorée ou bafouée. Ils ne comprennent pas, que la part du vrai est la même, chez les salauds et chez les vertueux, et que les bons critères, qui déterminent notre place dans la société, sont : le talent (qui nous assure la complicité du beau), la force (qui nous permet de manipuler le vrai), la honte (qui nous met au contact du bon).

Tous, tôt ou tard, s'aperçoivent du gouffre qui, inévitablement, se creuse entre la merveille de la réalité et la merveille du langage, entre le dit et le fait ; mais les niais en veulent la cohérence et finissent par faire la louange du silence de Mélisande, porteur de la vérité ; la vérité du monde se chante, la vérité du langage se formule ; leurs merveilles - se (re)créent, en dépit des lois et des contradictions.

Dans les labyrinthes de l'écriture, plus on est sot, plus on s'imagine chercheur de vérités ; tandis que les horizons, avec des prix affichés, n'y comptent guère, et c'est le firmament du talent qui en détermine la valeur. « Autant peut faire le sot, celuy qui dit vray, que celuy qui dit faux : car nous sommes sur la maniere, non sur la matiere du dire »* - Montaigne.

Les médiocres sont fiers de pouvoir garder à l'esprit deux idées contraires, sans perdre la face. Puisque ces vérités sont formulées, chez eux, dans un seul et même langage, cette cohabitation paisible dévoile un sot. Le sage, comme Dieu, a plusieurs demeures, c'est à dire plusieurs langages, et il a des moyens d'entretenir des contradictions comme on entretient des maîtresses, qui s'ignorent.

En disant l'inventé, je me sens dans le moi le vrai, l'inconnu ; en disant le vrai, je me sens dans le moi le faux, le connu ; la vérité dite, c'est la platitude.

Les mensonges se vouent à la conception, à la convulsion ou à l'agonie ; ce sont les vérités qui exhibent une santé stérile, aseptisée, hors temps. Il y a donc erreur sur la personne, lorsqu'on croit que « la vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas » - Céline - la vérité étant toujours minérale, jamais vitale.

La vérité (aléthéia) doit, en effet, être arrachée à la réalité (représentation, requête, interprétation, sens - les étapes d'arrachement : conceptuelle, langagière, logique, métaphysique) : « La vérité est arrachement en mode de dévoilement » - Heidegger - « Wahrheit bedeutet das einer Verborgenheit Abgerungene » ; seulement, je ne vois pas de place pour dissimulation ou voiles : aucun jeu de dés de la part du Créateur. Ce n'est pas un dévoilement, mais une unification d'arbres, c'est à dire une substitution d'inconnues réciproques (qui ne sont jamais des voiles, mais des places vides) par des valeurs, qui est le pas décisif vers le surgissement de la vérité.

À ses débuts, intellectuels ou littéraires, on se laisse charmer, circonvenir et berner par des preuves, développements, justifications ; mais un jour on comprend, que l'art démonstratif est des plus insignifiants, accessible à n'importe qui et frôlant un laborieux remplissage ou un mécanique pliage, et que tout bon écrit, bien enveloppé, se réduit à quelques métaphores, que les explicitations profanent. Mais de doctes cornichons continueront à professer, tel Proust : « Le style ne suggère pas, ne reflète pas, il explique » - ni suggestif, ni réflexif, ce style ne peut être que vomitif.

La vérité, quelle que soit son acception, est une sorte d'adaequatio à ce qui est sous nos yeux ou dans nos modèles, tandis que le mensonge, nécessairement, relève de la pure abstraction ; c'est pourquoi il y a plus de menteurs chez les créateurs que chez les comptables.

Cette permanente bêtise de la gent philosophale, qui voit dans l'erreur le contraire de la vérité (surtout selon la tradition spinoziste), tandis que le seul sens acceptable de ce contraire serait incapacité de prouver, dont l'erreur n'est qu'un infime cas particulier.

Dans un langage courant fermé, le sceptique prétend voir le vrai et son contraire ; l'anti-sceptique voit comment changer de langage, pour rendre le vrai courant faux et son contraire - vrai.

La musique apporte le désaveu le plus complet du misérable culte des vérités mécaniques ; la musique, où tout n'est qu'illusions irrésistibles, auxquelles succombe tout esprit non dénué de sensibilité.

La même naïveté, chez les candides et chez les écolâtres : le sens de l'existence serait de rester fidèle à quelques convictions acquises de haute lutte : « Il faut trouver une Idée vraie et ne jamais céder sur ses conséquences » - Badiou. Ils ne comprennent pas que :
- les idées, en dehors de la science, ne valent rien sans métaphores ni élan (la chose n'y est vraie que si elle est belle ou bonne),
- l'opiniâtreté est ridicule là où l'on cède à la musique,
- le beau et le bon tirent non pas vers des déductions, mais vers des séductions.
Toutefois, sans la hauteur, le dogmatisme et le relativisme se valent.

Trois genres de vérités, presque sans un seul point commun entre eux : la vérité interne des formules, la vérité analysée des propositions, la vérité constatée des représentations ; elles logent, respectivement, dans le langage (logique pour seul interprète), entre le langage et la représentation (appuyée sur une théorie), entre la représentation et la réalité (constat d'adéquation).

Toute connaissance passe par ces étapes : représentation, requête, interprétation, donation de sens. Sans la première étape, on ne formule que du délire, et toute représentation doit contenir des faits, qui sont des vérités premières. Les révoltes contre les faits sont de l’enfantillage : « Les faits ne font pas partie des conditions d’accès à la vérité » - Chestov - « Факты не являются условием познания истины ».

L'Antiquité cultivait le beau, le Christianisme privilégiait le bon, la modernité se dévoue exclusivement au vrai. Mais le vrai, bientôt, sera entièrement confié à la machine ; que va faire l'homme ? - retourner au bien et à la beauté, ou devenir robot, à l'instar ou au service des machines ?

L'impossibilité d'établir une vérité peut avoir des causes très diverses : la proposition est syntaxiquement incorrecte, l'analyseur grammatical n'arrive pas à en produire la formule logique, la représentation sous-jacente ne s'unifie pas avec la formule (mauvaise proposition, mauvaise formule, mauvais interprète logique, mauvaise représentation ou mauvaise formule), la donation de sens est inacceptable (mauvais interprète pragmatique ou mauvaise représentation). Tant de possibilités de rendre faux ce qui est (fut, sera) vrai et vice versa.

Pour maintenir le vrai, la solution machiniste suffit ; pour préserver le bien, il suffit d'en garder le problème irrésolu au fond du cœur, sans convoquer les bras ; pour sauver le beau, il suffit de « cultiver le mystère, sans lequel aucune vraie beauté ne peut subsister »*** - L.Visconti - « coltivare il mistero, senza il quale non puó esserci la vera bellezza ».

L'homme évolué est produit de la nature et de l'esprit ; la nature forme ses facettes du bon et du beau, et l'esprit le prépare à la liberté et à la vérité ; les saints et les artistes se reconnaissent par leur méfiance face à l'esprit, les héros et les sages - par leurs défis lancés à la nature ; paradoxalement, les premiers préservent le sacré organique, les seconds amènent le profane mécanique.

Deux moyens, pour atteindre au vrai : exclure des impossibles, réduire des possibles ; ces moyens s'inversent, dès qu'il s'agit du bonheur ; l'ironiste, qui oscille entre la vérité grave et le bonheur fou, s'essaye à repousser le possible vers l'impossible, pour s'extasier devant la nouvelle immensité ou l'intensité de ce qui peut être faux.

Aujourd'hui, n'importe qui prouve sans peine toutes les vérités de ce jour. Le seul défi des belles plumes reste de faire encore croire aux illusions hors temps.

Le vrai est recherché puisqu'il est utile et rassurant ; le non-vrai, c'est à dire le rêve, est désiré, même inutile et inquiétant. Schopenhauer aurait dit que le premier relève de la volonté réelle et le second - de la représentation imaginaire.

La signification (d'une référence, d'une phrase, d'un énoncé) est l'unification de l'arbre de la requête avec l'arbre interprétatif ; dans le cas le plus simple, la signification naît de la substitution des variables par des constantes (l'ami de l'inventeur de la relativité devenant l'ami d'Einstein ou même Planck).

Bolzano, Husserl, Wittgenstein font grand cas de la proposition : Smith traça un heptagone constructible (comme B.Russell - de celle-ci : Le roi actuel de France est chauve), en y invoquant le sens ou l'absurdité, tandis que la chose est d'une navrante banalité : la proposition s'évalue à faux, et l'abduction en donne la raison : la référence d'objet heptagone constructible n'aboutit à aucun objet, rendant sans objet le reste de l'interprétation (où, à la place de Smith, on aurait pu mettre un ange ou un triangle rond, et à la place de traça - avala ou admira). Plus intéressant serait de se pencher sur des propositions vraies : Smith ne voyagea jamais avec un heptagone constructible ou Aucun roi actuel de France n'est chauve (comme, chez Kojève : √2 n'a pas de muscles).

Au sujet des vérités intuitives ou métaphoriques (donc, poétiques ou philosophiques), n'importe qui peut faire du radotage à l'infini, mais, avant de parler d'une vérité logique (syntaxique ou sémantique), on doit déjà avoir maîtrisé le modèle, son langage bâti par-dessus, son interprète de requêtes langagières. « La vérité est toujours seconde »*** - R.Debray - elle est même, au moins, cinquième, si l'on y ajoute l'attribution de sens, qui peut nous amener à modifier le modèle, le langage ou l'interprète.

La vérité dans le savoir n'est qu'intelligible ; la vérité dans l'être n'est que sensible ; pourtant, c'est la seconde qui dicte et le choix de représentations et la formulation du sens.

B.Russell ne voit pas, que le raisonnement déductif se complète par le raisonnement abductif, ce qui permet d'évaluer à faux aussi bien Le roi actuel de France est chauve, que Le Président actuel de France est chauve. La réponse au pourquoi, dans le premier cas, serait : il n'existe pas d'objet, référencé par le roi actuel de France, et dans le second cas : l'objet le Président actuel de France relève de la classe des humains, pour laquelle chauve est une valeur du domaine pilosité, où sa valeur complémentaire est chevelu, or la valeur de l'attribut pilosité, pour l'objet le Président actuel de France, est chevelu. La même valeur de vérité, deux sens différents.

Des convulsions, des crampes, des séismes, c'est ce que promettent les porteurs de vérités nouvelles et ennemis du mensonge (y compris - Nietzsche), bien calés devant leurs bureaux, tandis que cette agitation de bocal n'aboutit, dans le meilleur des cas, qu'à un aplatissement de plus de quelques aspérités de l'existence de salon.

Leur vérité est un mannequin sans vie, qu'ils cherchent à habiller de leurs accoutrements conceptuels ; il s'agit de bâtir un puits, du fond duquel surgirait une vérité nue et séduisante, le puits se transformant en cette fontaine, prometteuse d'éternelles soifs.

En philosophie, toute solidarité entre le vrai et le libre débouche sur un ennui ou sur une platitude ; ce qui me fait soupçonner, que leur fichu être, proclamé vrai par Heidegger et libre par Sartre, soit une Arlésienne sans le moindre appât crédible. Dans le profond, et encore davantage dans le haut, comptent la contrainte (une non-liberté assumée) et la création (un mensonge dans l'ancien et une vérité dans un nouveau langage).

Des preuves et des vérités n'ont pas grand-chose à apporter, pour appuyer nos choix les plus vitaux, qui relèvent de la foi, des croyances, de l'intuition, bref - du goût, c'est à dire du pari pascalien.

On aurait dû disposer de trois mots différents, là où l'on n'emploie qu'un seul - vérité : le vrai dans une représentation est proclamé par le libre arbitre du concepteur, le vrai dans un langage apparaît, à partir des requêtes, au bout d'une chaîne déductive, le vrai dans la réalité est reconnu par la liberté de notre intelligence, hors toute représentation et hors tout langage, - le modèle, l'image, l'être.

C'est la funeste obsession par le vrai mécanique, qui fit de l'homme organique un robot automatique : « L'apparence immédiate de l'art comme de la pensée, c'est la vérité » - Hegel - « Die unmittelbare Erscheinung der Kunst und des Denkens gibt sich als das Wahre », c'est pourquoi l'art n'est plus qu'une mode, et la pensée - qu'un mode d'emploi.

La logique ne peut pas être subjective (comme le prétend, pourtant, Hegel, pour qui la logique relève d'une théologie…) ; la même logique s'applique aux systèmes conceptuels différents. Mais, pire, la logique objective (toujours du même Hegel, en tant qu'étude de l'être, ne peut être ni logique ni objective, puisque ce fumeux être reste non-formalisable, toute référence à son adéquation avec la représentation ou avec l'interprétation ne pouvant s'appuyer que sur l'intuition.

Je respecte la vérité comme je respecte le Code pénal. Mais ce n'est certainement ni la première ni le second qui me feront aimer le Bien et aspirer à la Justice.

L'intelligible peut être beau, sans passer par le sensible. Le sensible n'est vrai que par l'intelligible. Une fascination mutuelle à une distance infinie.

Les philosophes, qui ne voient dans la vérité qu'une vaseuse conformité, ne se rendent pas compte de l'importance des outils et de leur validité ; avant qu'on puisse chercher une adéquation quelconque, on doit disposer d'au moins trois outils : un outil conceptuel de représentation, un outil langagier de formulation de requêtes, un outil logique d'interprétation de requêtes. Sans disposer de ces outils, assurant la cohérence du modèle, personne n'est autorisé à parler de vérité comme correspondance avec le réel. Par contre, là où aucun outil ne semble possible, c'est l'attribution de sens aux résultats d'interprétation de requêtes, la confrontation satisfaisante avec la réalité étant prise par des mal-outillés pour vérité.

Ils parlent de latence (Verborgenheit) des vérités, qu'il s'agit de dévoiler ; mais le nombre de vérités (d'idées ou de propositions vraies), même dans un système aussi pauvre que l'arithmétique, est infini. Recherche de vérités est une expression sotte. L'étude de vérités se réduit surtout à la création de bonnes représentations (postulats, axiomes) et à la formulation de bonnes requêtes (hypothèses, théorèmes).

À partir de la réalité, on bâtit un modèle, d'une manière véridique (adaequatio de représentation) ; ensuite, on formule une requête de ce modèle, on démontre la véracité de la proposition associée - c'est la seule vérité technique, vérité interne, vérité au sein d'un langage. Si, en plus, cette vérité satisfait notre vision de la réalité associée, on déclare celle-là - vérité externe (adaequatio d'interprétation).

Les vérités sacrées qu'on découvre, en renonçant à la raison et en se plongeant dans un recueillement, ont toutes les chances d'être de sacrés mensonges. Les vérités n'ont ni visages ni mélodies ; ceux-ci peuplent le recueillement et désertent le raisonnement. Quand la vérité s'orne d'images et de sons, c'est pour séduire le badaud ou amuser le sage.

C'est étrange qu'on ne trouve pas d'autres contraires à la vérité que l'erreur ; la vérité est une valeur extra-logique, tandis que l'erreur ne peut être que syntaxique, lexicale, sémantique ou pragmatique. De vérités-erreurs, au sens populaire des termes, on peut dire qu'une vérité (erreur) peut (doit) être vraie ou fausse, selon que celui qui l'a attrapée (commise) a trébuché (s'est trompé) ou non.

Deux tâches principales, dans notre exploration du monde, - la représentation et l'interprétation, les structures et la logique. La représentation doit préserver, dans ses modèles, la cohérence du monde matériel, et l'interprétation doit refléter la démarche humaine dans la compréhension du monde. La première tâche relève, en grande partie, du libre arbitre, et le terme de vérité n'y a pas sa place ; il s'y agit d'une vague adéquation, que seule l'interprétation formalise ; la vérité est dans les propriétés du discours, interprété dans le contexte d'une représentation. La vérité est donc coupée de la réalité par la représentation ; la réalité ne dicte que le sens.

Galilée confond vérité et sens, lorsqu'il se moque de ceux qui « cherchent la vérité dans la confrontation des textes » - « vera autem in confrontatione textuum esse quaerenda » - on cherche l'adéquation du modèle au réel, on établit la vérité des requêtes du modèle, on peaufine le modèle en fonction du sens dégagé.

Les philosophes croient que toute représentation est statique, tandis que toute réalité est un devenir ; mais le temps se modélise aujourd'hui avec la même facilité que d'autres catégories conceptuelles ; parler de vérité, dans la réalité ou dans la représentation, dans des sections du devenir appelées étants, ce sont désormais deux tâches comparables, et Heidegger : « Confondre le vrai et le représenté en tant qu'étant, est essentiellement fautif, si l'on les mesure à l'échelle du réel et du devenir » - « Das Wahre und im Vorstellen für seiend Gehaltene, am Wirklichen als dem Werdenden gemessen, ist wesenhaft irrig » - confond le vrai et l'être. Le vrai de l'être est métaphysique ; il réside dans le bien et le beau extramondains que ne révèle aucune intentionnalité intramondaine ; on est artiste avant d'avoir peint son premier tableau.

Dans ce qui est vécu par le sot comme contradiction dans les idées réelles, le sage voit, le plus souvent, un conflit des langages virtuels. Le sot passe sa vie à combattre ces fichues contradictions, tandis que le sage joue avec l'invention, la recréation ou l'imagination des langages, dans lesquels sera vrai ce qu'il aura voulu et pu.

Ce qui, aujourd'hui, glace l'âme, c'est le caractère irréfutable des vérités, dont vivent les hommes. On ne s'enflamme que pour le fragile ou l'éphémère ; et l'âme sans feu devient, rapidement, raison froide. « C'est quand nous avons raison que nous sommes le plus impitoyables » - Herzen - « Мы всего беспощаднее, когда мы правы ».

Le sain souci de nier, avant d'affirmer, semble être une obsession grecque : le non-être mettant en valeur l'être de Parménide, la vérité (aléthéia) émergeant de l'oubli (Léthé) de Platon, la liberté s'opposant à la raison d'Aristote.

Même une logique peut frôler la perfection et s'incorporer, ainsi, à la réalité ; elle ne peut engendrer de monstres contre nature. Tout ce qui tend à être parfait a sa place dans la nature, qui est la perfection même ; et la logique, avec son harmonie, y a sa place, même si elle ignore le rythme, cette noble imperfection humaine, au même titre que des sacrifices ou fidélités.

Non seulement la vérité n'a rien à voir avec le feu, elle n'a même de notion de distance : soit on la tient, soit on est incommensurable avec elle. On ne peut ni s'en approcher ni n'en brûler : « Il faut vivre avec la vérité comme avec le feu : pas trop près, pour ne pas se brûler, pas trop loin, pour ne pas avoir froid » - Diogène Les âmes chevaleresques ou les esprits fraternels s'enflamment et se chauffent ailleurs, auprès du beau ou du bon. La vérité pourrait, éventuellement, servir de ressource alimentaire.

Le succès d'une requête contient une vérité, dans le langage courant ; le succès d'un énoncé impératif n'est ni vrai ni faux (Wittgenstein), il annonce la naissance d'un nouveau langage.

On rêve selon le mensonge - pour réveiller en nous le rossignol ou la chouette, mais on vit selon la vérité - pour éradiquer en nous l'âne et neutraliser le mouton. Les hommes « doivent vivre dans le mensonge ou voir l'horrible vérité d'une existence absurde » - Tolstoï - « должны жить во лжи или видеть ужасную истину бессмыслицы бытия » - dans le premier cas, ils se mettent au-delà des mots et des idées (au milieu desquels se trouve la demeure de la vérité et d'une vie rationnelle), où ils se réjouissent des écarts de langage.

L'une des plus utiles contraintes est celle qui interdit à mon regard de voir certaines choses, que mes yeux voient. Pouchkine et Nietzsche appellent ce refus - mensonge qui élève ; voir ce que voit tout le monde est certes une vérité, mais elle me rapproche de la platitude.

Le mensonge peut avoir deux origines : dissimulation de ce qui existe ou création de ce qui n'existe pas encore, attitude d'esclave ou altitude d'homme libre. « Se mentir à soi-même est la forme la plus vile d'asservissement de l'homme par la vie » - L.Andréev - « Ложь перед самим собою - самая низкая форма порабощения человека жизнью ». Le langage, ne contenant que des vérités et des mensonges, est un langage des robots. L'homme se parle ou se chante, et tout chant est du mensonge, en regard du langage courant. La liberté mécanique ou l'asservissement organique, il faut, souvent, choisir.

Il n'y a plus ni maîtres ni esclaves ; une vérité réglementaire est respectée par le marché, que devint la société humaine ; le mensonge n'intéresse plus que l'homme libre, le poète, le marginal. Et qu'on était naïf : « Le mensonge est la religion de l'esclave et du maître ; la vérité est le dieu de l'homme libre » - Gorky - « Ложь - религия рабов и хозяев ; правда - Бог свободного человека ». Quand l'ultime rêve est immolé à l'autel de ce dieu des robots (stade suprême de l'esclave - раб, робот), on se moque de sacrifices et ne vénère que la fidélité au syllogisme.

La vérité, comme tout ce qui se fonde dans le langage, est collective. Le solitaire, qui se mettrait à la recherche de la vérité, devient grégaire. La vérité est question des laboratoires, des dictionnaires, des programmes ; l'amoureux et le poète s'en fichent.

Tout se met à parler dans l'univers, dès que je le chante. Mais aussi bien les oreilles bien accommodées que le don de prosopopée sont rares. Pour qu'on y entende le Verbe ou/et lise la vérité, les oreilles et les yeux doivent maîtriser les bons alphabets ou solfèges, c'est à dire devenir l'âme et l'esprit, ces vrais maîtres d'interprétations libres. Quand on maîtrise la vérité, on n'aime que le Verbe, quoiqu'en dise St-Augustin : « aimer non pas les paroles, mais la vérité dans les paroles » - « in verbis verum amare, non verba ».

Le mot vérité couvre trois genres d'objet : ce qu'on démontre, ce qu'on montre, ce qu'on peint. Seul le premier mérite son nom ; il est à l'art ce que le dessin industriel est à la peinture, il est de la géométrie. Les deux autres, il ne faut pas les confondre : « Il ne suffit pas de montrer la vérité, il faut la peindre » - Fénelon.

La peinture moderne, qui se sépara résolument d'avec la poésie (à partir des impressionnistes), prétend servir la vérité, au même degré que le papier-peint et les peintres en bâtiment, tandis que « la vérité, vers laquelle se tourne l'art, ne peut être formulée qu'en brisures, allégories, inventions » - Weidlé - « та правда, с которой имеет дело искусство, вообще не высказываема иначе, как в преломлении, в иносказании, в вымысле ».

Travailler pour atteindre la vérité - tel est le mot d'ordre de tous les sots barbouilleurs. On y voit de la sueur, de l'agitation, un poitrail gonflé ; jamais on n'y entend ni harmonie ni musique ni enthousiasme. Et le fait que leur travail est non-qualifié et leurs vérités - invendables n'est pas le plus important.

L'univers de Nietzsche se moque du réel, il est habité de fantômes : Dieu, la Grèce, le nihilisme, la puissance, la vérité, la philosophie y sont des fantômes – (ré)inventés à chaque retour de l'intense devenir. Tant d'apparentes contradictions, tandis qu'il s'y agit chaque fois de changements de langage.

Est scientifique ce qui est mathématisable ; est logique ce qui assigne, rigoureusement, des valeurs de vérité. La science pure de Hegel et la logique pure de Husserl sont de pures fumisteries, où ne perce aucune magie du nombre, ne s'érige aucun monument de la vérité.

La seule vérité crédible s'articule dans un univers fermé et immobile ; toute ouverture vers l'événement efface l'ancien langage et l'ancienne vérité, et nous ouvre, entre autres, à la beauté : « L'art est un devenir et advenir de la vérité »*** - Heidegger - « Die Kunst ist ein Werden und Geschehen der Wahrheit » ; le beau advient, le bon reste immobile.

Dans de bons puits ou fontaines, un bon chercheur trouve une nouvelle soif ; la vérité n'y est même pas un breuvage, elle reste avec les tuyaux ou les seaux. « La vérité n'est pas dans le puits, elle est toujours sur la surface » - Poe - « Truth is not in a well, she is invariably superficial ». La bonne fontaine est une fraîche profondeur, une noble intelligence, dont naît une hauteur chaude, une noblesse intelligente.

Si l'adéquation avec la réalité était la mesure de la vérité (ce qui est une mauvaise approche), on pourrait dire avec Diogène Laërce : « Le vrai n'est pas plus sûr que le probable ». Le faux est versatile, mais il rend probable le vrai.

L'être et le devenir dans les transcendantaux : dans l'être, le vrai est antinomique du faux, le bien est affaire de noblesse, le beau est jugé par le goût arbitraire ; dans le devenir, de nouveaux langages préparent de nouvelles vérités, le bien se traduit en sacrifices, le beau est affaire de création. Tout cela pour dire, que les prises de position y sont absurdes ; la pose, plus artistique que scientifique ou philosophique, y est plus à sa place. En pertinence, l'intelligence y cède au talent.

Dans la vie spirituelle, la science n'est qu'une contrainte, nous évitant de proférer de trop grosses sottises, mais parler d'elle n'a pas plus d'intérêt que parler du code civil. « Les véritables bonnes logiques ne servent qu'à ceux qui peuvent s'en passer »* - d'Alembert- elles leur servent, pour qu'ils s'en moquent, en compagnie plus aguichante de l'intuition. On est maître d'un bien accessible, si l'on sait s'en passer. On devrait se servir de sa logique, comme on se sert de sa digestion : des boîtes-noires dont on ne voit que des entrées-sorties.

Il y a trois sortes de vérités : des dogmes, des preuves et des métaphores, et les reconnaître, c'est reconnaître leur portée. Le nihiliste évalue leurs rayons respectifs à - nul, jusqu'aux frontières du langage, l'infini. Il refuse de n'être que croyant, scientifique ou mystique, il aime se mettre à l'origine de toute mesure. « Les nihilistes dénient l'existence de toute vérité » - Benoît XVI - « Die Nihilisten leugnen die Existenz jeglicher Wahrheit » - ils ne nient que son existence hors tout langage.

Dans les nations robotisées, la vérité vit, mettons, 2 ou 12 ans ; dans les superstitieuses, elle se réincarne ou ressuscite. Chez les positivistes, elle vit jusqu'au moment, où l'on lui administre de telles greffes, que les non-familiers la prennent pour une mutante.

En matière de vérités, le seul mérite de la foi est de nous rappeler, qu'il existent des domaines passionnants, où l'on puisse se passer entièrement de vérités. « Chanter la vertu et la trahir, vénérer la vérité et ne pas la posséder - tel est le sort pitoyable d'une morale qui ne s'accroche pas à l'ancre de la foi » - Batiouchkov - « Поклоняться добродетели и изменять ей, быть почитателем истины и не обретать её - вот плачевный удел нравственности, которая не опирается на якорь веры ».

La vertu et la vérité ont plus besoin d'un bon souffle que d'un bon havre. Et elles savent qu'un naufrage final les attend au bout de leurs périples, et elles se fient le mieux aux messages de détresse, rédigés à la lumière d'une bonne étoile.

La vocation des vérités est de nous faire calculer, froidement ; celles qui nous font pleurer, chaudement, perdirent depuis longtemps leur pouvoir lacrymogène. « Seules nous mènent les vérités, qui nous font pleurer » - Barrès. J.Jaurès te reprochait de ne garder que la cendre de ces vérités et non pas leur flamme. Les plus connues de ces meneuses des pleurs s'appellent, aujourd'hui, taux d'imposition, crédits préférentiels, plans d'urbanisation. Mais il faut reconnaître : aucun rêve, c'est à dire aucun mensonge, ne fait plus pleurer le contribuable ou le consommateur. En particulier, parce qu'on n'aime plus des impasses, ces seuls lieux où circulent encore des rêves gratuits.

L'artiste s'attaque aux « X serait vrai ? ! » résistants et les cisèle avec le goût aigu des « Est-ce beau ? ». Le sot traîne des « X est beau ! » malléables et les fige et dévitalise avec un « Est-ce vrai ? » banal et sans tranchant.

La vérité est question de nos horizons, comme la noblesse ne se lit que sur notre échelle verticale, où se situe le grand Ouvert de l'homme. L'horizon, lui aussi, peut être ouvert ou fermé – mais dans les deux cas, la vérité évolue dans la platitude, son cadre normal. Toutefois, la fermeture, comme la monotonie, y paraissent être presque obligatoires, pour éviter des dérives événementielles.

La grandeur d'une vérité se reconnaît par la part du langage qu'elle emmagasina ; nier une vérité, c'est soit rester dans le même langage et donc mentir, soit en changer et atteindre à une vérité plus grande encore. Le contraire d'une vérité peut rester un mensonge bien plat, tributaire de l'ignorance ou du manque d'imagination, mais il peut servir d'introduction à un nouveau langage, dans lequel il serait une vérité nouvelle, plus haute. Il ne s'y agit ni du même espace des faits ni de la même négation : dans la clôture de l'horizontalité, la négation est mécanique, dans l'ouverture de la verticalité, la négation est organique. Tout écart vertical est naissance d'un langage ; tout déni horizontal ne modifie que l'idée. Une petite vérité rend au possible le statut de vrai ; une grande vérité rend organique le possible mécanique.

Le vrai n'est ni dans les choses ni dans les rêves, il est dans les mots suspendus au-dessus d'une représentation et interprétés par la raison. Mais l'âme, elle aussi, veut parfois se mêler de la véracité, et alors on dit que « les rêves sont plus vrais que les choses : car il y a plus d'affinités entre les fantômes de l'imagination et l'âme, qui les produit, qu'entre cette âme et le monde extérieur » (Custine). La raison ne s'occupe que du langage, c'est l'âme qui fait adhérer à ce qui y prend forme.

C'est la déviation langagière, et donc un mensonge dans le langage courant, qui manifeste notre créativité. « N'importe quel sot est capable de dire la vérité, pour savoir bien mentir, en revanche, on a besoin d'une certaine finesse » - S.Butler - « Any fool can tell the truth, but it requires a man of some sense to know how to lie well ». Le fin esprit consiste à savoir, qu'une avalanche de mensonges entraînants peut être provoquée par l'écho d'une vérité silencieuse. D'où sa méfiance de toutes pistes et la détermination de rester en hauteur, au-dessus des neiges ou des mers déchaînées.

Ceux qui cherchent la vérité dans les cieux et non pas sur papier, qui est sa véritable place, prennent tout OVNI pour une vérité intouchable : « La vérité plane et ne se laisse jamais dominer » - le Coran - ce qui n'était vrai que tant qu'on ne savait pas voler. Mais depuis que le tapis volant existe, on l'embouteille, tel un djinn, et des fakirs agréés la montrent en foires.

Pour juger de la qualité d'une vérité, on n'a qu'à examiner la rigueur de la requête, du modèle et de la réponse. Mais chez les dogmatiques, seule compte soit la franchise, soit l'autorité de l'énonciateur : « L'exigence de la vérité a disparu au profit d'un critère de sincérité, d'authenticité, d'accord avec soi-même » - Jean-Paul II. Ces critères sont, certes, minables, mais la vérité banale peut en être parfaitement compatible ou même solidaire ; ce qui les fait mépriser et en éloigne, en revanche, c'est une haute noblesse ou une honte profonde

Pour être maître du vrai, l'intelligence suffit ; mais il faut plus que de l'intelligence, pour faire cohabiter le bien et le beau, - il faut de l'esprit, presque inutile dans le vrai.

Ni le soi inconnu ni l'être ineffable n'ont rien à gagner des vérités, qui ne manient que des connaissances. « Formuler la vérité, c'est accroître la connaissance de soi, afin que l'âme y reconnaisse la croissance de l'être dans l'univers » - H.Broch - « Die Wahrheitsäußerung, damit die Seele sich das, was dem Ich durch die Selbsterkenntnis zugewachsen ist, wiedererkenne als Seins-Zuwachs im All ». Plus profondément on connaît l'univers, plus haute est la foi dans le soi inconnu, qui est l'âme de l'univers.

L'enthousiasme, la vénération, le vertige sont irrationnels, donc en-dehors du domaine de la vérité, et pourtant ce sont les meilleurs signes d'une vie triomphante. « La vérité finit toujours par triompher dans la vie, mais souvent une vie n'y suffit pas » - Eisenstein - « В жизни правда всегда торжествует, но жизни часто не хватает ». Une vie d'action est brève, elle bâtit des murs et des toits. Longue et intemporelle est une vie d'âme ; ouverte aux étoiles, elle ignore les toits ; au clair de lune, tant de chutes ne sont que des étoiles filantes du désir.

L'une des joies du maître du mot est d'avoir constaté, chez soi-même, deux propositions contradictoires et de chercher deux langages, dans lesquels chacune est vraie. Le naïf dit : « Mieux vaudrait me servir d'une lyre dissonante que de me contredire » - Gorgias. On comprend d'où viennent vos monumentales cacophonies, mais on se fiche de vos misérables contradictions, dues à la sottise de votre langage unique et commun. Le vrai sage est un inventeur de langages d'art et un musicien d'une vie, dans laquelle même les contradictions ont leur partition harmonieuse.

La foi, chez un homme, ne peut être intéressante que s'il en a trop ou trop peu, trop de chaleur ou trop de froid. Tout le contraire de la vérité, où seul compte un parfait équilibre entre la représentation et l'interprétation. Le Seigneur promit de cracher de Sa bouche ceux qui ne sont ni chauds ni froids. Sortant, désormais, uniquement de Son cerveau thermostatique, les vérités apportent au monde le salutaire équilibre de la platitude.

Pour celui qui connaît le raisonnement hypothético-déductif, le monde de la morale (ought) n'est qu'un monde hypothétique au-dessus du monde phénoménologique de base (is). « Le gouffre logique entre être et devrait est infranchissable » - Hume - « The logical gap between is and ought cannot be cleared off ».

La vérité métaphorique, celle d'adéquation, naît entre le réel et sa représentation, entre la représentation et le mot, entre le langage et la réalité, entre la preuve et la réalité. La seule vérité authentique, celle de preuves, naît entre le langage et la représentation, au cours d'une démonstration logique. Le sens, lui, ne peut être que métaphorique, et il accompagne partout la recherche de vérités, même de vérités rigoureuses.

Pour Heidegger, la Vérité, l'Être, l'Ouvert sont des synonymes ; leur source commune grecque veut opposer le voilement au dévoilement, tandis que dans leur acception moderne il n'y a rien d'apophatique. En plus, notre philosophe ne comprend pas grand-chose à la vérité logique, à l'être morphologique, à l'ouvert mathématique. Une bouillie conceptuelle, mais quelle créativité !

Plus une vérité est lumineuse, plus belles sont les ombres, que je dois être capable de reconstituer autour d'elle. Quand le flambeau d'une vérité dissipe un brouillard, on n'a plus besoin de lumière. Le brouillard même est une vérité balbutiante (la vérité claironnante n'ayant pas besoin de lumière) et la vraie lumière n'est que l'aube d'un langage en puissance, fait des ombres naissantes. Sans bonnes ombres, la lumière(-)nuit.

Je me fiche de vérités (que n'importe qui peut exhiber), il me faut des maximes. Ils se fichent de maximes (de leurs style et ton), il leur faut des vérités : « Il vaut mieux trouver du vrai, même dans des vétilles, plutôt que discutailler sur des maximes, sans aboutir à la vérité » - Galilée - « Io stimo più il trovar un vero, benché di cosa leggiera, che 'l disputar delle massime, senza conseguir verità ». Voilà ce qui explique la prolifération de vétilles, dans vos valeurs et calculs, et l'extinction de la maxime comme genre désintéressé et aristocratique.

Le misérable verbe être pollua le débat intellectuel jusque dans les Saintes Écritures. Les vrais verbes sacrés, nous sauvant de l'incolore vérité, toujours profane, sont : pâtir, rêver, créer, penser. « Le verbe être avait, dans l'Antiquité, un sens sacré de l'Être divin, devant engendrer dans les hommes la sensation de la vérité » - V.Ivanov - « Глагол быть имел в древнейшие времена священный смысл бытия божественного, чтобы сеять в людях ощущение истины ».

Le sot n'a rien contre la vérité, puisqu'il ne comprend ni son origine ni sa justification ni les moyens de la falsifier. Le sage s'en sert comme d'un outil ou la dépasse, en inventant de nouveaux langages, où elle ne serait plus valable. Le sage est un Ouvert à ce qui n'est pas lui, le sot est fermé, il s'arrête à ses limites, qui sont bien à lui et bien étroites.

L'idéal, comme la poésie, sont propres à une nation et reflètent ses errances plus que ses certitudes. « La vérité est la même chez tous ; mais chaque peuple a son mensonge, qu'il nomme son idéalisme »** - R.Rolland. Les idéaux sont à l'origine d'un nouveau climat ou d'un nouveau langage, origine qui est matérialisée par une frontière sacrée ; la vérité est hors tout climat et appartient au langage fixe, apoétique.

La misérable littérature moderne est constituée de vérités collectives, formant une platitude, vérités, que le lecteur est invité à découvrir. Le meilleur lecteur lit, pour frayer quelques nouveaux chemins vers son propre soi. Le soi, même s'il ignore son origine, peut gagner en profondeur ou en hauteur, au contact avec un livre, qui, au lieu de narrer des vérités, chante des rêves.

La question de véracité ou de fausseté des pensées est si mécanique et commune, qu'elle ne devrait pas te préoccuper. On peut bien peindre les deux. Une pensée est fausse à cause de l'une des trois raisons : on s'embrouille dans le langage, on s'embrouille dans le modèle courant, on invente un nouveau langage ou un nouveau modèle, ce qui, automatiquement, rend la pensée - fausse. Une pensée, juste dans ce qui est déjà fixe, est une platitude ; dans une invention, elle est belle, grâce au style dans la langue, ou à l'intelligence dans le modèle.

Toutes les demeures de leur vérité métaphysique étant facilement dévastées par l'ironie, il ne leur restera bientôt que la longévité. Cette pauvre vérité, qui n'appartient qu'au langage et que s'approprient doctement tous les métiers bien en vue, des métaphysiciens aux charpentiers. L'espérance de vie des mots fut toujours supérieure à celle des choses, c'est pourquoi la beauté survit à la vérité.

Leur être cosmique serait muet et faux, sans la voix de l'homme. Avec les hommes, il est sourd : il est bien là, mais l'avoir, le vrai des vrais, fait taire toutes les voix, qui préfèrent le chant au son des chiffres.

La grandeur est toujours en hauteur, et la vérité est toujours plate. La vérité n'en décorerait qu'une périphérie négligeable. On peut imaginer le cœur d'une grandeur sans aucune présence du vrai ou du réel.

La vérité, qui ne se présenterait aujourd'hui que sous forme artistique, est prise de haut, par ce siècle arithmétique. Et dire, que jadis, présentée sous seule forme mathématique, même l'erreur étais abaissée au rang des platitudes.

La Fontaine a raison : « L'homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges » - mais ce n'est pas la vérité qui y est à plaindre, mais le feu, qui s'éteignit, pour ne nous laisser qu'en compagnie des vérités pétrifiées.

Tous les pédants creux et même verbeux disent, que les mots leur manquent, pour dire toute la vérité. La vérité n'est jamais à l'entrée d'un discours à bâtir, mais toujours à la sortie d'un discours bâti.

Le savant, qui parvient à une vérité, prouve la force et l'intelligence de ses yeux ; le poète, qui s'en écarte, montre le goût et la créativité de son regard ; ni l'un ni l'autre ne se contentent d'y séjourner. Tous les deux sont créateurs de langages : de représentation et d'interprétation. Les chemins, qui conduisent à la vérité ou en partent, ce sont des langages, universels, pour le savant, individuels - pour le poète.

Intuitivement, on répartit la vérité entre trois sphères : la réalité, le langage, la représentation. Le superficiel privilégie la première, le technicien - la deuxième, le profond - la troisième. « Le vrai et le faux sont des attributs du langage, non des choses. Et là où il n'y a pas de langage, il n'y a ni vérité ni fausseté »*** - Hobbes - « ‘True' and ‘false' are attributes of speech, not of things. And where speech is not, there is neither ‘truth' nor ‘falsehood' » - il faudrait l'expliquer à Thomas d'Aquin, Descartes, Spinoza, Kant, Bergson, pour qui la vérité est une conformité avec les choses (confusion entre vérité et validité). Mais, campées dans le langage lui-même, les vérités sont stériles. On leur apporte de la vie, en insérant entre le langage et les choses - un modèle de référence, modèle de l'univers, qui n'est ni langagier ni réel.

Les doutes m'ouvrent de vastes perspectives de recherche, tandis que « l'évidence de la vérité me met dans l'impasse » - Phèdre.

La vérité se réduit à sa formule et à sa démonstration, les deux se réalisant dans le contexte d'une représentation. Donc, le lieu de la vérité est la représentation, et la formule de la vérité est dans le langage (Rimbaud fait preuve d'une belle intuition : « moi, pressé de trouver le lieu et la formule »). Le démonstrateur est complètement collectif, le langage l'est en grande partie, la représentation est plutôt individuelle. La subjectivité et l'objectivité s'y entre-croisent.

On a l’impression que les scientifiques épuisèrent le fond de vérités intéressantes et nous inondent désormais de vérités insignifiantes. L’artisanat devrait devenir le milieu propice aux savants et aux artistes sans envergure.

L'être est dans la vérité des choses ; l'étant - dans la vérité des propositions. Sans pouvoir rien formuler sur le premier, on doit se fier aux formules du second.

Leurs véridiques robots doivent nous détourner de nos sirènes imaginaires. « Que le philosophe soit attaché non pas au style, qui vient du charmant bosquet des Muses, mais à celui de l'antre terrifiant, où la vérité se cache » - Pic de la Mirandole - « Quae philosopho fidem conciliabunt : si in genus dicendi appetens, quod non ex amoenis musarum silvis, sed ex horrendo fluxerit antro, in quo latitare veritatem ». En pratique, cet antre n'est pas plus terrifiant qu'une bibliothèque ou une caserne. En revanche, le style architectural préféré des Muses, et qu'orne bien leur bosquet, ce sont les ruines aux flambeaux, où l'on séduit avant qu'on ne déduise.

Un immense mystère : pourquoi le vrai, dans la réalité, est si souvent mêlé au beau ? Au point, que la séduction par le réel est attribuée souvent au vrai et non seulement au beau, comme la déduction dans la représentation débouche si souvent sur le beau. La justesse de l'esprit se muant en caresse de l'âme. « La tentation est la sollicitation de la beauté, sans bonté ni vérité » - Jankelevitch – la tentation est une séduction aveugle.

On reconnaît une véritable pensée philosophique, c'est à dire celle qui aborde, simultanément, l'esprit, l'âme et la réalité, par sa résistance à toute sape sophistique ; tandis que toute recherche de la vérité, réduite à la simple raison, s'écroule au premier attouchement éristique. Pourtant, c'est, aujourd'hui, la seule raison d'être des professionnels, qui font de la philosophie une savante recherche, facilitant le progrès.

La beauté d'une formule en constitue la vérité esthétique. « Si je trouve une formule qui m'exprime, pour moi ce sera vrai » - Saint Exupéry. Pour être, également, logique, il manqueraient à cette vérité - une représentation conceptuelle, un analyseur linguistique, un démonstrateur logique, un interprète philosophique – le chemin est long.

Écrire pour que le vrai ne le soit plus est une ambition minable (le seul but de l'écriture étant le beau), mais c'est un effet corrélatif incontournable de toute création : qu'on innove un langage ou qu'on produise de nouveaux modèles, la négation surgira, pour redessiner les nouvelles frontières du vrai, tout en dessinant la nouvelle source du beau. Mais faire le contraire, c'est à dire nier ce qui se nie soi-même, est plus naïf voire plus stérile.

La perfection est attribut de la seule réalité, donc, entre autres, de la matière. La vérité est imparfaite, comme l'est tout langage et tout modèle, au sein desquels la vérité est parfaite, c'est à dire ne peut pas être mise en doute. « La Vérité est la Magnificence parfaite, non souillée par la matière » - le Trismégiste. La vérité est cet air, dont parle Pavlov : « Aussi parfaites que soient les ailes d'un oiseau, elles ne sauraient jamais le propulser vers le haut, sans s'appuyer sur l'air ; les faits sont l'air de la science » - « Как ни совершенно крыло птицы, оно никогда не смогло бы поднять её ввысь, не опираясь на воздух. Факты - воздух науки », mais les poètes chantent, imparfaitement et en oubliant l'air du temps, - la perfection de l'aile, de la hauteur et du feu ascendant !

Il n'y a pas de place pour le goût dans la vérité, mais le bon goût consiste à mettre les vérités à leur place. Au demeurant, celui qui y chercherait de la douceur, se tromperait beaucoup plus amèrement.

Il se trouvent même des mathématiciens, qui cherchent la vérité dans une adéquation quelconque avec la réalité. La géométrie n'est ni vraie (car utile) ni fausse (car absente dans le réel). Elle n'est pas fausse, non plus. Elle est vraie dans le langage qu'elle crée elle-même. La poésie, elle, est fausse, mais elle est, heureusement, inutile.

Toute création intellectuelle est, par son essence, production de l'illusion ; elle est banale, lorsqu'on ne sort pas du langage des autres, elle est artistique et personnelle, lorsqu'elle s'accompagne de création de nouveaux modèles et donc de nouveaux langages ; dans ce dernier cas, elle est illusion évanescente, dans le monde monotone, et vérité naissante, dans le monde à recréer ; le choix du monde est affaire d'intelligence et de goût.

La vérité n'a pas d'adversaires durables, qui lui chercheraient noise : « La vérité ne s'impose jamais, simplement l'extinction frappe ses adversaires » - Planck - « Die Wahrheit triumphiert nie, ihre Gegner sterben nur aus ». Les seuls adversaires crédibles d'une vérité vieillissante sont des chasseurs de vérités vivantes. Quand ils crèvent, on se met à vénérer des momies métamorphosées en robots.

Le mystère est dans la lumière et non pas dans les ombres. Mais la vérité est une ombre projetée par la logique sur une représentation. Donc, la belle image « La lumière projette l'ombre, et la vérité - le mystère » - proverbe latin - « Lux umbram praebet, misteria autem veritas » - n'est vraie qu'à moitié. La lumière et la vérité sont de beaux problèmes, mais de tristes solutions. Et « celui qui vit dans la solution ne comprend pas le problème »** - Sloterdijk - « Wo man in der Lösung lebt, versteht man das Problem nicht ».

La différence entre le doute et l'incertitude : celle-ci ne s'applique qu'à l'intelligible, tandis que celui-là a un sens même pour le sensible. La certitude passe par la vérité ; le doute ou son absence s'en passent. Les sensations sont encore plus indubitables que les pensées, mais celles-ci sont plus certaines ; le cogito a raison de mettre le doigt sur la priorité de la pensée, même s'il reste vague quant au domaine de l'existence.

La vérité n'est pas seulement une pierre de touche des mensonges courants, mais ce parangon peut se transformer en pierre d'achoppement pour des vérités anciennes, et l'ancien mensonge, accédant au titre de vérité dans un nouveau langage, en sera peut-être la pierre angulaire.

La vérité en tant qu'adéquation (Spinoza) ou en tant que dévoilement de l'être (Heidegger), ce sont deux abus de langage, puisque l'adéquation s'établit après la démonstration de la vérité (au sein d'un langage et à partir des requêtes) et le dévoilement n'est qu'un passage vers la représentation, avant toute requête (sans requêtes et sans leurs preuves – point de vérités).

La monstration est l'art des philosophes et des poètes, le vrai n'y figurant qu'en tant qu'un élément décoratif, tandis que la démonstration est l'artisanat des autres, le beau et le bon n'y jouant qu'un rôle figuratif. « S'il n'y avait pas de vérités indémontrables, il n'y aurait pas de poésie » - Weidlé - « Если б не было недоказуемых истин, поэзия была бы не нужна ».

Ils stigmatisent la vie sans vérité ; personne ne se plaint de vérités sans vie.

La vérité, comme tout nombre premier, ne connaît d'autres diviseurs, à part elle-même, que l'unité de l'ennui. Donc, une moitié de vérité ne peut valoir qu'un mensonge entier. Le mensonge est zéro, là où l'on ne connaît que l'addition. Mais sa puissance annihilante est utile, quand on veut multiplier les langages.

L'amour, la beauté, la vérité – le mystère du cœur, le problème de l'âme, la solution de l'esprit – la noblesse, la création, l'intelligence.

La même vérité ne dure que lorsque personne ne s'y intéresse plus. Plus succulente et féconde est la vérité, plus diligemment on trouve le moyen de la tourner en dérision, de la presser de sa sève ou de l'abattre.

Le faux surprenant m'affuble d'ailes, le vrai routinier ricane de mes bosses. Ce n'est pas le poids soulevé qui fait le mérite principal des ailes. Mais c'est bien dans les bosses que nous déposons nos ultimes soifs.

Le faux qui ne s'ensuive, à ses origines, de l'émergence d'aucun nouveau langage, est voué à tomber dans les rubriques de la bêtise ou de l'ignorance. Sinon, il peut devenir un moment liminaire d'un vrai nouveau.

Le sot s'éloigne de la vérité, pour rester dans le mensonge, et le sage, pour préparer une vérité nouvelle, et le paradoxe en est un subtil subterfuge. Si la vérité est grande, elle garde sa valeur, et je l'admirerai de loin encore davantage, comme tout ce qui est grand ! Les convictions sont des tentatives, toujours réussies, de serrer, dans mes bras, une vérité paralysée avant d'en essuyer le mépris. Pour parer l'assaut de doxa, rien de plus spontané que des para-doxes.

Tout savoir s'inscrit dans un processus logique ; c'est le savoir-faire qui se passe souvent de représentation et nous renvoie aux obscures intuitions ; ce serait le véritable savoir vivant, aux prises avec les abstractions, et il est en dehors et non pas au-dessus du savoir le vrai. La négation - n'être vrai que par ce qu'on nie.

On peut tromper sans mentir, quand on a la chance d'être un sot ; mais ne pas savoir tromper ne suffit pas, pour être un menteur.

Même l'arbre pousserait en suivant des syllogismes (Hegel). « Il n'y a que Dieu qui sache comment le syllogisme s'exécute en nous » - Diderot. Même le Verbe se laisse définir par une grammaire (générative, transformationnelle ou de ré-Écriture !). C'est pourquoi je dédaigne l'arbre des saisons, pour me réfugier dans l'arbre du climat.

Une découverte que l'on fait trop tard : ne mènent à la vérité ou au bien que la platitude ou la chute ; l'ascension, ou la contre-plongée, ne promettent que le beau.

Le champ des vérités se crée par le langage, c'est à dire par des concepts ou par des mots, tous les deux ne quittant pas des yeux la réalité, où n'est présente que l'indicible et inconcevable vérité de Dieu. Donc, il est trivial de dire, que « la vérité aussi s'invente » - Machado - « también la verdad se inventa ». - elle est toujours une invention de notre esprit. Et elle s'écroule (dans un nouveau langage) aussi naturellement que le mensonge (dans le langage courant). Il suffit de la secouer avec quelques nouvelles variables endiablées.

Les étapes de la dévaluation des vérités : très vite, je ne vibre plus à l'évocation des vérités immortelles des autres, de celles qui sont ou de celles qui se donnent ; ensuite, je m'ennuie avec mes propres vérités mortelles, avec celles que je conçois ou avec celles que je crée. Aux certitudes et aux finalités des réseaux je préférerai mon arbre d'incertitudes et de commencements.

L'accession à une vérité est toujours un progrès ; les philosophes font de la recherche de la vérité leur cible centrale ; aucun progrès en pensée philosophique n'est possible - par quelle pirouette sortent-ils de ce cercle vicieux ?

Comment aspirer sérieusement à atteindre la paix ou la vérité, si les deux excellents spécialistes en matière, interrogés là-dessus, ne répondirent que par un sourire et par un silence - le Bouddha et le Christ !

Quelle est cette vérité du Christ (ou qu'est le Christ) ? - elle est dans une noble servitude, puisqu'Il vint pour accomplir la volonté de Celui qui l'envoya. En faire un héraut de la liberté, comme le font Dostoïevsky ou Berdiaev, est de l'escroquerie. À moins que la haute liberté, celle de rêver, soit l'abandon de la liberté basse, celle d'agir.

Au sage, l'impossibilité du dernier mot inspire la vénération de l'indicible vérité de Dieu. Au sot - l'indifférence cynique devant toute vérité.

Dans la question, le sage apprécie la part du vrai en puissance, dans la réponse - la part du beau atteint par le goût. Tandis que le sot imagine de belles questions, auxquelles la réponse apporte le vrai.

La fragilité des vérités les rend sacrées au sage et méprisables au sot. Le premier se tourne vers la liberté sceptique du langage, le second vers la liberté cynique de l'acte.

Les amants malheureux me chagrinent, et je pense me débarrasser du mensonge, en me débarrassant de la honte. Mais sans la honte, je n'aurai pas non plus de vérités brûlantes. Et c'est la vérité austère, matrimoniale et fiscale, qui scellera mon bonheur hors des cieux.

Ceux qui réclament le plus fort le droit de se renier sont généralement incapables de formuler à quel nouveau contraire ils veulent se vouer. Seule la qualité de la négation donne le droit de se contredire. Et cette qualité se mesure en unités curatives : contraria contrariis curantur.

C'est en soumettant un discours à l'épreuve par négation qu'on reconnaît un profond, un superficiel ou un hautain. La rigueur du premier rendrait la négation impossible ; la verbosité du deuxième admet la véracité simultanée de l'affirmation et de sa négation ; enfin, chez le troisième, la proposition niée serait sans noblesse. Je sais maintenant si je dois chercher le vrai, le bon ou le beau.

Révolution dans le vrai, évolution dans le beau, involution dans le grand !

La négation constructive fait partie des buts ou des moyens en logique ou des contraintes en art, non-implication trop profonde dans ce qui est hors d'art. Mais si en logique le langage est routinier et non-contradictoire, aux cadences régulières, en art il est initiateur et paradoxal, sa mesure d'authenticité est sa musique.

Parmi vérités irrespirables naît un courant d'air de mensonges et entraîne un grand élan, mélange de pureté et d'opacité.

Les faits sont des vérités premières. L'erreur première est le refus de la seconde vérité, l'inertie, l'incapacité de modifier les faits, l'inaptitude au (re)commencement, aux nouvelles apories vitales.

Dans les meilleures têtes philosophiques, le privilège des commencements exista de tous temps, mais il s'appuyait souvent sur de mauvaises prémisses : sur l'illusion de représentations univoques (idées ou substances) ou sur celle des interprétations aussi univoques (origines ou causes premières), la vaseuse vérité leur servant de point de mire. Ces démarches sont celles des sciences et non pas de la philosophie, qui devrait se dédier à la beauté, à la liberté, au rêve, toute vérité collatérale n'y étant que métaphorique. Le vrai commencement, c'est une belle et profonde forme, tendue vers la hauteur et refusant toute étendue causale.

Il y a une vérité de fond (le sens) et une vérité de forme (la logique) ; le beau n'existe que dans la forme, et le bien – que dans le fond. On ne peut être consolé que par la forme, d'où la fonction bénéfique de l'art et la source surtout morale du désespoir – l'impossibilité de trouver une forme à ce qui est grand.

Accepter une vérité, pour un philosophe, relève d’un ‘profond’ psychologisme (dont les fumeuses adéquations), et pour un logicien – d’un plat mécanisme (de banales règles déductives). Et puisque aucun philosophe ne fut bon logicien et aucun logicien ne fut bon philosophe, entre les deux se déroule un dialogue de sourds.

Les vérités se conservent dans des livres, et les mots restent en contact permanent avec la vie ; c'est pourquoi ceux-ci deviennent vétustes plus tôt ; les vérités se renouvellent par recopie ou par traduction, et les mots - par (re)création et par représentation initiatiques ; les commencements, c'est ce qu'il faut reprendre le plus souvent possible, tandis qu'il n'existe pas de vérités premières.

Le but est une belle phrase-arbre, habillée d'étincelantes inconnues-idées. Et le chemin, ce sont des mises à nu, de savantes substitutions naissant au bout de nos doigts ingénus et fébriles. « Le tableau est fini, quand il a effacé l'idée »** - G.Braque.

L'éloquence ironique embellit l'austère logique. La logique, à son tour, est propice à réveiller l'éloquence muette de nos meilleures fibres.

La vérité sans beauté s'appelle grisaille, c'est-à-dire indifférence. Il faut être féru du vrai au nom du beau !

La demeure habituelle de la vérité est la monotonie, ou la platitude, ou l'horizontalité. Une vérité, en tant que verticalité, est naissance d'un nouveau langage, ou d'une nouvelle sonorité, ou de nouvelles mélodies - tâche d'artiste. « Chez un artiste, la vérité, ce n'est pas une espèce de compte-rendu, mais une hauteur, nous ouvrant des horizons inconnus, accessibles uniquement à la musique » - Tchaïkovsky - « В художнике, правда не в протокольном смысле, а в высшем, открывающем нам какие-то неведомые горизонты, куда только музыка способна проникнуть ».

Ils érigent l'édifice de la vérité, qui doit héberger la profondeur et l'ampleur philosophiques, mais, immanquablement, cette construction finit par prendre les traits d'une caserne ou d'une étable. Les amoureux de la hauteur inventée se terrent dans leurs ruines, sans portes ni fenêtres et au toit percé, face aux étoiles, où s'envole leur regard enivré, las de ne se fier qu'aux yeux trop sobres. La philosophie sans ivresse, c'est comme la poésie sans musique.

Le vrai n'a pas de sens dans les tentatives de comprendre et de rendre un sentiment. Résigne-toi au sentiment de fausseté de tout ce qui est senti, imaginé, traduit. Ce n'est pas pour rien qu'on dit : sentiment indicible, fantaisie sans fondement, parole créatrice - partout la substitution, la contrefaçon, le truchement.

Dans la parole, ils veulent entendre des pensées ; et dans les pensées, ils veulent trouver des vérités - mais de tout cela est déjà capable la machine ! La parole ne vaut que par la musique, qui reste, une fois filtré le bruit des pensées. La pensée ne vaut que par la danse des images, une fois pétrifiée la marche des vérités.

L'herméneutique cherche à unifier deux textes, c'est à dire deux arbres, par substitutions ; le résultat, ce n'est pas une équivalence, mais un enrichissement, par ramifications, de chacun des arbres. Dans le meilleur des cas, ton arbre s'unifie avec celui de ton pair, ton adversaire ou ton maître, pour aboutir à une vérité plus haute.

Le mensonge s'en prend toujours aux vérités de ce jour, infécondes pour les folichons et moribondes pour les barbons. C'est pourquoi il ne vieillit pas, contrairement à la vérité. « La vérité ? Une marotte d'adolescent, ou un symptôme de sénilité » - Cioran (pourtant, toi, dans tes états juvénile et sénile, tu jurais les grands dieux d'écrire pour la clarté et la vérité, et non pas pour le style !). Le mensonge est dans l'escapade, la vérité - dans l'arrêt. Sans mouvement vaincu, point de délices de l'immobilité. « Tant de courses folles, pour rester immobile » - L.Carroll - « It takes all the running you can do, to stay in the same place ».

Ce n'est pas pour sauver d'ennui une vieille vérité que le courant rafraîchissant de mensonges est nécessaire ; il doit engendrer des vérités nouvelles. Les vérités figées désespèrent de ne pas rencontrer de défi des hidalgos ingénieux ou s'ennuient dans l'adulation des ânes des écuyers.

Je veux dire hautement ce que je fus (Rousseau). Mais mes auditeurs entendraient profondément ou largement, et chercheraient, en vain, le grand que je fisse ou le vrai que je disse ; le soi ne peut habiter qu'en hauteur de l'être.

Le prestige actuel de la vérité collective et mécanique le doit au déclin du mensonge (Wilde) individuel et créateur.

Les difficultés de logique se surmontent même par des ignares de logique ; le milieu naturel de la vraie pensée, ce n'est ni la rigueur ni la connaissance, ce sont nos ténèbres : ce n'est pas une clarté qu'elle apporte – elle rend superflue toute lumière. Une pensée altière laisse la logique à ses laquais-calculateurs, elle garde son altitude. La logique ignore l'altimètre et n'offre que des garde-fous, pour que je ne dégringole pas dans la vallée des platitudes. Ailleurs, elle cache le ciel, pour qu'on ne se découvre pas des ailes.

Dans la nature, il y a des régions vagues, que la raison humaine est appelée à illuminer. Mais il y a aussi des zones d'ombres éternelles, où tout éclaireur est ridicule. « La vérité est l'éclaircissement des ténèbres ; aucune vérité ne peut donc exister sur les ténèbres de l'être »** - Berdiaev - « Истина есть освещение тьмы, и потому не может быть истины о тьме бытия ». - l'être occupant tout l'espace du vivant, je me demande ce que valent d'autres vérités.

Ce n'est pas le défaut de preuves qui nous pousse à imposer ou à intimer, mais la vulgarité des preuves. Le contraire est plus banal : chercher à prouver à défaut d'intimer, de s'imposer ou de faire adhérer.

Trois causes minables, mobilisant toutes les médiocrités : la vérité, l'authenticité, la lumière, et dont les adeptes exhibent, respectivement, la bêtise, la grégarité, la grisaille. Et vivent les ombrageux falsificateurs, ne se connaissant même pas !

La vérité passe dans l'ordre de la bêtise, quand de l'imprévu de sa naissance elle fait une destinée ou une immortalité. La bêtise, contrairement à la bonne vérité, n'étonne pas, parce qu'elle est éternelle. Mais le meilleur étonnement, celui de l'amoureux, par exemple, est hors intelligence : « La bêtise, c'est d'être surpris » - Barthes - vous comprenez maintenant pourquoi le sage court d'après la bêtise et l'amoureux, ravi, l'attrape !

Cynique : accepter le laid car vrai ; nihiliste : refuser le vrai car laid ; sceptique : refuser le beau car non vrai ; ironique : accepter le faux car beau. Mais le plus bête est le réaliste, qui appelle à être vrai, même si l'on est laid. Même si l'on prend la magie du réel pour la vérité, la laideur vient du nous, le je étant la beauté même : les choses vues ou faites, face au regard qui crée.

Le sophiste déclare, en passant, que toute vérité n'est qu'une valeur parmi d'autres ; le dogmatique s'accroche à la valeur comme si elle était la seule vérité. Seul l'ironiste dispose de beaux domaines de valeurs pour les vérités inestimables.

Le vrai d'une requête (le seul vrai constructible) se loge dans une représentation, interrogée par un langage ; on peut pallier à tout manque de viabilité moyennant une modification architecturale ou acoustique, spatiale ou temporelle. Et lorsque ce bon sens est confirmé par le sens tout court, le vrai modélisé rejoint le vrai primordial, l'être mondain.

La beauté est maîtresse du poète ; elle ne devrait se marier ni avec le vrai ni avec le bon. Les pitoyables idées platoniciennes devaient naître du mariage entre le beau et le vrai ; tandis le vrai mot, mot rédempteur, naît de la beauté, animée (couverte d'âme) ou visitée par le bon esprit.

Toutes les médiocrités pensent, que toute chose vraie est nécessairement bonne. Un déluge de vérités insipides, incolores se déverse dans des livres, qu'aucun bon goût ne visita jamais. Ils sont peu, ceux qui comprennent, que quand une chose est bonne (par le style, l'intelligence et l'originalité), elle est vraie (pour celui qui maîtrise le langage sous-jacent).

Le régime du vrai ne peut être qu'aristocratique (le pouvoir y revenant à ceux qui maîtrisent la représentation et le langage – prérogative des élites) ; dès qu'on veuille adjoindre au vrai le possible, on glisse vers la république (où toute voix a le même poids). Pour gérer le vrai moderne, approximatif et contingent, la royauté est de trop, la loi du marché suffit. L'imagination est la déesse des mensonges annonciateurs, qui ne visitent que des porteurs immaculés de vérités à crucifier. Vu par un vrai annexionniste, l'imagination est toute provinciale, mais elle est caput mundi d'un bel irrédentiste.

La populace se satisfait des illusions basses, puisqu'elle ignore les vérités profondes, elle devient troupeau de moutons ; l'élite réclame des vérités basses, puisqu'elle reste insensible aux illusions hautes, elle devient phalange de robots.

Tous les combats sont infâmes, y compris ceux, où l'on exhibe des vérités ou des idées, pour lesquelles on veuille vivre ou mourir. Des troupeaux et des machines les trouvent encore plus sûrement, et ce, sans appel aux emphases, sabres ou angoisses. Bien qu'une noble mort soit plus fréquente qu'une vie noble, mourir pour une idée est encore plus niais que mourir pour une oie ou pour une loi. La vie ne doit aboutir qu'à un arbre ; la mort est déjà une souche.

Voltaire, contrairement à tous les philosophes titulaires, devait se douter de la différence entre la négation sémantique et la négation syntaxique : « Les deux contraires peuvent être faux. Un bœuf vole au sud avec des ailes, un bœuf vole au nord sans ailes ». Plus subtil serait : ce qu'une bestiole différente du bœuf fait au nord avec autre chose que ses ailes, n'est pas voler ni dérober. Par exemple, un homme au nord donne avec ses mains.

Avoir besoin d'une vérité, d'une foi, d'une liberté ou les maîtriser - deux cas, qui presque s'excluent ; seul un maître peut se permettre les fastes du cynisme ou le luxe du scepticisme. La plus précieuse des maîtrises - l'art des contraintes, qui entretiennent une distance irréductible entre moi et l'absolu et en chasse toute familiarité. Le cynisme - liberté du goujat ; le scepticisme - liberté de l'indifférent ; l'ironie nihiliste - liberté enthousiaste, naissant des nobles contraintes !

Dans chaque question il y a du bruit linguistique ou conceptuel, qui, inévitablement, entache la réponse. Pourtant, c'est dans la réponse qu'on lit la vérité. Comment peut-on faire endosser la vérité au réel et non pas au langage ?

La plus profonde lumière et la plus haute couleur résident dans nos questions ; tandis que la vérité incolore fait partie des réponses, menant aux solutions. Même dans les réponses, à côté des solutions, on peut trouver des mystères, ces ombres primordiales et partiales, le défi à la neutre lumière.

Le cycle de la connaissance est toujours le même, pour tout le monde. Mais l'étape, où surgit la notion de vérité, est différente, pour les experts de culture différente. Pour les logiciens, la seule vérité rigoureuse loge dans le langage, au milieu de la chaîne gnoséologique ; pour les philosophes, leur vaseuse vérité-adéquation se trouve au début et à la fin de cette chaîne, qu'on pourrait schématiser ainsi : la réalité – la vérité de l'être – la représentation – le langage – l'interprétation de requêtes – la vérité des requêtes – la donation de sens – la vérité de l'étant la réalité. Le langage se bâtit sur les connaissances (et non pas l'inverse), et la vérité (et non pas l'être) l'a pour demeure.

La vérité métaphorique, vérité-adéquation entre une proposition et la réalité, s'établit en deux étapes interprétatives, la rigoureuse et l'intuitive : la démonstration dans le contexte d'une représentation et la donation de sens dans la confrontation entre la proposition vraie (dans la représentation) et la réalité représentée. La rigueur est relative au langage (langue plus modèle plus interprète) et l'intuition est relative à notre intelligence pure, pré-conceptuelle.

Deux manières d'interpréter la phrase : Brutus ne tua pas César - ou bien : il est faux, que Brutus tuât César (négation syntaxique), ou bien : la relation ne pas tuer existe entre Brutus et César (négation sémantique). Si l'un des deux objets n'existait pas dans la représentation sous-jacente, la première évaluation aboutirait à vrai, et la seconde – à faux.

Le mensonge prometteur commence par une entorse au langage courant et par une annonce des grammaires nouvelles ; c'est à moi d'en fabriquer le discours fondateur : enraciner le nouveau verbe et traduire la promesse des fleurs en fruits, les deux - éphémères dans le temps et impérissables dans l'espace

Quand ils deviennent stériles en formulation de contraintes, en audace de la création ou en invention de beautés, ils se mettent à proclamer leur attachement à la liberté, à la vérité, à la vie, ces valeurs-fantômes, réceptacles de platitudes.

L'impossible synonymie des matérialistes : réel = nécessaire = vrai. Le réel s'applique aux faits de la réalité, le nécessaire - aux faits du modèle, le vrai - aux jugements, formulés dans une langue et évalués dans un modèle. Toute réduction à un monisme quelconque mène vers un charabia linguistique, conceptuel ou logique. Il faut beaucoup de sobriété, pour répondre à la question : « Où réside la vérité, dans la subtilité verbale ou dans la réalité ? »*** - Chestov - « Где правда, в словесной ли мудрости или в действительности ? » - par le premier terme (le verbe étant et le mot et le modèle), ce que savait déjà l'excellent cogniticien Shakespeare : « La vérité devient vraie au bout d'un calcul » - « Truth is truth to the end of reckoning ».

La vérité appartient au langage (langue, avec sa logique syntaxique, plus représentation, avec sa logique sémantique) ; son contraire, intuitif ou purement langagier, pourrait appartenir à un autre langage et y être non moins vrai ; et les langages ne sont que des traductions différentes de la même réalité. « Vérité signifie traduction et valeur de traduction ; réalité signifie l'intraduit – le texte original même »** - Valéry. Pour l'enrichissement de vérités, les heurts frontaliers sont plus prometteurs que les barrières langagières ou douanières. Savoir manier la vérité, c'est savoir franchir les frontières des langages.

Une fine couche représentative et langagière couvre la réalité et reçoit la vérité ; toute vérité est donc superficielle, sans aucun lien avec la hauteur poétique, mais gardant parfois quelques traces de la profondeur philosophique. « Toute vérité est profonde » - Melville - « All truth is profound » - ce qui est largement exagéré.

Ils n'ont pas tout à fait tort, ceux qui disent que le sentier de la vérité est inaccessible aux sceptiques (ou ironiques). Même aplani, aplati, goudronné, transformé en autoroute gratuite ou en sentier battu, il le reste ! Les ironiques, devant la banale accessibilité de la vérité, se réfugient dans les impasses du rêve.

Chaque mot, chaque image verbale est une concession que je fais à mon sentiment ou à mon rêve indicibles. Mais regarde ces sots orgueilleux menant des vies sans aucune concession ! Ils ne peuvent vivre que des empreintes, des copies, des routines. Aux sentiments des robots – les images des robots. Que la vérité finale naisse du mot, soit, sa musique originaire doit s'inspirer du rêve inarticulé.

Pas de vérité sans requête, pas de requête sans langage, pas de langage sans représentation, pas de représentation sans réalité. Où cherches-tu la vérité ? Le plus superficiel et arrogant dira – dans la réalité, et le plus profond et humble – dans la requête.

Tout ce qu'il y a de métaphysique chez l'homme naît des contraintes : la contrainte de la vérité (Aristote) est à l'origine des questions du philosophe, la contrainte du beau produit des réponses de l'artiste, la contrainte du bien nous entoure du silence de l'homme d'action.

Kant prend les trois facettes de notre activité spirituelle - abstraire, vivre, juger – et les associe, respectivement, avec le vrai, le bon, le beau. Il serait plus noble de juger le vrai (pour lui trouver sa demeure – le langage), d'abstraire le bon (puisque intraduisible en actes) et de vivre le beau (car la plus noble vie, c'est l'art).

Voir dans l'accès à la vérité un dévoilement de ce qui aurait été dissimulé ou oublié est aussi abscons que voir dans le négoce (neg-otium) un refus du farniente. Les vérités se construisent, comme se construisent les fortunes.

Le terme de dévoilement ne convient pas du tout pour désigner le processus d'accès à la vérité ; les variables unifiées, ces jalons élémentaires du cheminement vers la vérité, ne sont nullement voilées, elles sont parfaitement transparentes. C'est plutôt la musique qui se dévoile : elle met en pleine lumière même les obscurités les plus impénétrables.

Tout ce qui touche à la manipulation de vérités rentre dans la dimension horizontale ; on ne rend pas une chose - haute, en la prenant de haut ; ce dont ne profite que ton regard.

Deux cas du possible : être déjà vrai, dans la représentation courante (dans le monde représenté), ou, sinon, réussir à réaliser l'hypothèse correspondante (dans un monde hypothétique).

L'intellect est une machine produisant représentations, requêtes et interprétations ; les concepts, idées et vérités ainsi produits appartiennent non pas à lui-même, mais au modèle et au langage. Incompatible avec Descartes : « La vérité ne peut résider qu'en intellect » - « Veritatem in solo intellectu esse posse ».

Quel piètre cogniticien s'avère être Wittgenstein, en s'imaginant, que le travail de l'intellect se réduise à la description de modèles et de faits (Sachverhalte). Tandis que les idées, comparées aux faits, sont d'autant plus nombreuses, que le vrai par rapport au démontrable. Et prendre les idées pour faits, c'est du platonisme naïf.

Vérité des relations mathématiques, vérité des propriétés physiques, chimiques, biologiques, vérité des faits du passé - tout y est sensé, sérieux et exclut toute polémique terminologique. Mais vérité philosophique - ou poétique ! - est chose si impensable, incongrue, n'offrant pas un seul spécimen crédible, qu'il est effarant de voir le gros de la troupe professionnelle continuer à le professer. Il faut choisir entre sophiste et copiste. Et Platon, tout en maugréant contre les mœurs des sophistes et des poètes, est, lui-même, dans le sophisme et la poésie.

Le sens est à la vérité ce que les propositions sont aux représentations (faits) : exprimés en deux langages différents. Des propositions sans nombre, pour interroger un seul fait. Les excellents logiciens de Vienne, définissant les représentations à partir des propositions, sont de piètres cogniticiens. L'isomorphisme entre le langage et les faits est aussi absurde que celui entre l'habit et le corps.

Toute sagesse devrait être d'ordre cynique : ne pas se laisser envahir par la vérité, toujours laisser quelques échappatoires mystiques aux fantômes ironiques. L'homme de l'arbre, l'homme du climat savent, à la lumière du jour, transformer le fantôme en saisonnier zélé de la vérité diurne.

Obscure hypothèse : entre l'écriture et le Verbe existerait le même rapport qu'entre le vrai de l'homme et la Vérité divine, entre le visage d'homme et la Face de Dieu. Prosateurs et fanatiques vivent, chacun, dans une des extrémités de ce lien, le poète est le lien lui-même.

Le réel est vrai, pour celui qui contemple, et le vrai est réel, pour celui qui réfléchit. Le vrai, lui aussi, comme le réel, relève de l'imaginaire. On ne crée, c'est-à-dire on ne fait naître le premier pas d'un savoir ou d'une preuve, que dans l'imaginaire. Dans le réel, on implémente.

Que la vérité soit l'objectif et le produit du discours philosophique est un immense malentendu, semé par les charlatans. En dehors de la science, la vérité sérieuse n'existe pas, puisque les empreintes photographiques de la réalité ne méritent pas ce titre. « La métaphysique plaît à l'esprit, parce qu'il y trouve de l'espace ; il ne trouve ailleurs que du plein »* - J.Joubert.

L'âme n'ayant pas de mots à elles, ni la vie - de sa vérité, la tâche du sage est humanitaire : chanter l'éloquence d'un muet et bâtir la défense d'un condamné. « Exprimer les mots de l'âme et consacrer la vie à la vérité » - Juvénal - « Verba animi proferre et vitam impendere vero ».

L'âme ne peut ni ne doit fonder son essence sur la vérité, cette affaire des parcours et des finalités. L'âme est dans les commencements, mus par le bien et le beau. Elle n'a pas à intervenir dans les péripéties des vérités triomphantes ou déclinantes. « L'âme doit se baigner dans l'éther d'une substance unique, dans laquelle tout ce qu'on avait tenu pour vrai s'est écroulé » - Hegel - « Die Seele muß sich baden in dem Äther der einen Substanz, in der alles, was man für wahr gehalten hat, untergegangen ist » - ce sobre éther est toujours assez bas, il est dépourvu de tout arôme et ne sert qu'à aérer des machines poussiéreuses. En hauteur, on respire un autre éther, un éther enivrant, le bon ou le beau.

Partir des vérités, c'est figer le langage ; partir des vraisemblances, c'est partir à la recherche d'un langage. Et puisque la création, c'est la construction d'un langage dans le langage, le sophiste est plus créatif que l'idéaliste.

Le mot n'est presque pour rien, dans le surgissement de la vérité. Et c'est émettre un double charabia que de dire : « C'est avec la dimension du mot que se creuse, dans le réel, la vérité »** - Lacan - puisque non seulement la vérité se creuse dans la représentation et non dans le réel, mais le mot, en dehors de l'expression, n'a d'autres dimensions que la grammaticale (règles) et l'instrumentale (étiquette) ; la vérité ne surgît que sur le fond du modèle conceptuel, dont l'origine, le réel, ne reçoit que le sens.

Ce qui a le plus de valeur, en nous, échappe à toute évaluation logique. Comme une formule mathématique, dont la beauté ne se réduit pas aux preuves, et dans laquelle de beaux symboles font entrevoir de nobles inconnues.

Pour ne pas aboutir à la platitude elliptique, l'affirmative élancée devrait s'achever en trajectoires hyperboliques ou paraboliques ; l'éternel retour s'effectue à l'infini, les axes, par un effet d'abnégation, se substituant aux foyers.

En unités de représentation ou de langage, les vérités coûtent de plus en plus cher. Consolation : cherté, c'est rareté. La banqueroute de toute aristocratie est inéluctable, la noblesse exigeant des règlements en monnaie de sa pièce (quand ce n'est à son effigie), qui n'a plus cours. « Garder notre dette, plutôt que de nous acquitter avec une monnaie, qui ne porte pas notre effigie » - Nietzsche - « Lieber schuldig bleiben, als mit einer Münze zahlen, die nicht unser Bild trägt ».

Rien d'élégant ne sort de ces tentatives logiciennes de répartir la vérité entre la réalité et le langage et d'ignorer le modèle. « À l'être en soi correspondent les vérités en soi, et à celles-ci, - des énoncés fixes et univoques » - Husserl - « Dem An-sich-Sein entsprechen die Wahrheiten an sich, und diesen - fixierte und eindeutige Aussagen ». Il y a des vérités absolues, propres à la matière et à l'esprit, des «vérités» arbitraires, nées de la liberté du concepteur, et enfin, des vérités «univoques» naissant de l'évaluation des énoncés dans le contexte d'un modèle. Que la foi ou la compétence s'occupent des deux premières, seule la dernière devrait être prise au sérieux par un cogniticien.

La vérité a ses havres, mais elle a aussi ses étoiles. Depuis qu'elle se débarrassa du dernier persécuteur, elle réside dans des quartiers chic, loin des houles et des monstres marins ; elle ne regarde le ciel que depuis ses résidences secondaires, où se bronzent les cœurs. Le ciel est abandonné à la beauté en panne.

Le vrai, en tant qu'un des universaux médiévaux, coïncide avec le réel, avec le parfait, avec le pré-créé. Curieusement, c'est par des dyades, plutôt que par des triades, qu'on les perce le mieux : le bien, avec ses facettes de pitié et de justice, le beau, avec celles de création et de jouissance, le vrai, avec celles de représentation et d'interprétation, - le cœur, l'âme, l'esprit. Nous sommes des Ouverts, sur la première facette, et des Fermés – sur la seconde. Être un Ouvert, c'est accorder à l'inconnu la valeur de nos limites inaccessibles : le bien, net, mais intraduisible en langage des actes ; le beau, inspiré par un obscur idéal et répugnant aux choses mêmes ; le vrai, constatant la merveille de l'horloge et nous faisant nous agenouiller devant l'Horloger inconnu. Tout créateur finit par s'identifier avec ses facettes ouvertes.

Tout édifice, intellectuel ou artistique, est innervé essentiellement de faits, et c'est le sens futur qu'on cherche à lui attribuer qui détermine si ces faits sont des réflexions dictées par le libre arbitre ou des créations de la liberté ; dans tous les cas, la construction est plus passionnante que l'interrogation : « Les faits ont plus d'importance que les vérités »*** - Spengler - « Tatsachen sind wichtiger als Wahrheiten ».

Le temps n'est pas père de vérité, il en est gardien, le temps qu'un nouveau mensonge la séduise et conçoive une nouvelle naissance sans douleur ou dans la douleur du verbe.

La parole, c'est à dire la requête, porte notre liberté, cette synthèse du talent, du goût et du tempérament ; la vérité en ressort, mais appuyée davantage par le libre arbitre de la représentation sous-jacente, elle est donc une conformation d'engagement ; la liberté reste auréolée de son dégagement, elle se traduit en musique et non pas en vérités. Quand la parole amène une révision du langage, on dit : « On accède à la vérité dans et par la liberté » - Berdiaev - « Истина познается в свободе и через свободу ».

Une fois séduits par la vérité nue, tirée de son puits, ils l'y replongeaient, pour retrouver leur nouveau souffle langagier. L'ambition de la vérité étant d'ensorceler, c'est dans les ténèbres qu'elle puise le plus de fraîcheur et de profondeur, en préservant quelques chances d'y passer pour un séduisant mensonge. Aujourd'hui, les puits et les fontaines sont bouchés, devenant purement décoratifs, à cause de l'extinction de bonnes soifs ; la vérité, même nue, n'est plus excitante qu'un mannequin de vitrine.

Une vérité peut être profonde, jamais - haute. Dès qu'une vérité prétend à la hauteur, elle devient un rêve, c'est à dire un mensonge, dans les coordonnées du langage courant. « Plus haute est une vérité, avec plus de précautions elle doit être manipulée ; autrement, elle devient instantanément lieu commun » - Gogol - « Чем истины выше, тем нужно быть осторожнее с ними : иначе они вдруг обратятся в общие места ». Les pensées, avant de devenir plates, peuvent être profondes ; la hauteur, elle, est réservée au bon et au beau, et si un vrai exalté s'y égare, c'est qu'il y fut porté par un bien fraternel ou par une beauté complice.

En dehors de la logique on ne manipule que des opinions (doxa), jamais des vérités. Pour passer aux vérités il faut : placer la proposition dans un langage, reconstituer un modèle de l'univers, évaluer la proposition dans le contexte du modèle, pour déduire sa valeur de véracité. La seule chose méritant d'être retenue dans cette banalité, c'est que le libre arbitre a sa place dans chacune de ces trois tâches.

La vérité, c'est l'habit décent sur un corps indécent, l'accommodation contemporaine entre savoir faire et savoir vivre. Créer de beaux habits ou chanter la beauté du corps appartient à l'art : « La vérité, qui ennoblie l'homme, ne se produit que par l'artiste » - Gorky - « Правду, украшающую человека, создают художники ».

Semblables à la femme, une vérité nue ou une vérité parée ne réveillent ni les mêmes désirs, ni les mêmes facultés : la première sollicite en nous la bête (de savoir, de possession, d'instinct), et la seconde – l'ange (de création, de style, de noblesse).

Le beau dans la nature, c'est l'affirmation du vrai divin ; mais le beau artistique s'accompagne toujours de ce qui est rare, nouveau, incohérent avec ce qui le précède, - il détruit le vrai courant. Rester fidèle au Dessein de Dieu ou savoir sacrifier la vérité humaine – philosophe ou artiste ; la production du rare aurait pu s’appeler raréfaction.

Apollon et Jésus, s'identifiant avec la vérité, préfèrent l'obliquité de son approche, la parabole ou la métaphore. Leur philosophie est dans la poésie : « Le dieu manifeste la vérité, en la mettant sous forme poétique » - Plutarque.

Mauvaise lecture : de la vérité tirer la force ; la bonne : dans la force deviner la vérité.

Le mensonge ne trompe qu'une fois ; la vérité, en revanche, me garantit le sommeil du juste, tant de fois que j'aurai la paresse de ne pas en changer la berceuse.

Au sens sentimental du terme, mensonge, c'est la révolte du bon sens à une imposture fastidieuse, qui dure trop longtemps. « Le mortel doit toujours, autant qu'il peut, refuser de répéter une vérité, qui paraît un mensonge » - Dante - « Sempre a quel ver ch'ha faccia di menzogna de' l'uom chiuder le labbra ». Et l'artiste vit non pas de ce qui est, mais de ce qui apparaît.

Les vérités, c'est la sobre assurance des sentiers battus, et la poésie – le délicieux égarement des impasses. Aucune passerelle entre les deux n'est possible ; J.Joubert : « Vous allez à la vérité par la poésie, et j'arrive à la poésie par la vérité » – se trompe de point de départ, de parcours ou de destination.

La cohérence du discours ou l'adéquation avec la chose modelée n'ont rien à voir avec la vérité. Dans l'évaluation du discours, en vue d'en établir la vérité, on fait abstraction de la chose. Le sujet n'est qu'un évaluateur qui, bien au-delà de la cohérence, cherche surtout des substitutions de variables imbriquées dans le discours, variables, qui enveloppent nos vagues à(de) l'âme : il faut « se faire une trop haute idée de ses sensations, pour s'attacher à les rendre cohérentes »** - Enthoven - le plus parfait et chaud chaos intérieur peut, en effet, être représenté par un ordre parfait des chiffres.

En tombant sur ou dans certaines vérités, on attrape le vertige à cause de leur profondeur. Il s'agit de la combler, grâce à un regard suffisamment haut. Si on y chute une seconde fois, c'est qu'il y eut quelque part des lacunes de logique ou des pièges de langage.

La paix d'âme ou le repos d'esprit sont deux calamités, que favorisent les vérités fixes : « Nous aimons tellement le repos d'esprit, que nous nous arrêtons à tout ce qui a quelque apparence de vérité » - J.Joubert. Vu sous cet angle, le contraire de la vérité serait la beauté ou la noblesse, qui nous promettent des extases, des fidélités ou des sacrifices, éprouvés hors toute raison prouvée. La beauté se montre et ne se démontre pas. La vérité assure les cadences, et la beauté – la musique.

Deux regards sur la vérité : sur elle-même, émergeant d'un langage et d'un monde anonymes, ou bien sur son locuteur, avec ses pulsions ou ses répulsions. Dans le premier cas, tout se fondra dans une horizontalité objective et silencieuse ; dans le second, en même temps que la vérité d'un homme, j'atteindrai la hauteur et la musique de ses rêves, de ses doutes, de ses confessions.

L'ambigüité du terme de vérité tient au fait, qu'on l'emploie dans trois sphères, aux règles drastiquement différentes : le mystère (de la matière, de la vie, de la création), le problème (la représentation, le langage, le libre arbitre), la solution (la logique, l'interprétation, la liberté). Techniquement, seul le dernier domaine, tout en s'inspirant du premier et en s'appuyant sur le deuxième, devrait s'en prévaloir.

La vérité ne présente d'intérêt que parce que les malentendus sont la règle.

La représentation n'est validée que par une logique des apparences (la Scheinlogik kantienne) : la non-contradiction, les contraintes des liens syntaxiques. L'interprétation, en revanche, n'est qu'une application de la logique formelle au monde fermé d'une représentation fixe : l'analyseur linguistique, l'accès aux objets et relations par substitutions, la démonstration de la véracité, la formulation du sens.

L'esprit accueille plus spontanément l'ivresse des mots que la sobriété de la vérité. Rempli de vérité, il n'aura peut-être pas de fuites, mais il ne connaîtra pas de vertiges non plus. Si la vérité est dans le vin, une fois absorbée, elle apporterait de la houle au message de détresse, que j'aurai mis à sa place.

L'admirable répartition de tâches entre le soi inconnu et le soi connu, opérée par le Créateur : le premier est en charge du bon (ce mystère intraduisible ni en actes ni en mots), le second s'occupe du vrai (des solutions humaines validées). Entre ces deux tâches se trouve le beau (des problèmes, c'est à dire des mystères articulés dans un langage), dans lequel le premier est inspirateur et le second – créateur.

L'art, lui aussi, offre des langages ; et là où il y a langage, il y a vérité. Seulement voilà, contrairement aux langages formels, celui de l'art est interprété non pas par une logique, mais par le goût. La vérité artistique est le plaisir. Mais même cette vérité n'est pas un objet recherché, elle n'est qu'un effet collatéral d'une création d'images ; on ne cherche pas dans l'art, on y trouve. Heidegger inverse les rôles : « L'art est là où jaillit l'éclaircie de la vérité de l'être » - « Die Kunst entsteht, indem die Wahrheit des Seins gelichtet ist ».

La logique ne connaît pas d'objets, tandis que la mathématique crée ses objets et analyse des relations entre ces objets. La logique n'est qu'un langage interprétatif, dont se sert la souveraine mathématique. B.Russell a tort : « La logique est l'enfance de la mathématique, la mathématique est la maturité de la logique » - « Logic is the youth of mathematics, mathematics is the manhood of logic » - la mathématique exista bien avant que la logique ne fût formalisée ; le moteur logique, lui, est inné, il est câblé dans notre cerveau à notre naissance.

Certains imaginent, qu'il suffise qu'une idée soit claire et distincte, pour être vraie : « La vérité est une notion si transcendantalement claire, qu'il est impossible de l'ignorer » - Descartes, tandis que d'autres, moins touchés peut-être par la transcendance, mais pétris de logique, réclament, que l'idée soit formulée dans un bon langage, prouvée par un bon interprète et munie d'un bon sens.

Les natures basses endossent la contradiction avec autant de désinvolture que les natures élevées. La différence se trouve ailleurs. La contradiction appartient au langage bâti au-dessus d'un modèle. Le sot vit des contradictions au sein d'un même langage ou modèle, lâches et flous. Le subtil est celui qui est capable de créer des modèles multiples et de construire des langages à rigueurs variables ; ses contradictions se logent dans des univers incompatibles, mais intérieurement cohérents.

Les plus belles sensations du vrai proviennent non pas d'un doute coriace vaincu, mais de la capitulation devant une certitude désarmée. Il y aurait, dans notre âme, des semences de vérité restées au stade de germes, mais qui sont néanmoins aussi vraies que de lourds sillons de nos champs.

Toutes les vérités, en dehors du champ logique, ne peuvent être que des métaphores. La prétendue vérité philosophique n'est qu'une validation d'un modèle (plus précisément, d'un paradigme bien testé, c'est à dire d'un mécanisme de représentation et d'un mécanisme d'interprétation), face à la réalité (les bavards disent - conformité à l'être, source du sens).

Les attributs transcendantaux - le bon, le beau, le vrai - s'appliquent aussi bien à la représentation qu'à la réalité, ou plutôt à l'esprit du réel ; ces deux sphères, l'humain et le divin, n'ont ni les mêmes critères ni les mêmes sources ; le bon réel est dans la pitié, le bon humain - dans la honte ; le beau réel est dans la conception, le beau humain - dans la création ; enfin, le vrai réel est dans le mystère de l'harmonie, le vrai humain - dans des problèmes bien formulés et dans des solutions bien déduites. Le bon et le vrai représentatifs peuvent s'écarter largement de leur homologues réels ; dans le beau, ou bien le réel est entièrement absent, ou bien un accord profond doit exister entre eux - je ne crois ni en Charogne, ni en Finnegan's Wake, ni en Carré Noir ni en 4'33''.

Est artiste celui qui a les moyens pour munir d'une même noblesse et d'une même intensité les axes entiers, dont celui de l'acquiescement ou du refus, de la vérité fixe ou de la vérité naissante. « Le Comment adoucit le Non, qui devient ainsi plus caressant qu'un Oui »*** - Jankelevitch – on croirait que la caresse serait au commencement non seulement du bon, mais aussi du beau.

Les ennemis du vrai, du bon, du beau, contre lesquels pestent bêtement les philosophes, n'ont jamais existé, mais peu eurent assez de talent pour bien peindre l'arbitraire, le mal et l'horreur ; ce don se réduit à l'intensité des couleurs et des élans.

Pour découvrir, apprécier ou inventer des vérités, la lecture des autres n'apporte rien ; elle est irremplaçable, en revanche, en fabrication de tes propres contraintes ; elle t'apprend à éviter de dire ce que d'autres auraient pu dire à ta place, à ne pas chercher de nouveautés intellectuelles, à bannir le sérieux et à s'appuyer sur l'ironie, à te moquer du fond et à soigner le ton, à ne pas te noyer dans le contenu profond, mais à t'envoler vers la hauteur de la forme.

Celui-là promet de ne relater que la vérité courageuse de ses pulsions les plus abjectes et de ses pensées les plus inavouables, et je m'ennuie avec ses récits, qui ne m'apprennent rien d'exceptionnel, et que n'importe quelle assistante sociale aurait exposés dans les mêmes termes, - je suis au milieu des statistiques. Celui-ci avoue, humblement, que ses mots et ses réflexions ne seraient que des divagations, des masques d'un visage, qu'il ne parvient pas à connaître lui-même, et j'y reconnais des échos d'une même voix, qui me taraude, moi aussi, - je trouve un frère.

Une valeur éthique, le mensonge, ne peut pas être antonyme d'une valeur logique, la vérité. Il est bête de toujours préférer la vérité à la non-vérité (sans parler d'amitié, que trahit si bassement le terne Aristote). Qui ne se réjouirait pas de la non-vérité de l'interrogation Suis-je niais ?

Le soi inconnu s'approprie des axes métaphysiques entiers ; c'est le soi connu qui est dans le seul positif. « Ma cause n'est ni le vrai ni le bon ni le juste ni le libre, mais uniquement - le Mien »** - Stirner - « Meine Sache ist nicht das Wahre, Gute, Rechte, Freie, sondern allein das Meinige ». Si, par omission, je réservais au Mien le beau et le haut, je serais près du bon compte.

On ne devrait employer le terme de vérité qu'au sujet des propositions, auxquelles on puisse appliquer la triade pascalienne : savoir les formuler, démontrer, maîtriser.

Quand un niais dit : la Terre est ronde ou l'équation d'Einstein est juste, dit-il la vérité ? Le sujet doit être présent dans la définition de la vérité ; plus je suis ignare, plus les faits avérés sont pour moi des hypothèses gratuites plutôt que des vérités universelles.

Sans le don poétique, tourner autour de la vérité, comme autour d'une machine à vapeur ou du Code de la route, est condamné à l'ennui et à la routine. Aristote, Spinoza, Kant, Hegel – tout ce qu'ils exposent, lourdement, sur la vérité, et que leurs acolytes remâchent infiniment, ne présente plus aucun intérêt et doit être oublié. Nietzsche et Valéry, deux poètes, si éloignés du clan professoresque, émettent la-dessus des avis autrement plus rafraîchissants. Quant aux avis en marbre, c'est auprès des logiciens et des linguistes, comme Chomsky, qu'il faut les chercher.

Voir ou formuler le (vrai du) sens de la matière, de la vie, de l'esprit est une tâche humaine et qui sera bientôt à la portée des machines ; voir le miracle de la possibilité même du sens du bien et du beau, c'est croire en Dieu, s'élever jusqu'aux anges.

Se soucier du vrai, c'est se soucier du soi connu : « Si je connais ma relation à moi-même, je l'appelle vérité » - Goethe - « Kenne ich mein Verhältnis zu mir selbst, so heiß ich's Wahrheit ». Là où commence la foi, initiatrice et invérifiable, gît mon soi inconnu, dont je ne vois aucune relation traçable.

La beauté du vrai se fonde sur sa rigueur, et celle du poétique – sur son déchaînement, - elles sont incompatibles. Le mathématicien crée une représentation subtile et formule la-dessus une hypothèse profonde, qu'il prouve élégamment – d'où la beauté mathématique. Le poète suggère, implicitement, une représentation mystérieuse et bâtit un chemin excitant vers des objets de celle-ci – d'où sa beauté vertigineuse. Et il est aberrant d'entendre parler d'identité de beauté entre la vérité du poème et le nihilisme du mathème (Badiou).

La représentation, implicite en poésie et explicite en philosophie, est leur pivot commun : la poésie le survole avec un langage original et individuel, la philosophie projette sur lui la réalité objective. L'appareil purement logique y est presque absent, aussi bien en représentation conceptuelle qu'en interprétation déductive. La vérité est, donc, exclue des champs poétique et philosophique, elle est réservée à la logique. « La vérité n'est pas l'accord entre le concept et son objet, mais l'adéquation entre ce concept et le raisonnement » - Schiller - « Wahrheit ist nicht die Ähnlichkeit des Begriffs mit dem Gegenstand, sondern die Übereinstimmung dieses Begriffs mit den Gesetzen der Denkkraft ».

Dans la peinture de nos tableaux intellectuels, notre palette, à côté du doute et de la certitude, comprend un troisième pinceau, l'invention de langages. Le doute s'occupe du bon, la certitude - du beau et les langages – du vrai.

Les plus beaux épisodes dans le périple d'une idée étant des résurrections, voulues par le Père-Mot, - l'Esprit fratricide, ayant toujours, quelque part dans les nuages, une idée rivale, pourra être absous.

La pureté du bon ou du beau, c'est ce qui les rend indépendants de toute vérité ; mais la forme du vrai peut réveiller le sens du beau, et son fond - pousser vers le bon. C'est lorsque le beau s'intéresse au fond ou le bon s'occupe de la forme que l'impureté surgit.

Trois voies royales d'accès au vrai : le langage, la représentation, l'interprétation. Quand on n'emprunte qu'une seule voie, la vérité, au bout, ne serait que désincarnée, muette ou mécanique. Et peu importe la largeur et l'importance de cette voie, sa force : « Le vrai n'est pas pour tout le monde, mais seulement pour les forts » - Heidegger - « Das Wahre ist nicht für jedermann, sondern nur für die Starken ». Bénie soit la Faiblesse, qui nous attire encore vers le Beau et attache au Bien ; le Vrai ne palpite plus et peut être laissé en pâture aux forts de ce jour, au milieu des machines.

Les indignés d'aujourd'hui nous abreuvent de plates vérités de ce jour, tandis que les rêves, ces mensonges musicaux, ces échappatoires d'une réalité cacophonique, devinrent l'apanage des résignés. « Nul ne ment autant qu’un homme indigné » - Nietzsche - « Niemand lügt soviel als der Entrüstete ».

Le poète et le philosophe ont sous les yeux, à peu près, les mêmes buts, c'est à dire des horizons et/ou des firmaments. Le poète est porté immédiatement à ces limites, sur les ailes des sons, des rythmes, des métaphores, et le philosophe, surtout le prosaïque, tente de construire, péniblement, un enchaînement de pas, menant vers ce but. Le premier dépose au pied de la cible - la félicité de ses trouvailles verbales, et le philosophe - l'ennui de la marche et l'incapacité à la danse, qu'il appellera recherche de la vérité.

Une proposition est un oiseau, et établir sa vérité, c'est trouver une cage aux écartements assez étroits, pour que cet oiseau n'en puisse s'échapper. Avec un oiseleur à l'esprit plus large, il faudrait chercher un autre volatile et laisser l'ancien rejoindre la liberté des mensonges. Il arrive, hélas, qu'on confonde la vérité avec la vie : « La vérité ne s'en évadera jamais, mais on peut y enfermer la vie » - Dostoïevsky - « Правда не уйдёт, а жизнь-то заколотить можно ».

Tout ce qui s'exprime et s'évalue à vrai dans un langage concerne la représentation et seulement par un ricochet – la réalité. La vérité du réel est indicible, au sens propre du mot ; tout ce qui se verbalise ne touche pas au réel, en est un écart. « La vérité n'est jamais autre chose qu'une apparence qui parvient à dominer, donc une erreur » - Heidegger - « Wahrheit ist immer nur zur Herrschaft gekommene Scheinbarkeit, d.h. Irrtum » - la vérité dominante s'appelle doxa. Mais l'erreur, contrairement à ce que tu penses, avec Nietzsche, n'existe que dans les représentations et non pas dans le monde.

Le seul point commun de toutes les langues naturelles est la présence lexico-syntaxique de la logique formelle, ce qui confirme l'intérêt du Créateur pour la vérité. Hélas, la saine vision aristotélicienne fut abandonnée par ses successeurs au profit du discours, c'est à dire du bavardage : « Les vérités éternelles sont vraies parce que Dieu les connaît comme vraies » - Descartes.

La vérité naît d'un bon interprète, qui, dans le contexte d'une bonne représentation, prouve une bonne requête, portant sur de bons objets. Ceci crée un lieu des vérités, et, à tout prendre, la philosophie n'a de mots à dire, à ce sujet, que sur la qualité des requêtes.

Dans l'évaluation de valeurs de vérité, je sous-estime la part de la vie. Le langage n'est pas tout ; dans les références d'objets et de relations, la vie - c'est-à-dire le savoir, la rigueur et la droiture de l'homme - intervient et peut bouleverser toute interprétation logico-linguistique. Et la post-vérité psycho-linguistique peut être plus révélatrice que la pré-vérité logique ; et ce passage fait partie de la naissance du sens.

Les plus enquiquinants des écrivains, ce sont les réalistes : des vrais noms, dates, actions, phénomènes, mais c'est aussi gris qu'une gazette. Les chroniqueurs, dans un métier, qui devrait viser surtout l'intemporel.

Si une proposition, à part sa valeur de vérité, est dépourvu de toute valeur esthétique et éthique, elle est un axiome, un constat, un théorème, elle ne mérite pas le titre de pensée, quelle que soit sa profondeur ou son importance. « Les catégories de la pensée ne sont pas le vrai et le faux, mais le noble et le vil, le haut et le bas »** - Deleuze.

Le bien n'est ni dans la pensée ni dans les choses (le cœur en est la source, la demeure et le juge) ; le beau est également réparti entre la pensée et la chose (l'âme contenant un reflet fidèle du monde) ; le vrai est dans la pensée et non pas dans la chose (l'esprit ne sachant interpréter que ce qui s'articule dans un langage).

Deux axes, sur lesquels on positionne la vérité : l'opposition stérile entre l'adéquation et l'erreur et l'opposition opératoire entre le succès et l'échec. Il est flagrant, que Nietzsche, tout en employant le vocabulaire de la première, suit partout les conséquences de la seconde vision. La revalorisation de l'échec en est une.

Plus on tente de s'éloigner du réel, pour instituer nos systèmes de vérités, plus sidérant est le constat qu'on le frise partout. Notre libre arbitre doit suivre de bonnes lois, c'est l'obéissance aux recettes qui est source de toute chienlit inextricable.

Deux vérificateurs des constructions scientifiques ou philosophiques : les yeux, c'est à dire la rigueur et la profondeur, ou le regard – la noblesse et la hauteur. La réponse des yeux dit – vrai ou faux ; la réponse du regard – séduisant ou décevant. L'erreur des philosophes est de vouloir être jugés par les yeux, dont le verdict ne peut être que cinglant. Pas de vérité au milieu des seules notions, sans concepts ni objets.

Le poète ne cherche ni un vrai à démontrer ni un faux à désavouer ; avec la poésie, le beau de l'âme peut se passer du vrai de l'esprit. Le vrai le plus profond est toujours près de la surface des choses et de la platitude des idées : mais le beau hautain en est toujours éloigné : « Le poète se trouve à une distance infinie du vrai » - Socrate – voilà de la bonne géométrie !

À la place de l'âme, qui fut la seule source de l'amour, ils ont un capteur d'intérêts matériels ; à la place de l'esprit, qui fut le seul producteur de vérités, ils ont une calculatrice ; et ils disent aimer la vérité. Quand j'aime, je suis incapable d'en nommer l'objet ; et quand je maîtrise l'objet, je ne peux pas l'aimer – on n'aime que ce qu'on ne peut ou ne veut pas connaître.

La vérité de l'homme n'est ni ce qu'il exhibe, ni ce qu'il avoue, ni ce qu'il cache (Malraux), mais ce qu'il crée.

As-tu connu un seul plumitif, qui ne proclamerait pas la recherche de la vérité comme son haut objectif ? Il s'imagine, que les autres pataugent dans la duperie. La bonne plume se reconnaît par la capacité de séduire avec un mensonge vivant. Et elle laisse les autres se vautrer dans leurs mortelles vérités. Il faut jouer l'invention avec tant de virtuosité, que nous en soyons, nous-mêmes, la dupe reconnaissante.

Ce qui est nouveau est rarement faux ; ce qui est souvent faux est rarement nouveau. Comme fidélité et beauté, mutuellement exclusives, chez les femmes et dans les traductions poétiques.

Il y a des vérités-racines et des vérités-greffes. Les premières sont si loin des fleurs qu'on serait tenté de les mépriser. Les secondes sont si artificielles qu'on ne croit pas à leur reproduction.

Le véridique face à l'inventé : aucun constat crédible pour peindre l'âme, le cœur ou l'esprit. Seule la qualité de l'invention y met des couleurs et des formes. Tout appel au triomphe de la vérité, dans ces canevas, ne fait que fausser la perspective. D'autant plus, qu'on ne peut qu'être naturel, on ne peut pas chercher à le devenir, ce qui débouche toujours sur des clichés. La sagesse incréée ne peut être que niaise.

Qui devine où mène et que cèle la vérité ? - le mathématicien, le cocu, le commissaire de police, certainement pas un romancier. « J'ai trouvé probe et délicat de ne pas annoncer que je partais à la recherche de la Vérité, ni en quoi elle consistait » - Proust – la probité des imbéciles est leur délicatesse ; quant à leurs trouvailles, avec l'annonce on rirait de meilleur cœur.

La vérité est une chatterie à but hygiénique, la chimère est une hygiène à but orgiaque.

Que d'inepties se profilent derrière le fier « C'est la vérité qui m'importe » ! Je dresse plus souvent les oreilles, quand j'aperçois une complaisance au mensonge, qui traduit mieux l'attachement à ce qui pousse vers la vérité.

Avis aux chercheurs de bonnes consciences ou de vérités : le Christ cale à la question « Qu'est-ce que la vérité ? », le Bouddha est muet, quand on lui demande ce que c'est que le nirvana.

Il faut se dire, que le passage de l'idée à la vérité est du même ordre que le passage de la lettre au mot. L'esprit est la maîtrise de la lettre !

Opposer vérité à erreur - métier des sots ; vérité à vérité - métier des sages ; beauté à vérité - métier du poète.

En s'adressant à la réalité, dire, que tout n'est que vérité ou qu'il n'y a aucune vérité, revient au même : elle nous donne la notion de perfection - donc elle est au-dessus de nos doutes, elle est inatteignable - donc rien de définitif ne sera jamais prononcé sur elle.

On peut vaciller entre deux mensonges, mais entre deux vérités il faut choisir soit un langage soit un modèle, pour rester avec une seule d'elles, en tant que métaphore ou en tant que concept. Il n'y a pas de discontinuités sur les courbes du vrai ; ce qu'on prend, admiratif, pour de l'oscillation, est un prosaïque ancrage dans une vérité médiane.

Le plus beau vrai est celui qui est invraisemblable. Trop de clarté y est signe d'impuissance : sans vertiges - « ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement » - la tête n'est que mémoire. Seul l'arbitraire est indiscutable. Le vrai naît d'un algorithme banal, d'où est banni tout rythme vital.

Avoir bien trouvé, c'est trouver le langage - la logique - le système de vérités. Hors d'un langage fixe, la vérité ne se constate pas, mais se construit ou s'invente. Et si même ce n'était pas vrai, ce serait bien trouvé - c'est ainsi que je corrigerais G.Bruno : « Se non è vero, è ben trovato ». Avec ces temps et modes - traduttore traditore - cet adage a de bonnes chances d'être vrai !

Rien n'est vrai, je n'approuve rien, rien ne mérite être mon but, rien ne m'enthousiasme - y a-t-il un seul point commun entre ces riens creux et disparates ? - pourtant ils en font un amoncellement accusateur, pour le jeter à la face du nihilisme, qui crée du vrai, érige des contraintes, réveille les consciences.

Le temps est cette pierre de touche semi-précieuse, qui finit par user les erreurs et polir les vérités. L'erreur (contrainte) est la face tournée vers le joaillier, la vérité (solution) - celle qui s'entend déjà avec l'écrin (langage). Seulement, on change plus souvent de pierre que d'écrin. Seules les vérités éternelles et les erreurs d'aujourd'hui ont à craindre le temps.

C'est idiot que d'appeler à aimer la vérité ou à pardonner à l'erreur (Voltaire). Il faut aimer l'éveil de l'erreur, pour pardonner à la vérité ses accès de somnolence.

Si la punition du menteur est de ne pas être cru dans ses vérités, la punition du véridique est de ne pas susciter de foi. Les hommes, aujourd'hui, n'ont plus besoin de croire, persuadés, comme ils sont, de tenir la vérité au milieu de leurs foires. La foi naît dans un désert esthétique, dans un puits éthique, sur une montagne magique.

Un test infaillible de la platitude de ton idée – trouver tout de suite un acquiescement lucide d'autrui. On n'arrive jamais à se mettre d'accord sur une idée intéressante. Les hommes ne sont d'accord que sur les vérités éternelles, c'est à dire sur des balivernes. Mais il faut se méfier du désaccord de façade sur la vérité d'aujourd'hui.

En fréquentant les exceptions langagières on a de bonnes chances d'attraper une nouvelle règle profonde. La vérité est l'appât du vice, le mensonge est l'appât de la vertu. Il vaut mieux s'adonner à la ruse du pêcheur qu'à la muse du pécheur.

En passant du monde apparent au monde vrai, je ne gagne ni en ampleur ni en profondeur ni en précision. Seul compte le monde qu'inventent mon regard et mon verbe, c'est à dire la hauteur et la musique. Les vérités, comme les apparences, sont réparties également parmi sots et sages, parmi savants et ignares.

Gradations de l'intelligence : voir le vrai dans une chose visible, dans un mot lisible, dans un mouvement (désir) risible. Chaque fois, on gagne, respectivement, en profondeur, en hauteur, en ironie. Tout cheminement inverse, le plus répandu aujourd'hui, est le glissement vers la bêtise, c'est-à-dire vers l'intelligence des robots.

L'enquête, la requête, la conquête - la représentation (mentale), l'interprétation (langagière), la donation de sens (réel) - l'intuition, la logique, le bon sens - le libre arbitre, la rigueur, la liberté - le savoir, la vérité, la science - trois sphères, où comptent, respectivement, l'ampleur, la profondeur, la hauteur.

Le philosophe est non pas l'homme, qui médite plus, mais qui s'isole mieux. D'autres servent de caisses de résonances du brouhaha ambiant ; le philosophe découvre le silence, qui précède chacun de ses mots. Non pas tant distinguer le vrai du faux, mais ce qui chante en moi - de ce que me souffle l'époque récitante.

L'intelligence n'est pas tellement dans la formulation d'hypothèses que dans le courage de reconnaître tout monde comme hypothétique, et dont la thèse se muera en hypothèses. Mais ces souplesse et liberté ne vaudront pas grand-chose sans des mondes catégoriques sous-jacents, solidement bâtis par ton libre arbitre. Mais deux mondes, qu'ils soient hypothétiques ou catégoriques, ce sont deux espaces de vérités - la liberté interprétative vaut bien le libre arbitre représentatif.

Jadis, l'ignorance protégeait contre l'inquiétude, et de doux mensonges berçaient notre félicité. De nos jours, les consciences tranquilles sont préservées mieux grâce au savoir, et la félicité béate - grâce à la vérité arrogante, plutôt qu'au timide mensonge. L'ignorance est incapacité de nouvelles unifications bouleversantes, incapacité due à la perception du connu comme d'une constante, l'intelligence consistant à savoir toujours y déceler quelques troublantes variables. Plus de constantes, plus d'ennui et de tranquillité.

Il n'y a pas de contradiction entre ceux qui disent qu'on crée, formule, découvre ou ancre la vérité. On la crée en modifiant le modèle (le libre arbitre conceptuel), on la formule dans un langage bâti au-dessus du modèle (l'attachement langagier), on la découvre par un interprète du langage dans le contexte du modèle (la logique de l'unification d'arbres), on l'ancre à la réalité en la confrontant avec le monde modélisé (l'intelligence du sens). Le concept, la métaphore et le sens sont illogiques.

Je passe, inévitablement, par la tentation du sophisme - un jour je me dirai : je prouve tout ce que je veux. Mais deux constats finissent par m'en éloigner : primo, quand à ma conviction s'ajoute mon adhésion, et la réalité, miraculeusement, s'y plie (aléthéia d'Aristote, adaequatio rei et intellectus de St-Augustin et d'Averroès, verum et factum reciprocantur de G.B.Vico, l'harmonie préétablie dans l'âme entre la représentation et l'objet de Leibniz, ce qui est rationnel est réel de Hegel - was ist wirklich ist vernünftig, la parole va à l'être, car elle en vient de Heidegger - das Wort geht zum Sein weil es vom Sein herkommt), le significatif rejoignant le formel ou s'y refusant dans l'irrécusable perplexité de Zénon d'Élée ; secundo, quand je comprends, que le choix des choses à prouver joue le rôle des contraintes, que ne s'imposent que le bon goût et la noblesse.

La notion de vérité n'a pas de place au sein de la philosophie, mais elle conduit à former un regard philosophique sur la place du langage, celui-ci devant se trouver au centre de toute réflexion abstraite. On finit par comprendre, que ne peuvent s'évaluer à vrai que des propositions, formulées dans un langage, bâti sur une représentation d'une réalité à examiner. La réalité n'y apporte que le sens, que le sujet-interprète retire des résultats de ses requêtes.

Dans l'abord d'un problème, la sagesse consisterait à ne pas perdre de vue le mystère de son origine et à ne voir dans sa solution qu'une des traductions possibles. La solution ne doit pas faire disparaître le problème ; elle est une réponse et non pas un silence, un sens et non pas la vérité. La solution disparaîtra dans un élégant passage à un nouveau mystère. Le sens ne s'oppose jamais à la vérité et s'exprime dans un tout autre langage. La sagesse consiste à préparer un terrain du dialogue, au cours duquel, en accédant aux vérités, on fait naître le sens.

Jadis, l'esprit était inséparable de l'âme. Il devenait âme, aux instants, où la voix du beau ou du bon couvrait celle du vrai. Aujourd'hui, resté avec le seul vrai, l'esprit n'est plus qu'affaire de calories ou du mimétisme. « Nous devons penser l'esprit comme relevant de la biologie, tout comme la digestion ou la photosynthèse » - Searle - « We have to think the mind as biology bound, just like digestion or photosynthesis ». Pour comprendre la nature de la bile ou de la larme, il leur faut étudier le processus de sécrétion d'amertumes ou d'absorption de sels, comme pour la naissance du Verbe ou la procession de l'Esprit.

Pour un philosophe pratique, qu'est-ce que la logique ? - une représentation, un langage de requêtes, bâti là-dessus, et un interprète, qui établit la véracité de requêtes, en unifiant l'arbre-requêteur. L'être, si galvaudé par les Anciens, ainsi que par Hegel et Heidegger, n'y a pas de place, ni sous forme d'Idées immuables, ni de dialectique sujet-objet, ni de souci métaphysique. L'être est le contenu immanent du réel modélisé, servant de justification de représentations et de donation de sens (transcendant, par une gratuite bénédiction - Segnen sinnt ! ) aux vérités (toujours évaluées dans le contexte représentation-discours).

Pour un nul en astronomie, la vérité de la proposition la Terre tourne autour du Soleil est une misérable vérité, établie misérablement dans une représentation misérable. La vérité appartient donc au langage : à la profondeur des représentations et à la rigueur des interprétations. Et la référence à la réalité ne se justifie que chez les compétents.

Les trois catégories d'hommes, en fonction du milieu, dans lequel ils placent la vérité : dans la réalité (les hommes d'action et les naïfs), dans la représentation (les logiciens et les scientifiques), dans le langage (les fanatiques et les poètes). Et ils placent le critère de vérité, respectivement, dans la monstration (adaequatio), dans la démonstration (preuve), dans la création (musique). On a de bonnes chances d'être philosophe, quand on sait accompagner la vérité dans le franchissement de ces frontières, sans trop de dégâts, mais en en changeant d'identité, les frontières gardées par le douanier, qui est le bon sens.

Tout énoncé vit trois stades : la question (mots, références), la réponse (valeurs de vérité, substitutions), le sens (confrontations avec la réalité). Si la vraie signification réside dans le premier, le discours est poétique, si elle est dans le deuxième - le discours est scientifique, et si c'est le troisième - applicatif. Et ce qui les traverse, leur invariant, est proprement l'idée, qui n'est donc ni exclusivement dans le mot (les idéationnistes), ni dans le contenu (les phénoménologues), ni dans le sens (les pragmatiques).

La vérité n'existe que dans des copies (mécaniques ou conceptuelles) de la réalité humaine. Viser la vérité, c'est être copiste ; le créateur peint le rêve, en accord musical mystérieux avec la réalité ; son but, c'est la beauté humaine, chantant le réel divin.

Plutôt que de développer mes mirages, je devrais songer à l'enveloppement par images. C'est face au firmament que je dois être un grand Ouvert, à la poursuite du Beau et du Bon, blottis à mes frontières inaccessibles.

Il suffit de ne pas avoir mon propre avis, pour être dans le vrai, car dans 99% des cas, où la vérité est en jeu, la réponse de la majorité est juste. Je ne peux montrer mon propre visage qu'en m'en écartant ; ou bien je continue à suivre les règles de la vérité et je me découvre dans mon mensonge, ou bien j'en change et les règles et l'enjeu et je me couvre de mon rêve.

Vivre dans un monde du vrai ou du faux, dans un monde sans métaphores, est rassurant mais plat. « La métaphore me désespère de la littérature » - Kafka - « Die Metapher läßt mich am Schreiben verzweifeln » - mais c'est comme avec le beau de Valéry – il est aussi ce qui procure la plus haute des espérances ! La hauteur s'appuyant sur la profondeur. Ce n'est pas l'accès lui-même à l'objet qui valorise celui-ci, mais le chemin d'accès. La métaphore, c'est la délicatesse du chemin.

L'intelligence se remarque rarement par ses vertus de fidélité aux vérités périmées ; elle est plus convaincante dans ses sacrifices au mensonge naissant (et qui est une vérité nouveau-née).

Le bon goût, en matière des contraintes, consiste à procéder par refus plutôt que par négation : refuser d'évaluer ce qui est mal formulé ou ce qui référence des objets ou relations sans noblesse - éliminations syntaxique et sémantique, avant tout examen logique.

Si l'intuition (l'usage des connaissances aprioriques ou câblées) vise des objets justes, c'est à dire se trouvant bien dans une représentation et vérifiant les propriétés pressenties, elle ne génère pas pour autant une vérité, elle en prépare des prémisses. Pas de vérités sans références langagières d'objets, sans formes prédicatives de relations.

La vérité philosophique est une chimère creuse, dont la recherche n'est qu'un prétexte pour entretenir la gravité d'un bavardage pseudo-savant. Hors la mathématique, les sciences ne cherchent pas la vérité, mais des lois, c'est à dire des bases de faits axiomatiques, nécessaires, que le libre arbitre de l'intellect complète par des bases de connaissances. Tout, dans ces bases, est vrai, par définition. Ensuite, dans le contexte de ces bases, on formule des hypothèses, des requêtes logico-langagières, dont la démonstration réussie produit des vérités non-axiomatiques, les plus intéressantes.

Par la négation, ce qui est imparfait, mesquin, secondaire progresse ; mais le grandiose, le divin, le noble vit d'un acquiescement enthousiaste et inconditionnel ; ainsi s'opposent le progrès mécanique (la dialectique banale) et l'éternel retour organique (la dialectique tonale).

Deux manières de voir les contradictions, chez le même auteur : les lui jeter à la figure, chercher une dialectique ou évoquer une évolution, ou bien les prendre pour métaphores, ne retenir que les joies ou les angoisses de leur naissance, se détourner de ce qui se fixe en fin de parcours, les traiter en tant que deux arbres et ne pas chercher leur forêt commune.

Presque rien de commun entre les domaines du bon, du beau et du vrai ; pourtant, ils disent que l'être en est l'intersection ou la quintessence – pourquoi s'étonner alors que, pour Hegel, l'être et le néant sont des synonymes ?

On a maille à partir avec la définition de la vérité : pour l'arbitre nous prenons tantôt la logique, tantôt le bon Dieu, tantôt notre sincérité. En logique, la vérité se réduit au langage ; la vérité divine est ce qui entretient la soif d'éternité ; la vérité-droiture est le courage d'affronter le constat dormitif. Il faudrait se tenir à la vérité romanesque et au romantique mensonge.

En fin de compte, la vérité se réduit au chemin d'accès aux objets, sur lesquels elle porte, et le terme de dévoilement (aléthéia) le reflète bien. Ce qui voile ce processus, ce sont deux couches, la langagière et la conceptuelle, qui s'entreposent entre l'interprète et la réalité.

Trois types de négation : la syntaxique (portant sur une proposition), la sémantique (portant sur une relation ou un attribut), l'exclusive (la négation-contrainte, spécifiant les angles de vue à exclure). C'est la dernière qui est visée par Spinoza dans sa définition de determinatio negatio est.

Le soi inconnu m'oriente vers l'éthique, l'esthétique et la mystique ; le soi connu ne maîtrise, seul, que le vrai. « La distinction radicale entre l'être extérieur, le vrai, et le sujet intérieur, susceptible d'illusions »** - Levinas.

L'évidence est conçue (les idéalistes) ou perçue (les matérialistes). Mais on parle de deux choses différentes : vérité ou adhésion. L'idéaliste du vrai peut être matérialiste du beau.

N'être sûr de rien, pour un sot, signifie incapacité de prouver ; pour un homme d'esprit - capacité de falsifier une vérité prouvée, de créer un nouveau langage, dans lequel ce qui fut vrai ne le serait plus.

Le dévoilement peut être aussi respectable que le voilement ; il suffit de m'attarder davantage sur la qualité des voiles que sur la quantité de mes traits infidèles.

Le bon sceptique : tout est possible ; le mauvais - tout est faux. Celui-ci pense qu'en niant il détruit ; celui-là laisse sa chance à toute ruine.

Deux points de vue féconds sur la vérité : elle est bavure ou miracle.

Le pédant ennuie par son verbiage prosaïque autour de : pourquoi les choses doivent être vraies ? Le maître brille dans la poésie de : comment les images peuvent devenir belles, c'est à dire vraies ?

Pour admirer Hélène la belle, il faut vénérer Marie la bonne et s'élever à Athéna la vraie.

La vérité d'un homme, ce sont ses actions ; à l'opposé se trouve la beauté, ce mensonge sans mots usités, réveillant des rêves immobiles, inarticulés, muets. « La beauté est une tromperie muette » - Théophraste.

Je commence à mériter le titre de nihiliste, si, pour presque toute fausseté, je suis capable de bâtir un langage, dans lequel elle serait vraie. Pour clamer la fausseté de tout, dans un même langage, il suffit d'être un sot.

L'idée pré-langagière est une requête, mais sa mise en mots dépend de l'angle de vue et elle peut prendre la forme assertive. Changer d'angle de vue peut aboutir au reniement langagier de la première assertion, d'où l'impression d'une contradiction. C'est la netteté de nos angles de vue, la bonne hiérarchie entre vérité, langage et intelligence, qui nous rendent crédibles et non pas une cohérence dans l'absolu ou avec la réalité.

Tous comprennent l'utilité du sacrifice de vérités au nom de l'éthique ; très peu sont capables de voir dans le sacrifice d'une vieille vérité – la fidélité à la création de vérités nouvelles, au nom de l'esthétique. Le beau inutile crée un langage, le bon utile se sert de l'ancien.

La chose, où ma voix se distinguerait le mieux, peut s'appeler évidence. La chose, dont je dois m'interdire l'écho, s'appelle bruit du monde. La chose, dont le langage est tout de signes et dépourvu de sons, s'appelle vérité.

Ils veulent se débarrasser des illusions, ne plus vivre dans l'erreur, et ils aboutissent à la morne vérité des machines. Et il n'y a pas de troupeau plus homogène que celui des prétendants à l'originalité. Ce qui devait, d'après le dessein divin, être une créature de rêve, devint robot, à la cervelle infaillible, ou mouton, à la digestion défaillante.

Il semblerait (Freud) que, dans l'inconscient, il n'y ait pas de négation ; serait-il le désir n'atteignant pas la volonté ? Que garde-t-il de la logique ? - les connecteurs ? les implications ? - puisque la volonté commence par eux. Ce qui est amusant, c'est que, machinalement, on associe l'inconscient avec le travail de sape du diable, or, d'après de bons logiciens (Wittgenstein), la négation serait l'enfer (et l'identité - le diable en personne ! ).

Ce qui sépare la civilisation et la culture, c'est la place de la vérité agissante : la première est mue par le savoir et l'efficacité, et la seconde - par le valoir et le rêve.

Ce n'est pas dans le retour d'un oméga vers un alpha qu'est la négation musicale, mais dans la révision vocalique de l'alphabet, où ne sera plus consonne qui veut.

Les réserves de naïveté du sage furent plus vastes et plus sonores que les dépôts du savoir du robot, qui va lui succéder. La vérité de Dieu se manifestait mieux dans l'insu de l'artiste que dans l'omniscience du pédant. Et l'art est un rappel, que le manifeste traduit le révélé.

Aucun geste consolateur final en vue, se dit le matérialiste, en se mettant à hurler au désespoir. Le beau mystère du monde me fait oublier l'absurdité ou l'horreur des problèmes et des solutions dans ce monde, se dit l'idéaliste, cet « Inconsolé, à la Tour abolie » (G.de Nerval), et s'enivre d'espérance que sa seule Étoile ressuscite, espérance qui est à l'opposé de la lucidité : « L'espoir, qui émerge de la réalité, tout en la niant, est la seule manifestation de la vérité » - Adorno - « Hoffnung ist, wie sie der Wirklichkeit sich entringt, indem sie diese negiert, die einzige Gestalt, in der Wahrheit erscheint » - la vérité est toujours une solution, tandis que toute espérance niche dans des mystères.

Comment on échappe à l'ennui mécanique des oui-non : par l'absurde (apagogie syntaxique ou sémantique), par l'indécidable (Gödel ! ), par le paradoxal (méta-connaissances). Toutes les trois échappatoires ne sont que langagières, accessibles seulement aux maîtres des meilleurs langages.

La vérité du fait n'est qu'une escale ; un effet, c'est le voyageur qui en fait une trajectoire et un itinéraire, une cause, pour arriver au bon port, la vérité du jugement.

Le monde émerveille par l'harmonie du Créateur divin ; les représentations bouleversent par l'harmonie des meilleures créations humaines ; et ce ne sont pas les contradictions dans le monde ou entre le monde et ses représentations qui sèment le doute et nourrissent l'ironie, mais l'incommensurabilité entre le réel et l'imaginaire ; les absurdistes et les sceptiques sont parmi les plus bêtes des observateurs et des créateurs – défauts des yeux et de la jugeote.

Créer de nouvelles vérités dans un ancien langage est une tâche devenue, de nos jours, triviale. Jouer avec les quantificateurs, connecteurs, négations, sans avoir changé les règles du jeu, est de la routine et non pas de la pensée. « Penser, c'est dire non » - Alain – le misérable porte au pinacle une opération syntaxique banale. Même si l'on nie soi-même, c'est toujours de l'inertie.

On n'interroge jamais la réalité ; toute requête, inévitablement, naît déjà au-dessus d'un modèle ; à la réalité on ne peut adresser que prières, hymnes ou malédictions.

Nos sens, nos désirs sont dans la réalité, mais notre langage s'adresse à la représentation, il y est plongé entièrement. Cette séparation embrouille la détermination de la place de la vérité des propositions. La vérité technique, prouvée à partir du langage, mais projetée, pour validation, sur la réalité, constitue le sens, que les phénoménologues appelleront, abusivement, vérité originaire.

La notion (et pas nécessairement concept) de vérité est évoquée dans des contextes, qui peuvent impliquer cinq domaines : la réalité (R), la représentation (P), le langage (L), l'interprétation du langage au sein de la représentation (ILP), la projection de ILP sur R (ILPR). La vérité présuppose l'usage de L ; quand on se contente de la confrontation directe entre R et P, on ne peut pas parler de vérité, mais seulement d'adéquation (de représentation). L'adéquation d'interprétation ressortirait de ILPR - de la donation du sens. Ces deux adéquations n'admettent aucun modèle logique de validation et ne se fondent que sur l'intuition. Et le seul véritable concept de vérité n'apparaît que dans ILP.

Dans la sphère intellectuelle, ce qui compte, ce ne sont pas tellement nos acquiescements ou refus, que nos exaltations des beaux mensonges et nos mépris des basses vérités.

La décadence humaine : avec l'âge, on ne porte plus la beauté, ensuite on ne vénère plus le Bien, enfin on devient indifférent au vrai. On perd la jeunesse du corps, la jeunesse de l'âme, la jeunesse de l'esprit. Incapable de rendre sacrées les ruines intemporelles, on devient soi-même une ruine du temps.

Par la fidélité au langage courant, je reste dans la vérité courante ; par le sacrifice du langage courant, j'en crée un langage nouveau, m'ouvrant aux vérités nouvelles. Une curiosité civilisationnelle – en russe, la fidélité à la vérité suppose le sacrifice de tout langage ; en hébreu, vérité et fidélité seraient synonymes.

L'art aphoristique est semblable à la science mathématique : une fois qu'on a défini des objets intéressants, inspirés par la nature et l'intuition, des propositions portant sur leurs propriétés viennent à l'esprit tout seules. En mathématique, on complète le tableau par la démonstration, le développement explicite par la logique, et dans l'art – par la monstration implicite, l'enveloppement par le mot. En ressortent une vérité ou une beauté.

Le vrai et l'idéel en soi sont assez respectables, mais ils dégringolent lamentablement, dès qu'on oppose le vérisme à la musique et l'idéalisme - au mot.

Les vérités ne logent jamais dans la raison ; leur maison, c'est le langage, bâti sur le sol des représentations. L'enchantement naît de cette communication avec le profond. Mais dans la platitude du réel, ce frisson peut, et doit, tourner en mensonge. « Notre raison, par ses vérités puisées en elle-même, crée, de notre univers, un royaume enchanté de mensonges »* - Chestov - « Наш разум, на основе в нём самом почерпнутых истин, создаёт из нашей Вселенной зачарованное царство лжи ».

Leur but final : enterrer l'errance, et sur des socles des actes, ériger des vérités en bronze. Il est plus passionnant de laisser, derrière nous, des vérités en cendre et des mensonges en feu. « Tous les hommes naissent sincères et meurent trompeurs » - Vauvenargues – non, c'est un privilège des créateurs : perroquet à l'aube, chouette – aux crépuscules.

Les hommes vivent de preuves : de vraies, de pipées, de sottes ; cette densité de platitudes en fait un poison, et la poésie, hélas, n'y joue plus le rôle d'antidote, comme, jadis, aux âges obscurs, les preuves elles-mêmes. « Les preuves sont un antidote contre le poison des témoignages » - F.Bacon - « Proofs are an antidote for the poison of witnesses ». L'enthousiasme et la science jouant à la mort et s'en riant (A.Smith).

N'importe qui connaît ce sage et plat conseil : « Avant toute chose : soit vrai à toi-même » - Shakespeare - « This above all : to thine own self be true ». On en abuse, pour garder sa fichue ligne droite. Savoir se lover en pointillés, se falsifier, pour dénicher un nouvel égarement, est plus urgent pour qui se cherche.

Son soi connu, le véridique, ressemble tellement au soi de son prochain, que Narcisse, à la recherche de son visage, se réfugie dans son soi inconnu, l'inexistentiel. « Ce qui a été cru par tous, et toujours et partout, a toutes les chances d'être faux. Il n'y a d'universel que ce qui est suffisamment grossier pour l'être »** - Valéry. Le raffinage d'une vérité universelle est un exercice grossier. Ce paradoxe : l'ennui des concepts dans l'universel ; leur caractère vital dans l'individuel. Plus que la vérité elle-même, c'est notre œil, notre sens du langage, qui s'infléchissent.

L'exemple d'une mauvaise négation sémantique : « Qui suit un autre, il ne suit rien » - Montaigne. Au lieu de nier suivre, tu nies l'autre, ce qui est bête. C'est la fixité du regard et non pas la bougeotte des pieds, qui attrape les meilleures cibles. Le sot, persuadé de se connaître, se suit fidèlement soi-même et se retrouve en étable.

Le sens, c'est une passerelle extra-langagière et extra-conceptuelle entre ce que nous concevons dans une représentation et ce que nous percevons dans la réalité correspondante, la validation de l'essence (le problème) par l'être (le mystère), face à l'étant (la solution).

Tant que l'ignorance et le doute, divers et variés, ravageaient les hommes, leurs vérités furent souvent différentes. Avec le savoir consensuel, presque toutes les vérités devinrent aujourd'hui communes et même triviales. Et même les mensonges, jadis personnels ou poétiques, sont maintenant prosaïques et collectifs : « Si, au moins, leurs mensonges étaient à eux-mêmes » - Dostoïevsky - « Хоть бы врали-то они по-своему ».

Quand on n'a que les yeux pour voir, on n'exhibe que les choses vues, alourdies de leurs pesantes vérités. Les vérités aériennes entourent le rêve, porté par le regard. « Dans tout bon discours, le premier mouvement doit être dans le regard et non dans la démonstration » - Épicure. L'élan du premier pas, au point zéro de l'intelligence et du goût, est donné par l'intuition de l'âme. C'est l'un de ces miracles, qui s'attardent au-dessus des berceaux plus souvent qu'au-dessus des tombes.

La vérité s'établit dans les représentations et non pas dans la réalité (celle-ci sert à valider celles-là, en extrayant le sens de cette vérité, et non pas à la constater). Les concepts de rêve ou d'impôt ont le même degré d'abstraction et se trouvent à une même distance de la réalité. Et lorsqu'on applique la notion de vérité à la réalité, on dit, bêtement, qu'une vraie tristesse est meilleure que la fausse joie. La tristesse du vrai passé (courant) ne doit pas m'empêcher de vivre la joie du faux présent (à naître).

Si le discours ne tient qu'au vrai courant, il peut marcher souvent, il ne dansera jamais. Mal à l'aise dans l'inconnu des commencements, les bavards sont incapables de maximes, annonciatrices d'un vrai à naître. « Toute maxime générale ayant du faux, c'est un mauvais genre » - Stendhal. Toute platitude discursive particulière, exhibant du vrai intégral, mérite la poussière des archives.

Le récit ou la musique de la vie : le vrai se charge du premier, le bon et le beau créent la seconde.

Les défaites, faussement approfondies, les triomphes, faussement rehaussées, - tel est le fond de toute nostalgie. Mais le contraire, c'est la platitude du vrai réel.

Les modèles scientifiques sont satisfaisants, et donc consensuels, dans 99 % des cas. Le reste est réservé à quelques audacieux, pour chatouiller Euclide, Newton ou Lamarck. En philosophie, la proportion est inverse, d'où la création permanente de nouveaux langages, ces réceptacles de vérités. Le scientifique peut se permettre cette approximation : la vérité est une, ce qui est interdit au philosophe.

Toute représentation est partiellement fausse (inadéquate) ; néanmoins, tout critère de vérité (des propositions) ne peut s'appuyer que sur une représentation. À ne pas confondre avec la vérité de la représentation (le libre arbitre) ou avec la vérité du sens (la liberté).

La nullité rationnelle de la logorrhée prosaïque sur l'être, chez Hegel, Sartre, Levinas, s'établit facilement, en soumettant leurs discours à l'épreuve par la négation : systématiquement le contraire de leurs formules a autant de (non-)sens que l'affirmative. Avec les poètes, ce test ne marche pas : aucun sens sérieux ne se dégage de la négation de Parmenide, de Nietzsche ou de Heidegger, et dont la valeur irrationnelle réside dans le langage, le ton et le talent.

L'homme devint inventaire mécanique des vérités et des certitudes courantes et non plus « dépositaire du vrai, cloaque d'incertitudes » - Pascal. Distributeur du vrai, torrent de certitudes - tel est-il aujourd'hui, porté par des courants mercantilo-écologiques.

Tout changement de langage (langage = langue + représentation) provoque la mort de certaines vérités. L'inventivité des hommes et la validation par la réalité mieux comprise font périr des vérités fragiles. Il faut inverser l'adage des pédants dévitalisés : « Fiat veritas, pereat vita » - s'occuper de la vie éternelle et mystérieuse, pour se débarrasser de vérités caduques et plates.

En n'empruntant que les chemins de la vérité, on est sûr de déboucher au pays du désespoir. Et Schopenhauer : « Pas de consolation dans ma philosophie, car je n'énonce que la vérité » - « Meine Philosophie sei trostlos, weil ich nach der Wahrheit rede » - a raison. Les rêves ne conduisent que vers des impasses, où scintillent les étoiles et les espérances, les hauts arcs en ciel et les noirceurs profondes. La vérité seule ne promet que la plate grisaille.

À fouiller dans la nature humaine, ce qui me laisse optimiste, c'est que les détenteurs de vérités savantes sont rarement experts en beautés, et que les artistes s'avèrent insensibles aux affres du bien. Et le robot, qui règne aujourd'hui dans les têtes, est un phénomène passager ; des poètes ou des saints réapparaîtront encore certainement sur nos scènes profanées.

Bientôt, la machine, en quelques secondes, produira plus de vérités que l'humanité entière, dans toute son histoire. Et ils continuent leurs litanies de désir de vérité, au lieu de créer de nouveaux voluptueux langages, où la facette logique serait la moins désirable de toutes.

La vraie ironie, c'est l'art de vivre en fête le deuil d'une vérité. La fausse réduit en deuil la fête d'un beau mensonge.

On ne connaît la chose réelle que par et à travers ses représentations individuelles. N'importe quel plouc a parfaitement le droit de prétendre à en détenir des connaissances et des vérités, quels que soient ses concepts bancals ou son langage primitif. La chose en soi n'est prise au sérieux que par les sots.

Le langage, c'est une langue, attachée à une représentation, plus un interprète logique des propositions. Tant d'hommes, tant de langages : les différences des cultures langagières, conceptuelles, scientifiques font de chaque homme une source de vérités, puisque toute vérité surgit des propositions, toute vérité est relative au langage du requêteur. Les vérités absolues n'existent pas, bien que le consensus grandissant dans les représentations élargisse le corpus de vérités communes. Donc, c'est bien Protagoras qui a raison contre Aristote (qui ne voit ni la langue ni la représentation) et Wittgenstein (qui ne voit pas la représentation).

La vérité est une réponse (l'interprétation logique) à une requête, et le sens – une conclusion (l'interprétation empirique) de cette réponse. Les pauvres en outillages langagier, logique ou intellectuel parlent de dévoilement comme d'un synonyme de vérité et de sens – mauvais usage de l'étymologie du mot grec aléthéia.

Les valeurs se présentent au sein d'une représentation, et toute représentation sérieuse est intérieurement cohérente ; donc toute valeur y est vraie, par définition (la véracité se prouve à l'intérieur de la représentation) ; c'est la validation de la représentation qui tranche définitivement si la valeur doit être vraie ou fausse au-delà de cette représentation.

À une même proposition vraie, peuvent correspondre une vérité câblée chez le profane et une vérité déduite chez le spécialiste. La Terre est la troisième planète – combien sont ceux qui sont capables de le déduire et pas seulement de l'affirmer ? - une infime minorité – la même assertion, mais autant de vérités profondément distinctes.

Ils opposent la voie de la vérité à la voie de la doxa, tandis que celle-ci aboutit, dans la plupart des cas, à des vérités consensuelles et communes. Les deux ignorent les déviations langagières, sans panneaux indicateurs. Et dans les deux cas, leurs voies deviennent toujours sentiers battus.

Non seulement la vérité n'est nullement un sujet philosophique, mais sa notion y est lamentablement vague. L'opposition la plus intéressante y est entre l'usage, routinier et nominatif, et l'exception, créative et métaphorique. Et non pas entre vérité ou mensonge, savoir ou ignorance, franchise ou dissimulation, cohérence ou délire.

Trois types de vérité des propositions : la mécanique (sans besoin d'accès aux objets de la représentation, la rarissime), la factuelle (l'accès direct aux faits câblés de la représentation, la plus simple), l'inférée (la déduction à partir des faits, la plus subtile). Les faits câblés sont l'œuvre du libre arbitre du concepteur, ils sont à son effigie. Donc, comme toujours, Hegel est à côté de la plaque : « La vérité n'est pas une monnaie frappée, qui peut être donnée et empochée telle quelle » - « Die Wahrheit ist nicht eine ausgeprägte Münze, die fertig gegeben und so eingestrichen werden kann ».

Tout sujet humain a son stock (base) de faits et ses logiques (en représentation ou en interprétation). Ses vérités peuvent avoir trois origines : les faits, les déductions à partir des faits, de pures déductions logiques (sans accès aux faits). Mais dans tous les cas, une requête préliminaire langagière (technique, naturelle ou logique) est indispensable. Sans requête pas de vérités.

Sur la voie monotone de l'être s'établissent des vérités tautologiques ; sur la voie du devenir, la monotonie est brisée par un nouveau langage, prometteur des vérités imprévisibles.

L'existence est pensable dans trois domaines : la réalité, la représentation, le langage ; elle est établie par des interprètes et elle n'a pas beaucoup de sens dans les passages entre ces domaines. La vérité s'établit entre un langage et une représentation ; son existence a aussi peu de sens que celle du nombre de substitutions dans la requête même. Ce que les philosophes appellent vérité n'est, le plus souvent, que la validation d'une représentation ou l'attribution de sens à une requête réussie – la justification du libre arbitre.

Pour le langage commun, je suis en permanence dans le faux (dans ces écarts, qui sont à l'origine de mon propre langage). Si je me moque des autres, cette moquerie concerne la rectitude et la certitude de leur marche vers un vrai sans éclat. Bref, je suis l'exact opposé de l'homme d'esprit, tel que le voit Chamfort : « Il est dans le vrai, et rit des faux pas de ceux qui marchent à tâtons dans le faux ».

La vie se décolore sous l'effet de la grisaille des vérités envahissantes ; le rêve, c'est à dire la recherche d'éclat et d'azur, en est le remède. Ce n'est pas un monde d'apparences qu'il faut opposer au monde vrai, mais un monde de brillance.

Pour devenir mouton ou robot, rien de plus sûr que de chercher la vie dans la vérité ou la vérité dans la vie (« mi religión es buscar la verdad en la vida y la vida en la verdad » - Unamuno).

La proposition il est faux que le roi actuel de France est chauve s'évalue à vrai ; la proposition le roi actuel de France n'est pas chauve – à faux – la différence entre la négation syntaxique (par échec) et la négation sémantique (par preuve).

La plupart de nos négations sont de nature collective ; les dénonciations des apparences, des iniquités, des souffrances, aussi fondées soient-elles, sont autant de banalités reproductibles à l'infini. Nous sommes personnalisés par nos acquiescements ; nous sommes esclaves dans nos Non et maîtres de nos Oui.

Il faut reconnaître, que la vérité-adéquation (au réel), en tant que test d'intelligence humaine, est plus intéressante que la vérité-propriété (des propositions), facilement accessible à la machine intelligente. Avec la première, on éprouve sa liberté. Mais l'oubli de la seconde est signe d'incompréhension du langage, et sans la maîtrise du rôle du verbe aucune philosophie profonde n'est pensable.

Les valeurs de vérité possibles de la proposition les hommes sont mortels : 1. faux, car la phrase serait syntaxiquement incorrecte (faute de l'émetteur ou de l'interprète réceptionniste) ; 2. faux, car un homme, nommé Jésus, est immortel, dans la représentation du récepteur ; 3. faux, car l'attribut mortalité de la classe hommes ne vaut pas nécessairement mortel ; 4. faux, car la classe hommes est vide ; 5. vrai, car l'attribut mortalité de tous les éléments représentés de la classe hommes vaut mortel ; 6. vrai, car l'attribut mortalité de la classe hommes vaut nécessairement mortel ; 7. vrai ou faux, car la représentation est contradictoire (défaut des méta-concepts) ou l'interprétation n'est pas rigoureuse. Et aucun cas n'y est absurde.

Le rêve, c'est ce qui échappe à toute enveloppe verbale et, donc, ce qui se moque de vérité ; les chemins du rêve se dressent dans la verticalité des élans, toute vérité s'incrustant dans l'horizontalité des faits. « La voie de la vérité, c'est une corde, tendue non pas vers la hauteur, mais juste au-dessus de la platitude » - Kafka - « Der wahre Weg geht über ein Seil, das nicht in der Höhe gespannt ist, sondern knapp über dem Boden ». Planer ou trébucher.

Le sage est celui qui sait la nature de la croyance et qui croit en culture de la vérité. Il sait où il faut savoir et où il faut croire.

La vérité, c'est l'état des yeux indifférents (plongés dans un possible réalisable), et en tant que telle elle s'oppose aussi bien au courage (prônant les yeux enflammés pour un autre possible) qu'à la consolation (le parti pris des yeux fermés, pour rêver, en hauteur, l'impossible). Les yeux paisibles et objectifs conduisent, irrévocablement, au désespoir profond. Vivre de l'impossible – le secret de la consolation.

La vérité d'une proposition ne peut être univoque ne serait-ce qu'à cause de deux sujets, qui y sont impliqués – l'émetteur et le récepteur, avec leurs cultures linguistiques, logiques et pragmatiques différentes. Et la vérité n'est ni dans la langue ni dans la réalité ni dans le rapport entre la langue et la réalité, mais dans la représentation et l'interprétation que manipule le récepteur.

Des attitudes, avec la bêtise décroissante, face à la vérité : elle me possède (Marx : « La vérité est universelle, elle me possède, je ne la possède pas » - « Die Wahrheit ist allgemein, sie hat mich, ich habe sie nicht »), je la cherche, je la possède, je la prouve, je la constate, je la crée (Marx : « La vérité : propriété des propositions de s'accorder avec les choses de la représentation » - « Die Wahrheit : Eigenschaft der Aussagen, mit dem widergespiegelten Sachverhalt übereinzustimmen »).

La vérité n'a rien de vivant ; elle ne naît pas, elle se construit et se démontre. Le contraire du Bien, qu'aucun acte ne bâtit ni ne prouve. Ce n'est pas l'opposition entre un bon et un mauvais actes qui permet de comprendre la nature du Bien, mais celle entre tout acte mécanique et le rêve vivant. Les sots enthousiastes ou les sobres réalistes illustrent mieux, par contraste, ce que sont la vérité et le Bien que les menteurs et les tortionnaires.

Suivre, avec tout le monde, le chemin des vérités bien tracées est le moyen le plus sûr de me trouver sur des sentiers battus, menant vers de vastes platitudes. Mais devenant Narcisse, j'oublie les vérités nées des autres et reste en compagnie de mes propres vérités naissantes, sans craindre que « quand nous nous tournons vers nous-mêmes, nous nous détournons de la vérité » - Bachelard.

Tant que l'ignorance et le mensonge infestaient et corrompaient les esprits, je pouvais voir dans la vérité un allié ; mais depuis qu'elle, en allié de l'esprit, rend inutiles les âmes, j'éprouve de la sympathie pour une ignorance étoilée et un mensonge enivrant.

Tant d'hommes tant de représentations, tant de représentations tant de discours, tant de discours tant de vérités, – et après et malgré cette évidence, le philosophe académique cherche la vérité unique, qui dissiperait toutes les doxas des indoctes…

Dans mes ivresses, j'apprécie le goût du breuvage, la calligraphie de l'étiquette, la forme de la dive bouteille, mais je ne m'arrête pas sur le tire-bouchon. La vérité est un tire-bouchon, un outil sans pétillance ; d'ailleurs je lui préfère le sabre du style.

Adæquatio rei et intellectus ne mérite pas le nom de vérité, c'est un constat intuitif, résultant de cette chaîne rigoureuse : une proposition, sa correction syntaxique, sa démonstration, les substitutions en réseau, la signification de ce réseau, et d'une confrontation du sens dégagé avec la réalité modélisée. Et cette confrontation échappe à toute formalisation ; notre liberté s'y réduit à la contemplation jugementale extra-conceptuelle. La satisfaction confirme (elle est là, la vérité du sens accepté) et l'insatisfaction infirme (la vérité inacceptable de la proposition) notre représentation.

La vérité mécanique s'énonce toujours dans un univers fermé, mais il faut être un grand Ouvert, pour proclamer des vérités vivantes. L'homme ouvert sait, que la vérité sort des mots et non pas des choses. L'ouverture est aussi utile à l'esprit, pour dire le vrai, qu'au cœur, pour dire le bon ou à l'âme, pour dire le beau.

La vérité est impensable sans une représentation ; la représentation est impensable sans concepts ; le concept est impensable sans une rigueur ; donc, tant de sciences tant de genres de vérité, mais la vérité, recherchée par les philosophes ou les sages professionnels, est impensable, car ils nagent dans un pur verbalisme, suspendu au-dessus d'un vide et non pas attaché à une représentation.

L'esprit du réel ou l'âme du rêve sont deux modes de perception – et par le même organe ! - du même monde : la profondeur d'une vérité mécanique ou la hauteur d'une beauté mystique.

C'est l'horreur et la taille de l'adversaire qui déterminent le degré de noblesse d'un combat. Ces innombrables combattants pour la vérité jettent tant de virulentes dénonciations du pire ennemi du genre humain – du mensonge, mais dès qu'il s'agit d'en citer des exemples, on n'entend que de misérables balbutiements contre l'Inquisition ou des méprises de nos sens. Tandis que le vrai adversaire, la plupart du temps, en est la noble et grande poésie, ce qui place les bonnes consciences chercheuses dans le camp de la bassesse.

Tant qu'on parle de cette fumeuse adéquation des choses et de l'intellect, on peut se permettre la grandiloquence gratuite sur l'universalité de la vérité et sur le particularisme des erreurs. Quand on touche à la vérité sérieuse, celle des logiciens, on voit tout de suite, qu'elle est on ne peut plus particulière (car dépendant de la rigueur de la représentation et du langage associé, de la maîtrise de ce langage, de la rigueur interprétative – bref, tout ce qu'il y a d'individuel). C'est l'erreur qui est universelle, car il est rare qu'on soit en conformité parfaite avec les systèmes des autres, et toute non-conformité y serait jugée comme une erreur.

La 'logique' puérile de Hegel suppose l'unicité de la négation (die Verzweiung – couper en deux) et fait de son surgissement une nécessité, tandis qu'il y a autant de négations d'un concept qu'il y en a de points ou d'angles de vue sur ce concept, et la négation n'est ni absolue ni nécessaire mais tout bêtement utile, pour focaliser l'attention sur un aspect plutôt que sur un autre.

Pour parler de l'existence, nous pouvons porter en nous trois mondes : celui du vrai, celui du beau, celui du Bien, dans lesquels nous plongent nos trois interprètes – l'esprit, l'âme, le cœur, et qui font de nous un intellectuel, un artiste, un saint. D'où trois cas extrêmes : si je ne reconnais que le monde du vrai, je devrais affronter, dans une lutte féroce, un désespoir noir ; si je ne vis que du beau, je vivrais une espérance dans l'inexistant ; si je me laisse emporter par l'émoi du Bien, je porterais l'amour ou la caresse à ce monde immatériel. L'existence est placée par l'esprit dans une représentation, par l'âme – dans un langage, par le cœur – dans la réalité. L'union des trois paraît être impossible ; il faudrait être un ange, ou celui qui n'affronte que les anges.

La Vérité est une propriété d'une proposition langagière (transformée en formule logique et démontrée dans le contexte d'une représentation), et le Sens est un résumé intuitif (ni langagier ni conceptuel) des substitutions effectuées dans la proposition (formule) démontrée (et donc débarrassée complètement du langage) et visant à confirmer (la vérité des scolastiques et charlatans) ou à infirmer la représentation sous-jacente. Comment les tenants de la philosophie analytique ou de la French theory américanisée peuvent-ils partir du seul langage (et oublier la représentation), pour aboutir au sens ?

La tâche représentative s'avère être plus prometteuse que la tâche interprétative, tel est le constat le plus profond, fait par l'Intelligence Artificielle : à partir des faits (d'une base de connaissances) on bâtit plus de vrai qu'on ne prouve de démontrable à partir des requêtes (dans un langage réductible aux formules logiques). Une illustration métaphorique (finie) du théorème de Gödel (dans l'infini).

En Intelligence Artificielle n'est vrai que ce qu'on prouve, mais Gödel nous confirme, que, des trois tâches intellectuelles – la représentation, l'expression, l'interprétation -, l'expression est la plus prolifique, puisqu'on ne prouve que des requêtes exprimées dans un langage. Et tant que l'homme gardera ses cordes poétiques et créatrices, malgré sa robotisation insonore, il restera supérieur à la machine.

Je connais et vénère des merveilles du langage et de l'intelligence ; je ne connais pas une seule vérité qui me mettrait en transe. « La langue et l'esprit ont leurs bornes ; la vérité est inépuisable » - Vauvenargues. – celui qui arrive à puiser dans la platitude a certainement du mérite.

Ce qui fait oublier la vérité : visées d’un violent, inspiration d’un poète, ivresse d’un amoureux. La vérité calcule dans l’immobilité, et la passion peint le tumulte. La vérité est incolore, et la passion, c’est la montée du rouge ou de l’azur. Pouchkine : « Où l'amour manque, manque la vérité » - « Нет истины, где нет любви » confond le sens musical avec la vérité banale. L’amour est affaire du cœur ; même l’âme en est exclue quoi qu’en pense Karamzine : « L’âme est absente où est absent l’amour » - « Где нет любви, нет и души ».

Il faut que dans ton écrit tu vises l’homme, plutôt que la vérité, pour découvrir et faire ressentir que l’homme contient plus de mystères ineffables que de vérités codifiées.

Le vrai se construit (un travail synthétique) et le démontrable s'établit (un travail analytique). Donc, soit la démarche anti-platonicienne : de la platitude des faits – à la hauteur des idées, soit la démarche anti-aristotélicienne : de la profondeur d'une hypothèse langagière – à la platitude de la preuve et du sens. Gödel et l'Intelligence Artificielle montrent que le premier travail, la représentation, apporte de plus vastes résultats que le second, l'interprétation.

Aristote et Platon, dilettante du vrai et dilettante du bien, sont franchement ignares dans le beau, qu'ils imaginent en tant qu'éclat du vrai ; le beau est une lumière invraisemblable, une source inattendue, une cause nouvelle des effets bienfaisants dans notre âme, un regard néophyte, faisant baisser nos yeux incrédules. Le vrai n'est qu'une représentation, tandis que le Bien est dans la réalité divine et le beau – dans son interprétation humaine.

On n'a pas de définition satisfaisante du faux. Le vrai se prouve par une démonstration, mais le faux se constate par l'impossibilité d'une démonstration. Les définitions apophatiques sont toujours louches. Prouver l'impossibilité d'une proposition est une élégance ; constater l'impossibilité d'une démonstration est une carence.

Le scientifique : il maîtrise les faits avérés (les vérités premières) de sa discipline ; il maîtrise le langage de formulation de requêtes ; dans ce langage il formule des hypothèses, dont la démonstration (par l'expérience ou la logique) crée des vérités finales, qui seraient, éventuellement, ajoutées (câblées) aux vérités premières. Le philosophe titulaire ne maîtrise ni le langage de conception (pour créer des vérités premières) ni le langage d'interrogation (présupposant une représentation) ni le langage d'interprétation (bâti sur une logique) ni le langage de cognition (permettant de donner un sens à une nouvelle connaissance), et il prétend chercher des vérités… Le philosophe n'a besoin que du seul langage poétique, mais pour cela il faut être né poète.

Tout fait nouveau, qui réussit à s'insérer dans une représentation, s'ajoute aux vérités premières (celles qui n'ont pas besoin de requêtes, pour être établies) ; seule la rigueur du concepteur en est la garantie. Les vérités finales hégéliennes se prouvent par l'interprète et se munissent de sens par le sujet.

Les vérités sont recherchées et trouvées pour être partagées. Le solitaire, qui n’a aucune chance de fraternité avec autrui, devrait s’en désintéresser complètement.

Aucune trace d'une vraie science ou d'une vraie logique dans la Science de la Logique. Et la logique transcendantale kantienne (ou husserlienne) brille par le même creux alogique, facilement comblé par des logiques modales ou floues, au-dessus des réseaux sémantiques, ces généralisations de l'arbre syntaxique.

On emploie le même terme de vérité pour désigner deux notions totalement différentes : être vrai dans le modèle ou le vrai du modèle. La première vérité est démontrable dans le contexte d'une représentation, bâtie par le libre arbitre ; la seconde est indémontrable, s'appuie sur l'intuition et l'expérience et résulte de l'interprétation libre du sens exhibé par le modèle. Le cogniticien ne s'intéresse qu'à la première, et le philosophe s'amuse dans l'irresponsabilité complaisante de la seconde.

La recherche de la vérité est soit une tâche routinière (pour les scientifiques) soit vulgaire (pour les apprentis-philosophes). L'enthousiasme ou le désespoir ne peuvent en provenir que si le beau ou le Bien s'en mêle.

L'arrogance du bavardage académique autour de la vérité est due à la licence, léguée par les scolastes, distinguant la vérité des choses et celle des discours (veritas rei, veritas praedicationis). Or, non seulement la première se réduit toujours à la seconde, mais la seconde est impensable sans une représentation conceptuelle, dont sont incapables les bavards, sans parler de leur ignorance de la logique la plus élémentaire.

Ils cherchent l'habitat de la vérité et le trouvent soit en-dehors de l'homme (la transcendance) soit dans l'homme lui-même (l'immanence), tandis qu'elle n'est qu'une étiquette, une plaque urbaine, sur tout habitat viabilisé, dans lequel se transforme l'arbre vivant de nos curiosités. Mais une bonne adresse ne garantit jamais un bon message.

La pensée interprétative naît avec l'intuition de posséder déjà une vérité. Ensuite, on s'appuie sur des faits (vérités postulées), pour formuler des hypothèses (vérités à prouver). La vérité prouvée n'est pas un but non plus, mais un moyen d'accéder au sens, découlant des substitutions dans des hypothèses-propositions-formules.

Le seul chemin qui mène à la vérité est celui du langage. « Il n'y a pas de vérité chez l'homme, qui ne maîtrise pas son langage » - Gandhi. La maîtrise signifiant pouvoir dire de quelle grammaire relève le discours. On tient la vérité, quand on sait quelle règle identifie le mensonge.

Chercher un salut dans la vérité, ce genre bien connu de sénilité frappe parfois même des jeunes, épris du savoureux, mais égarés au désert, sans saveur, de la vérité. « J'ai toujours mis la vérité au-dessus de mon salut » - Cioran – pauvre bougre… Le salut est dans la faculté de garder son élan, de se maintenir au-dessus de toute vérité écrasante.

Une étrange attirance qu'exerce le mot vérité sur ceux qui n'ont jamais pratiqué la logique. L'inertie verbale dictant le choix de leurs mots, ils portent une vague conscience de proférer à chaque instant des contrevérités et ils nomment vérité ce béat et fantomatique contraire du mensonge.

Mes yeux fermés, mon esprit crée, constate ou évalue la vérité muette ; mon cœur la soupèse et l’anime, et mon âme la colore ou la fait parler. Mais elle ne se voit pas, comme, non plus, les objets mathématiques. Seules sont visibles, pour mon âme, ses métaphores : « On ne peut voir la vérité qu'avec les yeux de l'âme » - Platon.

Les philosophes définissent la vérité comme conformité de la pensée avec l'objet ; cette opération se réduit à la non-contradiction avec les faits avérés et ne peut donc pas être complètement formalisée. Tandis que la vérité sérieuse s'établit rigoureusement dans l'enchaînement logique : la représentation, le discours, la formule logique, la démonstration. Descartes est avec les ignares : « On ne peut donner aucune définition de logique, qui aide à connaître sa [vérité] nature ».

Face à la fidélité et la poursuite, ampoulées et graves, de la vérité, le seul contraire intéressant n’est ni le mensonge ni l’ignorance mais bien la musique, cet unique langage qui n’a que faire de la vérité, car ses messages vont tout droit à l’âme, sans s’attarder dans l’esprit.

Pourquoi la requête Socrate est mortelest vraie ? Tout d'abord, elle est vraie pour un sujet, vous ou moi. Elle est vraie pour lui, parce qu'en français, cette phrase est correcte, parce que le sujet dispose d'une représentation, parce que son interprétation conceptuelle, au service de la requête, aboutit au succès logique, parce qu'aucun conflit avec la réalité, qui invaliderait la représentation ou l'interprète, n'est constaté. La vérité, qui se dispenserait de toute référence à la représentation et à l'interprétation, ne peut être qu'un leurre.

On ne trouve qu'en français cette commode différence entre langue et langage, le second complétant la première par une représentation. La langue est un objet statique des études linguistiques, et le langage est un outil dynamique du poète et du philosophe. Le poète habite les frontières vagues entre langue et représentation ; il violente les modes d'accès habituels aux objets ou les images des objets mêmes, son regard crée ainsi un vertige dans les yeux sensibles. Le philosophe est plongé dans la représentation, dont l'adéquation avec la réalité est son premier souci. La vérité du poète est dans le vertige, et celle du philosophe - dans la réalité. Et puisque la vérité des propositions est interne au langage, le poète est plus près du vrai.

Le vrai, le beau, le bon sont trois motifs exhaustifs et incontournables, pour remplir tout regard philosophique universel. Mais leurs matières, leurs sources, leurs valeurs sont incommensurables entre elles ; c'est pourquoi l'aspect systémique, chez un philosophe, est des plus secondaires, aucun trafic substantiel n'existant aux frontières. L'usage le plus juste consisterait à vouer le bon et le beau – à la recherche de consolations, et le vrai – à l'étude du langage.

Quand on parle de vérité en termes d'adéquation, trois sortes d'opération intellectuelle sous-jacente, et souvent confondues, sont possibles : l'ordre (introduction axiomatique de concepts dans la représentation), la requête (proposition langagière sur les relations entre les concepts), l'intuition (confrontation de propositions, vraies ou fausses, avec la réalité, donation de sens). Il est à noter, que la réalité est absente dans le deuxième cas ; la représentation – dans le troisième ; le langage – dans le premier et le troisième.

La vérité est impensable sans preuves logiques ; aucune preuve ne fut jamais apportée par les philosophes. Et ils continuent leurs incantations à cette Arlésienne, totalement absente de tous les ouvrages philosophiques. Le deuxième spectre, à bannir de la philosophie, est le fantomatique savoir, dont seraient pleins leurs traités de bavards et d'ignares.

Les confirmations et preuves rendent respectables les comptes rendus et les tableaux statistiques ; à la littérature elles apportent surtout de l’ennui. « Rien ne ruine si complètement une bonne littérature qu’un excès de vérités » - M.Twain - « I don’t know anything that mars good literature so completely as too much truth ».

Ce qui décide du vrai ou du faux, ce sont les outils – la logique, la poésie, l’éthique. De même, pour voir la lumière ou les ténèbres, on fait appel aux outils – aux yeux, à l’imagination, à l’âme. Les mal outillés se contentent de platitudes ampoulées et insensées : « Comme la lumière se montre et montre les ténèbres, la vérité se détermine et détermine la fausseté » - Spinoza - « Sicut lux se ipsam et tenebras manifestat, sic veritas norma sui et falsi est ».

Le discours philosophique ne peut porter que sur les thèmes, où le consensus est impensable. Donc, par une simple modification du langage, une proposition vraie y peut être transformée en fausse. Et ils continuent à traquer la vérité dans leurs discours abscons. La vérité, en philosophie, est un attribut, un qualificatif local, sans aucune portée globale ; on devrait y rester avec les objets intelligibles, ou, mieux, avec le sujet sensible.

Les plaisirs non entachés de clarté sont les plus vifs, c'est pourquoi je dois abandonner fréquemment les vérités trop racoleuses et transparentes, en perdant, provisoirement, mon orientation. La répudiation d'un vieux savoir m'ouvre à une nouvelle jouissance.

La vérité guide la science, l’action, les droits de l’homme ; elle n’a rien à dire sur le devoir de l’homme, sur l’art, la foi, l’amour.

À quoi doit se réduire un regard philosophique ? - à la tragédie humaine, reflétée par le Verbe ; il est insensé et stupide de se vouer à la sobre vérité, devant tant de vertiges du langage et tant d'angoisses, implorant une consolation. « Le philosophe ne cherche pas la vérité, mais la métamorphose du monde dans les hommes » - Nietzsche - « Der Philosoph sucht nicht die Wahrheit, sondern die Metamorphose der Welt in den Menschen ». - et cette métamorphose ne vaut que par la douleur ennoblie et le Verbe rehaussé.

La vérité scientifique est une vérité logique, validée par son sens dans la réalité, mais cette validation ne s’appuie que sur le bon sens et l’expérience ; le paradoxe : une métaphore, personnelle, idéelle et rigoureuse, devenant une vérité, collective, pragmatique et improuvable.

La Raison, ensemencée par l’Intérêt, accouche de la Vérité. Libérée de son hideux époux, elle enfante de beaux enfants illégitimes – le Rêve, la Noblesse, l’Ironie.

Les représentations d'un sot sont si décousues et superficielles, qu'il pense pouvoir s'en passer pour ne faire qu'interpréter (l'illusion, partagée par Nietzsche). Les représentations d'un savant sont si profondément câblées, que leur accès est presque imperceptible ; on les explicite à reculons. Dire que la vérité n'existe pas, car on n'aurait aucune représentation, est une sottise, entretenue par un mauvais nihilisme.

C’est dans les concepts et les mots que se grave l’inventé ; il est donc parfaitement sensé de parler de sa vérité. En revanche, il est absurde de parler de la vérité du réel, qui ne se réduit jamais à un discours ; tout discours est déjà dans l’inventé.

Tant de vénérations imméritées pour la première vérité cartésienne (ego cogito), tandis que, toute vérité étant véhiculée par des phrases d'un langage, les Aïe et les Oh disputent très nettement cette primauté. Les assertions, la souffrance et l’étonnement, – avant les requêtes. En plus, celui qui affirme être res cogitans n’est souvent que res extensa.

Le doute est géniteur du vrai, mais le fanatisme est frère du beau. Et Léonard : « Le peintre qui ne doute pas progresse peu » - « Quel pittore che non dubita, poco acquista » - confond, certainement, l’artiste avec l’ingénieur.

Mes yeux doivent scruter le vrai du monde ; mon regard veut s’attarder sur le beau de l’illusion ; mon esprit peut en assurer la bonne cohérence. L’outil, le désir, la maîtrise.

La recherche proustienne de la Vérité est de la suavité de caisse enregistreuse, et elle n’est, évidemment, que du temps perdu. L'artiste ne cherche que le mot en fleurs ; et si, par hasard, dans leur bouquet ou dans leurs racines, se glissait une vérité, toujours végétative, sans promesse d'ombres, elle ferait partie des effets collatéraux.

Il y a les yeux qui reflètent et enregistrent – les yeux corporels – le savoir. Et il y a les yeux qui dictent et imposent – les yeux spirituels – le regard. Des vérités découvertes ou des vérités créées.

Dans le monde de la nécessité, les vérités universelles s’imposent à l’homme. Dans le monde de la liberté, c’est l’homme qui crée ses vérités personnelles.

Personne ne formula jamais une seule vérité éternelle ; des hordes d’orgueilleux philosophes les dénoncent en logorrhées ampoulées.

Aller au-delà de la pensée et de la connaissance (Plotin), du beau et du hideux (Baudelaire), du bien et du mal (Nietzsche) ne devient possible que grâce au regard, qui va au-delà du vrai et du faux : au-delà des valeurs on trouve leur rêve prévalent, moitié vrai moitié faux, on y trouve leur fontaine, digne qu'on continue à mourir de soif à côté d'elle. L'appel ou la conscience de l'au-delà, ne seraient-ils pas la définition même de la poésie ? Si la prose est une physique de l'écriture, la poésie en est une métaphysique.

L’art, qui ne dit que la vérité, ne peut être que plat, par la forme, et horrible, par le fond.

La vérité, même laide ou dégradante, paye, aujourd’hui, davantage que de beaux mensonges, dont, jadis, se nourrissait la création artistique.

Le physicien étudie la matière dans notre espace tridimensionnel et notre temps irréversible. Le mathématicien, par son intuition spatio-temporelle, imagine des objets artificiels (grandeurs, structures, transformations), obéissant aux concepts de métrique, d’ordre, de limite. Le physicien doit constater (et non pas prouver, car aucune théorie de validation n’existe) l’adéquation de sa représentation avec la réalité. Le mathématicien peut ignorer cette adéquation, puisque même si la réalité est conforme (non-contradictoire) avec ses résultats, cela ne prouve que la mathématique est la véritable ontologie du monde. Mais la théorie de la représentation (avec le langage, y compris la logique) est la même en physique et en mathématique ; le terme de vérité doit donc être réservé au langage et interdit aux intuitions de l’adéquation.

La vérité surgit d’une interprétation du discours ; elle n’appartient qu’à ce discours ; dans la représentation, il n’y a que des vérités triviales, axiomatiques, apodictiques. Il est bête de dire que « l’art représente, pour un regard sensible, la vérité de l’idée » - Hegel - « die Kunst stellt die Wahrheit der Idee für die sinnliche Anschauung dar ». La vérité n’est qu’un effet collatéral et inattendu d’une union sensuelle entre l’esprit et l’âme.

Entre une représentation scientifique et celle d’amateurs, il y a trois différences : la première a plus de cohérence interne, ses interprétations s’appuient davantage sur la logique que sur l’intuition, et enfin les résultats de ses requêtes sont plus compatibles avec la réalité. Mais la notion de vérité (toujours interne à une représentation) a le même sens dans les deux.

Tout ce qui touche à la vérité pourra être confié à l’ordinateur. Nos âmes ne devraient jamais se mêler à cette tâche robotique. Et, heureusement, la niaise invitation de Platon : « Il faut aller à la vérité de toute son âme » ne sera plus relevée par personne, puisque il n’y a plus d’âmes.

Dans la définition de la vérité philosophique (intellectus – rei), comment faut-il comprendre rei ? - m’est avis, que c’est seulement en fonction des buts atteints. Et je ne vois ces buts que dans l’admiration du mot (qui se mesure avec nos sentiments indicibles) et dans la consolation de l’âme (face aux terribles verdicts que l’esprit formule à l’égard de nos destinées personnelles). Si les idées, telles que chose en soi, esprit absolu, fonction représentative du mot, apportent de l’enthousiasme à leurs adeptes, elles sont vraies pour la réalité philosophique. Mais bêtes ou triviales.

Quand on remarque, que la plus noble consolation vient d’une torsion volontaire de la vérité, on finit par perdre beaucoup de considération pour cette dernière.

Si une nouvelle beauté ne violente en rien les vérités courantes, elle ne sera qu’une copie, une tautologie, un reflet. Ne peut être beau que ce qui crée un nouveau langage, dans lequel naissent des vérités nouvelles.

Le vrai est une prérogative de la science ; l’art lyrique, et donc la poésie et donc la philosophie, ne naissent que des apparences. Dès que cet art se mêle du vrai, il devient artisanal, décoratif, didactique ; il foulera la terre, visera les horizons, mais perdra l’appel des firmaments.

Comme la blancheur ne peut pas être définie sans qu'on ait défini ce qui peut être blanc, de même manipuler la vérité sans avoir défini ce qui peut être vrai est une niaiserie, dans laquelle tombent tous les philosophes. La bonne question posée, tout de suite surgira le seul domaine, où la notion de vérité ait un sens sérieux et rigoureux, - le langage. Si, en plus, on veut qu’on soit conforme (adéquat, compossible) à la réalité, on aboutira à la représentation non-langagière ; dans un langage on formule des propositions, interprétées dans le contexte d’une représentation.

Le vrai de l’homme est biologiquement fabuleux, mais intellectuellement – commun et banal. Vouloir rester dans le vrai est signe de médiocrité ; tout créateur commence par bâtir son propre langage, dans lequel les valeurs de vérité courantes pourraient s’inverser. Le médiocre cherche à épater dans le langage commun, par de criardes finalités ; le créateur pose des commencements d’un Verbe musical à naître ou à ressusciter.

La vérité est l’obstacle et non pas l’allié de ma recherche de consolations. Dans les questions vitales, l’âme éprouve une espérance impossible, là où la vérité, appuyée par l’esprit, prouve un désespoir certain.

La vérité est une heureuse unification d'un regard interrogateur, plein d'inconnues, avec une branche d'arbre affirmatif. Mais le résultat, un ramage élargi, n'appartient plus à l'arbre. Je pourras m'en servir, pour consolider ses racines, pour réorienter ses cimes ou pour intensifier le flux de sa sève. Les requêtes sont des aliments, insensibles aux vérités, c'est la faim qui les met en valeur ! Les vérités repues ne laissent que des pousses stériles.

On a déjà calculé la véritable fin de l’univers : l’extinction des étoiles, l’effondrement de la matière, l’arrêt du temps. Mais les rats de bibliothèques continuent à nous inonder de vérités éternelles, immanentes, absolues

La vérité concerne le réel (objectif, ou l'être), mais ne loge ni ne se prouve que sur le fond d’une représentation de ce réel. En dehors de la mathématique, toute représentation porte l’impact subjectif de son auteur. Donc, les vérités objectives, dont bavardent Hegel et Kierkegaard, ne peuvent pas exister.

Pour le langage, la représentation est le fond, mais face à la réalité, elle est, essentiellement, de la forme ; aucune adéquation, aucun homomorphisme, aucune bijection ne sont possibles entre la réalité et sa représentation. Celle-ci peut être acceptable, satisfaisante, asymptotique, elle ne peut pas être équivalente à la réalité. Faire du réel la norme du vrai est bête et absurde. La vérité surgit de la forme, renvoie à la forme, n’a de sens que dans la forme. Elle ne porte jamais sur l’ensemble de la représentation, mais sur les propositions langagières, invoquant la représentation et non pas la réalité.

Pour porter aux nues Spinoza et Hegel, il faut être : ignare en logique, obsédé par le mot savoir, insensible au style, entraîné vers le bavardage ou la graphomanie. Pour aimer Nietzsche et Valéry, il faut tenir à la noblesse, à l’intelligence, à la poésie. Poursuite, hors langage, des occultes vérités pseudo-universelles ; ou création de langages, pour exprimer des vérités lumineuses individuelles.

L’apparence s’oppose au savoir ou la dissimulation – à la découverte ; les deux n’ont rien à voir avec la vérité (la manie de tous les philosophes) ; la vérité n’est qu’une étiquette au-dessus d’une proposition et dont la valeur opposée vaut faux. Ce faux peut être syntaxique (phrase syntaxiquement incorrecte), sémantique (l’affirmation, syntaxiquement correcte, ne peut pas être prouvée), pragmatique (le bon sens refuse d’accepter la véracité et exige une révision de la représentation).

Oui, en dernier ressort, la vérité doit être confirmée et par le sensible et par l’intelligible, mais seulement suite à cette chaîne obligatoire : la vérité n’a pas de sens sans langage, le langage n’a pas de sens sans la représentation, la représentation n’a pas de sens sans la maîtrise de la réalité représentée, la maîtrise n’a pas de sens sans nos sens, assistés par notre esprit. Ne pas oublier, que la subjectivité est présente dans toutes ces étapes.

Toutes les ambigüités autour de nos vérités extra-langagières proviennent du fait que, face au monde, nous avons deux attitudes incompatibles ou complémentaires – la perception et la conception. On perçoit le général (objectif, axiomatique, évident) et l’on conçoit le particulier (intellectuel, artistique, philosophique). On manipule l’être absolu ou le devenir arbitraire.

La vérité (d’une requête, interprétée dans une représentation) se prouve, et la concordance (entre la représentation et la réalité) se juge ; la seconde ne pourra jamais se substituer à la première, comme le font tous les philosophes.

Ce que, dans l’interprétation d’un discours, les hégéliens ou phénoménologues appellent apparaître, correspond à substituer aux références langagières - des objets ou des relations de la représentation. La réussite (l’échec) finale de ces substitutions est marquée par un symbole abstrait, extra-langagier, extra-représentationnel, de vérité (fausseté). Mais ils répètent cette bêtise : « Toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître » - Hegel - « Alle Wahrheit muß erscheinen, um nicht eine leere Abstraktion zu sein ».

Dans l’obscurité du doute, la vérité naît comme une éclaircie, pour devenir une blanche lumière, dont profite la beauté, pour projeter ses ombres bariolées.

La réalité est soit spirituelle soit matérielle ; la mathématique est la représentation de la première, toutes les autres sciences – plutôt de la seconde ; mais c’est l’esprit qui valide les deux. Les objets mathématiques étant de pures abstractions, la mathématique se valide par la seule logique, elle n’a pas besoin de validation par comparaison avec la réalité matérielle. Pour les autres sciences, cette validation est nécessaire, et les philosophes appellent une validation satisfaisante – vérité ou adéquation, ce qui est un abus de langage.

Le terme d’adéquation devrait être exclu de la définition de la vérité et réservé à la validation d’une représentation. Les propositions Socrate est immortel ou la licorne est belle peuvent être vraies dans certaines représentations non-contradictoires, mais celles-ci, inadéquates à la réalité, ne sauraient pas être validées.

La vérité n’est ni dans la correspondance (critère externe, discours face à la réalité) ni dans la cohérence (critère interne, représentation non-contradictoire). Toutes nos connaissances proviennent des représentations (théories, systèmes, connaissances aprioriques) ; la correspondance à la réalité n’a presque aucun sens. La cohérence peut être effectuée dans des représentations, en flagrante incompatibilité avec notre vision intuitive de la réalité. Ces deux croyances sont, pourtant, dominantes.

L’Intelligence Artificielle permet facilement le transfert dans l’ordinateur des connaissances et des raisonnements d’un scientifique. En revanche, elle resterait perplexe, démunie et impuissante devant les élucubrations d’un sot. Pourtant, celui-ci a exactement les mêmes droits, pour parler de sa vérité que celui-là – de la sienne.« La vérité se compose de certitudes obscures plus encore que de raisonnements clairs » - Rivarol.

Toute connaissance, transférée dans une représentation, devient un fait, une vérité câblée, atomique ; c’est la vérité qui se prouve, en s’appuyant sur les connaissances et non pas l’inverse : « Les connaissances doivent être définies en termes de la vérité et non vice versa » - B.Russell - « Knowledge must be defined in terms of truth, not vice versa ». - ni les logiciens ni les linguistes n’arrivent jamais à la hauteur des cogniticiens.

Dans les réflexions sur le sens et la vérité, les pires des bavards sont ceux qui ne maîtrisent pas la logique (de Hegel à Heidegger) ; mais les logiciens, qui ne maîtrisent ni le langage ni la représentation (de B.Russell à Wittgenstein), sont étrangement aussi bêtes.

L’âme, qui concocte des consolations éphémères, tourne le dos à la vérité ; l’esprit, qui se voue à la vérité, ne conduit que vers un désespoir certain. « Le sentiment ne parvient pas à convertir la consolation en vérité, et la raison ne réussit pas à convertir la vérité en consolation »*** - Unamuno - « El sentimiento no logra convertir el consuelo en verdad, ni la razón tiene éxito en convertir la verdad en consuelo ».

La vérité est l’un de ces thèmes creux, favorisant un langage ampoulé mais dépersonnalisé. Le premier geste des chercheurs de vérités d'esclave est d’adopter une langue de bois commune, académique ou populacière. Il ne sert à rien de les encourager : « Quand tu as soif de vérité, laisse éclater ta langue » - Publilius - « Licentiam des linguae, cum verum petas » - puisque, ayant toute honte bue, ils sont sans soif.

Dans la réalité, strictement parlant, il n’y pas d’objets (nécessairement structurés par une représentation), et res extensa et res cogitans ne sont que des entités non-structurées. Adaequatio rei et intellectus, en tant que définition de la vérité, correspond, tout simplement, à une concordance entre des objets de DEUX représentations d’une même réalité, concordance de DEUX interprétations d’une même proposition. La première de ces représentations est propre à un sujet, elle est individuelle ; la seconde est une représentation collective validée. Le terme de vérité n’est appliquable qu’aux résultats des interprétations séparées ; la comparaison réussie (les critères de cette réussite ne pouvant être qu’intuitifs) ne fait que rendre la vérité de la première interprétation – acceptable.

Tous nos mouvements, de l’extase au calcul, partent du corps ; mais pour devenir intelligible, il doit s’allier avec nos facettes divines. Jadis, il pratiquait la connivence avec le cœur et l’âme, dans le sacrifice ou dans la beauté. Platon : « Les philosophes s’exercent à la séparation de l’âme et du corps » - voulut le détacher de l’âme ; le christianisme l’arracha du cœur ; il ne resta que l’alliance avec l’esprit, pour réduire le corps à l’hygiène et à l’obéissance syllogistique.

Le Lucrèce, ombrageux et mélancolique, et l’Épicure, lumineux et enjoué, exposent les mêmes vérités, plutôt grisâtres, mais quel éclat des états d’âme ! On devrait ne faire que survoler les vérités impassibles et ne se poser qu’en hauteur des âmes, angoissées ou béates.

Toutes les vérités, qu’Aristote (ou tout autre philosophe) découvrit, sont aujourd’hui de pâles platitudes (et, à l’époque, elles ne furent pas palpitantes non plus) ; et lui, Aristote, les mettait plus haut que l’amitié de Platon ! Et cette trahison de l’âme particulière, au nom d’un esprit commun, continue de sévir dans les cerveaux robotisés.

La vie est pleine de mystères du Bien et de problèmes du Beau ; pour trouver son bonheur lumineux, en leur compagnie, il faudrait se détourner des solutions du Vrai, qui, le plus souvent, nous plongent dans un sombre désespoir. « Le bonheur est dans l’ignorance du vrai » - Leopardi - « La felicità consiste nell'ignoranza del vero ».

La vérité part non pas de la non-vérité (les Grecs, Hegel, Heidegger), mais de l’ignorance ; elle ne s’en arrache pas, elle s’y substitue, paisiblement, monotonement (comme dirait un logicien).

La liste des niaiseries, commençant par post- (après le meurtre de Dieu , de la culture, de l’homme), vient de s’allonger avec post-vérité. Mais ce n’est pas la hauteur du rêve qu’ils opposent à la vérité des profondeurs, mais la platitude des hasards, des caprices, des élucubrations des hommes-robots.

On a un esprit d’autant plus scientifique qu’on place les vérités davantage dans une représentation que dans un langage.

La sévérité des codes civiques fit passer aux hommes toute envie d’exprimer des non-vérités, parmi lesquelles se trouvaient des rêves, de folles imaginations ou passions. Victimes collatérales. « Aucun art de formuler des non-vérités ne pallie l’incapacité de dire la vérité » - Pasternak - « Неумение сказать правду не покрыть уменьем говорить неправду ». J’aime le chant ; et aucun diseur de vérités n’est chanteur.

Toute connaissance provient des représentations ; toute représentation est subjective ; dans la réalité courante, on appelle, abusivement, objectif ce qui n’est que provisoirement consensuel, dans des représentations communes. Et les finasseries kantiennes : « Être vrai est la propriété objective du savoir, tandis que tenir pour vrai est subjectif, c’est le jugement, tenu pour vrai, suite à une représentation par un sujet particulier » - « Wahrheit ist die objective Eigenschaft der Erkenntnis ; das Urteil, wodurch etwas als wahr vorgestellt wird, die Beziehung auf ein besonderes Subjekt, ist subjectiv, das Fürwahrhalten » - montrent, que la vérité est un concept inaccessible aux philosophes.

Celui qui aime la vérité, qui veut-il confondre ? - le cachottier ou le menteur ? - cibles misérables. Le rêveur, porteur d’images indémontrables, est le vrai antagoniste de ces amateurs niais. Je suis avec celui qui « tend à parler non pas pour l’amour de la vérité, mais pour son propre plaisir » - Pétrarque - « tende a parlare non per amor di verità ma come gli aggrada » - j’évite de dire ce qu’un autre pourrait faire à ma place.

Le philosophe orgueilleux veut une intelligence, qui resterait inchangée, quel que soit l'événement, modifiant les faits. Post eventum omnis vir triste… Et si l'on traitait les hypothèses et les a priori en pensées-filles, aguichantes car circulant près des commencements crépusculaires, mais trop grossières pour en tirer des jugements définitifs, nocturnes ? C'est l'événement, lui-même, qui change le système de vérités et, partant, la pensée ; l'événement est ce qui, dans une représentation modifiée, bouleverse, en même temps, le langage et en crée, strictement parlant, un autre, un nouveau.

Ne peut être vrai que ce qui se prouve (que Gödel me pardonne cette identité approximative entre le vrai et le démontrable), mais les moyens de démonstration sont toujours personnels ; donc, il n’existe pas de vérités valables pour tous ; toute vérité est personnelle. La vérité est un enfant légitime, fruit du calcul et non pas de l’amour. « Ô vérité, infante mécanique reste terre au milieu des astres » - R.Char - qui sont des rêves, enfants illégitimes d’un amour astral.

La vérité n’est ni dans l’intellect ni dans les choses ; elle est dans la représentation interrogée.

Le Beau doit avoir assez de courage pour se mettre au-delà du Bien et assez d’intelligence pour se mettre au-dessus de la Vérité. Le vrai est affaire des archives ; seuls des crétins patentés sont persuadés que « dans l’art, comme dans la pensée, nous cherchons la vérité » - Hegel - « daß wir in der Kunst wie im Gedanken die Wahrheit suchen ». L’art chante le Bien ; l’art est une vérité trouvée, créée ; dans l’art on ne cherche que le Beau.

Tout homme, qu’il soit intelligent ou bête, possède une zone sacrée, où réside un inexistant, plutôt poétique et vénéré sans preuves. Faute de mieux, on l’affuble du nom prosaïque de vérité, grâce au prestige immérité du mot et non pas du concept. « Les preuves fatiguent la vérité » - G.Braque, c’est comme si tu disais – « les caresses dévalorisent l’amour ».

Quelle sottise que d’imaginer que la vérité ou la sagesse puissent consoler ! Il est sage et vrai, que le désespoir surgit au bout de toute réflexion profonde. Heureusement, il existe le haut rêve qui s’occupe de la consolation, malgré toutes les injonctions de la sagesse.

Plus un homme est noble, plus il s’attache aux rêves indéfendables, irrésistibles et individuels et plus il devient indifférent aux vérités communes, dans les deux sens du mot. Aujourd’hui, presque toutes les vérités politiques, économiques, sociales s’installèrent dans le camp des salauds. Et Aristote n’est pas le seul salopard à trahir l’amitié de son ami, pour rejoindre le troupeau des véridiques ; Camus l’imita : « Si la vérité me paraissait à droite j'y serais ».

Aucune image verbale, picturale, intellectuelle ne peut coïncider, en tout point, avec la chose réelle visée. Il est même absurde de parler de coïncidence, ou d’adéquation, puisque le réel et le représenté sont incommensurables. St-Augustin : « Mentir, c’est avoir une chose dans l’esprit et en énoncer une autre » - « Ille mentitur, qui aliud habet in animo, et aliud enuntiat » - confirme, involontairement, que, d’après leur définition stupide de la vérité comme adéquation, nous sommes des menteurs permanents, et personne n’y échappe.

Les vérités sont des produits du langage, et le langage ordinaire est une œuvre collective. Seul un talent solitaire est apte de créer des langages électifs, portés par la noblesse, le style ou le ton et engendrant leurs propres vérités, hermétiques aux autres.

La fin terrible de ton corps, le parcours de ton âme aboutissant dans l’impasse, les résumés de tes yeux profanant les commencements de ton regard, tes extases quittées par l’intensité – tant d’objets de la consolation, que seul le mensonge puisse apporter. « Comme l’amour, comme la mort, la vérité a besoin des voiles du mensonge » - Céline.

La représentation est une source de lumière, et un interprète logique s’en sert pour projeter cette lumière sur la proposition langagière, soumise à cette représentation pour être évaluée. La proposition est un objet composite, une structure, dont tous les nœuds doivent être éclairés, pour que la proposition soit évaluée à vrai. « Ce qui est vrai à la lampe n'est pas toujours vrai au soleil » - J.Joubert.

Créer ou dire des vérités sont deux activités sans commune mesure : la première relève de l’art, puisqu’il s’y agit de produire de nouvelles représentations et donc de nouveaux langages ; la seconde est banale, en tant qu’exception, et désespérante, en tant que règle. « Quelle horreur que de te rendre compte, soudain, que toute ta vie tu ne disais que la vérité » - Wilde - « It is a terrible thing for a man to find out suddenly that all his life he has been speaking nothing but the truth ».

Chez les sages, toute nouvelle vérité scientifique intensifie leurs chaudes sensations des mystères du monde. Aux sots, surtout aux philosophes sots, elle inspire la méfiance, l’horreur, la pétrification, le froid.

La vérité de l’espèce – que ce soit un rat, un papillon ou un homme – est la même pour ses membres. L’homme ne prouve sa particularité que par ses inventions, mais toute création, dans un monde figé, est une fausseté. Donc, l’ambition de Kafka est bien mince : « Tous ne peuvent pas voir la vérité, mais tous peuvent l’être » - « Nicht jeder kann die Wahrheit sehen, aber jeder kann die Wahrheit sein ».

La vie s’identifie, de plus en plus, avec le Vrai et se détache du Beau, d’où le prestige de la technique et le dépérissement de l’art.

Pour partager une même vérité, un groupement humain doit, au préalable, partager beaucoup d’autres choses : la même représentation conceptuelle, le même langage interrogatif, le même interprète logico-linguistique, la même interprétation-sens. Koyré a raison : « La vérité est toujours ésotérique »*.

Je reste de marbre devant le concept de vérité, il est toujours mécanique, contrairement à celui du mensonge, qui est toujours organique. Inutile d’énumérer l’interminable liste d’épithètes infamantes, attachées, à juste titre, au mensonge. Son seul mode d’apparition, intéressant et même noble, consiste à défier un langage, où il est flagrant, pour signaler la création ou l’existence d’un autre langage, le plus souvent plus subtil que le premier, et dans lequel il devient une vérité nouvelle. Mais les philosophes ne comprennent pas que la vérité est question de langage et non pas de morale ou d’adéquation.

La vérité et la liberté sont deux sujets privilégiés des professeurs de philosophie, avec une stérilité totale ; un scientifique se moque des vérités philosophiques, et un anachorète, un kamikaze, un Werther sont beaucoup plus compétents dans le domaine de la liberté.

Toutes les vérités ont de la pesanteur et très peu – de la grâce. L’homme d’action et le philosophe académique ne s’intéressent qu’aux premières ; les secondes font le bonheur des vrais philosophes, c’est-à-dire des poètes et des amoureux.

Tout oui définitif est anti-artistique. La négation aristocratique est une falsification de mon propre oui et non de celui des autres. Ce n'est pas un rejet, mais une réévaluation, réinterprétation, relecture, métamorphose de tout plan en bande de Moebius. Le contraire du oui n'est pas la mutinerie du non mais la révolte du langage. Le rejet en tant que projet est minable, comme l'est le sujet en tant que rejet ; la révolte et le révolté, honneur des rues, déshonneur des ruines.

Moi, non-astronome, je n’ignore pas la distance entre la Terre et la Lune, mais ce n’est pas une connaissance, ce n’est qu’une croyance, puisque je suis incapable de le prouver. La connaissance sort des preuves et non pas de l’ignorance, comme la lumière ne sort pas des ténèbres, mais des propriétés universelles de la matière.

Les vérités sont des matières premières, pour bâtir des représentations de notre réalité, comme les émotions le sont, pour créer des interprétations de nos rêves.

La modestie et l’intelligence accompagnent, main dans la main, cette bénéfique évolution : prouver le vrai, narrer le réel, chanter le rêve. Mais il faut porter en soi un savant, un philosophe ou un poète, pour réussir ce parcours, avec un nombre décroissant de compagnons ou d’entendeurs.

La vérité est comme l’argent : elle permet de posséder de beaux objets. Mais ce n’est pas la possession qui est le but de l’artiste, mais l’admiration, l’intensité, l’éclairage ou les ombres. « La possession de la vérité, c’est l’ennui, comme toute possession » - Nietzsche - « Der Besitz der Wahrheit ist langweilig wie jeder Besitz ».

L’espérance s’éprouve et le désespoir se prouve ; et puisque j’apprécie davantage l’émotion que la vérité, je cherche l’espérance, même au prix de quelques vérités bousculées. « Le désespoir est plus trompeur que l’espérance » - Vauvenargues – il faut être bien borné, pour espérer grâce aux vérités. Les vérités philosophales sont trop risibles, et les vérités vitales – trop terribles.

Convictions, vérités, doutes sont d’insignifiantes, banales matières premières, à partir desquelles on cisèle son goût : ses contraintes, ses élans, ses contours.

Je ne connais pas un seul artiste qui atteindrait à la beauté, tout en ne visant que la vérité. De ceux qui affirment l’avoir réussi émane surtout l’ennui.

Même si l’on classe souvent les statistiques parmi les sacrés mensonges, on y trouve beaucoup plus de vérités que dans les sciences de la logique des professeurs de philosophie. Le culte de la vérité philosophique, cette Arlésienne des innombrables savantes logorrhées, est risible à titres multiples : par l’absence de vérités intéressantes, par les définitions abracadabrantes de la vérité (adéquation…), par l’incapacité d’indiquer des antonymes de la vérité, par l’inculture en logique et en linguistique.

Il est absurde d’aimer une vérité. Mais une vérité peut traduire une harmonie, insoupçonnée et stupéfiante, du monde ; seule celle-ci mérite une admiration. Aimer la vérité, c’est comme aimer les couleurs, utilisées pour peindre un tableau, et oublier le tableau lui-même.

Le contraire de la Loi s’appelle le hasard, l’arbitraire, la folie. Le rêve, l’amour, l’inspiration, sans parler de l’art en général, ont leurs lois internes, non-écrites, mystérieuses. Qu’on leur obéisse a priori ou qu’on les reconnaisse a posteriori, une haute vérité percera dans le cœur ou dans l’âme.

Une partie de mes contradictions est due à mes quadruples états d’esprit : le matinal (le créateur), le diurne (le réaliste), le vespéral (le pessimiste), le nocturne (le rêveur).

Tous les philosophes, honnêtes mais bêtes, se lamentent ou se glorifient des contradictions, qui parsèment leurs ouvrages. Et presque personne ne se doute de la vraie nature de ce phénomène, banal et commun, - le changement de langage, c’est-à-dire, avant tout, de représentations, qui modifie l’espace de vérités, ce qui est une activité permanente et inéluctable, n’ayant rien à voir avec l’honnêteté et la rigueur personnelles.

La nature des contradictions, en philosophie, dépend d’une sorte de stabilité de la démarche dans l’écriture : la stabilité de la marche relève de la mécanique ; celle de la danse – de l’esthétique ; celle du vol – de la mystique. Les contradictions, dans le premier cas, sont signe de la bêtise ; dans le deuxième – de la maîtrise des langages ; dans le troisième – de la musique contrapuntique.

Le leurre est une fausse idée sur la réalité ; l’espérance est une vraie idée sur le rêve.

Ne possédant pas de son propre langage, mon soi inconnu, mon inspirateur, ne me soumet pas de vérités comme sujets de polissage ou de développement, il me souffle des états d’âme, l’âme servant de passerelle entre mes deux soi. Et comme l’état d’âme est étranger à la durée, mon exposé prend, tout naturellement, la forme de maximes.

La vérité s'anoblit par la profondeur dans la maîtrise du langage, par la rigueur des problèmes et par la virtuosité des solutions ; la croyance – par la hauteur du regard sur la vie, par la ferveur du mystère ressenti. L'une ne peut pas se passer de l'autre ; et quand elles le font, elles deviennent robotique ou fanatique.

Hanté ou guidé par la beauté, tu dévieras certainement de la voie de la vérité et même glisseras quelques contre-vérités, au nom de l’harmonie du tout. Meurtrier du juste provisoire, tu sacreras l’injuste éternel. « Qu'il est facile de tuer une vérité ; mais un mensonge, bien tourné, est immortel » - M.Twain - « A truth is not hard to kill, and a lie, told well, is immortal ». La vérité n'a pas de lignée descendante, elle n'enfante pas de langage ; le mensonge, lui, en donne naissance à un, celui où il se transforme en vérité.

Toute la bonne philosophie consiste à sacrifier de basses vérités à quelque rêve, que ce soit de la poésie, se moquant de preuves, ou de la consolation indéfendable. Seuls des goujats de la robotique peuvent penser, que « le courage de la vérité est la première exigence de la philosophie » - Hegel - « der Mut der Wahrheit ist die erste Bedingung der Philosophie ».

La vérité s'établit par un interprète logique neutre, appliquant les mêmes règles aux objets réels ou éphémères, aux relations sentimentales ou mécaniques. C'est en cherchant à donner un sens aux hypothèses démontrées que nous réintroduisons le travail de l'âme dans le domaine de l'esprit.

Une fois éliminés les faits, c’est-à-dire les vérités, que reste-t-il de ton récit sur ta jeunesse ? - des idées et de la poésie, puisque, avec le temps, les faits perdent de leur poids et de leur éclat. Mais les idées finissent toujours par rejoindre les fonds communs ; seule la composante poétique peut garder des échos inimitables de ta vie passée. Goethe, intitulant son auto-biographie Poésie et Vérité (Dichtung und Wahrheit) n’en était pas encore tout-à-fait conscient.

L’individualisation se manifeste de deux manières : dans la représentation (les structures syntaxiques – concepts de l’ontologie, ou sémantiques - liens entre concepts) ou dans le style (attachements langagiers aux concepts ou aux liens). Ne méritent notre intérêt que les vérités et erreurs, fondées sur ces deux types d’individualisation ; collectives, elles rejoignent très vite la platitude.

En littérature, la vérité matérielle n’apporte que de l’ennui, autant lire le journal ; mais le mensonge créateur t’éloignera du réel mortel et te donnera des chances de rejoindre la rive du rêve.

Dans les rapports non-mécaniques entre les hommes, je comprends la place de la justice, de l’honnêteté, de la sincérité, mais je n’en vois aucune pour la vérité, qui ne concerne que notre facette robotique. Le mensonge, lui, est humain, même s’il est odieux, vilain, cynique ; son contraire s’appelle droiture et non pas vérité. La vérité est une propriété langagière et non pas éthique.

La philosophie dogmatique proclame des vérités éternelles, en dehors des représentations et des langages ; la philosophie critique les appuie sur de vagues représentations et se désintéresse du langage ; la philosophie sérieuse se moque de l’éternité et attache ou déduit toute vérité à l’intérieur d’un langage, bâti par-dessus une représentation scientifique.

Il y a des idées câblées (par la représentation) et des idées déduites (à partir de la représentation), ou des idées intuitives (exigeant une modification de la représentation courante) – vérités symboliques ou des vérités inspirées.

La vie s’exprime soit en langage de la raison soit en celui de la musique. Le premier exige l’intervention de l’esprit et aboutit aux vérités, le second va directement à l’âme, créatrice d’images, où l’esprit a peu de place. « La vie, c’est la vérité, mais l’âme réclame l’invention » - Z.Hippius - « Жизнь – правда, но сердце ищет обмана ».

Les vérités du monde sont presque toujours communes ; elles résultent de la communication entre profondeurs. Les rêves du monde sont presque toujours personnels ; ils surgissent partout où quelqu’un entend l’appel d’une hauteur.

La rigueur formelle apporte moins à la qualité des vérités philosophiques (en acceptant, un instant, l’hypothèse de cet oxymore) que l’étonnement ou l’émotion. Notre machine intérieure est capable de rigueur ; notre âme, seule, porte des frissons. La machine est inutile en philosophie ; et sans frisson, la philosophie est nulle.

Des vérités universelles (consensuelles) n’existent qu’en mathématique, puisqu’on peut s’y entendre sur la représentation, sur le langage et sur les moyens de preuve ; dans aucun autre domaine ces trois conditions ne peuvent être satisfaites ; partout ailleurs, le consensus n’est qu’une blague, sans aucun rapport avec la véracité des affirmations.

La science engendre des concepts et l’intuition – des notions, qui peuvent, parfois, aboutir aux concepts. La tête bornée ne suit que des notions ; la tête éclairée accumule des concepts. La première est bourrée de vérités éternelles ; la seconde ne maîtrise ni ne produit que des vérités, relatives à l’état de nos représentations. On voit dans quel camp se place Descartes : « Par vérités éternelles j’entends des notions communes ».

Les contradictions, apparaissant sous une même lumière, témoignent d’une bêtise ; mais les contradictions, en tant qu’ombres, incompatibles mais surgissant sous des lumières différentes, peuvent cohabiter au sein d’un même écrit, sans se gêner mutuellement. Même mon étoile n’émet ni toujours la même lumière ni toujours dans la même direction.

Ceux qui échouent à atteindre une hauteur, où naît la beauté, se rabattent sur les recherches de la vérité, au fond grisâtre de leur niaiserie.

L’assertion et sa négation : en poésie et dans les sciences, la première exclut la seconde, par le diktat de la musique ou de la logique ; dans la littérature médiocre, elles se valent ; dans la grande, la première domine la seconde, tout en acceptant qu’avec une autre expression trouvée, la seconde prenne sa revanche sur la première.

Les chemins croisés de la réalité et du rêve : la première – réalité, représentation, langage, requête, vérité ; le second – rêve, interprétation, émotion, langage. Une source hindouiste, remontant à Upanishad, constate l’incompatibilité de ces chemins : « La vérité ne rêve jamais », comme le rêve, lui, est déjà au-delà de la vérité.

La niaiserie de ceux qui placent leurs vérités bancales directement dans la vie, au-dessus de tout langage ; à chaque faille de leurs croyances (ou certitudes), ils hurlent à la fin du monde. Pour le sage, ce sont les moments exaltants – on doit inventer de nouveaux langages !

Chez les sages, les paradoxes naissent de la diversité des langages qu’ils maîtrisent, langages souvent incompatibles. Les sages bornés, une fois ces langages épuisés, se détournent des paradoxes, pour se vouer à la recherche de vérités absolues, ce qui un signe de gâtisme.

La rigueur, dont un minimum vital suffit pour nourrir l’âme, est affaire, presque exclusivement, de l’esprit, qui, dans la peinture du monde, se contente du noir et blanc. L’âme dispose d’une palette de couleurs, dont l’esprit ne maîtrise que la formule chimique.

On vit une vie organique (analogique), comme tous les animaux, et une vie conceptuelle (fondée sur les représentations). Cette dernière est largement la plus présente et donc pleine de visibles contradictions (paradoxes), dues aux changement de représentations (et donc de langages). L’erreur des philosophes est d’appliquer à la vie organique les notions de vérité ou de négation qui n’y ont aucun sens.

Toute l’énergie que tu mets à chercher la vérité, l’absolu (Dieu), le salut, s’en va en pure perte : la recherche de la première se réduit au calcul, le deuxième ne peut qu’être visé, le dernier, calmant ou endormant, tu devrais le remplacer par l’espérance, que tu ne chercheras guère, tu la ressusciteras par des retrouvailles avec tes rêves d’antan.

L’inertie (ou même la cohérence) est un danger pour tout écrivain. On l’évite soit par une solution spéculaire, en se reniant par une rétractation mécanique, soit en changeant de source de lumière, tout en restant fidèle à l’intensité de ses ombres.

L’outillage logique s’incruste dans la grammaire de toute langue naturelle. La merveille – ou la misère ? - de la mathématique, c’est qu’elle n’ait besoin que de cette incrustation, pour exprimer les propriétés de ses objets. Ces tournures logiques, d’ailleurs, sont, essentiellement, incorporées dans la mathématique elle-même.

Par combien de représentations ontologiques, extrêmement complexes, sans parler de la couche langagière là-dessus, il faut passer, pour avoir le droit d’affirmer, sérieusement, que la phrase Je suis malade est vraie ! Mais tous les philosophes s’égosillent sur les vérités fantomatiques, détachées de toute représentation.

Ce qui, en littérature, dévalorise la vérité est que les bonnes vérités ne doivent leur valeur qu’au savoir, une part mineure du valoir en art. Toutes les vérités qu’on brandit dans l’art sont de mauvaises vérités, c’est-à-dire indémontrables.

Le plaisir, qu’un jugement te procure, est dû davantage à l’angle de vue qu’à sa véracité ; le premier promet des vertiges, la seconde – de l’équilibre.

Des flots d’ennui inondent les ternes hymnes à la vérité ; quels torrents de fraîcheur dans certains mensonges, exprimés dans un style éclatant ! Le style est ennemi des vérités communes.

Illusion, irréalité, artifice – Cioran cherche à terroriser le lecteur avec ses mots : mais, mortels pour la vie, ils sont le décor délicieux des rêves. Raisonner la-dessus est aussi absurde que déclarer son amour à la vérité.

Pourquoi tous les partisans de la sincérité sont si bêtes ? - parce que toute adéquation avec la vérité éloigne du rêve. L’intelligence sans rêves ne peut être que robotique.

La vérité n’apparaît dans la vie ou dans le rêve que par l’intermédiaire d’un langage, donc d’une représentation, toujours abstraite, toujours bancale.

Tous ceux qui parlent de la vérité, sans évoquer le langage, ne comprennent rien ni dans la vérité ni dans le langage.

L’espérance est un rêve, fragile et tendre, et qui est un défi et à la vérité impitoyable et à la pitoyable réalité.

La plus grande vertu, pour eux, c’est être dans le vrai. Je préfère vivre du bien ou rêver du beau.

Comment naissent les vérités ? - de la certitude dans ses jugements ou dans ses sensations – vérités verbales (logiques) et vérités sensorielles (appuyées par l’expérience, hors langage).

La négation d’un état des choses réelles est ce qu’il y a de plus simple et, souvent, niais ; la négation des relations entre des concepts d’une représentation est ce qu’il y a de plus compliqué, mais, souvent, intelligent.

Vous recevez, tous, le même flux d’apparences ; il s’agit de les interpréter ; en fonction de la qualité de vos représentations, ces apparences verbalisées atteindront le grade de vérité (évidemment non-objective mais relative à la représentation) ou bien s’identifieront aux illusions inarticulées. En tout cas, en absence de représentations valables, les apparences et les vérités resteront incommensurables, tant qu’un langage ne sera bâti au-dessus de la représentation.

On passe des apparences aux vérités comme on passe des sensations – aux récits de celles-ci – par un adoubement : les huiles sacrées du Langage oignent les esprits roturiers et y insufflent des âmes royales.

Sans habits conceptuels ou verbaux, la vérité est impensable ; ne guettez pas les puits – la vérité nue n’existe pas.

S.Weil : « Le besoin de vérité est plus sacré qu’aucun autre » - y est bien bête. Oui, avec une représentation figée, le sacré, comme la vérité, sont ce qui n’admet pas de doute. Mais les langages et les représentations changent en permanence, et le véridique et l’idolâtre peuvent se séparer sans retour. Mais le plus important, c’est que la vérité est totalement dépourvu de l’essentiel du sacré – de la sensibilité du cœur et de l’élévation de l’âme.

Le sens que les philosophes mettent dans la définition de la vérité en tant que adaequatio rei et intellectus est soit absurde soit trivial. Passons sur intellectus, qui peut être soit personnel soit collectif, mais le terme ambigu de rei dévalorise toute la formule : soit il nous renvoie à la réalité qui n’admet aucune unification avec une représentation d’intellectus, soit il nous plonge directement dans une représentation, et dans ce cas l’unification est triviale, puisque c’est intellectus, lui-même, qui l’a produit. On aurait dû parler de choses en réalité et d’objets en représentation.

Un vrai Narcisse se moque de ce qui est simple ou véridique ; l’objet de son admiration est profond et éphémère. « Pour guérir les Narcisses, il faut leur parler dans la simplicité de la vérité » - Montesquieu - ceux qui pensent, que la simplicité est vraie ou que la vérité est simple, sont niais.

Le contraire de la vérité n’est pas l’erreur, mais la fausseté d’une assertion. Si j’apprends que l’affirmation – Il a un bandit dans votre chambre est fausse, au lieu de m’effaroucher d’une erreur, je ne pourrais que m’en réjouir.

Qu’est-ce que le vrai monde ? Certainement pas la réalité, puisque la vérité ne peut exister que là où il y a des langages et donc des représentations, logés dans notre cerveau et non pas dans la réalité. Le vrai monde serait alors le résumé de l’interprétation de nos perceptions sensorielles. Autrement dit, le vrai monde ne s’appuie que sur les apparences individuelles ; il est subjectif et s’oppose aux choses en soi, ce contenu de la réalité. Paradoxal mais irréfutable.

Il arrive à tous les grands d’émettre des avis niais sur certains sujets capitaux. Une réfutation élégante peut, néanmoins, déboucher sur un avis juste mais banal. C’est ce danger qui me guette, lorsque je m’en prends aux sottises de ceux que, par ailleurs, je respecte ; en tout cas, j’évite les sujets mesquins, pour écarter davantage le piège.

Garder la soif, en tant que désir primordial, est le premier souci de l’homme sensible. Deux entités opposées, la vérité (discours qui se démontre et vise le savoir) et la métaphore (discours indémontrable, visant la beauté), contribuent, à parts égales, à l’entretien de cette soif.

La pensée d’un objet, ou, dans le jargon des charlatans (non-grecs), la noèse d’un noème, c’est ainsi que ceux-ci voient la naissance d’une vérité, sans évoquer ni un langage ni une logique ni une représentation. Un objet, pris séparément, ne peut être interrogé que sur son existence ; seules de bien piètres vérités peuvent en sortir. La pensée est une requête langagière (assertion ou interrogation), portant sur les relations entre objets, dans le contexte d’une représentation ; la pensée est donc un arbre cherchant des unifications et aboutissant au sens.

La hauteur naît dans le langage et non dans la représentation (qui prend en compte l’ampleur et la profondeur). La vérité s’exprime dans la rigueur langagière, s’appuie sur la représentation et se valide par la logique ; elle n’a aucun rapport avec la hauteur. Mais toute la gent professoresque répète, avec Hegel : « La vérité est dans la hauteur du verbe et dans la hauteur encore plus grande de la cause » - « Wahrheit ist ein hohes Wort und die noch höhere Sache ».

Le mystère des mondes minéral, végétal, animal, humain, c’est leur Être même, que nous ne connaissons que par leurs Étants, c’est-à-dire par des représentations partielles validées. Faute de bon terme, les scholastes modernes appelle l’Être de ces Étants – vérité, c’est-à-dire le dernier repaire d’un réel inaccessible en sa totalité. La chose en soi est une expression beaucoup plus adéquate.

Le détachement de la souple intériorité physiologique (l’aspiration à l’extériorité radicale métaphysique) constitue la vérité – à vous de choisir la définition la plus pertinente. C’est dans de tels cloaques verbaux que nagent les professeurs de phénoménologie.

Que de bavardages pseudo-philosophiques, pour savoir si la question de la vérité est de nature généalogique, ontologique ou axiologique ! Cette question appartient entièrement au langage (avec la représentation associée) et à son interprète logique. Toute l’Antiquité le comprenait, et c’est par l’élimination de la représentation (et donc du langage, au profit de la langue) que le tournant, appelé, paradoxalement, linguistique, occulta un problème limpide.

On ne percera jamais le mystère de l’apparition de la vie ni même de la naissance de l’univers. Une vérité de fait et une absurdité de raison. « C'est une absurdité de dire : Il y a une vérité essentielle à l'homme, et Dieu l'a cachée » - Voltaire – le grand Cachottier préféra la perplexité à l’évidence.

Le regard est créateur de représentations, donc - de modifications du langage, donc – de nouvelles vérités. « Le regard est le noyau de tout savoir, et toute nouvelle vérité en est l’exploitation »* - Schopenhauer - « Der Kern jeder Erkenntnis ist eine Anschauung ; auch ist jede neue Wahrheit die Ausbeute aus einer solchen ».

Le génie crée une toile de fond, un langage, tissé par un nouveau style ; tandis qu’au premier plan doivent palpiter des états d’âme exceptionnels et non pas végéter des vérités, tôt ou tard communes. « La première et la dernière exigence qu’on adresse au génie est l’amour de la vérité » - Goethe - « Das Erste und Letzte, was vom Genie gefordert wird, ist Wahrheitsliebe » - il n’y a qu’une poignée de belles vérités, qui méritent une passion ; l’immense majorité ne méritant qu’un intérêt pragmatique.

Les logorrhées spinozistes, hégéliennes, phénoménologiques, proférées pourtant par des personnages érudits, s’expliquent par le non-usage de la contrainte la plus importante qu’aurait dû appliquer tout auteur de discours intellectuels – avant de retenir une assertion, la confronter à ses contraires. S’il se trouve un couple d’opposés, admettant des justifications intellectuelles ou esthétiques comparables, - biffer l’assertion, elle est due au hasard, au caprice, à l’arbitraire ; c’est l’antithèse du bon goût.

Le mystère de la vie est mis en musique par la hauteur de nos créations ; il devient sacré dans la profondeur de nos croyances. Mais le vrai n’éclaire que nos misères. « Plus tu t’approches de la vérité, plus tu t’éloignes de la vie » - Socrate.

Si tu ne suis que la raison, toute perspective te conduira aux ténèbres ; la lumière consolante ne peut venir que de ton regard irrationnel, qui, même dans les impasses, suit ton étoile. Qui n’est qu’illusion. « Sans le mensonge, l’humanité périrait de désespoir et d'ennui » - A.France.

La véracité possible du contraire de ce que tu affirmes ne doit pas t’effaroucher ; il suffit que tu saches par quelle modification du langage cette possibilité se réalise.

Dans le réel, juge la raison ana-logique, guidée par le regard créateur ; dans la représentation, due essentiellement aux yeux contemplateurs, juge un interprète logique. Dans le premier s’incarne le savoir et le goût ; dans la seconde se désincarnent le langage et la vérité. Mais sans la puissance, profonde et prouvée, dans celle-ci – pas de hautes jouissances, éprouvées dans celui-là.

On peut cacher un objet, un fait, une action – on ne peut pas cacher une vérité, à moins qu’on en escamote la preuve (donc, une action ou un fait). « Les Anglais rabaissent toujours les vérités au rang des faits » - Wilde - « The English are always degrading truths into facts ». On mêle la morale de ce qui ne relève que d’une impassible logique. Et tous ces cachottiers ignorent que la vérité n’est qu’une banale propriété d’une requête langagière et ne surgit qu’au sein de ce langage.

Une vérité partagée suppose un langage partagé ; donc, elle est condamnée à la platitude, à l’exclusion de toute noblesse que n’adoube que la poésie, la créatrice de langages individuels. La noblesse collective n’existe pas. La poésie est un vrai contraire de la vérité courante. Et Kierkegaard : « La vérité, c'est ce qui ennoblit » - vit tout de travers.

Il n’existe pas de vérités immuables ; même à l’intérieur d’un langage, une assertion peut être vraie ou fausse, en fonction des locuteurs ou de l’échelle temporelle. Quant au mensonge, il est une notion extra-langagière, morale ou fantaisiste, avec peu d’intérêt pour le problème de la vérité rigoureuse.

La vérité, sans le complément – de quoi ? – et sans un renvoi conceptuel – dans quel langage ? - n’a aucun sens. Pourtant, c’est cette absurdité qui remplit d’interminables élucubrations des professeurs.

Dans la science, on ne cherche pas la vérité, on cherche la bonne question, dont l’examen peut aboutir à une vérité. Il y a plus de vérités (a priori, indubitables) que de propositions vraies (a posteriori, démontrables) – principe d’incertitude.

Dans toute évaluation d’un discours s’affrontent le locuteur et l’entendeur, avec leurs langages (et donc leurs représentations). Si ce n’est pas le même personnage, les contradictions constatées sont dues à la différence des langages (sans qu’ils soient nécessairement défectueux) ; une adaptation mutuelle de ces langages pourrait éliminer ces contradictions. Mais si l’entendeur est le locuteur lui-même, les contradictions sont dues aux défauts de ses représentations. Un travail sur les représentations – l’ontologie, la cognitique, la linguistique. Rien à voir avec la fumisterie hégélienne : « La contradiction est l’élévation de la raison au-dessus des contraintes de l’entendement » - « Der Widerspruch ist das Erheben der Vernunft über die Beschränkungen des Verstandes ». Il n’y a pas de dimension verticale dans le travail sur les représentations.

On ne peut pas dire une vérité (à moins que le choix soit entre un mensonge et un fait réel, mais ce serait une question de morale et non pas de logique) ; un locuteur formule, dans le contexte de ses représentations, une requête que le récepteur examine, grâce à ses représentations et moyens interprétatifs. Des malentendus entre locuteur et récepteur sont toujours possibles, et la vérité qui surgit de l’interprétation réceptrice ne peut pas coïncider en tout point avec l’interprétation émettrice.

Si, pour être appréciée, une pensée doit être comprise, elle saura enrichir le savoir (et s’appellera vérité), elle pourra appauvrir le vouloir (et s’appellera prose).

La vérité est l’avant-dernier pas dans le cheminement à travers un discours, le dernier étant le sens. La réalité ou la morale n’y servent que de contraintes, d’accotements.

La mathématique n’est pas un tripatouillage monotone des grandeurs ; elle est, en dernier recours, une véritable ontologie des univers microscopique et macrocsopique. Elle commence par la découverte de certaines propriétés des nombres et des relations entre eux ; la curieuse harmonie de ces trouvailles amène à imaginer des abstractions autrement plus complexes, mais partageant les mêmes propriétés. Et l’on finit par la magie de la soumission inexplicable de la matière aux combinaisons de ces abstractions. Notre univers spatio-temporel se décrit grâce à cette mathématique, pour laquelle l’espace et le temps ont pourtant un sens totalement différent, hors de toute réalité. Le vrai réel obéit au vrai idéel, sans aucune raison crédible.

Tout homme conçoit des représentations, y attache un langage, manipule ses interprétations et parvient ainsi à ce que, en toute rigueur, on doit appeler vérités. Le dernier des ploucs en énonce autant que le savant le plus compétent. C’est seulement en qualité que la différence apparaît.

Contrainte – éviter ce qui, trivialement, est vrai ; astuce – exploiter le fait que ce qui, trivialement, est faux, peut être, subtilement, vrai, mais ce n’est pas une vérité que en retireras mais un nouveau langage. Ce n’est pas la véracité facile mais l’expressivité difficile qui compte.

N’est vrai que ce qui se prouve (on n’est pas dans l’infini gödélien) ; l’outil des preuves est un interprète, correspondant au genre de logique disponible ; l’action de l’interprète consiste à appliquer au fond cognitif (la représentation) la forme langagière (la proposition, un arbre interrogatif à variables) ; le résultat – la véracité/fausseté, à laquelle est associé un réseau d’objets (de la représentation), résultant des substitutions des variables de l’arbre.

À la merveilleuse aptitude des yeux de changer de focalisation (ce qui dictera ton interprétation du réel) correspond une aptitude de focalisation de ton regard (ce qui guidera ta représentation de l’idéel). À partir d’une focalisation se forme un langage à part, traçant de nouvelles frontières entre le vrai et le faux.

Le talent n’est pas dans la meilleure maîtrise du beau ou du vrai, mais dans le comment, dans la faculté de les rendre organiques, répugnant au mécanique, émanant de l’imprévisible, mais allant de soi, sans pourquoi.

Toute science se repose sur des représentations (abstractions : concepts et relations) ; toute abstraction se trouve hors de la réalité, donc elle est toujours pure et rend la vague notion d’être (Kant, Hegel, Heidegger, Sartre) superflue. La mathématique est la seule science, dont les abstractions n’ont aucun correspondant dans la réalité ; elle ne manipule donc que des vérités internes, contrairement aux autres sciences, qui passent, nécessairement, par la vérification d’une adéquation avec la réalité (res intellecta) et dénomment, abusivement, cette adéquation in-formalisable - vérité.

La fausseté d’une assertion est une vérité, comme l’inaction est une action. Les deux peuvent servir de bonnes contraintes, pour faire de bons choix.

La réalité n’apporte qu’une confirmation intuitive des vérités, qui logent, entièrement, dans la représentation et le langage, donc dans la conception et l’expression. Ces deux-là, vues par la réalité, sont approximatives et personnelles.

À première vue, la vérité s’oppose au rêve, mais il y a, entre eux, aussi, un parallèle : les deux ont besoin d’un complément d’objet. La vérité n’a pas de sens sans une assertion langagière à prouver ; le rêve est une chimère si son élan sentimental ignore ou l’étoile visée, ou le frisson initial de l’esprit, ou l’état d’âme à rendre.

Bannis les simulacres individués, omniprésentes les vérités communes – ma réaction spontanée aux innombrables gémissements des autres sur la persécution générale de la vérité et le règne, en tout lieu, du simulacre. Les sains sens bariolés, exposés à l’épidémie du sens grisâtre.

Les contradictions à l’intérieur d’un même langage prouvent ma bêtise. L’un des symptômes d’une contradiction est l’étonnement ; la plupart de mes notes provoquent mon propre étonnement ; mais je sais que les contradictions sous-jacentes se justifient par changement de langage. L’intelligence est dans la maîtrise des langages incompatibles mais intéressants.

L'amour de la vérité est une expression si impossible et niaise, que je finis par la parodier dans ma haine du syllogisme. Ma haine céleste des choses terrestres, face à leur amour terrestre des choses célestes.