DOUTE

La pensée unique fit d'énormes progrès. Elle persuada à tant d'hommes orgueilleux d'avoir leur regard à part, tandis que l'œil du troupeau s'y installa en maître. Le doute, en soi, n'est pas plus recommandable qu'une recette de cuisine ; il n'est bon qu'accompagné des paradoxes, ces couples d'avis se reniant par un simple changement de langage. Il est le contraire du microscope sceptique, il est le macroscope ironique. L'unification des arbres de plus en plus dissemblables - la noble tâche du doute.

P.H.I.



 


Noblesse

Garder pour soi ses zones d'ombres, faire don de ses lumières - est-ce ainsi que doit frayer avec les autres un aristocrate ? Non, seule l'ombre peut être aristocratique, elle sait palpiter. La lumière est trop droite, elle naît de la combustion de matières vulgaires. Renoncer à communiquer, tenter de toucher, se résigner à l'amplitude captieuse du mot.
VALOIR

Intelligence

Un sot a, évidemment, plus de doutes qu'un sage, mais ceux-ci s'adressent aux objets, où l'éclairage commun a déjà tout clarifié. L'intelligence, c'est la bonne direction du doute qui est celle d'un nouveau langage ou d'un nouvel interprète, plutôt que l'acharnement sur le même objet, pour y trouver une faille.
VALOIR

Art

L'équilibre entre une clarté héritée et un doute porté en propre - l'art se conçoit à deux, et il est inévitable, qu'une part du charlatan ou du plagiaire s'en mêle. L'art de la clarté va jusqu'au dernier pas ; l'art du doute chante le premier et se recueille dans l'avant-dernier. Tout ce qui est définitivement clair, chez l'artiste, est lâche !
VALOIR

Solitude

Plus le cercle de mes clartés est mince, plus certainement je me renferme dans la solitude. Les hommes n'apprécient que les positions au rayon large et net. La solitude, avec des certitudes, est fastidieuse, avec des doutes - douloureuse. Si tu plonges dans la claustration, munis-toi de convictions et de règles.
VALOIR

Souffrance

Trop d'ombre fait souffrir les habitués d'un éclairage uni. Trop de fausse clarté ennuie l'exilé de la lumière. Les vérités comme les doutes mortels ayant disparu, on souffre maintenant de leur asepsie ou de leurs effets secondaires. Jadis le doute ouvrait des plaies, aujourd'hui, il les cicatrise, bien que d'autres organes, expiatoires et plus sensibles, en pâtissent.
DEVOIR

Russie

Aucun pays ne fabriqua autant d'écrins, pour y enfermer une clarté précieuse, que la Russie. Le Russe éprouva toujours de la mauvaise joie, face à une clarté déchue. Et sa propension à creuser un gouffre là où tout autre se serait contenté d'une tombe ou d'un fossé en fait bon équilibriste, mais piètre paysagiste.
DEVOIR

Action

La clarté est une condition de toute action, c'est pourquoi je m'en méfie. Les plus belles choses ne se manifestent qu'à l'ombre. La fugacité des intentions du sage naît de la multiplicité des langages, qui les habillent. La certitude du sot - du langage grégaire et unique, où le mot-à-mot aboutit aux gestes aussi sans détours que ses motifs de départ.
DEVOIR

Cité

Les cavernes d'un doute primordial, ces dernières zones d'ombre vitale, en dehors des cités inondées d'une blafarde lumière, seront aménagées pour les hordes touristiques, comme le furent des bagnes, des camps de concentration ou des champs de bataille. Des guides infaillibles prenant la relève des anachorètes incertains.
DEVOIR

Proximité

À la proximité atteinte en plein jour, je préfère celle que découvrent les insomniaques en fixant la même étoile, à la trajectoire imperceptible. Je ne vois clair que dans ce qui m'est trop proche ou trop éloigné. La vraie distance ne se calcule qu'avec mes propres mesures, pipées par ma passion, déformées par mon regard oblique.
VOULOIR

Ironie

Plus je pratique le sabotage des certitudes rouillées, plus l'ironie décapante a de prises avec mon outillage. L'ironie, c'est le respect du marteau et la peur du clou, avec peu d'entrain dans l'exécution du geste, qui consacre le mur ou la croix. Être suspendu par la seule force de mon regard crédule et m'écrouler à la première apparition d'un huissier ou d'une femme.
VOULOIR

Amour

La clarté dissipe l'amour, comme les dates et les noms discréditent le mystère. L'amour, comme le roi, portent d'invisibles robes, qui empêchent de parler de leur nudité. Aimer, c'est douter de tout hormis son sentiment. Éclairées d'un éclat amoureux, l'ombre ou la lumière présentent la même vulnérabilité ; le seul refuge certain de l'amoureux, c'est les yeux de l'autre.
VOULOIR

Mot

Ce qui est le moins évident, dans mes opérations de démontage des clartés, c'est que l'outil utilisé est le plus souvent le mot, et non pas le syllogisme. Le classique croit entendre la voix des dieux et toucher aux vérités éternelles ; le romantique s'enivre du silence des cieux et s'entoure des ombres charnelles. Recherche du mot juste ou du mot-geste.
POUVOIR

Vérité

Les vérités naissent bien dans la clarté, mais, le plus souvent, elles sont conçues dans de délectables ténèbres. Comme chez les hommes, une vérité mûre et bien assurée cesse d'attirer l'œil expert, qui lui préférera des courbures et tournures plus prometteuses d'erreurs fatales. Ne restent dans le vrai que des eunuques du langage.
POUVOIR

Bien

Plus le monde m'est clair, plus je m'éloigne du bien. L'incertitude m'attache à la terre et fait germer des grains de la pitié. L'homme sûr laboure le quotidien et sectionne les racines séculaires. L'homme dubitatif se noie dans le jour de ses gestes, pour faire surnager la nuit de ses rêves. Il est toujours trop tard de se réveiller, la pierre au cou ou le rouge au front.
POUVOIR

Hommes

On accumule tant de transparences nouvelles dans le panorama des hommes, mais dans le portrait de l'homme - aucun progrès de l'éclairage des traits éternels. Si c'est cela, la Providence divine, autant confier le reste à la machine ! Plus la gentillesse réglementaire envahit la rue, plus la bonté élémentaire fuit le foyer.
POUVOIR
 

 


 

Les contraires de croire : dans le mystère - supposer ; dans le problème - prouver ; dans la solution - douter. Le doute, sur cette échelle, n'est pas si glorieux à côté des preuves et des hypothèses.

Le mystère est généralement absent dans ce qui est humainement complexe, il se loge plus volontiers dans ce qui est divinement simple.

N'importe qui peut douter sur la Croix d'une souffrance profonde, c'est sur la Montagne d'une haute joie que le doute aurait sa place de choix. Aux certitudes se prête le mieux le Désert bien plat.

Le sage voit, que de l'expliqué il arrive, par plus ou moins de chaînons, à l'inexplicable. Pour le sot, l'expliqué est toujours un dernier chaînon.

Dans les crépuscules, le créateur sent l'approche du premier souffle, l'habitué de la clarté du jour les trouve irrespirables. Rarement le premier élan jaillit d'une source limpide. La source obscure, c'est l'imagination, l'ami certain de l'incertitude (« amicus certus in re incerta » - Cicéron).

Je poussais mes racines dans des profondeurs – et je n'y vécus aucune rencontre ; j'étendais mes ramages – personne ne vint cueillir leurs fleurs ni se réfugier dans leurs ombres ; c'est l'une des raisons, pour lesquelles mes meilleures inconnues s'incrustent désormais dans mes cimes.

Tant d'aveugles clament s'être trouvés ou, au moins, visent cet objectif, qui leur paraît distinct et accessible. Mais le moi-même n'est que l'arc, dont mon regard est la flèche. Me perdre des yeux signifie me trouver en regard.

L'esprit a deux fonctions opposées, une ironique - égaliser, et une intime - distinguer. L'obscurité sans poésie, jetée sur deux objets, et qui les égalise, n'est pas ironique. Il faut chercher un haut angle d'éclairage, qui fait coïncider les ombres. L'obscurité peut servir de fond, pas d'avant-scène.

Le sot accorde au palpable la force d'une loi et ne voit, dans l'abstrait, que de la contingence. L'intellectuel fait le contraire.

Chez l'homme sensé, le Pourquoi se moque de toute la multitude de Parce que. Chez le sot, c'est l'unique Parce que qui efface d'innombrables Pourquoi.

Sans ce qui existe, l'imagination serait sans poids ; sans ce qui n'existe pas, la vie serait sans ailes.

Les crédules font peu de cas de leurs convictions ; ceux qui les exposent le plus bruyamment sont les sceptiques. Ce qu'on perd par défiance est plus important que ce qu'on gagne par confiance.

L'infini, qu'il soit sentimental, mathématique ou métaphysique, ne peut être imaginé qu'en tant que processus, et non pas comme état, point ou repaire. Chronique et non pas topique. Il a sa propre notion de voisinage, de convergence, d'ouverture. C'est une métaphore, permettant de se faire traiter comme un concept. Maîtriser l'infini, c'est maîtriser le temps, ce second mystère du monde, s'incrustant dans celui de l'espace.

Ce qui, en moi, est visible - me cache. C'est ma manière de voiler l'invisible qui m'exprime le mieux.

Le choix entre clair et obscur est rare. Le choix beaucoup plus fréquent et sérieux est entre ce qui s'accorde avec ma musique intérieure et ce qui fausse ses notes. Et tout n'est pas perdu pour Mozart : « Je ne sais pas écrire poétiquement ; je ne peux pas produire des jeux d'ombres et lumières avec ma parole ; je n'arrive pas à exprimer mes sensations par des gestes » - « Ich kann nicht poetisch schreiben ; ich kann die Redensarten nicht so einteilen, daß sie Schatten und Licht geben ; ich kann durch Deuten meine Gesinnungen nicht ausdrücken ».

Le philosophe est artisan des réinterprétations ; toute pensée, absurde dans l'interprétation courante, admettrait un sens intéressant, moyennant réinvention de modèles ou de langages. « Je ne sais comment il ne se peut rien dire de si absurde, qui n'ait été avancé par quelque philosophe » - Cicéron - « Nescio quo modo nihil tam absurde dici potest quod non dicatur ab aliquo philosophorum ». Le grain est absurde ; est sensé l'arbre, qui en naît. De même, le jugement (défini par Kant comme représentation de la représentation - Darstellung der Darstellung), comparé au regard.

Chose suspecte est la clarté qui dure, l'impuissance de trouver des mots de plus haute volée que ceux qui, plus tôt, nous avaient soulevés ou bercés. D'où l'intérêt des noms à variables, à multiples substitutions possibles.

Pour un vrai idéaliste et contrairement au matérialiste, la justification n'efface ni ne surclasse l'interprétation, comme le problème bien formulé garde tout le charme du mystère, et le discours profond de la raison n'aplatit pas le haut chant de l'âme.

Ils passent leur temps à nouer ou à dénouer des nœuds ; je coupe la corde dès qu'elle devient droite.

Tremper sa plume dans un encrier trop clair signifie pour certains préconiser la clarté.

La vraie clarté répugne les photos, magnétophones et procès-verbaux. La vraie obscurité ne craint ni lampes ni incendies ni lunes.

Dans les repaires des certitudes, on compte sur ses poings. Le dubitatif, dans sa caverne, se contente de points de repère.

Les hommes brillaient grâce aux multiples inconnues, dans lesquelles se devinaient des qui, des quoi, des comment ; à cette génération des X vitaux succéda la génération des Y (des why), engoncée dans des constantes en béton.

Il y a des choses, et elles sont peut-être les plus belles, qui gagnent à ne pas être tirées au clair.

Le visible est illisible. La tâche d'artiste serait la tentative de traduction de l'invisible en lisible.

Les uns, les pratiques, ne voient que les choses sans voiles ; les autres, les lyriques, vivent de voiles ; les derniers, les ironiques, s'adonnent au dévoilement, en se moquant aussi bien des choses triomphantes que des voiles voués à la défaite. L'ironiste est celui qui sait renouveler le voile autour des choses en quête d'échos.

Le sot a peur de l'inconnu, et c'est dans le connu qu'il trouve la raison de ses plates certitudes. Le sage porte l'angoisse du connu, de la mécanique desséchant l'organique, et son plus haut enthousiasme s'adresse à l'inconnu ou à l'inexistant.

Tant d'idées (reçues, utiles, éprouvées), qui simplifient le monde, et si peu, qui le rendent plus beau ou plus palpitant. Les idées saisies sont des chaînes visibles, la création - le miracle d'enchaînements invisibles. La plus profonde simplification est dans la capacité d'invention d'alphabets.

Dans un livre, le sot est attiré par l'inconnu, qui s'ajoute au connu, le subtil - par l'imprévu, qui complète le vu, le sage - par l'impossible, qui succède au possible.

Il faut plus d'intelligence pour accepter une vraie obscurité que pour se battre pour une fausse clarté. Voir plus clair aide à marcher plus vite ; entendre dans l'obscurité aide à garder de la hauteur.

Le grand Oui symphonique résulte d'une multitude de petits Non rhapsodiques.

Le naïf pense, que l'esprit n'a de tâche plus exaltante que chercher à dissiper une obscurité. Mais l'homme plus subtil part plus souvent d'une clarté obvie, pour chercher par où la vie peut l'enténébrer de plus belle. « Ils seraient nombreux de savoir, s'ils ne pensaient pas déjà savoir » - Gracián - « Muchos sabrían si non pensasen que saben ».

L'écriture, c'est un tour de ronde de nuit, dans une maison en train de se figer. Il est bon de pratiquer l'éteignoir des certitudes diurnes, mais il ne faut pas qu'un abat-jour devienne rabat-joie du doute vespéral.

Il est bon, que la foule se vautre dans des certitudes ; l'émeute naît du doute ; rien de moins dangereux qu'agglutination de bonnes consciences.

La clarté vaut mieux que le chaos dans tout récit de faits divers, c'est-à-dire 95 % de la littérature. Mais la clarté est signe de bêtise dans tout message à écouter au clair de lune. Il est plus difficile de s'écarter des cadences logiques que des cadences mécaniques.

Dans presque tout ce qui compte dans la vie, on bute sur l'impossibilité de dichotomies nettes. Le juste flou des frontières - tel est l'état d'esprit fin et honnête, dans lequel Kant pratiquait sa critique : l'étude des crises, des cas frontaliers, extrêmes, où naissent des métaphores et langages conceptuels.

Le vrai savoir sert à affiner la qualité et l'épaisseur du doute, seuls ses aristocrates (Cioran ?) en font leur pierre de touche. Une bonne pierre d'achoppement convient mieux pour façonner le doute qu'un « mol oreiller » (Montaigne).

Nier une absurdité peut apporter de la lumière aux autres, jamais à moi-même. L'absurdité de la chose niée se traduit en mesquinerie de la négation. Ne méritent d'être niées que des choses sensées.

La sensation d'unité ou de système, chez un homme, vient souvent d'un manque trompeur d'aspérités à la suite de polissages répétés par l'autosatisfaction. La maîtrise n'est pas dans des volumes empilés, mais dans des contours en pointillé, sans connexité, dans des frontières.

Deux sortes d'extase : l'âme, quittant le corps et retrouvant ses vocations d'origine ; le corps, oubliant la sagesse de l'âme et se livrant aux instincts sauvages. La folie, c'est leur rencontre.

Je préfère les ténèbres à la lumière, car lumière veut dire mouvement, reflet, sens de l'ombre. Seules les ténèbres préservent la valeur de ce qui n'est regardé par personne. Que d'autres pensent, que « L'homme ordinaire projette de l'ombre ; le génie projette la lumière » - G.Steiner - « The ordinary man casts a shadow ; the genius casts light » - tout génie a un stock de belles ombres, que ne voient que ceux qui sont à l'aise dans le noir. « Le génie maîtrise le chaos, seuls les sots tiennent à l'ordre »** - Einstein - « Genies beherrschen das Chaos, nur Dumme halten Ordnung ».

Tout cheminement d'homme, de nation, d'idée, pour un œil suffisamment perçant ou narquois, peut être vu comme une miraculeuse continuité ou une lamentable suite de volte-face. Sa critique peut tourner facilement soit en apologie soit éreintance.

Chaque fois que vous trouvez mon mot trop clair, je suis sûr, que vous ne me comprenez pas. « Ce qui devient clair cesse d'être de moi »*** - Nietzsche - « Eine Sache, die sich aufklärt, hört auf, uns etwas anzugehn ».

La fascination devant le mystère de la flèche irréversible du temps aide à ne pas prendre pour solution l'envoi de flèches, toujours réversibles, dans l'espace.

Chez l'homme du savoir, les tendances de la raison façonnent celles du sentiment : la primauté de la largeur de vues, par exemple, se traduit par la part de l'étendue des émotions. Chez l'homme du cœur, c'est la forme de son savoir qui n'est qu'une translation de ses sentiments : un haut regard provenant d'une haute houle.

Une conviction sans connaissance est aussi creuse qu'une croyance née du seul savoir. Penser le non-cru ou croire le non-pensé relève, en définitive, du même don.

L'ordre, c'est l'idée du monde, le désordre, c'est le monde des idées, la « branloire pérenne » (Montaigne). La vie est un équilibre précaire entre ces deux univers, équilibre rompu tantôt par le savoir synchrone, le système, tantôt par le savoir diachronique, l'ironie.

L'un des invariants sublimes est le sens et l'intensité du rêve humain. D'Héraclite à R.Char – la même ivresse des visions poétiques. La connaissance balaye les démocraties d'ignorances et d'erreurs, elle ne pénètre jamais dans l'aristocratie des rêves.

Une mise à sac des vieilles certitudes n'est féconde que si l'on réussit à en préserver des ruines excentriques, habitables par un doute nostalgique. Car terre brûlée est pire que terre bétonnée.

Justification de la divagation : il y a, en nous, un fond fuligineux, épais et ardent, que les plates clartés d'une cervelle surfacique ne parviennent pas à rendre, cherchent à l'animer et finissent par l'ensevelir.

Plus on va et mieux on comprend, que ce n'est ni la part du doute ni la part des certitudes qui déterminent le calibre d'un homme, mais bien la qualité des métaphores qu'il met en jeu, pour faire jouer son désarroi ou son arrogance.

Non seulement l'invisible domine dans notre conscience et dans notre vision du monde, mais il est aussi plus permanent et profond que le visible. Il résume la merveille inconcevable, indescriptible de la vie ; et ils veulent nous impressionner avec leur description de la grisaille des phénomènes. Ni le bon ni le beau ni même le vrai n'habitent le phénomène ; ils sont la prérogative de notre conscience, qui, saine, ne dévie jamais de l'objectivité des phénomènes, sans même garder un contact avec eux.

L'homme subtil vénère, en hauteur, l'ordre et surmonte, en profondeur, le désordre. Le deuxième cas, pour l'homme intelligent, est beaucoup plus fréquent, et on peut dire, que la vraie anthropologie est avant tout une entropo-logie. Par un essor-hauteur de l'âme on surmonte l'homme plus sûrement que par son élargissement-distance (Nietzsche - « Distanz-Erweiterung innerhalb der Seele »).

En matière d'éclairage, la profondeur et la hauteur terrestres sont à l'opposé de leurs homologues célestes ; chez celles-la, la profondeur promet de la clarté et de la joie, et la hauteur inquiète par ses ombrages, tandis qu'avec celles-ci, la profondeur se perd dans l'illisible, et la hauteur rend visibles les ombres, et irrésistible - la mélancolie.

Du bon usage de la lumière : au lieu de la refléter en faisceaux anonymes, l'emmagasiner et s'en servir, discrètement, pour ornementer mon obscurité intime extériorisable. Le plus bête est de m'identifier aux choses, entre la lumière et les ombres : « Tourné résolument du côté de l'illuminé et non pas de la lumière » - Goethe - « Bestimmt, Erleuchtetes zu sehen, nicht das Licht ».

L'homme est d'autant plus brillant, que plus miroitante est l'ombre, qu'il sait projeter de l'astre caché.

Plus on appuie sur la touche unique d'un système, plus on frappe à côté de la vie. « L'homme du système ne veut plus avouer à son esprit qu'il vit, que, tel un arbre, il aspire à l'ampleur autour de lui » - Nietzsche - « Der Systematiker will seinem Geiste nicht mehr zugestehen, daß er lebt, daß er wie ein Baum, in Breite um sich greift ». Cette perte d'ampleur vivifiante est due au manque de hauteur palpitante

Qui ignore la hauteur de l'invisible ne peut pas sonder la profondeur du visible. « Ce qui est visible ouvre nos regards sur l'invisible » - Anaxagore. Ce qui nous y aide, c'est que nos cerveaux résistent à l'illisible, nos mains se saisissent de l'impalpable, nos oreilles se remplissent de l'inaudible ou de l'inouï.

Aucun beau mystère n'est né de mon savoir, mais celui-ci aide à me débarrasser des avortons et à régulariser des bâtards. C'est en pelotant mon ignardise que j'assure la descendance du rêve volage.

Dès que la lucidité devient seul juge, le spectre d'un vide stérile envahit mon regard. Et je me réfugie auprès du premier asile, où est encore toléré le vague à l'âme, et le vide s'anime.

La plupart des choses vécues vaguement, dans notre âme, se décantent et se fixent à force des formalisations et des attributions de sens ; mais, au bout de ce cycle, les meilleures d'entre elles, ne gagnent que davantage de mystère, et l'on assiste à l'éternel retour du même, à la fusion entre le naïf, le formel et l'évanescent, entre le poids, la valeur et le souffle. Sans qu'on sache, si c'est notre bonheur ou notre misère : « L'âme vit la hauteur et la profondeur non pas comme ravissement ou accablement, mais comme permanent retour, sans avoir quitté son être propre »*** - H.Broch - « Das Oben und das Unten werden von der Seele weder als Beglückung noch als Beschwerden empfindet, aber als die ständige Wiederkehr innerhalb ihres eigenen Seins ».

Je ne parle pas pour mon propre compte, sans m'être grimé ou travesti, sans même dédaigner les services de souffleurs. Mon discours sera jugé d'après le respect, que j'ai pour le dramaturge, le genre choisi pour ma pièce, la distance, qui me sépare du premier spectateur. Deux bilans, également défendables, de ma saison : couac comique aux yeux du boulevard ou tragédie réussie aux yeux du démiurge : « La pièce, ce fut un triomphe, mais le désastre, ce furent les spectateurs » - Wilde - « The play was a great success, but the audience was a disaster ».

Tous les métiers sont bons, pour élever des cités radieuses, inondées de lumières : des contre-maîtres du savoir, des géomètres des émotions, des charpentiers de l'art. Mais pour concevoir de nobles ruines des ombres il faut des orfèvres, des virtuoses du vide, des artistes de la vie.

Ce que je cherche est absurde, ce que je trouve est lumineux (« je suis ce que je cherche » - Hölderlin - « Was ich suche, ist alles » ! Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve » - j'invente ! - ce que je crée m'apprend ce qu'est la création). La recherche même est diabolique comme activité (ressource d'algorithmes), divine comme objet (source de rythmes). La mise en hauteur de la recherche, la mise en couleur des trouvailles - recettes pour les yeux, redoutant le terre-à-terre et la grisaille.

Se fonder sur le doute ou se livrer aux critiques, est signe d'absence de talent littéraire ou, au moins, de méfiance vis-à-vis de celui-ci ; l'intérêt pour ce genre de productions s'évapore vite. Tout ce qui est durable, sur nos échelles de valeurs intellectuelles, provient de la grandeur des acquiescements. La grandeur y va de pair avec le fait, que les choses, auxquelles j'acquiesce, restent invisibles aux yeux, privés de regard.

La dialectique sophistique favorise les tableaux triadiques ; la dialectique dogmatique leur préfère l'axe, la dualité, dont le soi est le cas le plus flagrant. Et j'y trouve tant d'oppositions mal tranchées : l'inconscient n'est qu'une partie câblée du conscient, l'essence est une précondition nécessaire de l'existence, la transcendance est l'immanence justifiée. Le soi se décompose le mieux entre le vouloir et le pouvoir, entre le rêve et l'action, entre le divin et l'humain, entre la création et la créativité, bref – entre le soi inconnu et le soi connu.

Projetée hors de nous-mêmes, la lumière impose un ordre sédentaire auquel répugnent le cœur migrateur, l'âme vagabonde, l'esprit nomade. L'adresse ou les coordonnées définitives ne sont utiles que si j'attends une réponse de quelqu'un d'autre que moi-même, phénomène rare.

Les facettes des hommes intéressants peuvent être lumineuses ou réfléchissantes. Elles éclairent ou obscurcissent notre vue. N'aurait-on pas franchi un seuil, où les seconds seraient plus nécessaires que les premiers ?

Sous un regard trop perçant, la vie perd en échelle ce qu'elle gagne en lisibilité.

Le culte du doute cartésien débouche sur la prévalence du calcul. Deux objections à cette attitude. Dans le Vrai : le calcul enraie l'essentiel, la recherche du langage. Dans les Bien et Beau : l'utilitaire tuant l'admiratif devant le principe.

La puissance nous interpelle et nous attire. Au début, on s'éprend de la puissance de la lumière, mais l'on finit par comprendre, que la découverte ou la création de toute lumière sont à la portée d'une machine bien programmée. Et, si, en plus de l'intelligence, on a le talent, l'on se met au service de la puissance des ombres.

La philosophie n'est nullement une catharsis, tout au contraire : elle prend les évidences, ou les solutions, des prêtres, des linguistes, des logiciens et y (ré)introduit du mystère, pour faire renaître les consolations ou enthousiasmes évanescents.

Le mérite de Descartes est d'ordre psychologique et politique et nullement - philosophique : il s'opposa au doute, borné et obtus, des sceptiques, et il opposa un silence, poli mais éloquent, aux certitudes des dogmatiques. Il s'occupa donc des frontières, tandis que toute bonne philosophie est dans le choix d'un noyau.

La précision est primordiale, quand la requête est de forme : Que vaut (pourquoi, comment, quand, où) X ? Mais l'intelligence, c'est la spécification de X : modèles (substances), qualificatifs, négation, quantification, liens entre objets, tournures verbales. La présence d'inconnues, dictée par une intuition ou une foi, peut être plus féconde qu'une mécanique précision en résolution.

L'intégrité de ce qui est acquis est la norme des relations dépassionnées. Pour mieux se retrouver, dans des limites invétérées. La passion, c'est l'incitation aux annexions et séparatismes. Pour se retrouver soi-même, aux frontières obscures.

On me dit : ne parle que de ce que tu sais. Mais je ne sais que ce dont je parle (ce que je viens de dire, non ce que je vais dire). C'est par ma manière d'aborder l'inconnu qu'on me reconnaît : « Pour cacher aux autres les limites de ton savoir, rien de plus sûr que de ne pas les franchir » - Leopardi - « Il più certo modo di celare agli altri i confini del proprio sapere, è di non trapassarli ».

Un système, me dit-on, est une clef, un passe, pour ouvrir des serrures de l'esprit et accéder à la vie de l'âme. C'est enfoncer une porte ouverte ! La vie nous envahit, il suffit de s'ouvrir devant elle.

Le mauvais nihilisme - ne pas être capable de croire ; le bon - être capable de ne plus croire.

De l'inertie et de la transparence les yeux extraient une profonde lumière ; le regard se baigne dans les ombres, dont les plus hautes naissent de la rencontre du mystérieux et du viscéral : l'amour maternel, le beau musical, le vrai cosmogonique.

Nos limites jouent deux rôles : déclencher nos élans ou mesurer nos forces. Dans le second cas (Odysseus ou Hegel), le soi connu se dépasse et augmente le volume de son savoir. Dans le premier (Orphée ou Rilke) – l'appel de notre soi inconnu nous fascine, inaccessible, et sacre notre regard immobile sur notre étoile.

Il suffit de baisser la tête ou élever l'âme, pour se rendre compte que toute fixité, sentimentale ou spirituelle, est une errance, au prime abord imperceptible ; l'astronomie et la science de l'âme nous l'apprennent. « Pas une étoile fixe, et tant d'astres errants » - J.Racine. L'inertie et la sédentarité du regard fixe sont dans les pieds et dans la cervelle.

Les domaines, touchant à nos racines les plus profondes, éthiques, esthétiques, métaphysiques, ne se prêtent à aucune investigation scientifique ; leur essence est mystérieuse, et seul un regard poétique peut en extraire une musique allusive. Les habitués des statistiques et des théorèmes ont beau se moquer du poète, incohérent ou balbutiant, eux-mêmes émettent, dans ces domaines, des avis autrement moins signifiants et plus niais.

Tout le monde est persuadé d'être le plus sujet au doute critique. Mais le vrai doute, le doute compatissant, complaisant et presque complice de la vérité à abattre, est rare.

Le doute n'est pas un flair du faux (charlatanisme délibéré), mais une liberté du vrai (imposture fatale). Douter, c'est horror vacui, c'est la reconnaissance de la vacuité des choses et la volonté de la remplir.

Les convictions seraient la lie de l'esprit. Mais sans en avoir goûté l'amertume, on n'apprécierait pas assez l'ivresse, qui les précède.

Prendre, à tous les coups, parti du chaos, face au système, est puéril ; il faut les défier, tous les deux, le premier avec du génie, à la recherche d'une nouvelle harmonie, le second avec de la passion, pour provoquer une nouvelle secousse. Frayer avec le génie, tout en fréquentant la passion, s'appelle avoir de la hauteur dans sa vie sentimentale.

L'incertitude nous fréquente tous et met à l'épreuve notre force de probité. C'est notre rôle dans la pièce courante qui détermine si nous allons la déguiser ou la travestir, l'exhiber dans ses oripeaux ou l'étouffer dans des paillettes de la certitude.

La rigueur ne mène qu'au nécessaire, il faut de la passion, pour accéder au suffisant.

Oui, il est appréciable, l'étonnement donnant lieu aux questions profondes ; mais j'apprécie davantage l'étonnement, surgissant des réponses hautes, même si je n'en perçois pas la question.

La conscience exhibe plus d'obscurités, que l'inconscience n'en dévoile de clartés.

Dans le naturel on agit, dans l'artificiel on crée. Tout ce qui est naturel - le cœur ou l'âme - aspire à la clarté. Survient ce sacré esprit et nous livre à une nouvelle et époustouflante obscurité.

L'âme vit de l'invisible, et l'esprit lui en fournit de nouveaux mystères, dont est prodigue la bonne nature : « La nature ne nous présente l'invisible qu'en mystères » - J.G.Hamann - « Die Natur unterrichtet uns von dem Unsichtbaren in lauter Rätseln ».

Seule une clarté de tête peut rendre un vague à l'âme.

Les meilleures rencontres sont nocturnes. Les meilleurs adieux sont diurnes. Il vaut mieux, que le premier pas soit impénétrable et le dernier - inoubliable. De nuit, les contours flottants rapprochent ; de jour, l'accommodation du cœur éloigne.

Jadis, la médiocrité se réfugiait dans le vague, aujourd'hui elle se sent plus à l'aise dans la clarté. Être « l'ombre : ou trace des ténèbres dans la lumière ou trace de la lumière dans les ténèbres » - G.Bruno - « l'ombra : o traccia di tenebra nella luce, o traccia di luce nella tenebra ». Maîtriser la répartition des ténèbres et des lumières est le signe d'un artiste. Par exemple, la clarté de ce qui s'éteint, l'obscurité de ce qui éblouit. « Il faut souffler sur quelques lueurs, pour faire de la bonne lumière »** - R.Char.

Bien que tu ne te sois pas trouvé, ne te perds pas.

Rien que de belles ombres, même dans l'oubli des choses nécessaires, même d'une méchante lumière - ma réplique à Nietzsche : « rien que de la lumière, même par-dessus de méchantes choses »* - « Licht, nur Licht auch über schlimme Dinge ».

Le doute est toujours un recul, il n'est donc jamais de l'inertie comme la plupart des affirmations, qui n'aiment pas voir des horizons s'effondrer.

Ma force est une lumière ; mais mes tableaux ne sont remplis que des ombres, que peignent mes faiblesses. Être créateur, c’est savoir tirer profit de ses faiblesses.

Dans l'urbanisme de l'esprit, le doute, contrairement à la foi, s'occuperait de voirie plutôt que d'architecture. Entretenir les impasses, où sont logées des vérités. L'ironie serait au service social : brasser les niaiseries et loger les révélations aux mêmes adresses et sous les mêmes enseignes.

Pour sortir du temps, la négation est aussi stérile que l'acquiescement. La bonne voie est la hauteur de l'éternel retour, à rebours du progrès et du doute ; elle est la vie aux frontières et non pas leur franchissement. Même Lao Tseu se fait contaminer par la bougeotte : « Sortir, c'est vivre ; entrer, c'est mourir ».

On a beau savoir mesurer, c'est la mesure qu'il faut inventer ! « Là où la lucidité règne, l'échelle de valeurs est inutile » - Camus.

L'une des fonctions de notre soi inconnu consiste à nous rendre ouverts, c'est à dire donner un sens à notre élan vers nos frontières inaccessibles : « Aucune autre contrainte ne pèse sur le soi, sauf celle de poser les limites, qu'il peut pousser jusqu'à l'infini »** - Fichte - « Das Ich steht unter keiner anderen Bedingung, als unter der, daß es Grenzen setzen muß, die es in die Unendlichkeit hinaus erweitern kann ».

Le fanatisme le plus froid et féroce naît dans un excès de clarté ; les passions obscures habitent les anges, en proie aux rêves de solitaires, et non pas les démons, avec leur prurit des actes, tournés vers les autres.

Deux projections humaines de la féerie du monde, grandiose et tragique, - le sens et la beauté. Le doute approfondit le premier et profane la seconde. La beauté dominée par le sens est à l'origine de l'homme inconsolable.

Le langage n'est jamais neutre ; ma raison ne peut pas se libérer des caprices langagiers, comme elle ne peut pas s'abstraire de mon tempérament et de mon goût. C'est pourquoi l'importance que Goethe ou Heidegger attachent aux remarques pures (qui n'existent pour ainsi dire jamais) est une louange de la pesanteur au détriment de la grâce.

Abondance de lumière, sans qu'aucun feu ne l'entretienne - l'une de ses inventions, qui forment le futur robot. Abondance d'espace, abondance d'espoir, abondance d'esprit - qui ne sont ni pour nous ni à nous ni en nous, nous, les ombres chaudes, ignorant notre lumière.

Tous, d’une manière ou d’une autre, veulent connaître la vie. Mais le consommateur envisage la vie comme une solution, le penseur – comme un problème, le poète – comme un mystère. Et puisque nous portons en nous, tous, un peu de ces trois personnages, nous apprenons à agir, à créer, à rêver. L’absence d’une seule de ces facettes compromet gravement la qualité de l’ensemble.

Dans le monde, il n'y a que de l'ordre, projeté partiellement dans notre conscience, qui, essentiellement, est vouée au chaos. Et puisque toute écriture est un va-et-vient entre le monde et la conscience, il est plus bête de se refuser au système que de le chercher. Il est également bête de chaotiser le monde et d'harmoniser, à outrance, la conscience.

Dans l'écriture, la fausse clarté est plus bête que la vraie obscurité. Il ne faut pas rendre la chose plus nette que ne la voit mon regard. La bonne écriture part d'une soif ; et la clarté est la voix du repu : ce qui est bien digéré s'exprimerait en termes clairs. L'honnêteté et la netteté ne sont que de pâles lumières, ne valant pas grand-chose sans un beau jeu de mes ombres dans un Ouvert ; si j'échoue à les incorporer à ma pensée, celle-ci ne sera que claire, c'est à dire fermée.

Je préfère mes passages-éclairs dans le royaume des ombres, où rien ne marche, au séjour prolongé dans la république des lumières, où rien ne danse.

Ignorer ce que nous savons est une bonne astuce de créateur d'idiomes, qui finit par n'apprécier que le savoir de ce que nous ignorons.

L'erreur du mensonge est de ne pas afficher sa date et se croire aussi éternel que la musique. La vérité honnête, en revanche, marque son champ en reconnaissant qu'elle est aussi passagère que les faits. « Je n'ai rien contre le mensonge, mais je déteste l'imprécision » - S.Butler - « I do not mind lying, but I hate inaccuracy ».

Chercher à atteindre la face voilée de l'astre - ils appellent ça rêver ! Rêver, c'est vivre de ce que dévoile sa haute orbite, le revers n'éclipsant jamais l'endroit en qualité des ombres.

On cherche le mieux ce qu'on est certain d'avoir déjà en puissance, on cherche la forme d'un contenu plus consistant que le mot, plus rigoureux que la réalité. Chercher ce qu'on n'a pas est pratiquer le coup de dés. La science et l'art opposés au hasard.

La même exigence doit dicter les seuils de clarté ou d'obscurité, au-delà desquels l'objet quitte le domaine de l'art. Seuls les grands osent l'harmonie du clair, mais l'harmonie de l'obscur est plus chaude.

Tous nos mondes de fictions ou de rêves se projettent sur ou sont projetés par la réalité, indépendamment du degré de notre franchise, notre imagination ou notre intelligence. Le réel se présente à nous par nos yeux (la beauté), notre esprit (le langage), notre âme (la souffrance), notre cœur (la bonté). Même un fou ne quitte jamais le sol du réel, car il a un langage.

Que je feigne tout ignorer de l'être de la chose (épochè) ou bien que je m'arroge le droit de la connaître au fond, ma description de cette chose est question de mon intelligence et de mon talent et non pas de mon attitude phénoménologique ou dogmatique. La méthode philosophique n'existe pas, elle ne peut être que scientifique, et une philosophie scientifique est une invention des nigauds.

Gymnastique de la rigueur : réussir, brillamment, à employer une incertitude alternative, rebelle à l'embrigadement dans des régiments syllogistiques.

La conscience de mon soi inconnu - me munir du regard, que je mettrai au-dessus et des choses perçues et des idées conçues (je pourrai l'appeler, comme Nietzschemon univers inconnu interne – unbekannte Welt in mir). La conscience de mon soi connu - me voir, bossu ou déçu.

Pyrrhon : « Comment peut-on savoir si le sage est sage ? » - par trois choses : par la rigueur de la descente au degré zéro de la raison, par le confort de la solitude qu'on y découvre et par la nature de la résignation de n'y trouver ni fenêtres ni toit.

Que me font les poids et places, dont l'attribution est le seul mérite de la rigueur dans l'art, si je crée dans l'impondérable et le dépose dans mes ruines, conquises de haute lutte !

Ils savent ce qu'ils disent, sans le savoir chanter ; je m'efforce de chanter, sans savoir ce que j'en dis. De nos jours, il faudrait inverser l'adage : « Où est l'esprit, là est le chant » - proverbe latin - « Ubi spiritus est cantus est ». Leur visée - être cacique des caciques ; j'ambitionne le genre du cantique des cantiques.

Qui gagne à dissiper le vague ? - un imitateur, un jaloux, un comptable. Qui gagne à en multiplier les effets ? - un amoureux, un rêveur, un créateur.

Les notions mathématiques de suite, de limite, de convergence donnent une vision assez nette de l'abstraction temps ; mais aucune intuition ne nous éclaire sur le sens du temps concret, dans l'espace réel et non pas imaginaire, - la perplexité augustinienne reste la nôtre.

Dans ce monde il y a beaucoup plus d'impuretés nettes que de puretés confuses.

Pour comprendre ce que nous sommes, c'est peine perdue, que de faire marcher nos affaires ou raconter nos tribulations ; nous nous mettons à placer l'espoir dans faire danser nos rêves ou chanter nos joies, mais la déconfiture finale de ces introspections ne fait que redoubler notre perplexité. Et l'on finit par se rendre à cette belle évidence : l'incompréhension du soi est la meilleure source de nos enthousiasmes.

Sur les axes essentiels, honte - fierté, force - faiblesse, chaos - ordre, plaisir - douleur, je n'arrive pas à placer les valeurs de mon soi, opération pourtant presque banale, lorsqu'il s'agit des autres ; cette indétermination m'oblige à m'inventer. « Quand je pénètre dans moi, je bute sur le chaud et le froid, la lumière ou l'ombre, l'amour ou la haine » - Hume - « When I enter into myself, I stumble on heat or cold, light or shade, love or hatred » - ce n'est pas dans un bloc de marbre qu'il me faudra sculpter ma statue crédible, mais ex nihilo.

Étranges étiquettes - « inutile et incertain » - que Pascal attribue à Descartes, tandis que celui-ci n'est justement qu'utile et certain. Comme ce lourdaud de Spinoza bourré de connaissances pratiques et traité par Voltaire de « subtil et creux ».

À tous les illuminés-prophètes, dont la première lumière tourne irrévocablement en éclairage public, je préfère un enténébré poète, dont les dernières ombres servent de fond à mon étoile. « Je suis fils de la nuit. Ne suis ni prophète ni médecin, mais conducteur des âmes » - Homère.

La clarté dans la tête - irremplaçable pour mieux cerner mon vague à l'âme.

Plus achevé est l'autoportrait, que je dessine, plus faux et reproductible il est. Et je renonce aux traits nets au profit des points sans modulations visibles.

Avec des requêtes, on est en proie au problème ; on ne peut y être qu'intelligent. Avec la réponse, on se détend dans la solution ; on peut y être heureux. Mais avec une requête totale, où aucun mot ni image ne sont encore nés, on ne peut être qu'un sage malheureux ou un sot angoissé, c'est à dire - être passionné, être dans le mystère.

La lumière pragmatique inonde le quotidien des hommes, qui vivent de plus en plus dans l'illusion d'un milieu sans ombres. D'où la chute de l'art et de la philosophie, qui ne vivent que des ombres. « Au fond de chacun, il y a son noyau inconnu, masse d'ombre, qui joue le moi et le dieu »*** - Valéry. Dieu voulut, à l'opposé de Nietzsche, que ce noyau fût fait de faiblesses (« Kern voll Schwäche »*** - Rilke !) ; dans l'inconnu de la volonté de puissance il y a autant de sources d'ennui que dans le connu de nos défaites : « L'inconnu passe pour grandiose » - Tacite - « Ignotum pro magnifico est ».

Tant de mes lumières mesquines doivent être éteintes, pour que je puisse me livrer, ravi, aux ombres projetées par mon seul astre, mon anti-étoile. « Égaliser les lumières, unifier les ombres »*** - Lao Tseu - on s'approfondit dans l'Un, on se rehausse dans l'unification d'arbres.

Quand on a chassé les choses, de son champ de vision, on arrive à cette délicieuse identité entre lumière et ombres, mot et pensée, temps et espace.

Le sot étend le suffisant, le sage approfondit le nécessaire, le délicat hausse leurs domaines de valeurs respectifs jusqu'à ce qu'ils deviennent de vagues constellations scintillantes.

Les profonds : d'austères arêtes en continu reliant des obscurités ; les hautains et superficiels : épris de belles clartés discrètes se riant des arêtes. Dissertations, concentrations.

Ce qui se passa il y a une seconde s’engouffre sans retour dans l’éternité du passé. Tout discours vise donc non pas la réalité mais sa représentation que je porte dans ma mémoire.

Le faible, par son doute naïf, annonce la fin du règne de l'évidence et aboutit à une évidence sans relief. Le fort, par ses certitudes intuitives, rappelle les secousses, sans lendemain, du doute et se bâtit des ruines pittoresques hantées par un doute apaisé.

Ils sont dans une nuit naturelle et ils cherchent des porteurs de lumières ou de reflets ; je suis dans un jour artificiel, où je reconstitue un jeu d'ombres originelles.

Méfie-toi de ton évidence grise ; prends conseil auprès de ton excellence bleue.

J'aime cette indétermination d'échelle de la profondeur-hauteur de Zarathoustra, du savoir-pouvoir des Cahiers de Valéry, du jouir-vomir de Cioran. Cette lecture fait de vous fabricant de balances, inventeur d'altimètres ou de tortures.

Les questions vagues et les réponses flagrantes - tel est le goût du temps. Les questions nées d'une lumière, les réponses produisant de beaux jeux des ombres - tel devrait être mon exigence.

La plus précieuse sagesse de la vie : savoir de quelle illusion il faut se débarrasser et à laquelle - s'accrocher. Fractions futiles et fictions utiles (« fictions légitimes » - Montaigne).

L'édifice artistique débute par la profession d'un style couronnant final, pour se terminer par le test des fondations. Il s'avère, que bâtir sur l'inconnu est le seul moyen d'accéder, un jour, au statut envié de ruines et d'éviter celui de terrain vague ou d'épave. « Mes efforts sur des chantiers échoueront sur un rivage, pour y traîner comme une épave ruinée » - Goethe - « Meine Bemühungen ums Gebäu werden an den Strand getrieben und wie ein Wrack in Trümmern daliegen ».

Ce qui est certain me permet de m'entendre avec les autres ; ce qui est incertain - de m'entendre moi-même. Les sceptiques, qui ne s'intéressaient qu'à l'incertain, étaient peut-être les meilleurs spécialistes du soi.

Ils cherchent ce qui est indubitable et ils appellent cette recherche – le doute ! Le doute est une ignorance créatrice.

C'est par le choix des lieux, dignes qu'on s'y perde, qu'on reconnaît le mieux son âme-sœur. Là où l'on se connaît, règne la logique tribale, artisanale ou minérale. « Se connaître est la démangeaison des imbéciles » - Bernanos. On ne connaît que ce qu'on partage : « Se connaître, c'est fatalement prendre sur soi le point de vue d'autrui » - Sartre.

La bonne lumière est donnée à tout le monde ; c'est le choix des choses et surtout des écrans - forme et fond ! - qui nous classe parmi les créateurs, initiateurs des jeux des ombres.

Chez le bon artiste, on goûte la fraîcheur des ombres et devine la haute lumière, qui les projette. Chez le mauvais on devine la vanité des plates lumières, sans fraîcheur ni ombres.

Mon jeu d'ombres est pris, par des yeux délicats, pour lumière. Cette interchangeabilité est une véritable chinoiserie de yin (les ramages et les feuilles de l'arbre) et de yang (le tronc et les branches). Peu m'importe votre lumière aux cimes ; je la développe, ou plutôt je l'enveloppe de mes ombres : je m'adosse à la ferme lumière, pour mieux affronter les ombres dansantes. Et vos ombres radicales ne m'émeuvent que si j'en devine le soleil : « Ceux qui sont hideux au soleil ; ceux qui gagnent à accueillir le froid et l'obscurité » - Canetti - « Menschen die an der Sonne gehässig werden. Menschen, denen Kälte und Finsternis gut tun ».

Joli paradoxe : de la profondeur nous vient la lumière impassible, et la hauteur ne nous envoie que des ombres scintillantes.

En quelle saison veux-tu unifier ton arbre ? Veux-tu privilégier la fleur, le fruit ou le bois de chauffage ? La lumière de sa cime, l'ombre de ses ramages, la ténèbre de ses racines ? Ce qui est visible, ce qui est lisible, ce qui est intelligible ? « Les principes philosophiques sont les racines de notre pensée et de notre volonté ; c'est pourquoi ils ne doivent pas s'exposer à la vive lumière »** - Nietzsche - « Philosophische Grundanschauungen sind die Wurzeln unseres Denkens und Wollens : deshalb sollen sie nicht ans grelle Licht gezogen werden » - cette préférence de la hauteur ne nous rend pas moins profonds, mais moins bavards.

Créer de l'ordre, dans les limites d'un langage fixé, est une banalité. Y introduire du désordre, pour créer un nouveau langage, est une chose rare.

Il n'y a rien de connu qu'on ne pourrait pas rendre, derechef, encore plus caché ou secret. Le contraire, évangélique, est bon pour intimider le désordre du menteur, mais non pour intimer l'ordre au mentor.

Parmi les choses, auxquelles l'art réussit à donner une forme, il y a toujours plus de sujets de négation que d'acquiescement, d'excentricité que d'authenticité. L'image de mon être est dans la forme évasive du vase et très peu dans son contenu compréhensible. Donc, ni métamorphose (perfectionnement, sacrifice, développement) ni préservation (authenticité, sincérité, fidélité), mais - création (forme, enveloppement, modelage). C'est ainsi qu'il faut comprendre Canetti : « Ce qui est sans forme ne peut se métamorphoser » - « Das Gestaltlose kann sich nicht verwandeln ».

Les mots, qui ne portent que la lumière du monde, finissent dans la grisaille des archives, où se résument nos solutions. Les mots, dans lesquels se reflètent les ombres d'un poète, s'éclatent en tant d'arcs-en-ciel, portant nos mystères. « La Sibylle clame les mots sans lumière » - Héraclite.

Il y a en moi ce que je crois et connais, et ce dont je me méfie et ignore. Je m'évertue à ne parler à autrui qu'au nom de la seconde facette, la première étant commune à tous. Savoir l'esprit de l'homme empêche de le connaître côté âme. Mais il faut croire en son ignorance de soi ; c'est ce que voulait dire Lao Tseu : « Si tu ne crois pas en toi-même, personne ne te croira ».

Dans ma Caverne du nécessaire, la lumière du possible me fait admirer les ombres de l'impossible. À R.Char, l’impossible sert de lanterne ; à Derrida - de matériau : « La seule invention possible, l'invention impossible ».

L'esprit reste en contact avec la profondeur et l'âme – avec la hauteur, puisque celui-là a des pieds et celle-ci – des ailes. L'indécision provient, le plus souvent, de l'âme. « Si mon âme pouvait prendre pied, je n'essaierais pas, je me résoudrais » - Montaigne.

Deux sortes disjointes de lieux : ceux où je me montre et ceux où je me cache. La seule illusion architecturale durable, qui permettrait d'exercer ces deux modes d'existence au même endroit, semble être les ruines.

Quand je découvre l'éphémère de ce qui est le plus solide, et le solide - de ce qui est on ne peut plus éphémère (« Seul l'éphémère dure »** - Ionesco), rien ne s'écroule dans ma tour d'ivoire ; mais je révise la place accordée à son toit, ses souterrains, ses fenêtres, et je vois que, fonctionnellement, mon édifice s'inscrira désormais tout naturellement dans le style architectural des ruines.

Quand ma création touche à la perfection, je suis tenté de proclamer mon invention - réalité suprême : « Ce qui, aux autres, n'est que mystère, symbole, substance invisible, est pour Rilke - une palpable, une parfaite réalité » - L.Reisner - « То, что для других - тайна, символ, невидимая субстанция - для Рильке осязаемая, совершенная реальность ».

Tu fais bien, en dissipant le vague autour du secondaire, des problèmes, en y apportant de la lumière. Mais méfie-toi de l'inertie, qui te ferait profaner l'obscurité sacrée du mystère. Ou, pire, - te désintéresser de toute lumière, au milieu des solutions incolores.

Avec le connu, on n'a besoin que de normes et d'empreintes ; c'est dans la mesure que l'on touche à l'inconnu, que le style se met à compter ; le mode inscriptif y paraît le seul valable, le descriptif, le prescriptif et même le proscriptif étant plutôt bêtes.

M'être familiarisé avec toutes les meilleures plumes du monde tua en moi le lecteur ; aucune chance que je tombe encore sur un auteur à la hauteur de Nietzsche, à l'intelligence de Valéry, à l'ironie de Cioran. La source livresque s'est définitivement tarie. De bonnes soifs ne peuvent dorénavant jaillir que de moi-même.

Mon visage ne se donne ni au discours ni aux couleurs ni à la musique. La première sensation est celle d'un voile, que je cherche à rendre le plus fidèle possible. Du maximum de la fidélité seconde naît le seul décalque crédible - le masque. « C'est lorsqu'il parle en son nom propre que l'homme est le moins lui-même. Donnez-lui un masque, et il se dévoilera »** - Wilde - « Man is least himself when he talks in his own person. Give him a mask, and he will tell you the truth ».

Quand je me serai rendu compte, que ce qui projette les plus belles ombres est ma propre étoile, que mes murs ne peuvent pas tenir longtemps debout, que toute sortie est plus que jamais sans objet, que ma profondeur n'est qu'une hauteur mal renversée, - je reconnaîtrai, que ma Caverne devint mes ruines.

Dans notre Ouvert humain, tant de suites de pensées, d'images ou d'émotions, qui tendent vers notre commencement miraculeux ou vers notre fin abyssale, et aboutissant, toutes, aux valeurs-limites hors de nous, inspirant l'amour ou la terreur. Mais, contrairement à ce qu'en pense Hölderlin, ces deux bornes s'ignorent.

Deux manières d'amplifier le possible : modifier le modèle - par ajout, suppression, substitution - ou inventer de nouvelles requêtes, représentation ou interrogation. Deux manières de filtrer le nécessaire : conditionner le modèle par des hypothèses topiques et le langage - d'hypostases tropiques.

Je ne m'éclaire pas de la pensée d'autrui, je l'éclaire, mes horizons lui servant d'écran.

Mes ombres doivent témoigner, que je ne me faisais pas d'illusions sur ma proximité d'avec des astres.

L'optimiste résiste à l'incompréhensible, le pessimiste s'attriste du compris.

La philosophie : ne s'intéresser qu'aux mystères, les traduire en problèmes, se désintéresser des solutions en laissant à chacun atteindre les siennes, à sa portée.

Comme de toutes les matières discursives, on attend de la philosophie - des problèmes bien formulés et des solutions bien vérifiables. Et la plupart des professionnels obtempèrent à cette exigence sociale et oublient que la philosophie est l'art d'entretenir le mystère. « Pour un penseur libre, la philosophie ne cesse jamais d'être une énigme » - Husserl - « Keinem Selbstdenker hat die Philosophie aufgehört, ein Rätsel zu sein ».

Mieux je me peins - plus je m'ignore et mieux je me comprends. Et je comprends, que les autres ne me connaissent que d'après caricatures.

L'art de douter d'un savoir est plus délicat que l'art de le maîtriser. « Si tu veux m'apprendre quelque chose, apprends-moi, en même temps, à en douter » - Ortega y Gasset - « Siempre que enseñes, enseña a la vez a dudar de lo que enseñas ».

Moi, en chevalier errant ? Ou mon étoile en astre errant ? Sur un chemin - mes pas errants ? Non, dans mes ruines, laisser l'errance à mon regard, fidèle à mes abattements ou enthousiasmes.

La musique ne peut sauver un discours que s'il est impénétrable. Les obscurités pénétrables (Mallarmé et Valéry) dépendent beaucoup moins de la musique ; une fois l'œuvre pénétrée, ou bien on s'aperçoit, que le tambourinage est son interprétation la plus juste (Mallarmé), ou bien qu'une orchestration, plus subtile qu'à première ouïe, s'impose à notre esprit (Valéry).

Mon écrit, pour rendre mon regard, passe, hélas, par le double filtre de la raison et de la langue ; et le résultat, ce n'est pas mon visage, mais son pâle reflet, à contrecœur. On vit dans l'éthique, on conçoit dans le mystique, on évalue dans l'esthétique et l'on écrit dans le pragmatique.

Ce qui est le plus fécond, ce n'est ni la solution issue des réponses, ni le problème entrant dans des questions, mais le mystère jaillissant des images. Comme le Parménide ou la Caverne de Platon, ou la Procession plotinienne, ou l'éternel retour nietzschéen. Et la réalité, que nous ne pouvons appréhender qu'en images ou en tropes, n'est pas moins mystérieuse.

Qu'est-ce qui me plonge dans une folie désirable, différente de celles qui sont à portée de tout le monde ? - c'est le choix d'un bon moment, pour la déclencher, et de bonnes choses, pour en recevoir des empreintes. Le goût et la maîtrise plutôt que le désir et l'abandon. N'y est pas fou qui le veut, mais seulement celui qui le peut.

Le doute en soi n'est pas meilleur que la certitude. C'est son sujet, ou mieux, les rapports nouveaux entre ses objets, qui le parent d'ombres et de reflets. Dans la certitude, c'est le projet-passion qui peut l'illuminer.

Après le maintien sournois dans les ténèbres intérieures, voici l'entretien courtois de la lumière extérieure, mais ils sont toujours aussi peu nombreux, ceux qui tiennent à leur propre bougie, ne jetant que leur propre ombre : « Je rendrai l'électricité si accessible, que seul l'aristocrate se permettra le luxe de s'éclairer à la bougie » - Edison - « I want to make electricity so cheap, that only the rich can afford to burn candles ».

Les mystères, à force de rester en permanence sous nos yeux, n’inspirent plus la même fascination. « Les miracles, trop fréquentés, pâlissent »* - St-Augustin - « Mirabilia assiduitate vilescunt ». D’où l’intérêt de fermer, de temps en temps, les yeux, pour les recharger de l’envie d’admirer.

Le soi est si loin de ce qui se montre, se dit ou se fait, que ce soit par les autres ou par moi-même, que le désir d'être soi-même - le fondement de la bonne conscience - est une aberration des sots. À moins qu'être soit ce qui subsiste, quand je ferme mes yeux, pour créer un écran, et ma bouche, pour laisser parler ma plume, et quand je laisse tomber mes bras, pour jouir des images insaisissables.

Les certitudes sont le lot des commentateurs et des critiques. Chez tout vrai auteur, même réputé tenir mordicus aux systèmes, on trouve du ton dubitatif et humble. Les systèmes inébranlables, qu'on daube, sont le plus souvent des fantômes, nés dans la grise imagination des zoïles. Tout homme ayant assez de hauteur d'âme finit par avoir un système profond, mais il sait, que « même le plus grand des systèmes n'est qu'un fragment »* - F.Schlegel - « auch das größte System ist doch nur Fragment ».

La vie saine est l'intérêt qu'on porte à la lumière, tout en n'en percevant que des ombres. La perte de cet intérêt s'appelle la folie, un tête-à-tête avec les ombres.

On arrive à formuler une bonne philosophie non pas à partir d'un doute du vrai, mais d'un fanatisme du beau ou d'une foi du bon.

De la chose en soi, nous ne percevons, évidemment, qu'une partie, délimitée par nos sens, articulée par notre esprit, résumée par nos représentations et confirmée par nos interprétations. Il n'y a pas de commune mesure entre les choses réelles, leurs modèles et leurs perceptions ; ni coïncidences ni unifications ni comparaisons n'y sont possibles - les ponts entre ces mondes sont jetés par l'esprit arbitrairement, sans aucune règle clairement formulée, et à travers la représentation et la donation de sens.

En philosophie, prétendre à la rigueur d'un discours ne peut avoir que deux origines : ou bien ce discours n'est pas philosophique, ou bien l'auteur n'est pas intelligent. La philosophie devrait ne s'occuper que des questions sans réponse univoque.

Un mystique, ce n'est pas celui qui veut voir en tout un mystère, pour chatouiller son goût ou ses caprices, mais celui qui le peut voir, grâce à son regard et son intelligence.

La naïveté – croire penser, grâce à la raison unique ; la lucidité – penser croire, car les raisons sont multiples.

Savoir se passer de certains nœuds, dans la chaîne : expérience - représentation - langage - interprétation - sens, s'appelle intuition ; ne pas savoir les reconstituer en remontant les passages entre eux, s'appelle bêtise.

Que ce soit l'intuition ou la réflexion, qui guident ma contemplation, j'aboutirai au même tableau, avec la même composition, les mêmes contours et les mêmes couleurs ; et je me mettrai, timidement au début, à me fier à la seule invention, pour constater, que non seulement le monde n'y perde rien de son authenticité, mais qu'il y gagne beaucoup en vivacité et en musicalité.

Je sais d'avance, que, quels que soient mes serments de fidélité à l'un des royaumes de la pensée, très rapidement je n'en serais plus un digne sujet, j'en serais même un exilé, marqué de lèse-majesté irrépressibles. C'est là où se trouve la différence entre un ironiste et un sceptique.

Ce n'est pas en connaissance, mais en appétence de soi, qu'il faut progresser : il faut se vouloir à défaut de se connaître. Se connaître voudrait dire maîtriser la tension de ses cordes (« il faut se connaître, pour régler sa vie » - Pascal), mais, pour interpréter une belle mélodie, d'autres dons sont plus vitaux.

Le soi inconnu surgit de la nature, et le soi connu provient de la culture. Le second formule des problèmes et en cherche des solutions ; le premier en garde le mystère, dont l'absence trahit le poids du troupeau et témoigne du manque de personnalité.

Chez un maître, et les buts et les contraintes sont ce qui reste invisible dans le résultat. Nietzsche se donne pour but la transformation (Umgestalten), et moi je surveille surtout ma contrainte – éviter, par filtrage, tout ce qu'un autre aurait pu dire à ma place. Mais nos résultats peuvent se mettre à l'unisson, tout en refusant toute amplification ou propagation.

Vu du côté de la lumière, la vie ayant abouti à un livre et la parole étant traduite en chant, on dit : « J'ai vécu comme une ombre ; et pourtant j'ai su chanter le soleil » - Éluard. C'est l'intensité de la danse des ombres, et non pas l'intensité de lumière en marche (l'angélologie avicennienne ou thomiste), qui fait reconnaître l'ange.

L'homme et ses cibles : l'un finit par s'abîmer dans leurs fondements, l'autre n'arrive plus à se détacher des traces, que ses flèches avaient laissées dans les choses, le troisième, poète ou philosophe, comprend, que, pour les toucher, il faut toujours viser plus haut, il se voue à la hauteur de l'azur ou de la pensée. Mais tous meurent, le carquois plein (A.Chénier n'est pas le seul à plaindre), car, bêtement, ils font flèches de tout bois.

La sagesse et la puissance sont tout de maîtrise des contraintes et très peu de savoir des sources et fins. Déjà, Platon voyait dans l'égocratie, ou la maîtrise de ses propres contraintes (la tempérance), – le plus haut des biens. Parmi les contraintes : la méconnaissance de soi et la maîtrise d'autrui - presque le contraire de Lao Tseu : « Connaître autrui est intelligence ; se connaître est sagesse. Maîtriser autrui est force ; se maîtriser est puissance ».

Il n'y a jamais de mystère dans la pensée, seul le regard peut s'en colorer, à la lumière du rêve : « Ce que je trouve ne se produit que comme dans un irrésistible rêve » - Mozart - « Das Finden geht in mir nur wie in einem starken Traume vor ».

Le sage compromis entre moi et autrui serait l'ubiquité : « Tout homme est deux hommes et le véritable est l'autre » - Borgès - « Todo hombre es dos hombres y el verdadero es el otro », ou l'ignorance étoilée : « Je me suis toujours été un autre » - R.Gary. Même la généalogie du soi connu s'écrit sur les deux volets du diptyque : l'enfant de l'époque et l'enfant inactuel, c'est le second qui se trouve plus souvent du côté du meilleur soi, de l'inconnu.

Se connaître signifierait unité du sujet et de l'objet, projet digne des robots. On peut comprendre ce que fait et même ce qu'est mon soi connu ; l'essence de mon soi inconnu me restera toujours incompréhensible, sans être un objet, il me souffle des projets. Ce qui est proche devient si vite muet : « Je ne me connais pas, et Dieu m'en garde » - Goethe - « Ich kenne mich auch nicht, und Gott soll mich auch davor behüten ». L'autoscopie ne sert à rien, seule l'autoécoute est utile dans la recherche de ta meilleure source, celle de la musique.

Je suis inondé de cette lumière, qui existe avant tout langage et ne vaut que par sa source mystérieuse, refusant toute reproduction verbale. « Les pensées sont les ombres de nos sentiments » - Nietzsche - « Die Gedanken sind die Schatten unserer Empfindungen ». Quand on tient à l'intensité, tout reflet par le mot prend inexorablement la consistance des ombres.

L'ambition suprême de ma réflexion, face à l'insondabilité et l'ineffabilité de mon moi : être une belle ombre d'une lumière inaccessible, ombre projetée en hauteur. Je plains ces piteux connaisseurs ou maîtres de leurs soi-mêmes transcendantaux ou immanents, se vautrant dans leurs profondeurs viabilisées : « L'objectif suprême de ton évolution : devenir maître de ton soi transcendantal, être le soi de ton soi » - Novalis - « Die höchste Aufgabe der Bildung ist, sich seines transzendentalen Selbst zu bemächtigen, das Ich seines Ichs zu sein ». Quand je suis dans la forme, je ne peux être que dans le nous dialogique, du côté des ombres.

À quoi dois-je m'attendre, si je mets au centre ce qui m'est le plus énigmatique et impénétrable, moi-même ? - au jeu passionnel des ombres, à la perte de repères, au vertige. Et qu'ils sont sots, ceux qui se disent : « placez-vous au centre, et le vrai, le juste et le paisible vous appelleront » - Emerson - « place yourself in the middle, and you are impelled to truth, to right and contentment ». L'arbre, lui aussi, n'a pas de centre compréhensible, ce qui le rend sacré.

L'âme est en charge de mes valoirs et de mes vouloirs, donc de ma noblesse et de mes passions. L'esprit, lui, s'occupe de mes pouvoirs et de mes devoirs, donc de mes lumières et de mes actes. Mais les deux ne sont que deux fonctions d'un même organe, d'une méta-âme ou d'un méta-esprit, l'organe qui doit entretenir le prestige de l'obscur dans les affaires de l'âme et la dignité du lumineux dans celles de l'esprit.

Deux attitudes devant l'écriture : partir d'une question (à laquelle personne n'aurait encore apporté de réponses) et creuser des réponses profondes ; partir des réponses déjà connues, les traduire en une haute Question, inviter tout lecteur non-aptère à y apporter sa propre réponse.

De clarté en clarté - aboutir, pour s'y illumuner, dans une haute obscurité, accueillante et palpitante. Au lieu de sombrer : « De brouillard en brouillard - clarté plus grande » - Canetti - « Von Nebel zu Nebel größere Klarheit ». La clarté n'est jamais haute ; toute conquête de clartés est un rognement d'ailes.

Le contenu, le frisson de la vie, est de porter un bon regard à une bonne hauteur, où ne naissent encore ni questions ni réponses. La lumière est impure, quand la vie commence par la brûlure des questions, mais avec les seules réponses, elle manque de bonnes ombres.

Un homme me devient intéressant, quand je n'ai pas besoin de chercher la lumière, dont il est l'ombre. La primauté de l'ombre ; l'absence de lumière criarde. « La lumière publique obscurcit tout »*** - Heidegger - « Das Licht der Öffentlichkeit verdunkelt alles ».

Les contraintes, ou le filtrage, ne devraient pas écarter des objets de mes partitions, mais en écarter des angles de vue, des clefs, qui ne promettent aucune musique. Tout objet, sous un regard électif, peut devenir digne de mes cordes : « Je ne cherche pas la définition. Je tends vers l'infinition »** - G.Braque.

Aucune sophistique ne pallie le mauvais goût ; mais le bon goût conduit toujours à une sophistique extérieure, en délicat équilibre avec la dogmatique intérieure. Le dogmatique est celui qui enflamme son esprit des croyances ; « le sophiste est celui qui purifie son âme des opinions » - Platon.

Soit une chose, C, son implexe, Im, et notre parcours, P, au-dessus de la chose, entre les moments t1 et t2, vécu avec l'intensité In. Héraclite nous dit, que l'égalité, C(t1) = C(t2) est impossible ; Nietzsche nous suggère qu'avec In suffisamment grande, cette égalité est métaphoriquement possible - l'Éternel Retour ; Valéry dit qu'il n'y a pas de choses, que des implexes, qui sont toujours unifiables, Im(t1) = Im(t2), - l'Éternel Présent.

Le monde devient si translucide, si bien viabilisé et éclairé, qu'on a le droit de s'interroger : qu'y fais-je avec mes ténèbres ? Et dire que jadis on pouvait clamer, fièrement et bêtement : « Comment émettre de la lumière dans ce monde envahi par les ténèbres ? » - Dostoïevsky - « Как светиться в мире, утопающем во тьме ? ». Émettre, allumer des rêves, une fois dans les ténèbres, serait une autre issue.

L'intelligence supérieure se reconnaît dans les lacunes volontaires, dans ces hiatus, qui ne sont que respect du mystère, quand toute autre forme de liaison, discursive ou conceptuelle, profane le vide sacré. Ce vide est de la famille des fadeurs chinoises, gardiennes de la plénitude.

La puissance a deux domaines d'application : la représentation et l'interprétation. La création ou la réflexion. Chez le créateur, ce n'est pas la monade - volonté de puissance - qui le résume, mais la dyade - la volonté et la puissance - qui constitue un véritable axe de sa personne : la volonté gît au fond du soi inconnu et la puissance forme le soi connu. Dionysos est dans la volonté charnelle, que la puissance spirituelle d'Apollon traduit.

Mon soi n'est bon qu'en tant qu'outil ; le dissimuler ou chercher son authenticité sont deux bêtises d'égale banalité. Parler de soi, ce n'est pas trahir mon soi : « Parler beaucoup de soi est un moyen de se dissimuler » - Nietzsche - « Viel von sich reden ist auch ein Mittel sich zu verbergen » - c'est se tromper de matière ; le soi en tant que matière n'est pas plus révélateur que n'importe quelle chose ; le soi en tant qu'outil, c'est le mot, éclipsant la chose.

L'intelligence discursive ou l'intelligence métaphorique, la maîtrise des moyens ou la formulation de contraintes, l'ampleur de l'ouïe ou la hauteur du goût ; on comprend la différence entre elles, en remarquant que les meilleurs avocats ne sont pas du tout les meilleurs juges.

Le visage est toujours problématique ; la parole sans grâce le réduit au grade de solution lisible, la parole inspirée en fait un mystère visible. La lumière de la parole est dans le soi inconnu, l'inspirateur, et les ombres se forment par le soi connu, le créateur. Le bonheur - dédier mon mot à un visage, qui en devient vivant, tout en restant incompréhensible : « Écrire, c'est affronter un visage inconnu » - Jabès.

Leurs théories du soupçon ou du déguisement partent de l'hypothèse d'une authenticité possible, dans le verbe ou dans le geste, qui rendraient fidèlement notre moi, habituellement inavouable ou indépistable. Authenticité impossible, car seule l'invention-création (que Valéry appellerait transformation, car toute création est de la traduction, ce qui suppose un original à transformer) est le vrai visage de l'homme, la visagéifiction. La seule vraie différence entre artiste et mouton-robot est dans les deux acceptions du terme de modèle : le second reproduit le modèle courant, le premier en crée une représentation nouvelle.

Toute science a un versant artistique ; mais là où une question n'admet plus qu'une seule réponse, l'art est impossible. Comme, d'ailleurs, la philosophie : « Philosophie, somme de tous les sujets, sur lesquels il est possible de différer d'opinions » - Valéry. La chouette de Minerve, qui ne prenait son envol qu'à la tombée de la nuit, le savait.

Avoir de la profondeur veut dire connaître à fond tous les niveaux intermédiaires ; avoir de la hauteur - les ignorer altièrement.

Aucune extase devant ce qui est compris ne vaut celle de l'incompréhensible.

Le fanatisme est bon, quand ses réponses, dues au goût, sont floues et le scepticisme - quand ses questions, dues à l'intelligence, sont nettes : « Rien de plus bête que le scepticisme vague » - Valéry.

Ils n'ont que le vague et le font passer pour le sentiment ; je n'ai que le sentiment et je ne le rends que par des ombres, ombres le contraire du vague.

Le libre arbitre a ses merveilleuses lois, qu'il ne nous appartient pas, hélas, d'explorer, mais seulement d'admirer en silence. Pourquoi Loi plutôt que Chaos ? Pourquoi Valeur plutôt que Mesure ? Pourquoi Frisson plutôt que Calcul ?

Le sage n'abandonne pas ses convictions, il abandonne le langage vieux jeu, dans lequel elles furent énoncées.

Dans l'exposé de ce qui est connu, tous les hommes atteignent des statures comparables ; c'est dans le style de nos attouchements de l'inconnaissable, que notre vraie valeur s'affirme. Et Wittgenstein : « Moins tu te connais et te comprends, moins grand tu es » - « The less somebody knows & understands himself the less great he is », n'y est bête qu'au second degré.

Ce qu'on connaît est presque sans importance pour la qualité de notre écriture ; c'est dans la docte ignorance que se manifestent le mieux nos frissons et nos recherches : « Qui questionne et s'étonne a le sentiment de l'ignorance »** - Aristote. Elle accompagne l'étonnement jusqu'à sa chute dans une certitude passagère. La docte ignorance est l'aboutissement glorieux de la science (où elle s'appellera savoir indocte) et le début lamentable de la philosophie (où elle s'appellera fidélité à la nature).

Dans l'essentiel, toute recherche de fondements, d'ancrages ontologiques ou affectifs, aboutit au noble néant des ruines, sans dates ni noms, intemporelles et innommables, où l'on frissonne, admire et rêve. Dans l'inessentiel, on a le choix entre l'étable et la salle-machines, où l'on rumine.

Sophistes, cyniques et sceptiques sont de mauvais nihilistes : indifférents, calculateurs ou apophatiques, là où le nihiliste est enthousiaste, créatif et confiant, - dans la fabrication libre de ses propres points d'attache ontologiques. Mais les pires des profanateurs du nihilisme sont ceux qui couvrent de ce beau nom une égalisation loufoque entre l'être et le néant.

C'est l'incompréhension et la perplexité qui rendent la vie désirable. « Donnez un but précis à la vie : elle perd instantanément son attrait » - Cioran. Le sot est plus souvent myope que presbyte : il sait où il va, sans savoir où il est.

Pour vivre du regard détaché des choses vues, il ne suffit pas que je voie que je rêve, il faut ne voir qu'en rêvant.

On commence par trouver la beauté dans les choses vues ; ensuite, on s'imagine qu'elle réside dans nos yeux ; et dans le meilleur des cas, on finit par reconnaître une miraculeuse concordance entre la beauté conçue et la beauté perçue. L'expression de cette harmonie s'appelle regard.

Le bon nihiliste est celui qui reconnaît notre incapacité de formuler des buts dignes de la merveille humaine et qui se résigne à n'en ébaucher que des contraintes. Cerner l'impossible (pour des raisons logiques, esthétiques ou éthiques) est plus prometteur, pour la qualité de ta plume, que de tracer le possible.

On peut chanter le hasard, comme on chante une loi ; il suffit de ne pas présenter ce qui n'est dû qu'à lui comme résultant d'une grande loi. Avoir chassé le hasard de nos modèles (« éliminer le hasard » - Hegel - « den Zufall zu verbannen ») signifierait, que ceux-ci coïncident en tout point avec la réalité, ce qui est insensé.

Il faut que ce soient deux grands vides qui se cognent, pour que l'écho porte loin et fasse sonner le néant. Le poète est calculateur et bâtisseur de vides.

La clarté est possible et souhaitable là où la langue et le sentiment humain peuvent ou doivent être occultés, - dans la science ou dans la technique, par exemple. Rendre claires les propositions (Wittgenstein) n'est pas une tâche philosophique ; la philosophie ne peut s'exercer que dans la réflexion sur les mystères du langage ou de la souffrance humaine. Réfléchir sur le monde, celui des phénomènes ou des noumènes, est une tâche, où le regard philosophique n'est plus d'aucun poids.

Le cogito n'est pas une formule logique, mais une équation à variables, dont chacun crée les domaines de valeurs. Toutefois, pour son père misérable, il relevait plutôt de la physiologie que de la logique : « Sentir n'est rien d'autre que penser » - Descartes - « Sentire nihil aliud est quam cogitare » - voilà que le front plissé, que lui prêtent les acolytes, cède tout son prestige - aux glandes ! Pour être sûr d'exister, il suffit donc, par exemple, d'être caressé, ce qui n'est que du bon sens ! René Descartes profana son anagramme – Tendre Caresse !

C'est ce que je fais de la lumière commune qui fait de moi un mouton, un héros ou un créateur : m'en servir pour mettre au jour des choses cachées, me jeter dans son feu géniteur, la faire oublier par mon jeu des ombres, projetées par mon soi inconnu.

Les représentations conceptuelles ne sont jamais homomorphes ; une infinité de structures et d'opérations de la réalité échappera toujours à nos modèles humains. Mais puisque les seuls modèles parfaits sont des modèles mathématiques, le réel, c'est à dire la perfection même, serait une réalisation de la mathématique, celle-ci étant ainsi l'ontologie même. Au commencement et de la représentation et de l'objet est le Nombre, la seule raison de leur concordance.

Les badauds pensent que les philosophes expliquent le monde, en apportant de la clarté. Or, l’explication du monde est la prérogative des scientifiques, la clarté définitive et figée étant affaire des imbéciles. Il se trouve que les philosophes ne sont ni les uns ni les autres. Les philosophes devraient ne s’occuper que de nos soupirs ou de nos métaphores.

Dans la réalité il n'y a que matière et esprit ; les deux questions correspondantes, à l'origine des sciences et de l'art - pourquoi la pesanteur ? pourquoi la grâce ? - se rencontrent, curieusement, chez S.Weil.

Les yeux sont un organe de l'esprit, et le regard – celui de l'âme ; l'âme, c'est l'esprit, visité par une grâce. « Tout ce que nous voyons sans la lampe de Sa grâce, ce n'est que vanité » - Montaigne - donc, apprécions Son voir plus que le savoir.

Quel sens mettre dans la dissimulation de celui qui, sans être cryptomaniaque, avoue ne pas se connaître ? Le même gâchis que l'authenticité des sots.

Il faut reconnaître : l'éternel retour, pourtant incontournable, est un cercle vicieux. Pour un regard, qui navigue entre la profondeur et la hauteur et arrive à ce constat désabusé : fixer des commencements ou des fins, au lieu de les supposer ineffables, ne fait qu'abaisser nos trajectoires. Et le mythique recommencement archétypal, l'écho du sacré dans l'acte, ne tient jamais ses promesses.

Avec un bon auteur : autant de lectures que de lecteurs. C'est Nietzsche, lui encore, qui s'y fait remarquer ; le surhomme et l'éternel retour en sont les plus beaux exemples ; même Heidegger y fait appel, grossièrement, à l'histoire, à l'évolution des hommes ou à la méta-géométrie (retour à soi-même, la mêmeté comme l'être idéel, contrôlant le tout-étant), au lieu d'y voir l'intensité entretenue comme la seule justification de notre intérêt pour les choses.

N'a le droit de s'appeler mystère que ce qui est solution de Dieu. Le mystère de Dieu est hors de notre portée ; mais il se trouvent des hommes misérables, qui prétendent le pénétrer et en font leur solution ou l'y comparent : « Les mystères divins me conviennent mieux que les solutions humaines »** - Chesterton - « The riddles of God are more satisfying than the solutions of men ».

Les mêmes profondeurs visitent tous les hommes, mais c'est le talent, c'est à dire la hauteur, qui détermine si les tentatives de les rendre resteront platitudes ou se solidariseront avec des envolées. La hauteur ne peut être qu'inventée ; la platitude est bien réelle. « C'est l'excès de la signification suggérée, c'est le fait de transformer le courant sous-terrain en un courant de surface, qui nous abaisse jusqu'à la prose »** - Poe - « It is the excess of the suggested meaning - it is the rendering the upper instead of the under current of theme, which turns into prose ».

Les mauvais chercheurs, en remontant les causes, aboutissent aux fondements, justificateurs et apaisants. Les bons (en rigueur ou en hauteur) y tombent sur le vide : les calculateurs se mettent à clamer leur désespoir, et les rêveurs redoublent d'enthousiasme, à cause de la gratuité prouvée et merveilleuse de leurs premiers emballements.

Nous connaître, c'est connaître notre âme, mais celle-ci est exposée au souffle d'un esprit supérieur, dont tout contact nous est interdit, - celui qui dit se connaître ne connaît que ses glandes. Ou, au mieux, ses muscles : « Ce que je connais de moi-même est ce qui prend part à l'action » - Bergson - c'est à dire une misérable surface de ma face invisible dont la profondeur m'est interdite et que seule réinvente la hauteur de mon âme.

Aux trois éléments - eau, terre, air - sont associés trois courants vitaux : la fontaine, les racines d'un arbre, le souffle - le souterrain, le terre-à-terre, le hautain - la philosophie, le savoir, la poésie ; ils brillent, culminent et se poétisent grâce à la pureté et à l'intensité, ces courants du feu, du génie. La métamorphose de Phénix nous rendra la fontaine, l'arbre et le souffle.

Ceux qui vivent en ruines et vouent leur feu au ciel, peuvent se permettre de dédaigner la lumière domestique, puisque leur premier souci est la qualité des aliments, qui entretiennent la pureté de leur flamme, sans enfumer leur toit inexistant. Celui qui ne voue pas son feu à son étoile « n'illumine pas sa maison, il l'enfume » - Abélard - « Cum ignem accenderet, domum suam fumo implebat, non luce illustrabat ».

Ces deux efforts isolés : ne voir dans la réalité que mystères, ou tenter d'accorder au mystère autant de poids qu'à la réalité, - quand ils ne sont pas coordonnés, le délire te guettera au tournant. « Le monde comme un rêve, le rêve comme un monde » - Novalis - « Die Welt wird Traum, der Traum wird Welt » - la tâche du regard, les yeux ouverts, ou le travail de la hauteur, les yeux fermés.

N'apprécier que des chemins inaboutis (des Holzwege de Heidegger), à travers une forêt obscure (la selva oscura de Dante), et m'abandonnant au pied de mon arbre, qui sera mon opus, la ruine des chemins et clartés.

Nihiliste n'est pas celui qui veut nier mécaniquement, mais celui qui peut affirmer organiquement, c'est à dire en partant de soi-même, sans s'appuyer sur les autres. Il vaut par la qualité des points zéro de ses Oui.

La vertu, en pleine lumière, ne peut être que petite vertu, comme le péché, commis dans l'obscurité, n'est que petit péché. « Le péché n'est pas dans la ténèbre, mais dans le refus de la lumière » - Tsvétaeva - « Грех не в темноте, а в нежелании света ». Le vice s'appuie sur la nette raison, la vertu cherche sa raison dans le vague à l'âme : « Les vertus ont leur siège dans la partie irrationnelle de l'âme »* - Aristote.

Que puis-je savoir de mon soi, à part le sum découlant de cogito me cogitare ? La conscience contient si peu de conscience de soi. Il y a ceux qui se vantent de se connaître (et composent des panégyriques de la connaissance de soi - Grothendieck) et ceux qui s'inventent. La présentation est chaude, vague et muette, la représentation - froide, nette et éloquente.

L'ignorabimus correspond à la partie de l'ignoramus, à ces choses, qui n'admettent pas de représentation : ni par objet ni par relation ni par prédicat. Et Kant et Gödel nous apportent des preuves interprétatives de leur existence.

Les certitudes appartiennent aux modèles interrogeables ; elles ne qualifient une intelligence ou un savoir qu'au second degré. On ne peut parler d'illusions humaines de la liberté ou de la vérité, que si l'on ne dispose pas de bons modèles ou ne les maîtrise pas. La certitude en absence de bons modèles est soit une plate bêtise soit une profonde intuition soit un haut rêve.

C'est pour mieux scruter l'horizon ou fixer le firmament que Nietzsche ou Cioran s'entourent de ruines.

En dehors de la gastronomie, que sais-je de l'authenticité de l'escargot ? Avec les mots je ne peux construire que la coquille, que l'autre n'appréciera qu'en géomètre, en chef de cuisine ou en oiseau de proie. Mon école de peinture s'appellera exil ou ruine ; et j'y dessinerai, indifféremment, tantôt une coquille, tantôt une carapace et tantôt une muraille.

Je ne connais pas un seul philosophe, dont le calibre gagnerait quoi que ce soit à s'appuyer sur un système. Le poids intégral d'une vraie sagesse réside exclusivement dans ses métaphores. « Le trésor tout entier du savoir et du bonheur humains n'est fait que d'images »*** - J.G.Hamann - « In Bildern besteht der ganze Schatz menschlicher Erkenntnis und Glückseligkeit ».

Pour percer le mystère de la lumière en soi, nous sommes réduits à la Caverne platonicienne ou aux phénomènes kantiens ; mais le mystère de la vie fait partie de la réalité lumineuse, tandis que le vrai gouffre se trouve entre le mystère réel, comprenant les phénomènes, et le problème de la représentation, dans laquelle lumière et ombres ont le même statut. C'est la solution langagière qui nous escamote et déforme cette triade.

Je ne vois aucun trait net de ces fichues limites kantiennes, qui borneraient notre raison. Ce qui est pire, c'est que Kant ne se pose même pas la question capitale : à qui appartiennent ces limites ? À nous ou au monde ? Sommes-nous ouverts ou clos ?

Il vaut mieux créer du chaos avec des idées claires plutôt qu'un ordre plat avec des idées vagues.

La lecture d'Héraclite ou Platon : leur logique enfantine n'empêche pas leur poésie à vous atteindre ; la lecture de leurs collègues contemporains : une lourde pseudo-logique, qui vous envahit sans aucune promesse poétique - une terrible conséquence de la traduction d'images fluides en concepts secs.

Le bleu est la couleur naturelle de nos plus belles clartés. Il est donc plus judicieux de les déraciner vers l'azur de la hauteur que de les enraciner dans la grisaille de la profondeur.

Le soi n'est ni dans les réponses, ni dans le questionnement, ni dans le parcours de la question à la réponse, ni dans le silence ; si, après ces quatre négations, je me sens authentique, je me trompe de voies ou de voix. Notre essence restera soit hypothétique soit utopique soit mythique ; seule l'existence est authentique, c'est pourquoi il faut la mépriser, ou, au moins, négliger, pour vivre le vertige de l'essence inconnue.

Nous sommes tous également impuissants dans la vision du lointain ; c'est seulement en profondeur ou en hauteur que nos regards diffèrent, en gagnant en poids ou en intensité. Et celui qui croit, que « plus on prend de la hauteur et plus on voit loin » (proverbe chinois), se trompe de dimension.

Abandonner le certain pour l'incertain est bête (même si le mouton fait l'inverse) ; transformer l'incertain en certain est à portée des machines ; c'est la découverte de l'incertain dans le certain qui est l'apanage de l'homme lucide.

Les étapes d'approfondissement, aboutissant à l'illusion du soi : je n'affirme pas ce que je suis ; je ne suis pas ce que j'affirme ; le Je et le Moi sont identiques et également inapprochables. Et si « être un homme, c'est savoir distinguer son Je et son Moi » (S.Weil), l'homme est un fieffé illusionniste !

C'est dans la proportion entre nos firmaments cachés et nos horizons visibles que se bâtit notre demeure. Contrairement aux intuitions géométriques apparentes, notre intériorité doit être haute et notre extériorité - profonde.

L'espérance rationnelle ne peut être que sophistique, comme le désespoir irrationnel veut être cynique ; c'est pourquoi mon espérance doit être irrationnelle et mon désespoir - rationnel. Il faut savoir donner tort à Platon, face aux sophistes, et à Descartes - face aux scolastes.

Être homme du savoir voulait dire, jadis, être fasciné par les mystères de l'univers, de la vie et de l'homme ; aujourd'hui - connaître l'adresse URL du manuel d'autorité, sur des problèmes et solutions de ce jour.

Que trouve-t-on dans son âme ? - une musique silencieuse, une peinture des yeux fermés, une raison d'avant le Verbe, des attirances sans objets, et la tâche humaine d'introspection est tout de traduction ; je n'y vois aucune place pour la dissimulation, le refoulement, l'aliénation - toutes les philosophies du soupçon (et même l'école nietzschéenne de suspicion - die Schule des Verdachts - lorsqu'elle s'écarte du mépris - der Verachtung) ne s'adressent pas à l'homme, mais au robot, qui s'imagine, que ses copies sont plus authentiques que ses dissimulations.

Se méconnaître, c'est, en permanence, faire que le Même soit autre, exotique, ce qui entretient l'intensité des sensations et constitue le retour du Même. Trouver de l'inexistant à partir de la méconnaissance de soi, plutôt que chercher la connaissance ou la reconnaissance de ou par ce qui existe ou pèse.

Comment sauver du ridicule les sages delphiques ? - en reconnaissant l'équivalence de ces trois étapes : connais-toi toi-même - lis la vie toi-même et en toi-même - traduis ce que tu y entends. À la sortie, même si je ne m'y reconnais plus, ce serait le seul soi authentique, celui de la docte ignorance, opposée au savoir indocte. Se ipsam cognoscere devint la sotte devise de Hegel et de Marx. Le soi connu est misérable ; c'est le soi inconnu qui est notre trésor, pour l'observateur et non pas pour le marcheur : « Aller au bout de soi-même est une stratégie de pauvres »** - Baudrillard.

Au même lieu méditerranéen, où j'inventais et l'astre et la chose et l'ombre, Nietzsche chercha la lumière et Valéry trouva l'illumination - pour mieux peindre leurs ténèbres. Entre la hauteur du premier et la profondeur du second (entre Sète, Nice et Gênes), je m'y sens à l'aise, en oubliant les astres et les choses et en vivant des ombres.

Comment faut-il lire le Connais-toi toi-même ? - que mon soi inconnu continue à m'étonner, à m'inspirer la vénération et … l'amour ! Sois Narcisse, dont la seule image se lit dans un étang vital, à l'eau stagnante, et qu'un caillou ou une grenouille peuvent troubler jusqu'à la rendre méconnaissable ou hideuse, et que la seule lumière, qui la rende sereine, tomberait de la Lune de tes plus belles nuits.

Plus profond est mon nouveau savoir, plus haut sera le siège de mon nouveau doute.

Le seul moyen (d'essayer) de me connaître moi-même est de peindre mon image, mais « le portrait que j'ai de moi est aussi peu Moi, que le portrait que j'ai de toi »*** - Valéry. Et seuls les Narcisse nés trouvent un bon lac, pour que les yeux de l'âme puissent se passer du pinceau de l'esprit.

Derrière le terme de vie - deux réalités radicalement différentes : le fruit rationnel des expériences et observations des autres et de moi-même, d'une part, et de l'autre - la source mystérieuse de mes vibrations, chants ou angoisses, au fond de moi-même. C'est au courant de la seconde que mon œuvre doit s'écrire ; la première, c'est ce fameux pinceau qui doit être absent de mon tableau.

Dans les profondeurs - une complexité, dans les hauteurs - un mystère, dans l'ampleur - une invention ; les trois - à vous couper le souffle ; ce qui fait soupçonner de platitude toute proclamation de sots, faite clairement, simplement et naturellement. « Il faut une audace immense, pour se débarrasser de ce mot - naturellement » - Chestov.

Peut-être que le plus beau rêve ne s'oppose guère à la réalité, mais est la sensation du monde tel qu'il est, et donc de l'inconnaissable et de l'intouchable, et non pas de tel qu'il se fait, du paru et connu.

La netteté des images modernes est due à l'absence de frissons qui, jadis, formaient un tremblement ou une aura autour des mots, des idées et des gestes.

Que je déclare le réel impénétrable ou perméable, les idées ou les métaphores y trouveraient des ressources comparables ; le vrai rêve ne s'évanouit pas au contact des choses, comme le vrai esprit est à l'aise au milieu des fantômes.

Théoriquement, on peut imaginer un être vivant, muni d'un tel cerveau et de tels sens, qui ne permettraient aucune représentation sensée de la réalité ; seule cette abracadabrante hypothèse justifierait le scepticisme. Mais la vie, visiblement, est un miracle, qui va dans un sens opposé au soupçon et favorable à la foi, c'est à dire à la poésie, puisque, entouré de dieux, tout homme devient poète.

Proclamer illusoires la réalité, la liberté, toutes les valeurs métaphysiques, c'est déclarer la guerre à la raison, la dégrader. Le soupçon intellectuel auquel répugnent les sens ne vaut pas plus que la croyance populaire, que le sens approuve.

Pas de déclaustration possible de la Caverne, elle n'a pas d'issues ; on peut seulement la transformer en sobre et misérable lanterne, s'imaginant plus puissante que nos ombres, ou en glorieuse taverne, où danseront nos ombres enivrantes.

Le mauvais nihilisme - juger fausses les valeurs courantes, chercher à les réévaluer ; le bon - reconnaître que la plupart des valeurs proclamées sont justes, mais ne les apprécier que si l'on est capable de les atteindre à partir du point zéro de la création. En quittant le domaine des problèmes et en pénétrant celui des mystères, le nihilisme accomplit le pas suivant : se mettre au-delà des valeurs.

Le non-poète s'intéresse à deux choses : aux miroirs et aux objets. Aux objets les plus pesants et aux miroirs à reflets fidèles. Tandis que le poète guette surtout les objets invisibles et se crée des outils à réflexion musicale de fantômes. Pour nous inonder d'une musique, qui n'est nullement reflet du bruit du monde.

L'âme, c'est la pression sous la membrane de mon regard ou sous l'épiderme de mes gestes, l'appréhension. L'esprit, c'est la compréhension, l'universalité de l'im-pression de lumière. Le cœur, c'est l'incompréhension, l'existence de l'ex-pression des ombres. L'âme éclectique est condamnée à osciller entre l'impressionnisme et l'expressionnisme.

Peut-être, un seul et même chapitre aurait dû comprendre et Ironie et Doute, puisque l'ironie désarme le doute par une feinte clairvoyance.

Une illusion stérile et bête : il y aurait en nous un soi secret, dont la recherche et la fouille constitueraient le sens de notre existence ; le plus souvent, ces gribouilleurs nous assomment avec des platitudes, où ne perce rien de personnel ni d'unique. C'est la forme même de la recherche, même si son objet n'est désigné que par de vastes et vagues contraintes, qui reflète mieux notre soi, qui n'est valable qu'introuvable et ne vaut rien une fois trouvé.

La foi en soi - une double aberration qui, curieusement, s'avère être plus acceptable que la connaissance de soi, où, systématiquement, on se trompe soit de connaissance soit de soi. Comme quoi une double négation de la raison est parfois presque de la raison.

Quelle est la leçon du flux héraclitéen ? - oublier le fleuve et penser aux entrées, aux commencements hors temps absorbant et la profondeur et la surface par recours à la hauteur intense. Ne serait-ce pas l'éternel retour, fidèle au commencement intégral ? L'initié, serait-il celui qui pratique le culte des initii - des commencements ?

Après de multiples plongeons dans le flux des choses, Héraclite se désole de l'inégalité du flux, et Nietzsche se console de l'égalité des choses. Il serait plus instructif de changer d'élément : à la nage préférer le vol ; d'une bonne hauteur tout flux et toute chose, c'est à dire tout être et tout devenir, prendraient de beaux contours de l'éternité.

Vivre de commencements signifie s'adonner à la pureté du présent, que la révélation du passé munit d'intelligence et de profondeur, c'est à dire de moyens, et la néantisation par le futur - d'ironie et de hauteur, c'est à dire de contraintes. Le contraire des laborieux poursuivants de buts : « Pour un créateur, ce n'est jamais la source qui compte, mais uniquement jusqu'où il est allé » - S.Zweig - « Nie entscheidet beim schöpferischen Menschen von wo er ausgegangen ist, sondern einzig wohin und wie weit er gelangt ist ».

Plus les hommes veulent exhiber ce qu'ils sont, plus insignifiants ils paraissent. On signifie par son pouvoir d'invention d'un soi introuvable.

Mes contraintes - les points d'indifférence ; mon but - le centre de gravité intouchable ; entre les deux - tantôt mon Ouvert (Hölderlin, Rilke et Heidegger) tantôt mon Fermé (Valéry) - mes moyens d'artiste : la hauteur et les rythmes de mes circonférences.

Du cycle l'admiration - l'inquisition - l'ignorance (Montaigne) faire une simultanéité, tel est le but de l'éternel retour.

Deux notions creuses, aux trajectoires semblables ou parallèles, - le hasard et le destin. Censées apporter du mystère à ce qui n'est qu'ignorance et faiblesse. Le scientifique les formalise en tant que lois, et le poète les reformule en métaphores.

L'être est fusion de la matière (représentation) et de la musique (expression), de la loi et de la liberté, de la dogmatique et de la sophistique, du connaître et du paraître. L'extinction de la seconde composante, de celle, où l'on veut briller ou prier, nous ramène aux robots ou moutons, qui ne peuvent que narrer ou parer.

Tout homme lucide fait, tôt ou tard, cette découverte : s'imaginer l'emporte sur s'analyser, dans la vraisemblance et la qualité des contours de soi qu'on esquisse.

On reconnaît le sot par la place du hasard : chez le sage, la loi du haut regard fait oublier le hasard des choses ; chez le sot, le hasard d'un regard, superficiel ou profond, doit dévoiler la pseudo-loi des choses.

L'être, que reniflent les creux, est ce que représente la chose sans notre œil et sans lumière : « O Soleil ! Toi, sans qui les choses ne seraient que ce qu'elles sont » - E.Rostand. Les ombres de notre regard seraient à déplorer encore davantage. D'ailleurs, le regard est davantage une humble répartition d'ombres qu'une orgueilleuse projection de lumières ; la lumière, c'est du je peux ! , et les ombres - du je veux !

N'être que l'ombre de moi-même - une belle perspective, surtout si j'avais préféré une lumière mystérieuse aux banales lanternes de la cité. Encore mieux - que les ombres soient mon vrai ouvrage portant des reflets des nobles objets, filtrés par mon goût des ténèbres.

Le soi, dont on parle, représente, en nous, deux antagonistes : le soi inconnu, qui frissonne et appelle, et le soi connu, qui crée et maîtrise. Quand nous comprenons, que nos vraies défaites ne sont pas dues à l'adversité extérieure, mais à l'incommensurabilité entre nos deux soi, le muet et le bavard, tous les deux à l'intérieur de nous-mêmes, nous touchons au sentiment tragique.

Il y a des ombres, qui ne demandent que de l'éclaircissement ; la philosophie n'y sert à rien, la science y suffit ; on s'enferme dans une bibliothèque. Et il y a des ombres, dont le seul intérêt est le mystère de leur source et l'émoi de leurs danses ; aucun savoir n'y apporte rien ; c'est une haute tâche poétique ; exécutée avec profondeur et intelligence, elle devient philosophie ; on reste dans sa Caverne.

La création est d'autant plus haute, que l'esprit se met du côté de l'inconnu et l'âme déborde vers le connu. C'est la victoire sur le soi connu que salue Lao Tseu : «  Qui se vainc soi-même a la force de l'âme », puisque le soi inconnu, c'est l'âme.

Le nihilisme est un contraire du scepticisme et de l'absurdisme. Pour ceux-ci, notre propre avis comme l'avis des autres ne valent rien. Pour le nihiliste, bâtir sur les avis des autres ne vaut rien ; seuls valent nos propres fondements, commencements, élans. Être nihiliste, c'est annihiler les avis des autres et ne compter que sur soi. Il va de soi, qu'il ne s'y agit pas de science, mais de poésie et de philosophie.

L'acquiescement au monde n'est pas sa compréhension suivie d'une approbation, mais, presque au contraire, son incompréhension, profonde et émerveillée, suivie d'une tragique résignation de son haut parcours.

La discontinuité de tout regard sur le monde, qu'il soit philosophique, scientifique ou poétique, est inévitable, et ceci - en deux sens : à la verticale à cause du changement, toujours possible et toujours discret, de langage et à l'horizontale, puisque toute chaîne causale se brise si facilement, que ce soit en début, à la fin ou au milieu.

Le soi se loge quelque part sous la boîte crânienne, observe la conscience et déclenche des actes ; aucun oracle delphique, aucun cogito, aucun réseau ne neurones ne m'éclaire sur son mystère ; il est la flèche de Zénon, qui, visiblement, vole, mais, pour ma raison, - reste immobile. Aucune solution donc du problème grec de connaissance ni du problème égyptien de vérité (personne ne souleva mon voile), qui nous illuminerait sur le mystère du soi, où le connu et le vrai restent impuissants.

Le point commun entre la poésie et la mathématique : la forme engendre le contenu - un mystère de l'âme, un mystère de la raison ; la réalité se pliant, Dieu sait pourquoi, - devant la liberté. L'imagination est ascendante (vers l'intonation) en poésie et descendante (vers l'intuition) - en mathématique, et D.Hilbert oublie d'en donner le sens : « Celui-là abandonna la mathématique et devint poète ; il manquait d'imagination pour être mathématicien » - « Der hat die Mathematik aufgegeben und ist Dichter geworden, für die Mathematik hatte er zu wenig Fantasie ».

Je ne connais aucun édifice philosophique, dont les étages sauraient servir d'habitat à un regard exigeant et libre ; les seuls lieux d'intérêt et de vie y sont les souterrains et les ruines : « pour épuiser un philosophe : réfléchir dans ses perspectives jusqu'à tomber dans un cul-de-sac » - Sartre.

L'authenticité peut être définie comme l'appropriation de notre essence articulée ou attribuée, c'est à dire d'un reflet misérable d'un mystère lumineux, indicible et inclassable.

Le classique peint les choses, et le romantique en dessine les chemins d'accès, dont le parcours doit produire des couleurs et des mélodies ; c'est la nature de l'indétermination qui les distingue : celle des accès ou celle des choses.

Mon âme a deux foyers : celui qui perçoit et celui qui conçoit ; le premier doit être romantique - être plein et, pourtant, vivre du manque ; le second doit être classique - vivre du vide et créer la plénitude. La vie, projetée vers la profondeur, prend forme de l'être, projetée en hauteur - le fond du créer.

Le passage monotone du n-ème au n + 1-ème pas, l'échéance de l'authenticité (Sartre) ; la chute, après l'appel, sans espoir, de la source du point zéro, la déchéance de l'inauthenticité (Heidegger - Verfallen des Uneigentlichen) - deux échappatoires à la hauteur du point final.

Le naturalisme ne s'oppose pas à l'artificialisme : la nature, c'est le fond, et l'artifice, c'est la forme de l'existence ; et quand on les confond, cela donne du rousseauisme ou du dandysme.

Dans le ton de ses fragments, Nietzsche est d'une noblesse insurpassable ; dès qu'il cherche la cohérence ou la reconnaissance, avec des hiatus, liaisons, faits ou preuves, il sombre dans la même banalité que tous les autres penseurs.

Avoir lu les auteurs, avant de lire leurs critiques, permet de comprendre, qu'en philosophie tout ce qu'on désigne par preuves, réfutations, déductions n'est que d'humbles métaphores. Je ne connais aucune exception.

L'optimisme dans l'incompréhensible et le pessimisme dans le compris – telle paraît être la gamme, la plus ample et vivante, pour composer de la musique de noblesse et d'intelligence.

Celui qui est dépourvu de musique intérieure, de bonne ouïe ou de bonne attente, ne voit pas l'intérêt de disposer d'un vide extérieur, de son acoustique humaine et de son silence divin.

Voir ce que les autres ne voient pas est, le plus souvent, illusion des sens et nullement signe d'un talent ; faire aimer, ou au moins rendre lisible, l'invisible en est beaucoup plus révélateur.

Pour comprendre l'origine de « Qui n'est pas contre vous, est avec vous » de Jésus, ce n'est pas la peine de sonder son cœur, il suffit de remarquer, que cet excellent logicien le déduisit de son « Qui n'est pas avec Moi, est contre Moi ». L'erreur des hommes est d'y prendre le moi inconnu pour le connu, sinon ils auraient moins de peur et plus d'espérance.

Dans la république du réel, la rareté n’est pas une garantie du beau ou de l’admirable ; elle ne l’est que dans le royaume des rêves. Et Valéry et St-Augustin : « C’est ce qui est rare qu’on admire » - « Quae sunt rara admiramur » - eurent tort. Mais avec le rêve se raréfiant, ils se retrouvent dans le juste, mais insignifiant. Le lointain, lieu idéal pour admirer le beau, disparaît, lui-aussi, au profit d’une aveugle familiarité.

Le soi n'est ni un but salutaire ni une contrainte problématique, mais un mystérieux commencement, le point zéro, jamais en contact avec le premier pas. L'idéal : commencer par le soi inconnu, finir par le soi connu.

Toutes les arènes sont trop inondées de lumière et affichent la date du jour ; le renoncement au combat peut n'être qu'une envie d'ombres et d'éternité : « La résignation pousse ses perspectives jusqu'au bord des ténèbres »** - G.Benn - « Resignation führt ihre Perspektiven bis an den Rand des Dunkels ».

C'est le lieu et la nature de ce qui est rigoureux et de ce qui est flou, dans les concepts et dans le discours, qui prédétermine la stature d'un philosophe  : le flou poétique des concepts et le flou poétique du discours (les pré-socratiques, Nietzsche), la rigueur prosaïque des concepts et la rigueur prosaïque du discours (Aristote, Kant), le flou poétique des concepts et la rigueur prosaïque du discours (Hegel, Schopenhauer), la rigueur poétique des concepts et le flou poétique du discours (Valéry). C'est la dernière combinaison qui est la plus heureuse.

Ils brandissent leurs éteignoirs ; je me contente de soigner mes ombres, pour qu'elles fassent rêver d'une lumière inextinguible.

Dans la connaissance de l'objet réel, on ne s'appuie que sur sa représentation, c'est à dire une substance avec ses attributions quantifiées, et l'on oublie son image analogique, qui est une véritable source de la représentation et une donnée immédiate de l'objet, appelée, par des bavards, - être.

Entre la perception d'un objet et la mise en mémoire transitoire de son image - aucun traitement conceptuel peut ne se produire ; mais que mémorise-t-on, au juste ? - grande énigme de la mémoire ; à chaque sens correspondrait un type de stockage, mais sans représentation conceptuelle ! Un vrac cru et sans substance.

Se prendre pour un astre ou pour la nuit est également sans lendemain ni envergure ; être source des ombres, sans savoir si l'on est dans l'espace ou dans le temps, est plus réaliste et ambitieux.

La mathématique procure tant de joie et de bonheur, à travers l'harmonie qu'on découvre dans des objets … qui n'existent pas. Une leçon à retenir, dans mes choix des éléments, avec lesquels je chercherai à bâtir mes plus ambitieux édifices ; il faudrait peut-être tenter de serrer mes contraintes jusqu'à ce que mes objets trop évidents - murs, toits et fenêtres - s'effacent de la réalité indéfinissable, pour atteindre à une rigueur de rêve, aux ruines et souterrains imaginaires, ces applications biunivoques d'une tour d'ivoire.

Les Lumières avaient raison de ne plus croire en ce qui aurait dû se raisonner, mais la modernité ne fait que raisonner sur ce à quoi les Lumières ne faisaient que croire.

La chose relève du mystère, si tout examen approfondi l'exhausse.

Partir de soi, aller vers soi - deux errances, de banalité égale, et ayant pour origine l'idée d'un soi connu ou connaissable, et aboutissant, logiquement, dans des étables. Le seul soi crédible est le soi sculpté, hors tout chemin, dans des ruines d'un soi immémorial, et exposé non pas au musée ou en librairie, mais au fond de mon souterrain ironique, où je place ma tour d'ivoire.

M'interroger sur le sens de la vie à comprendre ou m'enorgueillir d'un sens compris de la vie ne sont nullement signes de ma sagesse ; c'est la forme de mon enthousiasme devant un sens de la vie incompréhensible, qui m'y renseigne davantage. Il ne m'est donné de toucher mon fond immobile que par le frisson d'une haute forme.

Même la lumière n'est recherchée aujourd'hui que pour une navigation en toute sécurité : « L'ombre d'un arbre exprime aussi l'azimut et la hauteur du soleil » - Alain - n'importe quelle poubelle aurait rendu le même service ! Mais l'arbre représente le mieux le zénith incertain et la hauteur angoissée de mes ombres. « J'aime l'homme incertain de ses fins, comme l'est l'arbre » - R.Char.

Il faut avoir parcouru les douzaines de ces pitoyables définitions de philosophie transcendantale, de philosophie de l'Histoire ou de monde comme volonté, chez Kant, Hegel et Schopenhauer, pour se débarrasser sur le champ de toute terreur devant les rats de bibliothèques. Aucun essor de la cervelle ne sauve la lourdeur du mot.

Tout le charabia des patauds-jargonautes, adulés par la professoresque parasitant la-dessus, est de cet acabit : « N'est vraiment réel que ce qui existe en soi et pour soi d'une existence vraie et réelle » - Hegel - « Wahrhaft wirklich ist nur das Anundfürsichseiende, das erst wahrhaft wirklich ist ». N'est vraiment bête que ce qui est sot en soi d'une bêtise sotte et nigaude.

L'activation du moi inconnu apporte aussi peu à la connaissance du vrai que celle du moi connu - à la justification du beau ou du bon. Pourtant, leurs substances, dans nos modèles, sont de même nature. L'a priori de la représentation est désavoué par une interprétation, câblée trop profondément pour notre cervelle surfacique.

Les charlatans psychanalytiques appellent la mathématique science sans conscience (Lacan) et comparent leur inconscient avec l'essence de la mathématique ; cette analogie, paradoxalement, est assez juste, puisque le mathématicien crée sa matière sans aucune référence au réel et constate, a posteriori, que la réalité se plie à ses modèles à lui. La curiosité verbale consiste ici en lecture du mot de conscience au sens non-rabelaisien.

Le seul moyen, pour évoquer le réel, est de faire appel aux modèles, c'est à dire aux métaphores, c'est à dire à la musique. Certains accords, à coups de répétitions, deviennent si familiers, qu'on prétend dire le réel, comme si nos mélodies en étaient des copies. Mais le réel est plein de choses indicibles qu'on ne peut que chanter, mais pour cela il faut les taire (Wittgenstein) ! « Là où faillit le mot, viendra un langage plus éloquent - la musique » - Tchaïkovsky - « Там где слова бессильны, является более красноречивый язык - музыка ».

Qu'est-ce qu'être un mystique ? - être un Ouvert, savoir imaginer un processus infini, qui me mette, virtuellement, à mes frontières, savoir les montrer, sans les toucher ni les dire : « Le sentiment des frontières du monde, voilà ce qui est mystique »* - Wittgenstein - « Das Gefühl der Welt als begrenztes Ganzes ist das mystische ». Le contraire d'un mystique est un Fermé : l'un robotisé ou le multiple moutonnier – un sérail sans mystère.

Peu de choses méritent qu'on en ait une opinion, se refuser d'en avoir apporte et de la pureté et de la sérénité ; l'avare en choix s'expose à la misère de la fébrilité, tandis que le sot, qui a une opinion sur tout, exhibe tant de sérénité !

L'implication par les commencements est plus éloquente et fructueuse que l'explication par les fins.

Le pur savoir se moque d'expériences et de vécus ; la mathématique s'en passe et ne s'appuie que sur l'esprit pur, comme notre Dieu ; elle a donc le droit de « prétendre à une proximité privilégiée avec Dieu »* - Lichtenberg - « Anspruch auf eine nähere Verwandtschaft mit Gott machen » - et comme le bon Dieu cachottier elle laisse le souci du sens – aux philosophes !

Ces moments magiques, où le soi secret se manifeste : par un son, par un ton, par un fond ; aucune suite, aucun développement, on cherche à envelopper cet état d'âme, on ne s'intéresse qu'à sa naissance - c'est cela, le goût des commencements. « Ne me séduit que ce qui me précède » - Cioran - tu aurais pu ajouter - et ce qui m'achève.

Le commencement, c'est à dire naissance ou disparition, est ce qui ne se réduit ni à un accroissement ni à une diminution : un état absolu, réel en tant que résultat et virtuel en tant que perpsective, au bout d'un processus infini (et c'est peut-être le seul cas, où ces termes trop galvaudés d'infini ou d'absolu aient un sens réel).

Le commencement noble n'indique pas de direction, mais détermine la hauteur ou l'intensité : « À chaque fois, le commencement doit laisser perplexe ; ensuite, une lente montée d'inquiétude » - Nietzsche - « Jedesmal ein Anfang, der irreführen soll. Allmählich mehr Unruhe ».

Je ne connais pas un seul passage philosophique, qui, pour mon adhésion, mon plaisir ou mon respect, gagnerait quoi que ce soit grâce à l'argumentation, au fol amour de la vérité ou à l'impeccable rigueur. En revanche, combien d'extases devant la solitude d'un balbutiement, d'une honte, d'une métaphore, bref - d'un accord. Le but de la philosophie est la traduction en musique de tout bruit de la vie, montant de mon cœur ou de mon âme. Et non pas son aléatoire et pénible déchiffrage.

Une représentation est une image immobile de la réalité ; pour y introduire le temps, on l'y représente par des moyens d'une logique, lui, qui échappe à toute bonne logique ; une animation, elle aussi, immobile, un mouvement sans l'infini nécessaire.

La lumière est faite pour être comprise et maîtrisée ; et l'ombre – pour admirer son jeu ou s'y réfugier. Tenir à ce savoir et à ce plaisir, pour approfondir l'une et rehausser l'autre, ne pas inverser les rôles, pour ne pas tomber dans la platitude.

Le regard - dépositaire du vu, peintre du visible, porte-parole de l'invisible.

Les copies et les certitudes finissent par nous ennuyer, tous ; le besoin de métaphores est propre à toute l'humanité : les uns trouvent leur source dans la vie, d'autres - dans le savoir, d'autres encore - dans l'esprit, mais tous s'alignent de plus en plus sur le goût machiniste américain : « Même les métaphores, chez les Américains, sont mécaniques » - Rimbaud.

L'apparence a des chances d'être vraie, bonne et belle ; la transparence n'en garde que la facette véridique, mais que vaut le vrai non accompagné de bon ni de beau ? Le sens de la modernité est la traduction de tout ce qui n'est qu'apparent en transparent ; on sera plus robot que jamais et peut-être le plus éloigné de l'humain.

Me connaître ou ne connaître que ce qui est à moi, c'est la même chose. Mon soi inconnu est inconnaissable.

La faculté d'interroger est au-dessus de toutes les réponses aux interrogations ; mais le plus beau discours est celui qui prend la forme d'une réponse paraissant impossible, la jouissance la plus forte venant de la recherche de la question sous-jacente et de son fond possible.

La meilleure création ne dépend nullement d'une réceptivité particulière - une découverte, qui balaie toutes les balivernes sur l'intentionnalité et fait de la Caverne ma vraie demeure et de ses ombres - le contenu même de mon savoir ; la vraie sensibilité n'a pas besoin d'objets ; mon acoustique est ma musique.

Tâche facile : réduire à la banalité n'importe quel mystère ; tâche beaucoup plus subtile : dans n'importe quelle parcelle du réel déceler du mystère. Faire cohabiter le quotidien et le sublime, faire découler l'un de l'autre - la tâche la plus vitale pour ne devenir ni mouton du concret ni robot de l'abstrait, et c'est le rêve qui en paraît le seul remède efficace : « Le réel ne disparaît pas dans l'illusion, c'est l'illusion qui disparaît dans la réalité intégrale »** - Baudrillard.

Les absurdistes voient le conflit central - entre l'irrationalité du monde et le besoin de clarté, qui travaillerait l'homme ; je vis du besoin de l'insaisissable, qui me donnerait un vertige assez fort, pour que je le traduise en musique ; et le monde me subjugue par sa merveilleuse rationalité. À la rébellion d'absurdiste je préfère l'acquiescement d'ironiste.

Même à Kant un ciel étoilé semblait être ce qu'il y a de plus immuable ; quelle ne fût pas ma stupéfaction, quand j'appris que, dans l'Antiquité, on pouvait observer, depuis la Méditerranée, - la Croix du Sud ! Le phénomène de précession en est l'origine, phénomène connu des Égyptiens et des Grecs !

Tout le monde cherche le nom, pour désigner la grandeur du monde, et l'on le trouve en fonction de ses faiblesses : le rêveur, au regard ahuri, l'appelle Mystère, le je-m'en-foutiste, devant les choses vues incompréhensibles, - Absurde, l'angoissé, aux yeux pleins de voix, - Foi. Le déracinement, qui voue à la hauteur complexe ; l'ironie, qui réduit tout à la platitude réelle ; la pitié, qui promet d'imaginaires profondeurs.

La fonction première de la philosophie est de me donner des raisons de m'étonner ; une fois l'étonnement solidement installé, je peux l'appliquer à la vérité, à la musique ou au rêve ; l'étonnement est l'instrument, et moi - compositeur, interprète ou auditeur. Depuis Platon et Aristote, beaucoup pensent, que « la vraie attitude philosophique est étonnement devant le monde »** - Merleau-Ponty.

Il y a, chez l'homme, un désir naturel - repousser ou mieux dessiner les frontières de ce qu'il peut savoir, et un désir artificiel - survoler ou vénérer ce qu'il ne peut pas savoir ; lorsque les deux cohabitent, on est face à un philosophe : « Dans quelle mesure l'essentiel reste inconnaissable, le penseur ne le sait que grâce à son savoir » - Heidegger - « Kraft seines Wissens erst weiß der Denker, inwiefern er Wesentliches nicht wissen kann ».

La conscience de l'esprit humble rend vitale l'existence, dans l'âme, d'une source d'hésitation et d'inquiétude, d'un punctum pruriens, de cette « intranquillité, qui ne se laisse pas calmer par un regard sceptique ou critique »*** - Schopenhauer - « Unruhe, die sich weder durch Skepticismus noch durch Kriticismus beschwichtigen läßt ». La conviction est le sommeil d'une conscience sans rêves.

L'invention est un outil pédagogique plus efficace que le hasard, et les mythes nous forment beaucoup mieux que les fumeuses leçons d'Histoire. « L'histoire n'est que l'art d'établir la préméditation des tuiles qui tombent » - A.Karr. En répertoriant des bosses, elle nous pousse, toutefois, à la méditation, qui rend, en fin de compte, tout passé imprévisible et tout avenir sans originalité.

Entre le connu résolu et l'inconnu mystérieux traîne l'absurde sans visage, que les profonds ou les hautains transposent facilement vers leurs apanages respectifs. Les plats ou les médiocres s'y vautrent et en font leur vie.

Sans maîtriser les lumières primordiales du sens, ils prennent mes jeux d'ombres du pressentiment pour de la noirceur du ressentiment ; en plus, dans mes réflexions spéculatives il y a si peu de réflexions spéculaires.

On devient son soi connu, on est son soi inconnu. Une belle et inaccessible ambition : rendre la hauteur du devenir - digne de la profondeur de l'être. Mais l'expiration ne saurait jamais être asymptote de l'inspiration.

Ma main droite caresse ma main gauche ; laquelle est plus proche de ma conscience ? - la caressante ou la caressée ? le sujet ou l'objet ? La même perplexité qu'entre le corps et l'âme. Mais ce déclic ne se produit pas entre l'entendeur et le parleur, lorsque je m'écoute parler. L'ouïe et la vue ne font pas partie du corps ; je ne me vois ni ne m'écoute, mais ça se voit et ça s'écoute en moi.

L'une des justifications de la notion bancale d'être serait qu'elle nous amène à ce qui n'existe pas. En plus, elle serait un compromis pathétique entre la profondeur et la hauteur, l'être s'accomplissant dans : « l'acquiescement le plus haut et le plus ouvert à sa propre ruine » - Heidegger (« das höchste Jasagen segnet seinen Untergang ») - les meilleures des ruines s'érigeant en hauteur, Nietzsche y découvrant la compagnie de Cioran.

Le contraire du regard n'est pas la croyance (Nietzsche - Schauen - Glauben), mais les choses vues (maîtrisées, stockées, pesées) ; la part de croyance est la même chez ceux qui possèdent leur propre regard et intensité que chez ceux qui se remettent à la vision et à la mesure communes.

Que les livres d'aujourd'hui soient dépourvus de musique, cela ne trouble aucun spécialiste ; en revanche, ils sont tous absorbés par deux recherches également banales, sans intérêt et anti-artistiques : celle de la cohérence, pour vanter, ou celle des contradictions, pour débiner.

L'éternel retour est retour dans ma Caverne, est reconnaissance, que la découverte d'une lumière naturelle n'apporte rien de plus, et que retourner à la source artificielle, à mon propre feu, - n'est ni faiblesse ni bêtise ni honte.

La lumière qui éclaire ou la lumière qui éblouit : la première – utile pour les yeux, inutile pour le regard ; la seconde – vitale pour le regard, mortelle pour les yeux.

Je peux raisonnablement prétendre à la maîtrise de mon esprit, mais je suis soumis à mon âme déchaînée et à mon cœur sans frein. Le meilleur de moi est ce qui ne m'appartient pas.

Qu'ignore, au juste, Narcisse ? - qu'il y ait d'autres visages ? que le visage ne soit pas à lui ? que le visage ne soit pas de lui ? Dès qu'on connaît la réponse, on n'est plus narcissique, c'est à dire qu'on se connaît, c'est à dire on est mort.

On ne dispose que de deux armes contre l'impasse relativiste, c'est à dire, contre le hasard et le sophisme : une arme relative - une bonne logique, au service du vrai, et une arme absolue - un bon goût, qui est le regard au service du beau et du bon.

Il est impossible de jouer à cache-cache avec ce qui nous bouleverse de l'intérieur ; aucune révélation de notre moi, due à la sincérité ou à la perspicacité, n'est sérieuse ni intéressante. Celui qui, néanmoins, y croit, parle de recherche de la vérité et finit par tomber sur ce que trouve n'importe quel sot sans le moindre effort d'authenticité ou d'imagination. Seule une libre invention est capable de rendre quelques traits de notre visage, et encore…

Les commencements valent par la qualité des définitions (des objets) et des déterminations (des relations), ce qui ressemble à la formulation de théorèmes. Sans bonnes contraintes, l'amorce est vouée au hasard ou à la routine. Les contraintes sont des déterminations négatives, écartant le secondaire et difforme, pour se focaliser sur l'essentiel et l'élégant.

Il est aussi bête de prôner l'obscurité systématique que la systématique clarté. La systématisation est de la platitude. On devrait tenir à la clarté, mystérieuse en hauteur, ou à l'obscurité, lumineuse en profondeur.

Le problème se formule dans la profondeur, la solution s'applique sur la face de la terre, le mystère se lit dans la hauteur ; et la clarté, c'est ne pas perdre contact avec la terre ; mais pour « être clair, sans être bas » (Aristote), il faut que le problème continue à apporter du poids et le mystère - des ailes.

Ton bonheur le plus pur est dû à ce qui n’existe pas, mais dont le rêve entretient ton élan. « L’homme vraiment heureux est celui qui réfléchit non seulement sur ce qui est, mais aussi sur ce qui n’est pas » - Tchékhov - « Истинно счастливый человек думает не только о том, что есть, но даже о том, чего нет ».

Malgré d'innombrables proclamations du contraire, en philosophie, je ne connais pas un seul exemple d'un doute fécond ; en revanche, que de fulgurances naissent des croyances gratuites, croyances en indémontrable, que sont toute beauté ou toute noblesse. Le doute est un appel à la sobriété ; il n'est valable que là ou l'ivresse est exclue.

Se perdre au milieu des problèmes ou de leurs solutions est signe de bêtise ; la sagesse est de reconnaître, que je me perde, entouré de mystères, tels que le monde, l'homme ou moi-même.

Rendre fidèlement le soi connu, inventer intuitivement le soi inconnu - telle est la ligne de démarcation entre l'homo faber et l'homo pictor. Celui qui s'attache à la claire poïésis ou celui qui pratique la tâtonnante mimesis. Mais un retournement sémantique déplorable fit, que la poésie inventive relève aujourd'hui de la mimesis, tandis que des narrations mimétiques reprirent la lourdeur de la poïésis.

Le soi, précieux et original, se refuse à la lumière, également répartie et le condamnant à la platitude ; je ne le perçois qu'illuminé par des étincelles soudaines ; l'exercice de Valéry ou de Nietzsche (der Versuch) relève de la même vision.

Un jour on comprend, qu'aucune voix divine n'anime l'univers, que même son bruit ne porte aucun message ; on ne s'abandonne plus à son ouïe, on se fait regard ; d'entendeur on devient compositeur ou interprète ; c'est dans la naissance de ma musique à moi que je finis par reconnaître le créateur : « Dieu est mort ; traduisez : Dieu, c'est moi »** - Lacoue-Labarthe.

Deux illusions sur le soi : l'illusion idéaliste - le soi est connu, c'est mon être, je le traduis fidèlement dans mes mots et mes idées ; l'illusion matérialiste ou existentialiste - le soi ne vient à l'existence qu'à travers mes actes. L'existence du soi est indubitable, mais il n'a ni sa substance, ni son langage, ni son sens ; on ne peut que le vénérer, ce qui aboutit soit à l'espérance (le soi serait immortel) soit au désespoir (le soi se réduirait aux essors, qui s'épuisent et meurent, sans laisser de traces fidèles).

La valeur ontologique de la mathématique n'a rien à voir avec ses démonstrations ou preuves, c'est à dire des ramages, elle est dans ses racines, des principes : avec l'algèbre - les propriétés des opérations, avec l'analyse - le processus comme voie d'accès à l'infini, avec la géométrie - la mesure, la distance ; ces trois volets couvrent complètement la réalité : ses invariants, ses mouvements, ses proximités.

Les ombres de nos métaphores devraient faire apprécier la lumière, qui nous fait artistes ; et il faut savoir mettre à contribution la lumière de notre raison, pour ajouter du relief à nos ombres ; Pascal, qui veut « convaincre la raison de son peu de lumière », pour ne plus « trouver des répugnances dans les mystères », se trompe d'adversaire et se prive d'un allié.

Quelle autre démonstration d'une existence hors espace-temps que le moi, se révélant dans cette coordination miraculeuse entre les sens, le cerveau, les muscles, la conscience métaphysique ! Tous accessibles à tout moment et en toute circonstance, dans un parallélisme et une unité inconcevables !

Ce n'est pas un fumeux néant qui nous menace, à l'extinction de la dernière illusion, mais un trop plein d'une réalité transparente. À moins que la réalité soit synonyme du néant, comme semble le penser Pascal : « Les premiers principes naissent du néant ». Ce néant sourcier nous aide à retrouver dans des illusions perdues non plus un breuvage, mais un flacon, aux étiquettes enivrantes, flacon que nous remplirons de messages de détresse et en vivrons.

Le feu et l'amertume sont à l'origine des soifs les plus poignantes. Le chaud désir de vertiges et la lie amère œuvrent pour la même cause. « Qui boit le vin boive la lie » - Aristophane. Au fond de toute clarté s'ouvre le goût d'une nouvelle pénombre. La sédimentation ridiculisant l'alimentation. La fringale d'azur et d'éther montent aux yeux, quand la grisaille et l'insipidité alourdissent la cervelle. Boire la lie aide à mieux mourir de soif.

Me connaître, c'est comprendre l'instrument, dont je suis appelé à jouer : grosse caisse ou violon, harpe ou triangle ; mais cette connaissance n'existe guère pour l'homme-orchestre, l'homme-compositeur ou l'homme-silence, qui sont condamnés à se réinventer, en se vidant avant tout premier son. C'est la musique du monde qui se jouera en, de ou par moi.

Quels fermeté, ordre et netteté doit-on posséder dans son esprit, pour se permettre un discours enthousiaste sur le doute, le vide et le chaos, qui règnent dans son âme ! Mais il faut y aller de bon cœur.

Le moi connu est fermé, il a besoin de clôture, sous les yeux ou sous les pieds, pour se retrouver entre proches ; le moi inconnu est ouvert, il a besoin d'horizons, pour continuer à converger vers le lointain inaccessible, et de firmaments, pour ne pas perdre de vue son étoile.

Être un Ouvert, c'est savoir qu'on ne sait pas ce qu'on veut le plus ; l'identité du vouloir et du savoir abstraits, dans l'Ouvert de l'Être, proclamée par Heidegger, nous rend Fermés dans l'Étant.

Le moi connu est solidaire de mon fait et de ma pensée ; le moi inconnu n'est embrassé que de mon regard ; quand on ne fait pas cette différence, on se mêle les pédales : « Le moi fuit toujours mon regard, qui ne peut jamais l'atteindre. Mais l'idée de moi, elle, peut être nette » - F.Schlegel - « Anschauen können wir uns nicht, das Ich verschwindet uns dabei immer. Denken können wir uns aber freilich ». Le regard est le porte-parole du moi inconnu.

Ils écrivent, pour voir plus clair ; moi - pour me débarrasser d'une mécanique et horripilante clarté, glissée, par inadvertance, au milieu de mes incertitudes vitales.

Le mystère serait-il un taire raté ? Peut-être, mais, heureusement, il est toujours plein de musique, tandis qu'un discours raté, c'est à dire, un taire réussi, se réduit à l'é-vid-ence muette.

Ce qui est rigoureux refuse de se mettre en musique et reste, la plupart du temps, insignifiant. La rigueur est une univocité du fond et de la forme, ce qui est contraire à toute musicalité. Signifier, c'est découvrir du fond absolu dans une forme arbitraire. Découvrir le noyau d'une application.

La matière se mettrait à voir, une fois tombée en déséquilibre ; le chaos de l'irréversible non seulement allongerait l'onde, mais rehausserait le regard. Il suffirait d'être élémentaire, comme une particule ou comme un amoureux, pour transcender son voisinage.

Toute idée fausse ou terne, soumise à un macroscope assez puissant, peut présenter tous les signes d'une séduisante vérité. L'idée est ce qui permet un agrandissement ou une réduction. Le microscope débrouille des problèmes mineurs, le macroscope embrouille des problèmes majeurs.

Tout discours philosophique, que son auteur le veuille ou pas, ne peut être sérieusement interprété qu'en tant qu'un poème. D'où l'ennui de Parménide et l'émotion d'Héraclite. Viser la connaissance, c'est déjà adhérer au clan des raseurs jargonautes. Surtout parce que la connaissance philosophique n'exista jamais. En plus, sans le talent poétique, c'est se condamner à être imitateur ou acolyte. Avec le talent, tout langage devient musique, et tout objet devient étoile.

Voir plus clair est utile dans les codes administratifs, dans les démonstrations de théorèmes, dans les contrats mercantiles. Partout où se faufile le rêve s’apprécient les voiles, les ombres, les suspensions. La vérité est toujours un fait indifférent aux élans, une lumière commune monocorde ; le mensonge est la promesse de langages et d’audaces.

La contemplation est presque le contraire du regard : l'éclairage prolongé, face à l'éclair soudain. Un bon regard illumine, c'est de la contemplation en pointillé.

Dans le livre de notre vie, les doutes et les convictions devraient n'être que d'invisibles contraintes, nous empêchant de nous engager dans des chemins battus (que sont tous les chemins) et dégageant la vue sur notre étoile (qui n'éclaire que notre âme sédentaire).

Tant de balivernes autour du rôle constructif et bénéfique du doute, nous libérant de la tricherie de nos sens (les exemples misérables du bâton brisé par une surface liquide ou du diamètre apparent du Soleil servant d'uniques illustrations) ; les sens ne nous trompent jamais, puisque chacun est impensable sans la raison, qui transforme, amplifie ou filtre leurs signaux, plus qu'elle ne les corrige. Il n'y a que trois choses, qui comptent dans la qualité du résultat, de notre vision du monde : les connaissances, l'intelligence et le talent - représentation, interprétation, expression.

Dans le réel, il y a de la mathématique, des couleurs, des ondes, il n'y a pas de musique ; il ne suffit pas que nos créations, c'est à dire nos apparences, soient rigoureuses, colorées ou intenses, il faut qu'elles soient musicales !

La mystique apparaît, presque mécaniquement, à l'approche du point zéro de la matière ou de l'esprit. Le nihilisme, étant le culte du commencement, ne peut être que mystique.

C'est le refus ou le mépris - justifié ! - du mode monologique et l'incapacité - injustifiable ! - de bâtir un discours dialogique, qui expliquent la résurgence de l'approche par l'absurde. L'union d'une intelligence, d'une ironie et d'une noblesse est nécessaire, pour créer un jeu d'ombres croisées, d'intensité comparable, au lieu de n'émettre qu'une pâle lumière partiale ou de tout éteindre, dans l'indifférence.

Le regard se forme le mieux dans la peinture de ce qui n'existe pas ; c'est pourquoi le mysticisme est un excellent terrain d'exercices, où, pour que nous soyons touchés, la vision, l'extase ou le ravissement (ces paliers bergsoniens) en appellent à notre imagination plus qu'à notre œil.

Le déracinement de ce qui est irréel et profond est attouchement au point zéro de ce qui vit intensément ou de ce qui promet la hauteur ; le déracinement de ce qui affleure le réel et le plat te laissera en tête-à-tête avec la platitude.

Les hommes, c'est à dire les sujets, s'inscrivent dans mon modèle, comme moi-même, j'en fais partie ; modéliser un homme, c'est donner la mesure de son valoir en reflétant l'univers modélisé dans ses savoir, vouloir et devoir, face à cet univers ; strictement parlant, l'univers n'existe que reflété ainsi, il est toujours hypothétique.

La philosophie devrait ne traiter que deux questions : comment l'esprit atteint une profondeur du verbe et pourquoi l'âme aspire à la hauteur consolante. Pas de déductions, que des abductions. Plus près du dogmatisme que du sophisme. Des maximes tranchantes, non des discours flanchants.

N'avoir que les yeux, pour voir, rend aveugle dans le noir. Mais seuls ceux qui les ont savent, que s'en passer permet de découvrir les plus belles des couleurs. « L'essentiel est invisible avec les yeux »* - Saint Exupéry. Le noir préserve, c'est le gris qui tue. « Seul l'azur est inépuisable » - Akhmatova - « Неистощима только синева ».

Il est facile de donner un sens à toute négation ; l'affirmation, elle, même de lieux communs, est plus ardue et moins gratuite, mais elle ne vaut que par ce qu'elle nie (Spinoza ou Hegel). « Omnis determinatio negatio est ».

Le bon commencement se signale soit par une fidélité à l’irrationnel solitaire, soit par un sacrifice du rationnel commun. Mais ce sont les deux manifestations les plus flagrantes de la liberté ! La liberté serait donc l’une des origines premières de nos véritables débuts.

Deux sortes de clarté de discours, appréciée des sots : une clarté interne, une platitude du style, les mots étant manipulés comme des choses, ou bien une clarté externe, la platitude d'une reproduction, des références courantes et trop attachées aux choses. La seule clarté artistique souhaitable est celle d'une musique, convaincante et conquérante, reconstituant un état d'âme et détachée des choses.

L'intellectuel est celui qui met le pourquoi avant le comment ; l'artiste fait l'inverse. Mais si, dans mon écrit, le qui se met devant tout quoi, je m'aperçois vite, que tout pourquoi est de trop, et je deviens, ou voudrais devenir, artiste. Le souci du pourquoi prendra forme de contraintes implicites ; le talent du comment constituera la tâche explicite des commencements.

Il y a des affirmations, qui ne valent rien si elles ne sont pas appuyées sur un délicat pourquoi ; mais les meilleures d'entre elles sont celles que tout pourquoi, même un superbe, profane. Les plus belles choses, comme la rose d'Angélus, sont sans pourquoi. « Dans le mystère d'un jeu sans pourquoi se déploie le destin de l'être en tant qu'une hauteur et une profondeur extrêmes »** - Heidegger - « Im Geheimnis des Spiels ohne Warum ereignet sich das Seingeschick als das Höchste und Tiefste ».

Le soi connu se fait, même au-delà de l'existant ; le soi inconnu est, même dans l'inexistant. Parménide serait choqué, Heidegger peut-être pas.

Pour saluer ce qu'on vit, il ne suffit ni de savoir pourquoi on vit, ni de bâtir le comment de sa vie, ni de bien choisir les et quand de sa vie, mais il faut bien voir ce qu'on vit - le regard l'y emporte sur le cerveau et les bras.

Paradoxalement, les tentatives de rationaliser le soi inconnu débouchent soit sur la superstition (la représentation religieuse), soit sur le charlatanisme (l'interprétation psychanalytique) ; seuls les doux rêveurs se contentent encore de le vénérer, irrationnel et irréductible.

Oui, je ne peux me réaliser qu'en tant qu'un jeu d'ombres, dans ce soi connu, articulé, fini, maîtrisable ; mais je dois vénérer la lumière de mon soi inconnu, indicible, infini, inaccessible. Comme une cible impossible, servant de mon étoile, et je sais que tout impossible extérieur intéressant a sa réplique dans moi-même.

Il y a deux sortes d'intuition objective : la projection métaphorique de connaissances sur un nouveau domaine ou l'interprétation implicite d'un savoir câblé, n'affleurant pas sur la surface consciente. Elle est donc rationnelle et relationnelle, et non pas immédiate ou immanente.

Que je dissimule tous les faits de ma vie, ou bien que j'y obéisse à une sincérité impitoyable, les résultats seront, en tout point, comparables, dès qu'il s'agit d'entendre la vraie musique de mon âme. Et je comprendrai, que savoir éliminer tout bruit des faits et créer autour de mon soi un silence des choses, en est le moyen le plus sûr.

Signes de grandeur d'une écriture : la cohabitation du mépris et de la compassion, de la force et de la faiblesse, de l'espérance et du désespoir, de la fraternité et de la solitude, de la fierté et de l'humilité. Les deux poses antagonistes s'adressent aux objets différents, aux moments différents de l'âme, en langages différents - c'est le contraire du relativisme, qui les met sur le même plan, au même moment ou avec la même indifférence.

C'est sur les axes, sur lesquels nous sommes le plus vulnérables, que surgissent surtout nos extravagances et paradoxes, - écoutez ce faiblard de Nietzsche s'égosiller en faveur des forts ; mais ce n'est pas une faute musicale : c'est bien sur l'axe de la force que se concentrent les gammes les plus vastes.

Qui peut se permettre de parler de l'éternel retour ? - celui qui, à partir de n'importe quel arc chancelant, est capable de construire un cercle équilibré.

Sortir de l'obscurité, se mettre sous la lumière, devenir réalité - les étapes d'effondrement du rêve, qui aurait dû ne se jouer que dans sa Caverne natale.

Si je n'ai plus rien à dire au monde, c'est probablement une défaillance de mes yeux ; mais si je pense, que le monde n'a plus rien à me dire, c'est certainement à cause de l'extinction de mon propre regard.

Zarathoustra, à midi sans ombres, la lumière étant portée par l'aigle et le serpent - comment s'imaginer le retour de cette aveuglante foi ? - à minuit, où tout n'est qu'ombre dévoilante, un chien hurlant à la lune, - une conversion, grâce au même vecteur, plutôt qu'inversion ou réévaluation des valeurs, le nihilisme extérieur (derrière moi, en-dessous de moi, hors de moi - hinter sich, unter sich, außer sich - Nietzsche) se convertissant en nihilisme intérieur (mon meilleur moi m'est inconnu).

C'est à son soi inconnu - inarticulé, invariant, insondable - qu'il faut appliquer les trois outils intellectuels que sont la transformation, l'amplification et le filtrage ; mais le conformisme et la routine nous poussent à nous en servir, pour gonfler le soi connu, commun et transparent, ou, pire, pour refléter la stature, déjà bien évaluée, des autres.

Le sujet est un outil de perception, le soi - un outil de conception, le Je - un outil de création ; et c'est la volonté (perceptio plus appetitus de Leibniz) qui les met, tous, à contribution pour aboutir aux représentations, c'est à dire, d'après Schopenhauer, au monde, sans que je fasse appel ni aux choses ni à autrui.

Que valent les lumières fixes que nous apportèrent Euclide, Newton ou Einstein, à côté des ombres mouvantes, que nous admirons, depuis des siècles, dans les cavernes de Platon, de Bouddha ou de Zarathoustra !

Les soi-disant systèmes philosophiques sont des leurres, créés par des commentateurs ; les édifices des fragmentaires (Héraclite, Platon, Pascal, Nietzsche, Valéry) ne sont pas moins bien membrés que ceux des globalisants (Aristote, Spinoza, Hegel, Sartre) ; je dirais même que la part des balbutiements et des tâtonnements est plus importante chez les seconds, tandis que la qualité des métaphores est nettement supérieure chez les premiers.

Le soi pur de Valéry est trop lié au tout du monde, le soi absolu de l'idéalisme transcendantal de Kant est trop mécanique, mon soi inconnu a l'avantage de ne se mêler ni des opérations analytiques ni des opérandes ensemblistes – il est l’algèbre de la création.

Reconnaître, que j'ignore mon soi, rend ma création plus mystérieuse, mon humilité - plus profonde et ma liberté - plus haute, puisqu'elle est plus sujette à s'abaisser sous l'autorité d'une connaissance que de s'aplatir sous le diktat d'une ignorance.

Le soi connu, ce sont nos prix, nos valeurs, nos fonctions ; le soi inconnu, ce sont nos invariants, nos vecteurs en dimensions cachées, nos singularités sans coordonnées, notre noyau toujours annihilé, plus pur que le soi pur.

Le soi connu, c'est surtout notre visage ; mais le soi inconnu, peut-être, ne peut avoir que des hypostases (comme le moi pur - reines Ich - de Fichte ou Husserl).

Le soi connu n'est qu'une projection du soi inconnu ; celui-là, le Fermé, il a, pour frontière accessible, - l'horizon, dont on cherchera des approches ; le soi inconnu, cet Ouvert, a, pour frontière, - le firmament inaccessible, qui donne des ailes.

Être un Ouvert : vivre de l'élan vers la limite ; vivre à la limite ou vivre aux points déterminés, tendant vers la limite, sont deux attitudes des Fermés. Et je comprends Valéry, sceptique avec les seconds (Montaigne ou Pascal) et enthousiaste avec les premiers (Descartes ou Nietzsche).

Ce qui doit être Ouvert en nous, c'est notre désir, plutôt que notre regard, dont les frontières, verbales ou mentales, sont condamnées à nous appartenir. Et, au lieu d'y propager les lumières des autres, il vaut mieux y porter ses propres ombres. Corrections à apporter à Hölderlin : « Être une lumière ouverte, pour le regard ouvert » - « Dem offenen Blick offen der Leuchtende sein ».

L'obscurité des réponses s'évapore souvent dès qu'on réussit à poser une question claire. D'autres prennent l'absence de cette question pour une présence divine. L'obscurité valable est celle qui garde ses points de suspension sous les projecteurs des points d'interrogation. Qui adore un Dieu caché, deus absconditus ? - un Athénien païen, Thomas d'Aquin : « adoro Te, latens Deitas », ou encore Pascal : « Toute religion qui ne dit pas, que Dieu est caché, n'est pas véritable ».

Les plus obtus des hommes prétendent, que nos désirs sont aussi prédéterminés par des causes, que les orbites des astres. À voir les orbites interchangeables de nos contemporains, on est tenté de donner raison à cette ineptie.

Les empreintes de tous mes sens doivent se projeter sur un fond perceptif commun ; je l'appelai regard, mais il aurait pu être une généralisation du goût, du flair, de la caresse, de l'intelligence (et même du droit, pour faire de moi un magistrat sans juridiction - Montaigne) ; le bien en détermine l'ampleur, et le talent en dessine la verticalité - le vrai du savoir profond et le beau du haut sentir.

Le soi connu se montre aux yeux, avec leurs prix et leurs mesures ; le soi inconnu se donne au regard et reste sans prix ni mesure. Le phénoménal représenté et le mental interprété.

À Heidegger, pour savoir ce qu'est l'être, il faut savoir ce que le soi inconnu est (« nur wenn ich weiß, wer ich bin, kann ich wissen, was sein heißt ») ; la résignation à l'ignorance de soi sacralise nos désirs, la seconde ignorance sacralise doublement notre intelligence.

La différence la plus stupéfiante entre ce que l'œil perçoit et ce que le regard conçoit - comment le visage d'un autre, même le visage d'un animal, s'imprime dans ta conscience : toute géométrie en est absente, l'expression des yeux, le mouvement des lèvres, l'inclination de la tête revêtent des significations d'une foudroyante précision ; cette merveille du regard est réservée au visage, et aucune autre partie du corps n'en bénéficie.

Je ne suis pas sûr que les fondements ou les horizons soient nécessaires, pour que la pensée ait assez de volume ; mais elle doit partir d'un beau firmament, pour nous faire aimer l'intensité de son centre et respecter l'infini, limite de ses circonférences.

Le sot veut bâtir de conviction en conviction ; le fou veut déménager de caprice en caprice ; le sage sait plonger les convictions dans les ruines des caprices et loger les caprices dans un château fort des convictions.

Ce qui est passionnant avec les problèmes philosophiques, c'est qu'ils n'admettent de bonnes, c'est à dire profondes, solutions que si l'on les appuie sur de bons, c'est à dire hauts, mystères. Tout parcours, où la solution est un terminus, est aphilosophique ; la philosophie est la culture des impasses, enthousiasmantes et hautes.

Peu importe si je vise l'extérieur ou l'intérieur, peu importe si je suis le chemin des pieds ou des yeux, ce qui compte, c'est la part du mystère qui accompagne mon regard, c'est ainsi que je corrigerais Novalis, nous invitant à vénérer : « le chemin mystérieux vers l'intérieur » - « den geheimnisvollen Weg nach innen ».

Fidélité à l'idée déjà nette, tel est le premier besoin d'un esprit philosophique, à la recherche du mot ; celui-ci sera ascétique, neutre, aptère, si telle est l'idée. L'âme poétique a besoin d'autel et non pas d'ex-voto ; des mots immolés, chantants ou psalmodiants, surgit la musique, et dans la haute musique viennent, miraculeusement, s'incarner de profondes idées. Seule la netteté finale peut être grande ; tout début net est nul.

Le scientifique calcule les longueurs d'ondes, l'artisan fabrique les cordes et les clapets, l'artiste compose la musique. Le premier parle de rigueur, le deuxième – de compétitivité, le troisième – de beauté. Les plus misérables sont : le premier exhibant sa formule du beau et le dernier se piquant de sa cohérence.

Une paix d'âme est l'un des pires états d'âme, et l'on l'évite par des secousses provoquées par le passage d'un état de doutes à un état dogmatique. L'esprit de système conduit à l'ennui encalminé, avant la détresse.

Bizarre et imméritée réputation de douteur qu'a Descartes, pourtant obsédé par la première certitude, se réduisant, en plus, à la faculté de représenter (percipio = cogito), faculté, largement dévalorisée par la prééminence de la réinterprétation permanente, et vouée à être confiée à la future machine.

Avoir réfléchi ne rend ni plus dubitatif ni plus dogmatique, mais, en même temps, creuse davantage le doute, approfondit la certitude et même, dans le meilleur des cas, ouvre à la hauteur du regard.

Il y a des pensées, où leur qualité première est la certitude, qu'il s'agit de consolider, - ce sont des pensées sans ailes. Et il y en a d'autres, les verticales, où compte le ton, la hauteur, la noblesse, et où s'éprouvent mes dons d'envols ou de chutes. Les doutes et les certitudes sont des contraintes, la forme et le fond des pensées sont question du choix de la dimension privilégiée. Exclure l'horizontalité serait une bonne contrainte de plus.

À l'échelle verticale, la vie de l'esprit, comme celle de l'âme, est fonction de la profondeur du doute sur ce qui existe (la négation ou le nihilisme) et de la hauteur des certitudes sur ce qui n'existe pas (la foi ou l'acquiescement). Le doute doit être plein d'ironie et les certitudes - pleines de tendresse.

La négation est le lot des esprits faibles ; elle est une épigonie au signe opposé – la même importance accordée aux avis des autres. Le bon nihiliste méprise la négation ; il prône le oui à sa propre audace de fonder ses propres origines à la pensée, au sentiment, au regard.

La raison fournit un système de notation ou de signes ; elle n'a pas de voix propre. Les négations de la raison, que sont le charlatanisme, la superstition ou le fanatisme, prétendent émettre une voix inouïe, appuyée sur des signes inaudibles. Mais la poésie applique les notes de la raison, pour produire de la musique, qui est au-dessus de toute voix.

L'une des contraintes les plus utiles que s'impose un bel esprit, avant de prendre la plume et faire résonner la musique de son soi inconnu – la saine méfiance devant ses propres forces, devant son soi connu ; les médiocres ont besoin de confiance en soi connu, pour se narrer, en raisonnant.

Proportionnellement, il n'y a pas plus de preuves dans le genre argumentatif que dans le genre aphoristique ; et, normalement, avec un ouvrage du premier genre, après y avoir éliminé tous les remplissages de liaison, de raison ou de dialectique, remplissages superflus et mécaniques, on devrait n'avoir sous les yeux que des maximes.

L'état naturel de notre âme est la nuit ; l'éclairage égal, narratif ou systématique, que notre esprit projette sur l'âme, la réduit à un état minéralogique ; seul l'éclair d'une maxime en préserve le mystère. « Heureux celui qui, sachant tout ce qui concerne les jours, fait sa besogne, consultant les avis célestes »*** - Hésiode.

Toute notre vie consciente consiste en deux mouvements opposés : nous recueillir en nous-mêmes, en compagnie de notre âme, pour en vivre des pulsions, ou nous mettre hors de nous-mêmes, pour nous juger par notre esprit. Très tard, on finit par se demander, si ce n'est pas le même organe, qui serait le cœur, et son regard - la caresse.

L'âme est ce qui vit, organiquement, directement, aveuglement, le mystère indicible du monde ; l'esprit est ce qui, par un doute ravageur, le traduit en problèmes conceptuels ou langagiers. Deux observateurs s'en mêlent, le corps et la raison, qui en cherchent des solutions - la caresse ou l'algorithme, les deux faisant visiblement partie du dessein divin.

Séparer la flamme de la lumière, garder celle-ci à l'extérieur et m'en servir pour la qualité de mes ombres, préserver celle-là à l'intérieur, pour réchauffer mon étoile transie et mon cœur en train de se bronzer. Phénix appelle la flamme, Apollon - la lumière ; que chacun règne sur sa moitié de la mort et de la vie.

La jeunesse brille par la naïveté de sa bêtise : tout va de soi. La maturité se ternit par la pinaillerie de son intelligence : le soi va vers tout. L'horizon trop étroit – faute de moyens, le firmament trop bas – faute de contraintes.

Quand, à partir d'une image, je suis capable de la projeter sur les horizons, de la sublimer en hauteur, de l'ancrer aux sources profondes, on appellera ce genre de lecture - unification d'arbres.

Le nihilisme n'est pas déni de toute valeur, mais tentative de me mettre au-delà de l'axe habituel, sur un méta-niveau, - volonté de volonté, pensée de pensée, puissance de puissance. La valeur y retrouvera ses nouvelles origines et s'orientera d'après le vecteur de mon regard, qui munira d'une même intensité les deux extrémités de l'axe ; donc, pas de positions ponctuelles, que des poses discrètes d'une même tension.

La tension entre les contraires ne devrait pas se résoudre dans un relâchement dialectique quelconque, mais dans une bonne raideur d'une corde, sur laquelle je pourrais jouer ma meilleure musique. La musique naît des inconnues, dont est chargé mon arbre requêteur. L'unification d'arbres promet de nouveaux reliefs, tandis que la synthèse (Aufhebung) est source de platitudes.

Les branches apportent l'ombre, qui me sépare de la forêt et fait de moi - un arbre. C'est la cime qui est la seule réalité, irradiant la lumière et animant le rêve. « Dans les racines - la lumière des branches ; dans les branches - le rêve des racines » - V.Ivanov - « И корни - свет ветвей, а ветви - сон корней ».

Ce que nous pensons d'un arbre n'est pas une de ses ombres, c'est aussi un autre arbre. Avec une bonne lumière, l'ombre dessine le tableau, et l'arbre tend les pinceaux. Chez un bon peintre, on ne voit plus de traces de pinceau. Mais l'arbre émergeant du tableau fait oublier les ombres.

La vie nous débarrasse, successivement, de clartés, de profondeurs et de plénitudes ; l'homme de rêve reste avec la hauteur d'un regard en pointillé, et le non-rêveur - avec le vide, la platitude, la grisaille.

Est charlatan celui qui, d'une hypothèse parmi d'autres, fait un principe unique ; des charlatans notoires, pris en grippe par Nabokov - Spinoza, Marx, Freud (charlatans du soupçon), ou par Schopenhauer - Schelling, Hegel (plumpe Scharlatane, tandis que sa propre lourdeur fut du même acabit).

Il y a un mysticisme d'impuissance, partant de l'indétermination des limites, et un mysticisme de puissance, que j'appellerais nihiliste, et qui consiste à me reconnaître Ouvert et à tendre, malgré tout et en deçà du soi inconnu, vers mes frontières, qui ne m'appartiennent pas, mais savoir, que, au-delà, le monde est fermé, pouvoir m'y basculer et atteindre ce qui, pour le soi inconnu, fut étranger, divin ou simplement inaccessible.

L'inspiration est l'une de ces notions, qui, avec la machinisation des têtes, perdirent tout leur sens originel. « La disposition mystique - l'inspiration - concerne toute notre vie spirituelle, elle est l'aspect primordial de la vie » - Vernadsky - « Мистическое настроение - вдохновение - проникает всю душевную жизнь, является основным элементом жизни ». Que comprendront nos contemporains, dans ce tableau, où tout terme devint obsolète : la vie se mua en algorithme, l'esprit se vend comme une marchandise, l'inspiration céda à la fabrication, et le mystère, cette clé de voûte de nos châteaux et de nos ruines, le beau mystère s'effaça, pour que l'étable des minables solutions ou la salle-machine des piètres problèmes satisfît les appétits anémiques de l'homme agonisant.

Dès que tu crois être en communication directe avec ton meilleur soi, le soi inconnu, pense au mot augustinien : « Si tu le comprends, ce n'est pas Dieu » - « Si enim comprehendis, non est Deus » - laisse les meilleures voix à leur miraculeuse inexistence.

Deux déviations de la pensée : la sécheresse monocorde d'une réflexion ou la sourde fébrilité d'une foi ; la musique est née de l'accord entre la méditation de mon soi connu et la préméditation de mon soi inconnu.

L'évolution et l'éclair - telle est la trajectoire du soi connu ; des invariants et des ombres - tels sont des signes du soi inconnu. « J'ai conscience d'un soi identique, face à la diversité des représentations, que mon regard saisit » - Kant - « Ich bin mir des identischen Selbst bewußt, in Ansehung des Mannigfaltigen der mir in einer Anschauung gegebenen Vorstellungen » - ce soi identique et immuable est le seul à nous parler directement d'un certain être des choses. « Le problème est : dissocier en soi l'œil et le regard, séparer le moi authentique de cet autre qui pose » - Jankelevitch - je ne suis pas sûr, que notre acteur nous soit plus étranger que notre spectateur.

La poésie et la philosophie n'ont de sens que face aux mystères : la poésie les représente et la philosophie les interprète. Et l'effacement de ces deux nobles activités, aujourd'hui, est dû à la conviction des hommes modernes, que le mystère n'existe plus, ou plutôt, que ce n'est plus la peine de s'appesantir la-dessus, des solutions suffisantes étant à la portée de leurs bas appétits. Malheureusement, les poètes et les philosophes, eux-mêmes, se tournent désormais vers ce qui se démontre ou se prouve, où ils méritent le nom de charlatans.

On ne peut progresser vers l'inconnaissable que par l'inconnu ; tandis que seul le connu nous rapproche de l'inconnu ; ce qui justifie le prestige des mystiques et l'opprobre des charlatans.

Tant d'auteurs de belles sagesses, incompréhensibles et irréproductibles, mais je ne connais aucun, qui formulerait une sagesse universelle. Dévaluer une prétention à celle-ci, c'est déjà un point de rencontre. Mais c'est la surévaluation des bêtises régionales, qui empêche un juste taux de change.

Le soi inconnu, celui qui veut, et le soi connu, celui qui peut, heureusement s'ignorent ; le premier insuffle le langage de rêves, le second le traduit en langage d'images et de mots ; l'âme, qui porte le regard, et l'esprit, qui peint les choses vues. « Cette étrangeté de soi à soi, qui est l'aiguillon de l'âme » - Levinas.

Avoir ou être, ces deux vacuités reflètent assez bien la frontière entre le soi connu et le soi inconnu : on est, sans posséder son meilleur soi. Je deviens. Et je maîtrise ce moi connu, qui connaît, doute et évolue. Mais je ne peux pas approcher l'immuable, le crédule et le créatif, qui est mon moi inconnu.

Les preuves de Platon sont ridicules, mais ses mythes sont admirables. Ce bel exemple d'une bonne démarche elliptique ne fut suivi que par Jésus (en paraboles) et par Nietzsche (en hyperboles). La faillite des autres s'explique davantage par un manque de talent littéraire que par des lacunes de leurs preuves.

Des tentatives des sots de donner au mystère, atopique, atemporel et impondérable, - du poids et des coordonnées : la superstition, l'ésotérisme, l'occultisme, ces misérables adeptes d'un réel sans poésie.

L'origine du nihilisme, de la poésie et de la philosophie : ce qui est le plus urgent à faire n'est pas faisable ; ce qui est le plus brûlant à dire est indicible ; ce qui est le plus profond se déracine si facilement. Un seul refuge, devant ces défaites, - la noblesse d'une hauteur hors toutes coordonnées morales, verbales ou mentales.

Le bien, la noblesse, le nihilisme, le Christ - ce sont de grands axes, où seule compte l'intensité de mon regard, créateur ou scrutateur, et non pas des oui, faciles et volatiles, ou des non, fébriles et stériles.

Sans l'ironie et le nihilisme, nos certitudes finiraient par éteindre tout regard dans nos yeux. L'art de la conversion ironique, dans lequel Platon voyait le sens de l'allégorie de sa Caverne. La ténèbre de la mort n'embellit ni la lumière de la vie ni les ombres de l'écriture ; elle ne communique qu'avec la folie.

Sur les axes vitaux, les uns opposent la bonne extrémité à la mauvaise, les autres y trouvent leur point d'appui ou d'origine, les troisièmes y cherchent des éléments neutres, annulateurs, invariants ; mais les meilleurs laissent sur tout l'axe leur propre empreinte d'intensité égale, ce qui rend tous les points - les mêmes, et fait de toute substitution - un retour, implacable ou éternel. Pour ne pas s'y profaner jusqu'en cynisme, un talent est nécessaire : « Les mauvaises causes exigent du talent ou du tempérament » - Cioran.

Le soi connu est au soi inconnu ce que le devenir électif est à l'être effectif - une forme temporelle d'un contenu intemporel ; l'être justifie et bénit, mais ne se laisse pas appréhender.

Quand on introduit, bêtement, la temporalité dans l'éternel retour, on obtient la platitude du : rien de nouveau sous le soleil ; mais dès qu'on n'y voit que la même intensité sur un axe de valeurs, on comprend, que tout point de cet axe peut être nouveau et servir de commencement ou de soleil.

Sur un axe de valeurs, il y a toujours une extrémité facile, servant de point de départ et de pierre angulaire, et une extrémité difficile, servant de pierre de touche de mon talent. Le retour du même signifie : parcourir l'ensemble de l'axe, munir tous ses points d'une même intensité, constater, au point de départ, qu'il n'est en rien supérieur aux autres, ni éthiquement ni esthétiquement. « En quête du savoir, on finit par arriver au point de départ, qu'on découvre pour la première fois » - T.S.Eliot - « The end of all our exploring will be to arrive where we started and know the place for the first time » - ce sont des symptômes du retour du même, chez celui qui vit non pas des lieux visités, mais de l'intensité du regard sur les pas, premier ou ultime.

Un esprit grossier vise ce qui peut être précis ; un bel esprit s'intéresse surtout aux « objets, où toute précision est erreur »* - J.Joubert - surtout à l'échelle des mesures communes. Un bel esprit invente ses propres unités et outils de mesurage. Le médiocre se reconnaît par l'ignorance de l'incommensurable et par l'incapacité de créer ses propres balances. Pour manier les métonymies ou jongler avec les métaphores, le talent, c'est à dire l'instinct, maître de la précision implicite, suffit.

Quand on renonce au développement, qui est toujours servile, le commencement cesse d'être un point de départ nécessaire et devient un point de mire libre. Les yeux développent ; le regard enveloppe.

Nietzsche et Heidegger sèment des inconnues à profusion, unifiables avec l'art ou avec la vie, – un vrai régal pour tout herméneute. Mais quel sens peut avoir un commentaire sur tous ces Foucault, Deleuze, Derrida, Ricœur, où il n'y a que des constantes ? - écrits sur écrits sur écrits.

C'est la profondeur d'indétermination de notre disposition fondamentale (la Grundstimmung de Heidegger) qui en montre la hauteur : l'angoisse immotivée (Heidegger), la nausée, légèrement trouble (Sartre), la peur transparente (la foule) – et l'émerveillement mystérieux, absorbant toutes les convulsions et toutes les ombres.

Face à une antinomie de deux extrêmes, le sot hésite, le médiocre tranche en faveur de l'un des deux, et le sage les maîtrise simultanément, en créant une tension entre deux regards, deux langages, entre lesquels naît la musique de la création.

Tenir en piètre estime le développement, m'occuper davantage du comment des mots que du pourquoi des idées, m'amuser aux jeux du langage, qui me font épouser des antinomies verbales sans répudier l'unité de mon souffle, - tel est le secret de la plus belle écriture, mais il suppose une maîtrise, une intelligence et un soi puissant, conscient et inconscient à la fois. Sur les axes, qui méritent mon regard, ce qui compte, c'est l'intensité de leurs extrémités et non pas mon choix d'un point privilégié, ma pose musicale et non pas ma position doctrinale.

Encore un bel axe, allant du rêve à la veille, et méritant, tout entier, mon enthousiasme et mon souci : veiller, pour tenir à la lumière des solutions humaines ; rêver, pour entretenir les ombres du mystère divin.

Il y a deux sujets en moi : le soi inconnu - le spontané, l'esclave de l'interprétation inconsciente, et le soi connu – le réfléchi, le maître de la représentation. L'herméneute constant, proche de l'être, et l'ontologue évolutif et variable, se fixant dans l'étant.

Les représentations du réel sont constituées essentiellement de métaphores, et les métaphores finissent par devenir des réalités langagières. C'est le regard, plus même que le talent, qui est l'outil de la métaphorisation ; et le regard, c'est l'art de lire et de traduire le réel en métaphorique.

Le cycle du savoir : on représente ce qu'on croit savoir ; dans la représentation, on apprend ; l'apprentissage améliore ou augmente le savoir. Le savoir dynamique est question aussi de désapprentissage.

Chez l'esclave, ses raisons d'être se concentrent auprès de ses certitudes ; on reconnaît l'homme libre par le doute, qui entoure ce qui, pour lui, est essentiel.

Dans un écrit profond, c'est aux endroits, où sévit la suite dans les idées, la cohérence et la complétude, que nous guette l'ennui certain ; c'est le caprice, la glissade ou la chute, d'une plume, qui se sent perdue et ne poursuit que la forme, qui nous procurent et le plaisir et la surprise et le vertige et nous font ressentir le fond de l'homme.

C'est l'anonymat de mes clartés ou obscurités qui les rend dignes de mes recherches. Les noms définitifs ne fixent souvent que des clartés pétrifiées ou des obscurités sans essor. On reconnaît une intelligence par sa faculté de manipuler de l'innommé, se décomposant d'après le caprice des concepts et des contraintes. Sortir une chose de l'ordinaire est plus difficile que de la tirer de l'inconnu.

L'ennui d'une possession complète d'une idée, c'est sa verbalisation trop banale ou trop linéaire. « L'homme s'exprime clairement, quand il est obsédé par une pensée, et encore plus clairement, quand il possède la pensée » - Bélinsky - « Человек ясно выражается, когда им владеет мысль, но еще яснее, когда он владеет мыслию ». Que vaut cette clarté dans un art, où comptent surtout des jeux d'ombres ? Ce n'est pas aux moments d'obsession ou de possession que se déterminera la stature et l'éclat de ta progéniture, mais dans l'enfantement verbal et dans le polissage mental. Il vaut mieux embrouiller d'abord ta pensée et la réinventer ensuite.

Avec la seule religion, comme fond spirituel, la vie fut pleine d'émouvantes obscurités ; la science et l'incrédulité la rendirent insupportablement transparente et insipide. « S'il n'y avait que l'obscurité tout serait clair » - S.Beckett. Le trop de lumière fit, qu'il n'y eut plus rien à voir.

Dans un carré, on peut voir un triangle, qui réussit dans la vie, ou bien un cercle, qui tourna mal aux virages vitaux. De même, une circonférence est un carré, qui sait arrondir les angles, ou une sphère, qui se dégonfla. De qui s'y moque-t-on ? « Dieu peut faire un âne à trois queues, mais non pas un triangle à quatre côtés » - Paracelse.

Pour connaître mon soi connu, il suffit de vouer à son image mes yeux ou mon esprit. Je ne peux pas connaître mon soi inconnu, je peux l'aimer, grâce à l'image, qu'en renvoie mon regard, c'est à dire mon âme. C'est, peut-être, l'objet tant convoité par Narcisse et qui l'empêche d'être immortel. Ne sont immortels que le désamour et l'imitation. La créature, la création, le créateur sont tous voués à néant.

L'avenir personnel ou collectif devint si transparent, bourré de tant de certitudes et clartés insipides, qu'on envierait nos ancêtres que fustige, pourtant, Lermontov : « De quelle tristesse est pleine notre génération – son avenir est vide ou obscur » - « Печально я гляжу на наше поколенье ! Его грядущее - иль пусто иль темно ».

Paradoxalement, c'est la raison et non pas l'âme qui nous convainc plus sûrement de notre propre mystère : « La nature de l'homme est un mystère impénétrable à l'homme même, quand il n'est éclairé que par la raison seule » - d'Alembert. Mais le cœur n'y surajoute que de la folie, et l'âme - que des ombres ; ce qui rend ce mystère - encore plus impénétrable ; il appartient à l'esprit de le peindre, dans un jeu de lumières et d'ombres.

La virtuosité du jeu à l'aveugle et les cerveaux électroniques nous font faire, aujourd'hui, de bien belles économies, en matière d'éclairage, même si « le jeu n'en vaut pas les chandelles » (Corneille) - dans des jeux minables.

La civilisation est la capacité d'apporter des solutions aux problèmes. Et la rechute vers la barbarie s'amorce avec l'image du mystère, aperçue dans les problèmes. « Le mystère est l'apanage de la barbarie » - Fontenelle.

Celui-là tâtonne, s'égare, se perd, mais de ses paroles monte une musique, qui fascine jusqu'à mon esprit ; celui-ci exhibe des choses indubitables, appelle des procédés irréfutables, expose une probité à toute épreuve, et je l'accueille dans un silence d'âme, sans que sa moindre fibre ne se mette en mouvement. Toutefois, ceux qui savent le mieux, se perdent le mieux.

Tout bon arbre est chargé d'inconnues, ouvertes à de fécondes unifications. Les inconnues se créent mieux, par élimination de constantes, qui s'y décantent.

L'esprit qui perçoit, et l'esprit qui conçoit, sont libres et indépendants, ce qui est à l'origine de tant de contradictions humaines internes. Ces contradictions vivantes vont de pair avec le vivant mystère. Non seulement les plus vivants des discours de l'homme sont irrationnels (et la contradiction ne peut surgir que du rationnel), mais le mystère même de l'homme est en amont de tout langage. Tout ce qui est vie est mystère. Et plus que la contradiction, c'est la stupéfiante harmonie entre l'esprit de l'homme et la nature du monde, qui est le plus grand mystère. Depuis que l'homme se muta en robot, il n'est qu'une morte cohérence et, à ce titre, - une solution morte.

Les Anciens apparaissent à mon horizon, auréolés de génie pur et de profondeur abyssale, et ils me servent d'appui et de consolation. Mais plus je vais, plus je me rends compte, qu'ils sont plus bêtes que nombre de mes contemporains, que, pourtant, je méprise, - et la Terre reçoit soudain une terrible secousse, et je me retrouve dans mes ruines primordiales, sans aucun Atlas complice.

On ne pense que dans la mesure, où l'on s'exprime, et la clarté n'est pas dans l'expression, mais dans le jugement de son interprète. La poésie n'est pas moins claire que l'algèbre (elle est la logique de l'indéfinissable, comme, d'après Valéry, - la métaphysique), mais, malheureusement, le regard (interprète) algébrique est plus répandu et topique que le regard poétique.

Les idées, incompatibles avec l'édifice langagier courant, sont déclarées pierres irrégulières, dont profitent les bâtisseurs de ruines et les ciseleurs d'écrins.

Une âme vit de ses soifs à ne pas assouvir et de ses vides à ne pas remplir. « Il y a dans toute âme vivante un vide et une profonde soif » - Koestler - « There is a vacancy in every living soul, a deep thirst in all of us ». Seules les âmes mortes débordent de certitudes, mais leur satiété est peu profonde.

Ce qui se passe dans mon âme est irréductible aux idées et mots ; aucune précision verbale ou conceptuelle ne m'en approche. « La franchise et la netteté, c'est ce qu'il vous faut, pour cacher vos propres pensées ou d'embrouiller celles des autres » - Disraeli - « Frank and explicit - that is the right line to take when you wish to conceal your own mind and confuse the minds of others » - la seule franchise avec soi-même, et encore, ne serait que musicale, donc au-delà des mots et pensées. Vos pensées, ce sont donc vos incertitudes, et vous cherchez à réduire au même état les pensées des autres - bon moyen, pour continuer à ne pas se connaître et, surtout, ne pas connaître les autres. Plus le mot est net, plus la pensée, en soi, perd de la sur-éminence, du relief, et finit par s'aplatir.

Ils veulent, que la formulation de leurs idées soit claire, mais dont le fond serait incroyable. Un peu d'ironie et d'intelligence balayera toute clarté ; mais il faut beaucoup de maîtrise formelle et de noblesse de ton, pour que le fond soit accepté non pas par un calcul rigoureux, mais par une croyance inconditionnelle, artistique ou intellectuelle. Le sot cherche des idées, comme de nouveaux buts ; le délicat - de nouveaux langages, des contraintes.

La raison devrait n'être qu'un cadre net de mon portrait flottant, tissé d'approximations et d'incertitudes. La raison est dans les mots et les représentations, et mon portrait est de frissons, de couleurs et de mélodies. Si, en me peignant, je suis d'accord avec la raison, c'est mon robot intérieur qui s'exprime. Si, dans mes traits de pinceau, j'ai peur de me tromper, c'est mon mouton extérieur qui me paralyse.

L'absurde a bonne presse chez les bavards, surtout depuis qu'on perdit tout sens du mystère. Choisir le mystère seul est aussi choisir l'absurde. Le vrai choix est double : le premier porte sur la forme de notre trajectoire - un cycle de l'éternel retour (mystère, problème, solution, mystère) ou une ligne droite (le savoir, la maîtrise, l'avoir) ; le second - la place (récurrente ou fuyante) du mystère dans la trajectoire. Se vouer à l'inaccessible, c'est accepter son mécompte dans l'accessible ; « ce n'est qu'en tentant l'absurde qu'on devient capable de dominer l'impossible » - Unamuno - « solo el que intenta lo absurdo es capaz de conquistar lo imposible ».

Même dans ce qui n'existe pas, le philosophe ne trouve que du possible musical, ouvert, solidaire du réel ; le sot ne voit que le réel nécessaire, résumé dans un bruit fermé et flagrant.

Incapables de munir le monde d'un sens, les plus bêtes des nihilistes le proclament absurde et se vautrent dans le dévoilement du néant. Tandis que tant de lectures, c'est à dire d'interprétations, au sens musical, se présentent à celui qui possède son propre regard et maîtrise les gammes de l'intelligence (le langage créé et les requêtes bien formulées, à l'origine du sens, que je donne plutôt que je ne le lis). Les plus sots n'entendent même pas le bruit des choses et s'effraient de leur silence. Ce n'est pas le sens qui manque à ce monde, mais bien la musique.

On sauve une idée en l'enveloppant de mots résistant au temps. L'idée éprouvée par l'exposition en foires a peu de chances de rester juste. L'idée juste est l'épouse, les préjugés sont des maîtresses. Mais l'art conjugal consisterait à métamorphoser, aux heures critiques, la maîtresse de la maison, la raison, en folle du logis, l'imagination, cette fonction sans organe (Bachelard).

Les ténèbres, qui, dans la Création, précédèrent la lumière, n'ont rien à voir avec les ténèbres, qui, seules, reflètent et interprètent mon âme. La lumière nécessaire est aux autres, et les ombres possibles sont à moi. Où butiner et où créer ? - même le travail devrait être de la lumière, mais pour mieux rendre mes ombres. On crée parmi les ombres du fond, jetées par la lumière des formes. La raison lumineuse ne suit que la voie de la vérité ; la musique ombrageuse ne suit que la voix du rêve.

L'espérance trouble les choses vues, mais élève la vue. Une revanche sur la portée de vue, c'est la hauteur de vue, fonction de l'intensité de cette espérance.

Être sage dans ce qu'on sait n'est que de l'intelligence ; la vraie sagesse est l'art et la manière de vénérer ce qu'on ne saura jamais, c'est à dire le mystère de la création divine, mystère omniprésent pour celui qui est pourvu du regard créateur et noble.

Ce misérable schéma hégélien : le progrès de l'esprit, la dialectique comme moteur de ce progrès, la contradiction comme matière première de cette dialectique. Et que, à côté de cette grisaille (la minable grisaille - Nietzsche - bei Hegel das nichtswürdigste Grau), l'éternel retour nietzschéen est beau ! - s'attacher à l'invariant vital, qui est le seul à être noble, atteindre sa hauteur artistique, finir par un acquiescement majestueux à cette vie divine, revue, repensée, tragique, unifiée avec l'art ! Une ridicule et orgueilleuse prétention à la scientificité et une fière et humble identification avec l'art.

L'horreur ou l'émerveillement devant mon soi, que soi-disant je réussis enfin à connaître, sont des méprises, même si la seconde est plus honorable. Nos goûts et nos dégoûts ne devraient se former ni selon la connaissance de l'organe, ni selon la maîtrise de la fonction, mais selon la qualité de la création, dont on ignorera à jamais l'auteur et la source.

Face à mon soi inconnu, les sentiments lui sont plus fidèles que les pensées, la chair - plus que le squelette. La beauté pourrait y mettre un signe d'égalité. Je me retrouve dans les impasses des belles idées, où mes ruines décorent le paysage d’un beau passé. Au pays des sentiments fantomatiques, il n'y a ni routes ni impasses ni mots, mais couleurs, sons et danses, auxquels je dois sacrifier toute marche.

À prendre les choses comme elles sont, on se retrouve avec les mains pleines et le cerveau vide.

L'idée en tant que quête, dont nous ignorons, pour l'instant, la réponse, est perplexité, que le langage n'a pas encore résorbée ; elle est donc perçue comme mensonge. L'idée en tant que réponse, n'est mensonge que lorsqu'elle est expansionniste, bien au-delà des frontières de son langage natal ; sinon elle devient un mot. Et c'est toujours hors de sa patrie qu'elle est vécue comme prophétique. Vue de près, une idée n'est rien, qu'une vérité sans envergure.

J'ai beau m'évertuer en inventant du possible, je n'arrive jamais à la profondeur du nécessaire divin ou à la hauteur de mon propre suffisant. Il faut inventer de l'impossible, pour atteindre à de la grandeur.

Ils s'enorgueillissent de la coïncidence entre leurs dits et leurs faits, mais « c'est être bien borné que de penser une chose et d'en dire - la même ! » - Guénine - « Какая это ограниченность - думать одно, а говорить - то же самое ! ». Dire, et découvrir par la même qu'on pense, est plus précieux et rare.

Dans les écrits des sots, ce qui saute aux yeux, c'est leur obsession par les mots, portant sur le savoir, la rigueur, la profondeur ; de cette manie des mots guindés naît l'illusion d'un discours bien réfléchi. On vise ces pédants, quand on dit, que « l'habitude d'un raisonnement logique tue l'imagination » - Chestov - « привычка к логическому мышлению убивает фантазию ». L'imagination, c'est un regard tourné vers la hauteur.

La position du philosophe, la position couchée, perdit du prestige. Debout, la tête en haut, toute vision est syllogistique. « Le devoir d'artiste : tenir en éveil le sens du merveilleux »** - Chesterton - « The dignity of the artist - keeping awake the sense of wonder ». La merveille est chassée de la vie, puisque c'est la vérité qui y règne désormais sans partage : « Le merveilleux n'attire plus des songes, la vie ne rêve plus que dans le vrai »** - Grillparzer - « Erloschen ist der Wunder altes Licht. Das Wirkliche dünkt sich allein das Wahre ».

Une perte irréversible - perte de son obscurité innée. On ne peut rester soi-même que dans le noir. Le soi connu gagne d'être mis en lumière, mais le meilleur, le soi inconnu, ne se traduit clairement que par des imposteurs ; il n'est crédible qu'inventé.

Le mot et le regard sont d'autant plus grands, que même des muets et des aveugles pourraient les maîtriser : « L'aveugle garde le regard comme le muet la parole - l'un et l'autre dépositaires de l'invisible, de l'indicible - gardiens infirmes du rien »* - Jabès. La part de l'œil, de la bouche ou de l'oreille - dans le regard, le mot ou le son - est presque insignifiante à côté de ce qu'apportent l'âme, le visage ou la cervelle. L'infirmité de la conscience - manquer de doigt vengeur, se sentir près d'un banc des accusés.

Le moi connu n'est que l'épiderme presque mort que caressent mes mots, mais seul le moi inconnu en est le vrai bénéficiaire vivant, c'est à dire excitant et excité. Mais ces mots ni ne l'expliquent ni ne l'éclairent : « Plus je m'explique, moins je me comprends ; tout n'est pas inexprimable en mots, uniquement la vérité vivante »** - Ionesco.

La meilleure des raisons devrait admettre, que tous les bâtons sont courbés et que nous sommes condamnés à déchiffrer des anamorphoses. Dans les cas plus simples, la raison redresse le bâton courbé par l'eau.

La sagesse et la philosophie devraient s'occuper davantage de filtres que de transformateurs des questions ou amplificateurs des réponses ; la sagesse est la pitié des réponses et la philosophie - l'ironie des questions.

Ne serait-ce que pour assurer notre équilibre mental, on devrait entretenir, parallèlement, les sentiments les plus aveugles – l'amour et la pitié, et les sentiments les plus lucides – l'ironie et l'humilité.

La transcendance, l'écran cachant le premier et les derniers pas, est l'opération inverse de la descendance, le culte de la succession de pas. Plus on s'émerveille de l'absurdité de la recherche, plus on est pertinent dans l'interprétation des trouvailles. « La vraie connaissance consiste à comprendre que ce qui est cherché transcende la connaissance » - Grégoire de Nysse.

La perfection du réel est une cible privilégiée de la maxime, mais le lien entre elles n'est pas une imitation, mais métamorphose : le passage du mystère au problème, du problème à la solution et de la solution à un nouveau mystère.

Dans mon livre, le fond, le sens, le volume viennent de mon soi connu ; la forme, la musique, la noblesse – de mon soi inconnu. Plus je m'identifie avec le second, plus j'aurai le droit de parler d'un livre consubstantiel avec son autheur (Montaigne) ; sinon, il ne serait qu'accidentel.

En aucun cas le processus ne peut être équivalent au résultat (Wittgenstein) : le premier se résume dans une structure temporelle, et le second – dans une structure (arbre, graphe) spatiale. La notion d'infini, par exemple, n'est pensable qu'en tant qu'un processus, et celle de fait ne s'inscrit que dans un résultat.

Tous aimeraient donner à leur regard un sens ascensionnel, mais c'est l'inertie gravitationnelle qui le replonge dans la platitude. Réussir à créer l'état d'apesanteur, c'est réussir à munir mon regard de la seule dimension noble, de la hauteur. « Le regard, au-dessus du monde, est le seul, qui saisit le monde » - Wagner - « Der Blick über die Welt hinaus ist der einzige, der die Welt versteht » - bien qu'il s'agisse de chanter et non pas comprendre le monde. « Quand le regard ne suffit pas, la bouche est de peu de secours » - Grillparzer - « Kann der Blick nicht überzeugen, überred't die Lippe nicht » - fais de ta bouche un regard !

Les meilleures visions me viennent, lorsque je ferme mes yeux. « Celui qui ne sait pas fermer les yeux ne sait pas regarder »*** - S.Butler - « He who knows not how to wink knows not how to see ». Dans ce que je vois, la part de l'œil est modeste. Les bonnes paupières, contrairement aux mauvaises œillères, ont une face interne réfléchissante, à y regarder à deux fois.

Les certitudes se constatent dans des modèles et n'ont qu'un sens vague dans la réalité, qui est la perfection, c'est-à-dire au-dessus de toute certitude. La certitude berce le réaliste jusqu'à son dernier jour. Il prend son mal en patience béate. « L'incertitude est le pire de nos maux jusqu'au moment, où la réalité vient nous faire regretter l'incertitude » - A.Karr.

Les hommes vivotant sous inspiration artificielle, la certitude devint l'unique élément, qui ne les étouffe plus ; ils n'ont plus envie de plonger dans le doute rafraîchissant.

Ils voient dans le mythe de la Caverne - l'apologie de la lumière, tandis qu'il me dit, que le jeu des ombres est mon seul original, une traduction d'un texte divin, dont je ne maîtriserai jamais la grammaire. « Nous sommes une ombre profonde, laissez-nous en paix, les ignares » - G.Bruno - « Umbra profunda sumus, ne nos vexetis inepti ».

Les ombres, pas plus que les rêves, n'ont pas bonne presse, aujourd'hui. L'homme, lui aussi, est évincé par les hommes, comme la veille chassa le rêve, et le néon - les ombres. « L'homme est le rêve d'une ombre. (Nous sommes l'ombre d'un songe ? ) » - Pindare. L'homme rejoignit un autre grand mort - Dieu - dans une flagrante inexistence. C'est à la lumière cathodique qu'on interprète nos songes.

Si je tiens à la métaphore de théâtre, pour résumer la vie, ce qui le résume le mieux, ce serait le besoin de sauvegarder l'illusion enivrante, qu'il ne faut pas laisser éventer par de sobres vérités intempestives. Sur la scène de la vie, dès que l'illusion faiblit, il faut tirer le rideau. Si, en plus, je suis mon propre spectateur, je m'apercevrai, qu'en coulisses, on ruminera machinalement les paroles pathétiques, déplacées et désuètes.

Le bon choix de repères redresse les courbures, mais n'efface pas la singularité divine : les points de discontinuité, où je suspends mon vol. « Dieu écrit droit avec des courbes » - proverbe portugais.

Il y a deux types de raseurs de plume : qui narrent respectivement ce que font les terrestres ou ce que feraient les extra-terrestres - les moutons ou les robots. Pourtant, il y a tant de belles choses humaines qui n'existent pas. « J'écris au sujet de ce que je n'ai ni vu, ni éprouvé, ni appris d'autrui, et en outre de ce qui n'existe en aucune façon et ne peut absolument pas exister »*** - Lucien. Enfin quelqu'un, qui veut, qu'on aperçoive, lise ou devine son visage mystérieux (le regard - je suis ! - intemporel), plutôt que les choses vues (varia a me cogitantur - que de choses je comprends ! - a posteriori), problématiques ou résolues (cogito - je comprends ! - a priori) !

Le regard, c'est mon visage, muni de ma voix et laissant un écho sur les choses. Le haut regard est celui qui, par une concentration inverse, permet de reconstituer, avec ses traits épars, - un visage.

Le sage, contrairement au niais, ne sait que rarement ce qu'il cherche : « On cherche l'absolu et ne trouve que le résolu » - Novalis - « Wir suchen überall das Unbedingte und finden immer nur Dinge ». Par ailleurs, il ne cherche même pas, ses trouvailles résultent du désir de donner de soi avec panache. Les autres prennent ce qu'ils trouvent.

La partie visible de l'être est suffisamment explorée par nos représentations (seuls les parasites universitaires continuent à y fouiller et à y nager) ; il faudrait ne s'occuper que de sa partie invisible, qui aurait pour contenu - l'intensité, et pour forme - la métaphore. En revanche, se tourner vers le devenir, s'appesantir sur le temps, ne promet rien de nouveau ni d'original ; la philosophie est une réflexion sur l'intemporel, sur l'invariant, sur le langagier et, surtout aujourd'hui, - sur l'invisible.

Si c'est pour retrouver le contact vivant avec le mystère initial ou pour remuer les problèmes, perdre de vue la solution peut être une pose utile.

Chez le sage, le besoin d'unification d'arbres va de pair avec la liberté d'introduction de nouvelles inconnues. « Laisser quelque chose en suspens, c'est un devoir, une victoire sur un autre besoin, le désir de tout unifier »*** - L.Salomé - « Etwas in der Schwebe lassen ist eine Pflicht : - Sieg über das Nebenbedürfnis, alles unter Einen Hut zu bringen ». Et l'on reconnaît le type d'homme d'après les lieux, où il est prodigue en variables - en racines, en feuilles ou en fleurs en suspens.

Les deux yeux, prenant appui par le cerveau, produisent une seule vue ; associés à l'esprit - une seule voie ; alliés aux deux oreilles - une seule vie ; fusionnés avec l'âme - une seule voix.

Le mystère de l'homme n'est pas dans l'obscurité, ni dans une union entre une obscurité et une clarté, mais dans ces deux merveilles : la belle clarté de son esprit et la belle obscurité de son âme. La première a son langage et la seconde - ses frissons.

Changer souvent d'objets étendus (res extensa) jusqu'aux horizons, garder le projet en hauteur immobile, c'est ainsi que se définit un sujet profond, hors commerce (res cogitans).

Le chaos mental, dans les grands édifices, hébergeant l'intelligible, provient des portes trop larges, des murs trop bas ou des fenêtres trop étroites. Les ruines, elles, sont tournées vers le sensible, à l'ordre astral, au chaos restant à interpréter.

L'incertitude idéale serait à la fois grande et faible : « Quelle plus grande faiblesse que d'être incertains, quel est le principe de son être et quelle en doit être la fin ? »** - La Bruyère. Seuls les esprits les plus forts peuvent se permettre de cultiver cette noble faiblesse ; les certitudes des faibles, sur ce sujet, relèvent non pas de principes, mais d'une pitoyable doxa.

Une obscurité peut surgir suite à une raison trop faible ou bien à un sentiment trop fort. « Plus on est envahi par le doute, plus on s'attache à une fausse lucidité d'esprit avec l'espoir d'éclaircir par le raisonnement ce que le sentiment a rendu trouble et obscur » - Moravia - « Quanto più ci si sente dubbiosi, tanto più ci si aggrappa ad una falsa lucidità della mente, quasi sperando di chiarire con la ragione ciò che il sentimento intorbida e rende oscuro ». On devine une belle triade de plus : sentiment - esprit - clarté. Leurs places, cependant, sont mal indiquées. Le vrai sentiment pousse vers la clarté, c'est l'esprit qui la dissipe ou, mieux, la met à sa place, c'est-à-dire dans une pile de clartés numérotée par des langages.

Une fois exprimé, le sentiment n'est ni vrai ni faux, mais là où l'adulte robotisé applique une nomenclature du sens l'enfant accepte une maculature des sens. L'enfant est celui qui ignore totalement ce qu'il est ; appréciez alors la double ironie d'Héraclite : « Nous ne sommes jamais plus près de notre moi que lorsque nous retrouvons la gravité des jeux des enfants ».

Le soi inconnu n'est pas quelque chose de plus, par rapport au soi connu, mais il est d'une autre substance, irréductible ni aux choses ni aux mots, n'admettant ni mesures ni sens.

L'origine d'un nouveau langage : naît-il dans la fraîcheur ou l'étrangeté de la requête, de la réponse, du modèle ? Ce qui dévoilera un poète, un sage ou un philosophe.

Dans les voiries morales, tout est réglementé, et il n'y a plus de chemins obliques ; même les voies des mensonges suivent des sentiers battus. Pourtant, les vrais sentiments se manifestent le mieux sur des voies obscures. Le sentiment ne devrait être visible qu'à son sommet, et tous les sentiers, qui y mènent, sont obliques. Mais qui lève encore la tête ?

Personne n'est capable de tout croire ou de douter de tout, ce ne sont que des slogans. S'éloigner de tout ne te rapproche pas de l'essentiel ; sur les cartes de l'absolu, les mesures sont absentes. Le de omnibus dubitandum et le omnibus credendum - deux chemins, qui nous éloignent de notre patrie immobile - du rêve.

C'est dans la hauteur qu'on doute le mieux, les certitudes étant renvoyées vers les profondeurs ou platitudes. Nietzsche se trompe de dimension : « Il faut douter plus profondément » - « Es muß gründlicher gezweifelt werden », mais c'est toujours mieux que de ne pas douter de la plus grande des incertitudes - de notre moi (Descartes). La naissance de la pensée : choisir un bon langage, formuler une bonne négation, viser une bonne hauteur - une belle croyance émergera d'un beau doute.

Tous ceux qui font de la connaissance de soi - enfer de l'esprit, purgatoire de l'âme ou paradis du cœur – sont bêtes. Le soi est miraculeusement identique au monde d'ici-bas, dont l'essentiel nous restera à jamais inconnaissable.

Le progrès du sot va toujours de la racine aux extrémités des branches, de ce qui est caché vers ce qui est dénudé. « Le développement de l'esprit est un progrès de l'indéfini au défini » - H.Spencer - « The development of mind must ever be from the undefined to the clearly defined ». L'élagage, le taillage profond et les hautes greffes, le lié devenant libre - un développement plus prometteur des floraisons inattendues.

C'est autour des choses suffisantes - des consolations ou des jeux de langage - que la philosophie doit déployer sa force discursive ou imaginative. Le nécessaire, c'est le domaine de la science. « Le point de départ de la philosophie, c'est la conscience de sa propre faiblesse dans les choses nécessaires »** - Épictète - ce serait sain, si c'était pour chanter des hymnes à la faiblesse ou pour imprimer de l'humilité à son propre discours et pour éviter ainsi, que son point d'arrivée ne soit une auto-suffisance.

L'écrit des sots est fait de ternes passages d'une évidence à une autre ; celui des profonds, c'est la réduction d'une intuition à une évidence ; celui des hautains – l'intuition d'une question se muant, par un rythme, une mélodie ou une harmonie, en l'intuition d'une réponse. Ne pas faire le dernier pas, c'est éviter l'évidence, cette ennemie de l'art.

La sensation, qui disparut complètement des têtes des hommes, c'est la vénération ou, au moins, la prémonition des choses immuables. D'où, paradoxalement, la disparition de la conscience que notre propre vie est si passagère. Ces deux sources d'émotions taries, il ne reste à l'homme-robot que le calcul rationnel de sa trajectoire infaillible vers l'abattoir mécanique.

Les doutes des sages viennent des réponses sans question ; la plupart des certitudes des sots proviennent des questions sans réponses. La question, dans laquelle il n'y a pas de variables ou l'on échoue à les y introduire, ne mérite généralement pas qu'on y réponde. Pour le reste, si je ne suis pas capable de répondre, c'est à dire de substituer aux variables - de belles valeurs, alors mes doctes certitudes, même négatives, ne valent pas un seul des doutes enthousiastes, nés d'une unification d'arbres. Les certitudes sont des frontières, mais le doute, c'est un Ouvert, ne mordant pas sur la frontière.

Ils appellent à prendre pleinement conscience de soi - ces trois couches, lourdes et indéfinissables, au-dessus de soi l'ensevelissent, sans lui apporter ni lumière ni ombres. Un signe de la sagesse serait d'être heureux et ému, puisque le meilleur soi, le soi inconnu, continue à faire jaillir de nouvelles questions. Le contraire de la sagesse s'appelle transparence, celle entre le questionnement naissant et ses réponses fixes.

Les yeux, indissociables de la cervelle, pénètrent et déchiffrent tout paysage des choses. Le regard, en revanche, pactisant avec l'âme, crée un climat des images, qui se démarque des choses et s'ouvre aux rêves.

Tout existant peut devenir grandiose, il suffit d'y déceler la part mystérieuse de l'inexistant. « C'est la nuit qu'il est beau de croire à la lumière » - E.Rostand. Le poète - celui qui reçoit un maximum de lumière, pour produire les plus belles des ombres. La nuit, l'âme obscure suit la lumière de mon étoile ; de jour, l'esprit lumineux se laisse charmer par les recoins cachés de mon âme.

Ce qui rend les yeux plus sages que les oreilles, est peut-être d'avoir des paupières. Pour réhabiliter les demeures de la nuit et multiplier des parcours au-dessus des toits, au lieu de recevoir des échos des murs et des fenêtres dans des édifices insonorisés du jour.

Ce que produit notre soi connu a tendance d'être lumineux, mais le soi inconnu est enveloppé dans un épais mystère. Le second, l'inintelligible, semble n'être que ténèbres au premier, à l'intelligible. Ceux qui pensent n'être que transparence à eux-mêmes, exhibent des substances dont l'intelligibilité n'a d'égale que leur bêtise.

Dans l'âme, ce n'est pas un vague qui règne, mais une émotion, en absence de mots, d'idées et même d'images. Ce qui s'en approche le mieux, c'est la musique, ce qui existe bien avant les mots. Parler de la réalité, matérielle ou spirituelle, ou parler de l'âme, ce sont deux arts distincts. Au royaume des mots, les notes sont vagues.

Le cerveau complète l'œil et l'oreille, sans sortir de la platitude des images. C'est l'âme qui les interprète dans un langage à reliefs musicaux. On vit dans l'espace de l'esprit et dans le temps de l'âme.

Par une inertie géologique abusive, les philosophes voient dans les fondations de nos demeures une analogie avec les fondements des édifices spirituels. Et ils baissent leur regard, pour assurer leur (dé)marche profonde, au lieu de l'élever, pour s'adonner à un élan vers la hauteur dansante. C'est le rôle de nos toits qui crée les vrais fondements ; les plus stellaires des styles sont les ruines et les tours d'ivoire.

Le sage laisse intact le mystère (au lieu de le percer), esquive tout combat-solution (au lieu de le relever) et se contente de déchiffrer les étiquettes des béatitudes problématiques et enivrantes (au lieu de savourer le contenu).

Le souffle, les couleurs et les rythmes se moquent de clarté, mais ils ne naissent qu'à travers toi-même ! Ne te presse pas à voir clair et à te détourner de toi-même : « Comment voir clair ? En renonçant à regarder à travers toi-même » - Tchaadaev.

L'existence de lois de la nature démunit de son aura tout subjectivisme transcendantal : qu'on se fie, intégralement, à ses sens ou qu'on s'en méfie, on aboutit aux mêmes modèles. Celui qui doute de l'existence de corps célestes, d'atomes ou d'espèces, bâtit des châteaux de cartes phénoménologiques ; celui qui n'en doute guère, envoie des vaisseaux inter-planétaires, maîtrise la matière et l'énergie et doute de soi-même.

Les négatifs, les pensifs et même les suspensifs, sont aussi crédules que les dogmatiques. « Les hommes les plus affirmatifs sont les plus crédules »* - Swift - « The most affirmative men are the most credulous ». L'essentiel est dans le choix de lieux pour nos arbitraires : convictions, rébellions, syllogismes ou vacuités.

Le mystère n'a pas grand-chose en commun avec l'obscurité. L'obscurité, dans les profondeurs, favorise l'absurde, à la surface - propage l'erreur, en hauteur - engendre le délire. Le mystère, dans ces lieux, stimule l'intelligence, révèle le talent, cultive la noblesse. L'ouverture au mystère prédispose à la liberté.

Zarathoustra, avec abstiens-toi, prêche l'abdication dans l'acquiescement. Les prédicateurs prêchent l'obstination même dans le doute.

L'imagination sert surtout à créer de nouvelles variables sur un arbre de la connaissance. « Au royaume de l'imagination, l'inconnu est tout-puissant » - Napoléon - il en est seulement le signe, dont la première qualité n'est pas la puissance mais l'ouverture à l'unification, la souplesse. C'est la richesse des substitutions interprétatives qui témoigne de la puissance !

L'acquiescement noble n'est pas un apaisement silencieux, mais une inquiétude rythmée, mélodieuse et harmonieuse.

Pour comprendre, que je n'ai pas que les yeux pour voir, et que je n'ai pas que les oreilles pour entendre, - il suffit d'une larme, effaçant tous les soucis du monde, ou d'une mélodie, qui en couvre le bruit.

Si rien ne remplace l'oreille pour l'ouïe, une bonne vue peut se passer d'yeux, quand on possède une bonne cervelle. C'est pourquoi la musique est plus proche des dieux que la peinture. Le cœur complète le travail de l'oreille, le cerveau - celui de l'œil. La science et l'art sont ce qui permet aux aveugles de voir et aux sourds - d'entendre.

Le soi inconnu, c'est le regard ; le soi connu ne produit que des représentations. « La conscience de mon soi dans la représentation Je n'est pas un regard, mais une représentation purement intellectuelle » - Kant - « Das Bewußtsein meiner selbst in der Vorstellung Ich ist gar keine Anschauung, sondern eine bloß intellektuelle Vorstellung ».

Ils nous invitent à ne pas quitter des yeux le soleil, afin que ce qui est désagréable, les ombres, restent derrière nous. Je finirai par ressembler à un poteau ou à un tournesol et désapprendrai à former mes propres ombres. Mais c'est moins sot que chercher à émettre mes propres lumières. La plus belle œuvre se fait des ombres, que je projette devant moi, et dont je vénère la lumière merveilleuse et inconnaissable.

L'art du sage est de relever le bien dit des choses, sans toucher aux choses. Le sot n'en reprend que les choses.

L'essence de la vie est dans sa musique et non pas dans ses cadences ; le flair y est plus juste que la certitude. Dans l'interprétation. Mais dans la création, les rôles s'inversent. Avec du vague irrésistible, l'homme du flair crée de la certitude ; avec le certain fragile, l'homme du savoir crée des vagues à l'âme.

Ma vie se réduit à ce que j'éprouve, dans mon fond obscur, et à ce que je prouve, par mes formes lumineuses ; et il y faut installer une espèce de discipline militaire : obéir à mon soi inconnu et commander à mon soi connu.

On ne sait pas qui, dans un discours, abuse davantage de constantes : le locuteur ou l'interprète, mais le bon style, ou le bon goût, accrochent des variables à toutes les branches-équations de l'arbre de la création, et leurs substitutions en créent un second, plus profond, plus haut et mieux ramifié que l'initial. Plus original est un discours, de plus d'inconnues et de substitutions aura besoin son auditeur.

Le sage sait qu'il ne sait qu'en disant - c'est pourquoi il ne peut pas dire ce qu'il sait déjà. Le sot ne sait pas ce qu'il dit - c'est pourquoi il ne dit que ce qu'il sait.

L'esprit de suite est bon pour l'ingénieur et néfaste pour le poète. Le rêve n'est traduisible qu'en pointillé, les actes remplissent des chaînes. Je connais les autres par la mémoire en continu et je me découvre moi-même dans l'oubli des traces. Répète la noble prière de S.Weil : « Que je sois hors d'état d'enchaîner par la moindre liaison deux pensées »**. J'aime la raison qui prie et la foi qui lie.

Tout passe, tout casse, tout lasse - en faussant (la perspective), en se gaussant (de vos lumières), en haussant (le regard).

Le savoir, plus que l'ignorance, peut nous plonger dans une nuit sans espoir et mal lunée, si nos lumières artificielles nous remplacent et lune et étoiles. On a une petite chance de tomber sur l'esprit dans la nuitt ; en trouver dans les sciences de l'esprit - on n'en a aucune.

L'allumage de chandelles peut être une offense à l'obscurité. Savoir la saluer, sans l'aide du feu ou des lunettes, est le privilège de ceux qui n'ont pas que les yeux pour voir.

Pour bien chercher, il vaut mieux que j'aie une tête froide, mais les plus belles trouvailles, je les ferai en suivant mes fièvres. Je commence par chercher de nouveaux aliments, et je découvre de nouveaux appétits.

Est-il meilleure graine pour sortir de la gangue de l'anonymat, que de planter des et des Quand ? Leurs concurrents, la vraie ivraie, Toujours et Partout, envahirent tous les sillons. De nos jours, il faut monter très haut, où ne sévissent pas encore des laboureurs journaliers, pour trouver un sol réceptif aux Si et Quand. En attendant le bon laboureur des Comment et des Pourquoi.

L'inquiétude est connue pour donner de grandes ombres, même à ce qui est petit. Mais la quiétude nous débarrasse de tout souci d'ombres, sans lesquelles on ne verra jamais rien de grand. Douter de soi injecte une saine dose d'intranquillité. « L'artiste n'atteint rien de haut, s'il ne doute pas de soi-même » - de Vinci - « Quel pittore che non dubita, poco acquista ».

Il est trop facile de chanter l'obscurité de ce qui est, par défaut, obscur : la nuit, la mort, Dieu – ma lumière fixe suffit, pour leur rester fidèle. Mais l'obscurité de l'espérance, du rêve, de l'ange ne peut enchanter que grâce à mes ombres créatrices.

Une révélation, ce n'est pas la descente sur terre d'une nouvelle clarté profonde, mais l'élévation au ciel d'une haute obscurité.

La bonne musique naît des gammes larges, elle est la démesure par rapport à la musique des autres ; si je cherche la mesure platonicienne dans la finalité, dans l'égale distance entre l'exagération et l'inachèvement, entre l'excès et le défaut, je risque fort de me retrouver dans la platitude ; je dois composer au nom des commencements hyperboliques, c'est à dire des rythmes de mes sources. « L'exagération doit être continue » - Flaubert.

Quelle que soit la trajectoire d'une pensée, elle doit finir par toucher terre, et c'est la qualité de mes ailes qui en déterminera la hauteur et le vertige. En tout cas, toute belle pensée exclut la continuité de la marche ; elle est portée par son vol extra-terrestre ; elle porte au connu un message de l'inconnu. « La valeur d'une pensée se mesure à sa distance par rapport à la continuité du connu » - Adorno - « Der Wert eines Gedankens miβt sich an seiner Distanz von der Kontinuität des Bekannten ».

La lumière divine rend ténébreux l'homme, parvenu à maîtriser les lumières humaines et à s'en détacher. Mais c'est aux gouffres de l'attachement qu'il destine les plus belles de ses ombres. La rencontre entre une haute lumière et une ombre profonde, une espèce de vice vertueux, serait la trajectoire à désirer ; « tous les vices se tiennent près des précipices » - Juvénal - « omne in praecipi vitius stetit ».

On ne retire pas grand-chose des contacts avec un autre soi-même ; la rencontre, que je dois appeler de mes vœux, est celle entre mon soi connu et mon soi inconnu, entre la forme de mon esprit et le fond de mon âme, entre la matière et la manière. Les autres ne sont que de la matière, dont peuvent se passer mes meilleures formes.

L'ontique unifiée avec l'optique s'appellerait regard, bien au-dessus des choses vues ou des choses crues. Le croire donne du rythme au vocabulaire du savoir, mais ils sont indépendants. Ne crois pas que « plus on voit, moins on croit » - proverbe italien - « chi più sa, meno crede ».

L'esprit lucide, à l'appétit fade, pêche, en eau transparente. L'âme indécise crie famine et se noie en eau trouble, gain du pêcheur, le mot.

Chacun de nous est dans sa Caverne ; ce qui nous distingue, c'est la part du non-savoir que nous réservons au contenu de nos images. Les plus bêtes sont ceux qui s'imaginent, qu'il suffise de sortir de cette Caverne, pour atteindre au savoir manquant. « En d'aveugles ténèbres entrent ceux qui se vouent au non-savoir ; en des ténèbres encore plus noires - ceux qui du savoir se contentent »*** - Upanishad.

Le hasard est un ordre, qui n'est pas encore formalisé, ou demande trop d'efforts à efficacité trop réduite. Ou notre faculté de nous passer d'un ordre de formules et de nous adonner à un désordre d'images.

Dès que je me dote de bonnes contraintes, mon chemin devient forcément oblique :  « Tout est oblique ; rien n'est droit dans notre fichue essence, si ce n'est la franche bassesse » - Shakespeare - « All is oblique ; there's nothing level in our cursed natures, but direct villainy ». Les droits chemins et l'avance vers un but net sont déjà à portée des machines. La vie, jadis organique, devient mécanique. « La vie nous pèse tel un chemin droit sans but » - Lermontov - « И жизнь уж нас томит, как ровный путь без цели » - c'est la droiture qui pose problème, puisqu'elle nous prive de mystères.

Je m'intéresse à tout, dit le philosophe allemand ; je m'en fous de tout, lui rétorque le philosophe français. Les deux ne manquent ni de buts ni de moyens, ils manquent de bonnes contraintes. L'attitude anti-philosophique, c'est le sentiment de terre ferme dans nos modèles du monde. Lâcher prise, c'est une première allusion au réveil d'une vraie réflexion. Mais il faut avoir bien possédé par l'esprit ce que j'envisage d'abandonner par mon âme. L'esprit philosophique, c'est un fort cerveau cédant le pas à une âme ironique.

Au théâtre de la vie, notre curiosité ou notre espérance nous poussent à imaginer des merveilles dans les revers inaccessibles des rideaux enroulés ; mais, une fois les scènes et les coulisses parcourues, nous aurons appris à prendre l'endroit, comme si nous touchions, en même temps, à l'envers ; nous pousserons le poulailler jusqu'aux premières loges - le théâtre nous apprend la complémentarité mieux que la logique.

Là où ne comptent que les cadences, ce n'est pas la peine d'en extraire la musique. « Se méfier du sonore préserve du creux » - R.Debray. Mais au pays du creux pullule surtout celui qui est dépourvu de toute sonorité intérieure. L'architecte du mot s'occupe de l'acoustique, le musicien - du rythme, le creux - du délayage.

Les choses, que j'invoque, sont un moyen pour atteindre trois buts bien différents : en mesurant les choses, prouver la qualité de ma vue ; en les évitant, montrer la noblesse de mes contraintes ; en les combinant, produire de ma musique. « Ce que j'en opine, c'est aussi pour déclarer la mesure de ma veuë, non la mesure des choses »** - Montaigne. Et l'ironie voudra que, dans mon livre, on mesurera les choses de vue au lieu de voir les choses de mesure.

Se connaître, l'une de ces fumisteries, héritées de l'Antiquité. Pour évaluer mon soi connu – nul besoin d'introspection : les sources de mes goûts et de mes passions sont communes à tous mes contemporains, autant scruter mon voisin plutôt que fouiller, vaguement, dans ma conscience insaisissable. Mais le soi inconnu, par définition, n'est qu'une étincelle divine du génie, qui n'a ni un langage fonctionnel ni un outillage intellectuel ; il m'inspire sans se dévoiler ; si je prétends le connaître, je me trompe de cerveau ou d'yeux.

Tout un chacun est plein du mystère de l'invisible, qui surgit au fond de notre âme, sous un regard vivant. Et tous, nous sommes capables de le traduire en problème de notre genre. Mais un mystère au moins aussi épais gît dans le visible. Et il éblouit surtout, lorsque mon intelligence réussit à rendre invisible sa provisoire solution, créée par notre espèce.

La clarté diminue les hommes et les choses, elle diminue aussi nos inquiétudes. Mais voir encore plus clair, c'est savoir par où peut jaillir une nouvelle obscurité, sans agrandir les choses ni abêtir notre quiétude, et vivant d'une lumière inaccessible.

On ne peut pas voir à la fois l'arbre et sa forêt : les arbres uniques empêchent de voir la forêt commune et vice versa. Leurs accommodations s'excluent.

Mon jugement s'obscurcit, à force de vérités et non pas, comme c'est le cas de la majorité, à force d'échecs. Dans ce dernier cas, le jugement, plutôt, se raccourcit. Les belles défaites allongent le parcours des yeux et rendent le but si dramatique et lointain, que toutes ses contraintes se mettent à vibrer.

On n'use pas sa vue, si l'on trouve avec les yeux fermés. La recherche, elle, ne fait que l'aiguiser, pour mieux cerner sa nouvelle ignorance. Les trouvailles sont des ruptures du temps, favorisant les naissances de nouveaux langages, qui consolident ou peignent ces trouvailles.

L’égale inquiétude – avoir l’esprit trop vague ou l’âme trop précise.

De Delphes à Königsberg, tant de soucis pour la connaissance de ses limites ou pour les limites de ses connaissances, tandis qu'il aurait mieux valu maintenir l'élan vers ses limites inaccessibles, rester un Ouvert.

Pour les philosophes ignares, la signification d'une proposition est univoque. Ils ne comprennent pas, que cette signification implique la présence de deux personnages – du locuteur et de l'interprète, chacun avec ses représentations, sa culture langagière, ses contextes et ses intentions. En plus, l'interprète doit avoir une idée de l'univers du locuteur et disposer d'outils logiques d'interprétation. Enfin, c'est le contexte réel qui fera clore l'horizon interprétatif. Autant dire que le nom de ces significations imprévisibles est légion.

Le sot guette l'attendu, le sage appelle l'inattendu. « Ma plaie pressentie m'est presque indolore » - Pétrarque - « Ma piaga antiveduta assai men duole ». Il veut dire, que l'attendu est stérile, c'est l'inattendu qui met en marche l'imagination et le commentaire. Aux mailles de notre curiosité ne s'arrêtent que des aspérités du paradoxe.

Parfois, dans les écrits judéo-chrétiens, l'auteur-marchand emboîte le pas aux auteurs-poètes : « La balance fausse est en horreur au Seigneur, mais le poids juste lui plaît » - la Bible. Il ne sera donc jamais du côté des inventeurs de mesures nouvelles. Ce n'est pas faute d'avoir de bonnes balances, chez les marchands du Temple.

Mes yeux ne sont pas à la hauteur de mon esprit curieux, telle serait l'origine de la pensée philosophique. Pour consolider ses fondements, aujourd'hui, on se tourne de plus en plus souvent aux oreilles. Oreilles sensibles aux bonnes cadences, qui font tourner l'esprit vers ce qui pèse, et les yeux - vers ce qui se voit. La philosophie du bon sens. La vraie philosophie ne fréquente que les sens.

Sombrer dans la sagesse, se surmonter, se connaître, retrouver la paix et l'entente avec soi-même – une perspective minable et impossible. En revanche, une sensation cuisante, que je ne pourrais être d'aucun secours à moi-même. Je me repais de désistements et de capitulations.

La simplicité est l'expression des prémisses profondes, c'est-à-dire axiomatiques ou paradoxales, où parlent le goût et la liberté. La complexité est l'expression des conclusions peu profondes, c'est-à-dire syllogistiques, où sévissent la nécessité et l'inertie.

Quand on se connaît, on vit dans la solution connue ; quand on se cherche - dans le problème du soi inconnu ; quand on s'invente - dans le mystère du soi inconnaissable. « On n'est ridicule que lorsqu'on ne veut pas être ce qu'on n'est pas »* - Leopardi - « Le persone non sono ridicole se non quando non vogliono essere ciò che non sono ».

Être jeune : continuer à ne pas se connaître, à ne pas vouloir se ressembler, à entretenir l'ubiquité entre le regard et le geste : « Seul le creux se connaît »* - Wilde - « Only the shallow know themselves » - mais les creux seraient en nombre : « À tous les hommes il est accordé de se connaître » - Héraclite - ce don des sots s'est vu, apparemment, quelques refus.

Vouloir se connaître est une illusion, mais vouloir être reconnu est une bêtise. « Veux-tu être connu de tous ? tâche d'abord de ne connaître personne » - Sénèque - « Vis omnibus esse notus ? prius effice, ut neminem noveris ». Trouve le bonheur dans les étincelles de ton soi inconnu ; ne compte pas sur les bluettes de ton soi connu. « Être heureux, c'est pouvoir se voir sans horreur » - Benjamin - « Glücklich sein heißt ohne Schrecken seiner selbst innewerden können ».

Se moquer des oracles delphiques, de « Deviens ce que tu es » - Pythagore et Pindare, de « Sei was du bist » de F.Schlegel, de « Werde was du bist » de Nietzsche - s'inventer en toute occasion (entwerden) - « se piper soi-même » (Pascal). Sois ce que tu deviens (ce que fait de toi ta plume) !

Ce n'est pas la luminosité contingente qui m'éclaire, mais le jeu multiplié d'une lumière incertaine sur mes facettes réfléchissantes.

La jeunesse : tout est évidence ; la maturité : tout est miracle. Le jeune n'a que les yeux pour voir, le mûr a déjà le regard.

L'enfance : trouver tout naturel un miracle. La maturité : chercher un miracle dans tout ce qui est naturel. « La Nature est un poème, dont l'écriture est indéchiffrable » - Schelling - « Natur ist Poesie ; der Mensch muß sie entschlüsseln ».

Le séjour rêvé est celui, où le tout cohabite avec son contraire. C'est pourquoi la réalité, avec l'arrogance de sa pensée unique et se moquant du rêve antinomique et indéfendable, m'est insupportable.

En philosophie, il y a des hautains du commencement, des profonds de la finalité, des plats du parcours – privilégiant le naître, l'être ou le (ap)paraître. Le concevoir du cogito, le fonder du sum, le propager du ergo.

Mettre de la vie à la pensée, c'est l'envelopper de davantage de doutes ; mettre de la pensée à la vie, c'est la claquemurer dans des certitudes encore plus épaisses.

Ils expriment des choses presque diamétralement opposées, le sage et le sot, lorsqu'ils disent, qu'ils ne sont sûrs de rien. Le sot avoue son impuissance, le sage - sa force.

Le geste latin : mettre dans l'ombre, pour les conserver, les choses claires et périssables. Le geste grec : mettre en lumière, pour les admirer, les choses obscures et immuables.

La conviction du sot : l'inconnu = l'incompris = le non encore connu. La conjecture du délicat : l'inconnu est union de l'incompris et de l'incompréhensible.

Les profondeurs de l'esprit sont aussi insondables que les hauteurs de l'âme. Je suis dangereusement près de la platitude, lorsque je ne parle qu'au nom de mon soi connu. Le talent est le seul interlocuteur de mon soi inconnu, parlant les deux langages : l'intelligence et la noblesse.

Le genre prédictif ou prophétique n'a jamais réussi qu'aux imbéciles, l'imprévisible effaçant toute construction raisonnée. La prêtrise à Delphes fut affaire des Béotiens. Mais bientôt les prophètes pulluleront, la marche des hommes empruntant des algorithmes de plus en plus infaillibles. Mais ce seront toujours des imbéciles qui en tireront le meilleur parti, le calcul devenant leur nouvelle obsession.

Tout compte fait, chercher le sens de la vie est plus bête que prétendre l'avoir trouvé. Interpréter le songe ou le classer ? La vie est trop incompréhensible pour avoir un sens. Une idée, un projet, un événement peuvent l'avoir, mais la vie ne se livre qu'aux sens.

J'ignore le sens de la vie, mais la vie n'est que de perpétuelles naissances du sens : le désir (le mystère de son orientation ou focalisation), la conception (le problème de la prière, des références, de la négation), la délivrance (la solution dans la vérité, les substitutions).

L'élargissement des incertitudes justifiées, le rehaussement des certitudes gratuites - même combat.

Voir les problèmes de la conscience, à travers les ombres de son mystère, ne nous fait pas progresser vers sa solution ; mais essayer de dissiper son mystère, avec la pitoyable lumière de sa solution, est une ambition encore plus dérisoire : « Le mystère de la conscience disparaîtra, lorsque nous résoudrons le problème biologique de la conscience » - Searle - « The mystery of consciousness will be removed when we solve the biological problem of consciousness » - voilà qu'après la physique, la chimie et l'informatique défaillantes on se met à tabler sur la biologie, comme problem-solver, au lieu de s'adonner aux mystery-absolvers.

Le soi inconnu se livre à l'âme tâtonnante et fuit la pensée cohérente ; là, où parle le soi connu, le chœur s'y faufile et, souvent, me gouverne. Dès que j'ai envie d'être là où je pense, je me retrouve en étable. « Là où je suis, il n'y a plus à penser » - Artaud. Pour le soi inconnu, je suis vient d'être ; pour le connu - de suivre.

Face à la réalité, le doute du sot – l'absence de représentations ; le doute du sage – leur pluralité.

Le médiocre vit dans le visible et ne conçoit de miracles que dans l'invisible ; le subtil vit de l'invisible et perçoit des miracles sous ses yeux. L'un des miracles regrettables est qu'on finisse par prendre pour évidents d'authentiques miracles.

L'inappartenance de l'artifice à l'ordre du naturel - l'un des plus beaux mystères de la création divine ! L'homme est condamné à la création d'apparences et de rêves, qui apportent autant à la perception du réel que les lois et la logique.

Pour que le tableau du monde soit complet, on a un besoin égal de lumière profonde du savant et de hautes ombres du poète. Ne pas les confondre : « La réalité ne se révèle qu'éclairée par un rayon poétique » - G.Braque.

Une grande illusion : opposer une feuille morte, détachée de l'arbre et en proie aux courants, - à l'étoile, n'obéissant qu'à une loi profonde (H.Hesse). Toute trajectoire peut se calculer comme une orbite ; c'est la haute immobilité qui reste seule incalculable.

Connaître (c'est-à-dire représenter) est ambition de l'artisan. C'est savoir (c'est-à-dire se sentir porteur des idées non-représentées) qui est désir du sage et de l'artiste ! Donc, chercher à faire connaître aux hommes ce qu'ils savent, c'est enguirlander l'artisanat (la transpiration) et non pas l'art (l'inspiration).

Le doute fait partie de l'arsenal négateur, donc des contraintes ; être un aristocrate du doute est une position respectable, mais moins haute que la pose de l'artiste, qui vaut davantage par la musique sur l'essentiel que par le silence autour de l'inessentiel.

Leur lucidité de robots résulte d'un séjour prolongé au milieu étroit des solutions mécaniques ; la lucidité du sage est la faculté de ses yeux et de ses oreilles de percevoir partout des mystères organiques. Le robot devient inaccessible à la joie à cause de ses ressentiments et du dépérissement de ses cordes jadis sentimentales ; le sage se réjouit de l'inépuisable beauté du monde. La cohabitation fraternelle entre la lucidité et la joie est, d'ailleurs, signe d'un esprit, ouvert au rêve, et d'une âme, ouverte à l'éveil. Les aigris, les incompris, les rebelles forment la lie humaine.

Oui, il n'y a, dans le monde, ni couleurs ni sons, mais seulement des ondes ; pourtant, nos récepteurs, captant ces ondes, nous bouleversent par des tableaux et des mélodies ; la réalité passive enjoint de la mimesis à notre idéalité active. Le besoin de couleurs, dans notre esprit, dans l'homo faber ou l'homo pictor, réveille le souci de l'être, au-delà de l'espace ; le besoin de sons provient de l'âme, du devenir intemporel, de l'homo sacer ou l'homo poeticus ; l'art ou la science, dans le premier cas, la foi ou la philosophie - dans le second.

Le temps se déroule à l'horizontale, mais c'est en hauteur, à la verticale, que je veux placer mes ombres ; au lieu de les propager, prépare-leur une belle chute : « Au nord de l'avenir, je pose mes filets, lestés des ombres écrites en pierres »* - Celan - « Nördlich der Zukunft, werf ich das Netz aus, beschwert mit von Steinen geschriebenen Schatten ».

La mathématique, tout en exhibant une forme parfaitement articulée, se met volontiers au service des contenus fantomatiques. Mais elle ne sera jamais mercenaire de l'arbitraire ou milice du populaire.

Le propre du sentiment est d'être obscur et chaud. Que de méprises dans des tentatives de le rendre, où l'obscurité saute aux yeux, mais la chaleur ne parvient même pas jusqu'à la cervelle !

Ne surestime pas l'objet aléatoire, sur lequel tu surprends une lumière, qui ne l'est pas.

En promulguant l'absurdité du but, j'élève le moyen à la dignité de vrai but. Et celui-ci ne devrait jamais être absurde.

L'impossibilité de goûter de la pensée délayée, étalée. Ce qui ne peut pas se ramasser, se condenser en deux lignes est condamné à la clarté.

On devrait s'interdire la démarche irrationnelle avec ce que le langage circonscrit parfaitement, c'est à dire avec des problèmes bien formulés ou des solutions bien maîtrisées ; la divagation n'est permise que pour peindre des mystères poétiques, sentimentaux ou mentaux.

La relativité, même restreinte, ne servit jamais un artiste, bien qu'elle se formule en tant qu'une absoluité. Le principe d'incertitude n'engendra aucun doute fécond, restant au stade de la perplexité de Zénon. Chercher un écho dans les sciences, c'est réduire à la gravitation l'émoi d'un coucher de soleil. Aucun parallélisme entre les modèles scientifiques et poétiques.

La pureté : le plus idéaliste des sens, la vue, débarrassée de sa facette matérialiste, devient regard ; le plus matérialiste, le toucher, libéré de sa fonction idéaliste, devient caresse.

Si mes palettes sont assez riches et mes tableaux assez ambitieux, la convergence avec un autre maître, n'est ni possible ni souhaitable. Elle serait même un signe de ma banalité. Donc, une fois dans mon atelier, je ne peux ni ne dois être attiré vers mes semblables, et je devrais les inviter à passer, sans dévier mes pinceaux vers des partages, fussent-ils fraternels.

Nul besoin de liberté, pour rendre le fond, suivre la loi du nécessaire y suffit. C'est pour créer la forme que la liberté est sollicitée, mais le meilleur moyen d'y parvenir est de commencer par bien formuler des contraintes. Le génie - la musique de la seule liberté, ne laissant pas entendre le bruit de la nécessité. Ses outils, ce sont ses contraintes inaudibles.

Comment parvenir aux commencements ? - en comprenant ce qui ne l'est pas, en l'éliminant, - donc, par des contraintes. Une fois la durée ou l'enchaînement interdits, mon soi inconnu n'aura qu'un seul interprète possible - mon génie  ; et sans le génie, je ne suis que médiation.

Le non-poète ne veut pas de paupières ; il veut avoir ses yeux ouverts en permanence, pour se saisir du monde. Le poète a les paupières les plus lourdes ; il a tant besoin d'yeux fermés, pour rêver. Qui s'identifie aux choses vues ? - des entités périssables : les dieux, les manuels, les mémoires.

Le discours de tout homme, sain d'esprit, a le même taux de concepts et de désirs. La différence ne peut être que qualitative, en fonction du talent et de l'intelligence, et non pas du parti pris conceptualiste ou vitaliste.

On reconnaît un philosophe par la profondeur de ses questions, aux réponses illisibles ; le poète se fait remarquer par la hauteur de ses réponses, aux questions invisibles ; quand un seul homme porte en soi ces deux profils, son discours devient un arbre, visible et lisible, vivant ; isolés, ils n'exhibent, le plus souvent, qu'une minéralité des gouffres ou des montagnes.

Depuis Spinoza, le mode géométrique fut essayé soit pour s'amuser avec son intelligence (Wittgenstein), soit pour amuser les autres avec sa bêtise, par exemple : « J'entends par littérature, non un corps ou une suite d'œuvres, mais le graphe des traces » - Barthes - elle n'est non plus ni groupe commutatif ni anneau associatif ni idéal distributif. Au lieu d'énoncer des inepties en analyse discrète, tu aurais dû exercer tes douteuses lumières en synthèses concrètes. Cette définition me rappelle une autre intrusion ébahissante, non pas dans l'algèbre, cette fois, mais dans la théorie des ensembles, d'un ontologue déchaîné : « L'ensemble vide est le nom propre de l'être en tant qu'être » - le nom commun de cet être en tant que néant (un jargon que partagent Hegel et Sartre) étant - l'ânerie, dont se moquent les logiciens et les mathématiciens.

Le soi connu, c'est à dire l'esprit, dispose de la noblesse et de l'intelligence, qui sont des espèces d'aigle et de serpent de l'artiste Zarathoustra, pour lui rappeler la hauteur des cercles de l'existence ; mais le talent appartient au soi inconnu, et il n'est pas les yeux, mais le regard de l'âme.

C'est avec un règne de la lumière que j'associerais l'enfer - la morne transparence, l'accessibilité immédiate, la platitude sans relief ; et comme le jeu des ombres enchanteresses nous rapproche du paradis - l'étonnement du regard, le commencement du rêve, la chute du souffle et des yeux fermés !

Un discours porte vraiment un message, quand il en appelle à plus d'un interprète, qui se complètent, pour un déchiffrage secret. Mais on se fie d'habitude, aux services d'un seul, le cerveau de service. J'encrypte bien mon message, quand je le retraduis dans un langage des notes, mystifiant les poids et interprétant les chiffres.

De doute en doute, comme de clarté en clarté, on peut arriver à une passionnante impasse ; le premier parcours promet plus de hauteur au regard, le second – plus de profondeur aux pas. Mais alterner le doute et la clarté promet surtout de la platitude – il faut choisir son degré de certitudes ou d'errances. Des clartés désirables, fécondées par le doute : des idées lumineuses, des feux d'artifice sans jubilés ni dates.

Si l'âme produit nos extases (mystères) et l'esprit forge nos goûts (problèmes), c'est la raison qui formule nos convictions (solutions). La conscience intervient bien dans ce travail : chez un sage, cette conscience, trouble, ne touche qu'aux mystères et aux problèmes ; chez un sot, une conscience en paix le conduit aux solutions.

Notre soi inconnu étant notre limite inaccessible, le soi connu devrait renoncer à tout achèvement et ne s'occuper que des commencements et des élans vers les limites, être un Ouvert.

Tant d'orgueilleux explorateurs s'imaginent cingler vers des terres lointaines, sur des routes inconnues, tout en mesurant leur audace en miles ou en butins. Mais l'homme finit par comprendre, que toute route se convertira en sentier battu, et que la valeur d'un esquif est dans la maîtrise de la profondeur, dans la fidélité à la hauteur, où l'appelle son étoile, et surtout dans le pathos, qu'il confiera à son message de détresse à destination inconnue, sur une verticalité d'azur.

Impossible de rendre le mystère au moyen des mots ou des idées ; nous sommes condamnés à le traduire en problème verbal ou en solution sentimentale. « Se donner à l'appel de la hauteur, de la pureté, de l'inconnu, à la traduction du mystère de l'innommé éternel »*** - Goethe - « Ein Streben, sich einem Höhern, Reinern, Unbekannten, enträtselnd sich den ewig Ungenannten hinzugeben ».

Le piège à éviter : confondre l'obscurité des buts avec celle des moyens : il ne faut pas chanceler parce que l'horizon n'est que mirage. Ou l'autre, beaucoup plus flagrant : tenir à la netteté du but et accepter le relâchement dans le choix des moyens. Au-dessus de tout est le talent, c'est à dire les contraintes qui garantissent « un vers lumineux sur un sujet obscur » - Lucrèce - « quod obscura de re carmina musaeo ».

La demeure des certitudes est la représentation (scientifique ou pragmatique) ; la croyance s'ancre dans la réalité (physique ou métaphysique). Ne croire en rien est donc une pose dogmatique, à l'opposé du nihilisme, bien que Nietzsche même en fasse le mode de penser de l'homme créateur. Pourtant, philosopher, c'est réduire toute espérance et tout savoir - au croire.

Après un amour, qu'il soit fautif, irréel, angélique ou spectral, on accouche en vrai, et plus profond en est le secret, plus haute en sera la maternité.

Fidélité à l'inconnu, sacrifice du connu - quand c'est la même chose, on atteint et la sagesse et la noblesse. Les autres vivent de la fidélité au connu et du sacrifice de l'inconnu.

Le regard : dans l'unification avec l'arbre du monde, la faculté de continuer à garder des feuilles inconnues, ouvertes à de nouvelles fusions ; l'inconnu renaissant s'appellerait l'infini. Ce bel appel aux philosophes : « Dégage l'inconnue ! » de J.Joubert !

La modernité offre de plus en plus du nouveau et de moins en moins – du rare. Multiplication de quantités, soustraction de qualités. Tout part et s'appuie sur le connu ; l'inconnu n'effleure plus les cerveaux robotisés. Personne ne descend plus à l'inconnu, pour trouver du nouveau, puisque personne ne s'élève plus, pour chercher du beau.

La clarté doit accompagner les règles scientifiques ou juridiques, elle ne peut pas orner la pensée (Vauvenargues). Qui réclame la clarté de la musique ? - et la pensée, c'est de la musique verbale que n'ornent que la mélodie, le rythme et l'harmonie.

Si tu es vraiment ébloui par des merveilles lumineuses du monde, ne sois pas ridicule avec tes propres piètres lumières ; le seul moyen de rester à la hauteur de ton émerveillement est d'y répliquer, humblement, avec la palpitation de tes ombres.

Pour que je me tourne du côté de mon soi inconnu, il y a une technique facile : reporter l'admiration des organes – y compris de mon esprit, y compris de mon âme – sur leurs fonctions. C'est ici que j'ai la sensation de faire partie de ce qui, tout en étant moi, est plus grand que moi – l'unification enrichissante, mystifiante, rehaussante. La hauteur d'une admiration est ce que la profondeur est à la connaissance – un contact, ou son illusion, d'avec l'au-delà.

Réduits à l'homme, l'être heideggérien est mon soi inconnu, et son étant – mon soi connu ; et c'est Héraclite qui nous met d'accord : ce qui fait apparaître, c'est à dire la nature ou l'être, aime à se voiler.

Mieux je fouille l'homme intérieur en moi, plus je comprends, que presque tout y est, dans une certaine perspective, assez commun - mes images, mes sentiments, mes pensées. Et que mon cachottier soi inconnu se manifeste mieux, lorsque je me quitte, pour prier, aimer ou m'étonner. Et je ne retournerai en moi que pour créer.

Tout notre fond est fait de lumière, mais il ne peut être rendu que par la forme, qui n'est que des ombres. Le sot aspire au bruit et à la lumière : « Pourquoi, misérable, tu brûles bassement pour la lumière ? » - Virgile - « Quae lucis miseris tam dira cupido ? » ; le sage rêve de la musique des ombres.

Le primitif s'enorgueillit des objets visibles qu'il veut posséder ; le naïf se flatte des objets vus qu'il doit maîtriser ; l'intuitif s'enivre des objets invisibles qu'il peut chanter. Regarder, voir, rendre audible l'invisible.

Pour Goethe, Husserl, Heidegger, derrière les phénomènes il n'y a rien à chercher. Mais où s'imprime le phénomène ? Sur la rétine ? Dans la conscience ? Au sein d'une représentation ? Dans une réaction réelle ? Toutes ces versions sont envisageables, et leur examen vous fera vite oublier ce misérable phénomène, pour rester avec une loi scientifique, une maîtrise technique, une musique mystique. Le regard surclasse le souci.

Seuls les superficiels osent encore se cacher dans une réversible clarté ! La profondeur est peut-être dans la faculté de rester obscur, sans avoir besoin d'occultation.

Il y a une obscurité qui voile un esprit orgueilleux, cherchant à être hébergé chez les grands : et il y a une obscurité qui dévoile une âme humble, voulant rester fidèle aux ténèbres qu'elle héberge.

Le soi, c'est l'être et la liberté, et le moi, c'est l'étant et la solitude ; ce sont, peut-être, le soi inconnu qui t'inonde de lumière, et le soi connu qui n'émet que des ombres.

Celui qui pense que, pour prendre du champ et devenir 'objectif', il faut s'écarter de soi-même, se trompe – notre soi ne nous quitte jamais. Sans la fabuleuse servilité de notre cerveau et de nos muscles, nous ne saurions rien de notre liberté ! Et nous ne pouvons juger de notre lumière que selon la qualité de nos ombres.

Même le doute est réparti équitablement entre canailles et justes. Mais ce n'est pas la même région - très basse pour les premiers - qui en est frappée.

Les ombres appartiennent à ce qui les projette et à l'écran de projection, donc à la créativité des sources et à la qualité des contraintes. Non pas à la lumière. « L'erreur appartient à la vie, comme les ombres – à la lumière » - E.Jünger - « Die Fehler gehören zum Leben wie der Schatten zum Licht » - l'ombre n'est point un verdict de la lumière, elle en est le seul témoin crédible.

La lumière est commune à tous, je ne me singularise que par mes ombres. La lumière explique, et l'ombre exprime, donc dans : « Toutes les ombres d'un homme expliquent la forme de l'homme et en même temps la caverne, le feu, et la place même de l'homme enchaîné » - Alain – il faut changer de verbe. La caverne et les chaînes sont des contraintes, orientant mes ombres, et le feu en dicte l'intensité.

Les plus beaux instants de l'existence sont ceux, où la lumière semble inutile et futile, tandis que les ombres, par leur enchantement, résument toute la beauté du monde.

Le savoir se vulgarisant, il devint facile et tentant, pour l'homme réaliste et orgueilleux, de n'émettre que de la lumière. Mais cette tendance nous fait trop souvent oublier, que nous sommes enfants de la nuit, où naissaient nos rêves. « L'homme est un dérivé de la nuit »** - Hugo.

Le bavard s'imagine qu'en décrivant les frontières du pensable, il dessine ou évoque, en même temps, celles de l'impensable ; mais ces deux sphères ne se touchent jamais ; aucune trajectoire finie n'effleure l'infini, qui se définit non pas par un mouvement réel, mais par un processus virtuel, celui qui fait gagner Achille sur la tortue.

Notre patrie est peut-être la lumière, mais seul l'exil nous rend conscients de notre essence, qui est ombres.

Pour connaître son essence, il faut se quitter, ce qui est impossible. L'existence se constate, et l'essence s'invente. « Étant dedans, je le vois en existence, non en essence » - Barthes.

Toute mystique commence par la reconnaissance de certaines de mes limites, qui ne m'appartiennent pas, la reconnaissance donc, que je suis un Ouvert (Wittgenstein ne dit pas autre chose). La mystique s'achève en donnant un sens ou une forme à cette belle et injustifiable convergence.

S'imaginer porteur exclusif d'un mystère, dont seraient dépourvus les bouseux, est bête. Le vrai, le noble, le divin mystère est présent dans chaque âme humaine ; le problème, c'est d'accéder à cet organe, de plus en plus délaissé et inutile dans les plats soucis des hommes, et de le faire parler ou, plutôt, - chanter.

La chronologie de la dissipation des illusions : d’abord s’évapore l’ivresse des victoires en tant que solutions, ensuite se lézarde la compréhension des problèmes, enfin on se perd dans l’expression des mystères.

Que la qualité de nos certitudes ou de nos doutes dépende de la musique, qui s'en dégage, est démontré par l'assurance (sereine ou angoissée) de Mozart et Beethoven et par l'hésitation (religieuse ou honteuse) de Bach et Tchaïkovsky.

Il y a autant d'idées de l'être que d'idées du devenir, exprimées dans un langage de monotonie logique ou dans un langage événementiel, de rupture. Une cohérence ou une déshérence. Décrire, par un libre arbitre, un univers ou en créer, en liberté, un nouveau. Une intelligence ou une audace. L'universalité ou l'exception. Mais la seconde tâche est impensable sans la première. Le meilleur mouvement naît de la maîtrise de l'immobile.

Le doute ne traduit rien d'intéressant en nous, car ce que nous avons de plus passionnant, c'est à dire la noblesse et le goût, ne se manifestent que dans des certitudes viscérales et même dogmatiques. Mais le dogmatisme de notre âme se complète par la sophistique de notre esprit : « Tout ce qu'il y a de positif en philosophie est sophistique » - Valéry. Le doute est bon pour chercher du vrai ; il ne vaut pas grand-chose pour créer, extraire ou vénérer le beau.

Les certitudes ou les incertitudes banales ne font que nous fixer dans la platitude. Les plus hautes certitudes, comme les plus hautes incertitudes, ont ceci en commun, qu'elles entretiennent notre vertige.

L'homme du labyrinthe cherche son Ariane, pour lui apporter une solution et une issue ; l'homme de l'arbre appelle son Eurydice, pour lui rappeler le mystère du regard et du commencement.

C'est parce que peu de choses sont nécessaires au délicat, que ses possibles surabondent, et les dégrader au rang des impossibles, c'est à dire améliorer les contraintes, est plus noble que les promouvoir, banalement, en réels, pour avancer vers un but.

Le talent aide à développer le fond ; le génie se charge de l'envelopper de formes. Le génie ne serait que le soi inconnu d'un créateur. « Le développement consiste à s'éloigner de soi, en rendant le moi infini, et à revenir à soi, en rendant le moi fini » - Kierkegaard – on n'y modifie pas le même interlocuteur, on en change.

Sur la plupart des axes moraux, la préférence évidente va à un bout, où règne la gentillesse, le sourire, la bienveillance. Mais quand on a le malheur d'être artiste, on se rend compte, que de grands tableaux peuvent naître de la peinture du bout moins sympathique. On finit par apprécier la même intensité, dont on est capable de munir l'axe entier, mais c'est le chemin partant du bout douteux qui est le plus complexe, exige les moyens les plus subtils. C'est ce qu'on appelle - tout comprendre, c'est à dire reconnaître, qu'un pur fidéisme approuve ou condamne nos jugements d'homme, et l'on s'abandonne au jugement d'artiste. Ne pas aller au bout des choses sur terre est un bon moyen de garder au ciel le rêve.

Être ou paraître – cette paire est encore un candidat à la synonymie avec mon soi duel, l'inconnu et le connu : m'abandonner au premier et maîtriser le second ; ne pas chercher, comme les philosophes, à y inverser les verbes.

Perdre sa dernière illusion, c'est un désastre, pour quelqu'un qui garde encore quelques cordes sensibles dans son âme, et le pas décisif joyeux vers la robotisation finale, pour les niais, ceux qui prônaient toujours un bonheur sans illusions.

Les visages, les actes, les pensées des autres m'apprennent presque tout sur ce qu'est mon soi connu ; ils ne m'apprennent presque rien sur mon soi inconnu. Et même moi-même, j'ai beau interroger ce dernier, je n'entendrai jamais de réponses intelligibles ; il se réduit aux questions, dans un langage musical, qui surgissent au fond du silence de mon âme, pour la bouleverser et s'évanouir. « Troublé par le mystère, ton esprit, en se cherchant, se fuit » - Schelling - « Der Geist, der, wunderbar getäuscht, sich selber suchend, sich selber flieht ».

J'entends la musique de mon soi inconnu, c'est à dire son élan, son intensité et sa mélodie ; ce langage défie tout verbalisme, toute représentation ; pourtant, il s'agit de le traduire par mon soi connu, maître du verbe et du concept.

Le soi inconnu est un centre, et le soi connu – la circonférence, parcourue par mon regard et calculée d'après ma culture. La culture est un faisceau de rayons, dans lesquels furent entreprises des tentatives, réussies ou échouées, tentatives des autres de capter le beau. La culture est ainsi une excellente contrainte, m'épargnant des sentiers battus, où il n'y a plus rien de grandiose à prospecter.

Le doute est un but minable, mais un moyen efficace. « La foi me fait avancer, et le doute déblaie mon chemin » - Prichvine - « Иду вперёд силой веры, а путь расчищаю сомнением ». - et si, de plus, ce chemin était pourvu de bons garde-fous des contraintes, j'éviterais même qu'il devînt sentier battu.

Tel le Dieu des Chrétiens, le soi inconnu s'incarne en plusieurs hypostases, plus ou moins équivalentes, mais dont les domaines d'excellence n'ont pas de frontières communes ; elles ne collaborent ni ne se chamaillent ; Pascal sème des zizanies impossibles : « Chaque moi est ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ».

Tout le monde doute, tout le monde ne voit plus de miracles dans le vivant – le monde est donc cartésien et spinoziste. Une raison de plus pour me rapprocher des fanatiques du verbe acquiescent et des thuriféraires du sentiment rebelle.

C'est par l'art d'accueillir, de fonder et de former le hasard qu'on reconnaît le sage. Tandis que des parvenus d'aujourd'hui on peut dire, qu'ils « sont sortis premiers d'un concours de circonstances » - Claudel. Ce qui dirime le sage du médiocre, c'est aussi le contenu de leurs intérêts supérieurs ; pour le premier, ils sont dans le haut devenir et dans le profond être, et pour le second - dans le plat avoir.

Le visage de ceux qui proclament, doctes, se chercher est, d'habitude, déjà une copie en dur d'un prototype grégaire ; ils cherchent des finalités sur des sentiers battus ; le vrai, le grand, le mystérieux soi ne se manifeste que si l'on fuit son soi visible, sans craindre les impasses, et ne vit que des commencements, des amorces, les pieds en paix et le regard en feu.

Dans le domaine social, nos choix personnels perdirent tout relief dramatique, pour se réduire à une plate mécanique. L'évidence de notre devenir quotidien nous cache l'être éternel. « Le réel est caché par le voile sournois de la transparence »* - Enthoven.

Celui qui ne comprend pas le concept de l'infini mathématique est incapable de raisonner sur la notion de l'infini philosophique ou sentimental. Platon ne comprenait ni Zénon ni Pythagore, comme Hegel ne comprenait ni Newton ni Leibniz, d'où leurs délires sur la limite et l'illimité (péras et apeiron).

On ne sait pas si l'imagination crée plus qu'elle n'imite. Toutefois, il vaut mieux imiter une main invisible que créer des choses trop lisibles. Pour comprendre que l'original n'existe jamais, on a besoin d'avoir feuilleté tant d'images inventées, libres.

Le non-sens est réservé aux jugements ; dans les choses et dans les images, ce qui s'oppose au sens ou le complète, c'est la musique. C'est ainsi que je corrigerais la vision wittgensteinienne de la tâche du philosophe : « Passer d'un non-sens inévident à un non-sens évident » - « Von einem nicht offenkundigen Unsinn zu einem offenkundigen übergehen » - du bruit du monde extraire sa musique.

Connaître ses contraintes, c'est savoir ce qui est important et ce qui l'est moins. Comme dans une position échiquéenne : même un joueur médiocre trouvera facilement le meilleur coup, si l'on lui signale quel est l'aspect le plus important dans la position courante. Le scientifique ou l'artiste est celui qui sait ne pas patauger dans l'inessentiel, pour s'attaquer tout de suite à l'essentiel, avec des coups conceptuels, verbaux ou musicaux.

Pas de place au hasard, tout n'est que hasard, le hasard des choses et la loi du regard – les points de vue de la profondeur, de la platitude, de la hauteur.

Les sentiers battus sont perçus comme des accès directs aux choses, tandis qu'on voit en toute métaphore - une obliquité. Mais on doit munir les détours, temporels et créateurs, - de la haute intensité du retour éternel du même, pour que l'accès soit vécu plus profondément que la chose même.

Mon étoile m'apprend à bien positionner mes ombres. « Apprends de l'étoile, ce que lumière veut dire » - Mandelstam - « У звезды учись тому, что значит свет ». Dans les ombres des autres, je devine la lumière qui les projette : la cathodique, la forumique ou l'astrale.

Tant d'hommes cherchent à apporter de la lumière dans des ténèbres des autres ; je préfère celui, qui me donne l'envie d'éteindre toute lumière, pour m'enivrer de ses ombres.

Aucune empreinte fidèle de mon vrai visage n'est possible ; il ne peut se manifester que par des masques, que je fabrique en fonction de ma vision des rôles à jouer, des scènes à monter et des spectateurs, curieux de mes prodiges.

Nous existons en deux modes : dans l'espace et dans le temps ; un pressentiment ou une angoisse nous poussent à chercher une évasion de cette cage ; et je ne connais qu'un seul scénario réussi : poussé par le goût de la création, porté par le souffle du talent, logé dans la hauteur extra-terrestre ; inutile de préciser, que l'espace psychologique, dans lequel nous vivons, n'a pas de dimension verticale, ou, au moins, ignore le demi-axe céleste.

Ton cœur et ton âme créent l’illusion, que ton univers intérieur et l’univers extérieur soient homomorphes, et que tu retrouves dans celui-là tout ce que celui-ci te cèle. Mais ton esprit, qui maîtrise tous tes récepteurs, et qui sait projeter leurs données sur les sources originaires, ton esprit sait, que toi, avec ton univers, tu es confiné dans une cage, au-delà de laquelle aucun de tes capteurs n’a de prise. La cage est ta sobre réalité ; et son au-delà n’est que ton rêve enivrant.

La scolastique, la superstition, l'ignorance – pour moi, l'homme du XXI-me siècle, est-ce un adversaire valable ? C'est ridicule. Pourtant, le seul mérite de Descartes, de Spinoza, de Hegel fut de s'élever contre ces sottises. Doit-on les admirer aujourd'hui, pour cela ? Ce serait un anachronisme.

L'âme serait créée avant le corps (Platon) et aurait pour siège le cerveau ; l'âme ardente serait dans le cœur (Aristote), pour équilibrer le froid cerveau ; l'âme serait à la couture entre le cerveau et le corps (Descartes), dans une glande pinéale ; la théorie du transfert des soupçonneux nous la ferait croiser jusque dans le bas-ventre. Où qu'on loge le regard, ce n'est pas aux yeux d'en dicter la hauteur.

Pour ne pas se maintenir trop longtemps dans le mystère, l'homme d'esprit sait inventer des problèmes, qui pèsent lourd. Mais, contrairement aux manants, il sait rejoindre le mystère sur les ailes des solutions.

Le mystère n'est pas tant dans la difficulté de comprendre que dans la facilité de croire. « Comprendre, c'est polluer l'infini » - Artaud. Celui qui pense, qu'en étendant les bornes de l'esprit, il chasse le mystère, se trompe de gibier.

Quand j'ai le courage de constater, que ce qui est le plus précieux pour mon regard est tout simplement invisible, je comprends, que rien - ni les images, ni les idées, ni, encore moins, les actes - ne puissent le dissimuler ou le défigurer ; je m'identifierai avec la matière et avec l'instrument, et je me fierai à mon talent, solidaire de l'invisible. Les sots, évidemment, ont le risible privilège de voir l'invisible : Bienheureux les pauvres en esprit – ils verront Dieu.

Les conflits, les contradictions, les incompréhensions surgissent plus souvent entre des représentations d'une même réalité que dans la réalité elle-même. Deux arbres, se dévisageant, se défiant, s'embrassant, et l'issue – soit une dialectique mécanique soit une unification organique. Pour un créateur, ces deux arbres poussent en lui-même et sont source d'enrichissement : dans les cimes on gagne en hauteur, dans les fleurs – en beauté, et dans les racines – en souffrance : « Le désespoir vient du sentiment d'ubiquité ; mais toutes ces valeurs, variées et jadis inconciliables, sont désormais unifiées en moi » - Berbérova - « Отчаяние связано с ощущением раздвоения ; все разнообразные и противоположные черты во мне теперь слиты ».

Dans le monde de la pensée, on voit très rarement un dialogue fécond ; les commentateurs pratiquent la parlote, en simplifiant ce qui est complexe et en sophistiquant ce qui est banal. Mais pour la qualité des échanges, les formules logiques, auxquelles débouche mécaniquement la vraie compréhension, sont pires que les parlotes. La pensée, comme les bonnes intentions, a le mérite d'ouvrir les portes du doute, tandis que le monde du constat et de l'acte ne fait que les refermer à double tour.

De haute lutte, ils atteignent à la basse sérénité ; je m'agrippe à mon haut vertige, dû à mes basses résignations.

Dans le noble édifice de l'esprit, les connaissances ne sont que la basse cuisine. Et se passionner pour les limites de ces connaissances, c'est faire de la chimie des calories et des molécules. Tandis que dans la salle d'apparat ou dans l'alcôve trône l'alchimie de l'âme ou du corps.

Parler d'identité, ou même d'écarts, entre le soi connu et le soi inconnu – est absurde, puisqu'ils sont incommensurables, l'un est dans les valeurs et l'autre n'est que les vecteurs. Ou, puisque le mot vecteur a deux acceptions : le premier est dans le vecteur qui porte, et le second – dans celui qui indique la direction ; ce serait le yin-yang chinois.

Tout bel enfant, en philosophie, se réclame d'une naissance miraculeuse ; ce qui les distingue, c'est le métier présumé de leur père – un scientifique (Hegel) ou un poète (Nietzsche). Des enfants de la vierge réflexion (Jungfraukinder der SpeculationJ.G.Hamann) ou des enfants de l'avenir (Kinder der ZukunftNietzsche). Des arbres, à généalogie établie ou à établir.

La philosophie ne libère de rien ; elle, au contraire, chante certains esclavages, comme ceux de l'amour, du rêve, de l'espérance. La philosophie n'élucide rien, elle s'efforce de faire vivre dignement dans et de ténèbres.

La philosophie est pourvoyeuse de fausses et salutaires espérances : « La métaphysique leurre l'esprit humain d'espérances toujours inassouvies, jamais atteintes » - Kant - « Die Metaphysik hält den menschlichen Verstand mit niemals erlöschenden, aber nie erfüllten Hoffnungen hin » - la métaphysique représente donc un Ouvert, toute religion formant une Clôture.

La grandeur littéraire peut se mesurer par sa résistance à la relecture : la grandeur de Nietzsche, Tsvétaeva, Pasternak ne subit aucune fêlure, quel que soit le nombre de mes abordages. Montaigne, Dostoïevsky, Valéry perdent une partie de leur aura à chaque nouveau passage. Ceux qui dégringolent dès la deuxième lecture : Goethe, Pascal, Cioran.

On pénètre un problème, c'est à dire on le formule ; on ne pénètre pas un mystère, qui, on le sait, reste impénétrable. Le mystère est la caresse préliminaire. Du problème pénétré, l'homme retire une solution, ce qui promet la conception d'un nouveau mystère.

L'esprit accompagne toute idée, qui atteigne mon œil ou mon oreille ; ce qui compte, c'est ce qu'elle touche : l'âme ou la raison. En retour, l'âme munit les yeux d'un bon regard et les oreilles - d'un bon filtre, ce qui fait naître, dans les deux, plus qu'un avis - une vie. Même si le vu et le dit se logent dans des demeures différentes.

Le grand peut-être rabelaisien est pire que les petites certitudes des grenouilles de bénitier ; le néant absolu, qui t'attend, ne doit pas être entaché de relativisme. Vu en grand, même les certitudes apportent de la saine anxiété à l'allergique du sédentarisme. « Ce n'est pas le doute qui rend fou, c'est la certitude » - Nietzsche - « Nicht der Zweifel, die Gewissheit ist das, was wahnsinnig macht ». C'est le hasard matérialiste (le fors de Lucrèce) qui ne promet que la certitude d'ennui et d'horreur.

Tsvétaeva - un don organique total, aucune adaptation au mécanique. Quelqu'un, qui croît et se sculpte, comme un arbre ou un Narcisse, ce qui est mieux que grandir ou se construire : « Tsvétaeva ne se maîtrisait pas, ne se construisait pas, elle ne se connaissait même pas et cultivait cette ignorance » - Berbérova - « Цветаева не владела собой, не строила себя, даже не знала себя и культивировала это незнание » - voilà encore de l'ignorance étoilée ! Si les autres ne vivent que de leur soi connu et maîtrisé et ignorent leur soi inconnu et sacré, c'est qu'ils s'éloignent de l'ange et s'approchent du robot.

Le doute fécond est soit purement langagier - inventer de nouvelles requêtes, soit purement conceptuel - modifier un modèle. Puisque nous ne savons de la réalité que ce que nos modèles réussis nous apprirent, tout le radotage sur l'indubitabilité de l'existence est sottise. Le savoir des choses et le savoir sur les choses sont la même chose (que Wittgenstein m'excuse…) ; la traduction du cogito n'est plus : de connaissances à l'être (la verticalité de la pensée, fondant l'horizontalité de l'existence), mais connaître, c'est être (puisque l'horizontalité, pour ne pas dire platitude, les résume, désormais, tous les deux) ; connaître, sur un mode non-géométrique, c'est créer le modèle, l'habiller par un langage, formuler des hypothèses, les interpréter, donner un sens aux résultats.

Valéry n'a aucune ambition pour la rigueur d'un système, et pourtant ses phrases sont rigoureuses, et derrière elles on peut reconstituer facilement un système complet, profond et subtil, qui l'inspire. Tout, chez Nietzsche, n'est que rhapsodique, mais on y entend une symphonie, grandiose et harmonieuse. Spinoza, Kant, Hegel brandissent leur prétention à la rigueur scientifique, mais chacune de leurs phrases est un fatras anti-conceptuel, anti-logique, anti-poétique, où tout n'est que verbiage, hasard, irresponsabilité, arbitraire, que même le sens commun réfute sans peine, retourne ou s'en moque.

Se confirmer ou se renier, en continu, - deux inerties, qui empêchent de créer, cet acte qui est toujours sporadique, en pointillé, en rupture.

Ce qui berce : l'illusion d'une réalité ou le sentiment de réalité d'une illusion. Ce qui tient en éveil : se contenter de l'illusion des illusions, s'émerveiller de la réalité de la réalité.

Signe de sottise : l'accord systématique avec soi-même. L'accord chaotique l'est davantage. Il faut que l'accord naisse dans le mot, effleure la chose et meure dans l'idée. Le soi se dilue dans le mot en soi, dans l'idée en soi (Platon) dans la chose en soi (Kant).

Le soi inconnu est aussi taciturne que Dieu ; il ne sert à rien de lui poser des questions ou de lui présenter des réponses. Mais la conscience de sa mystérieuse présence nous rend plus nobles, plus intelligents et même, peut-être, plus grands : « Celui qui écoute son grand soi devient plus grand, celui qui écoute le petit – plus petit » - Mencius.

La mathématique est rationnelle et nullement – réelle ; nos sens du beau et du bon sont bien réels et nullement – rationnels. Comment peut-on être hégélien ?

Le moi connu formule, réduit et résout le problème ; le moi inconnu est le mystère irréductible, qu'on ne devrait évoquer qu'en musique et non pas en discours, en admirer les ombres et ne pas chercher à en faire une lumière. « Le problème est quelque chose que je rencontre et que je puis réduire, mais je suis moi-même engagé en mystère » - G.Marcel.

La nouveauté, le long d'un méridien (« un méridien décide de la vérité » - Pascal), ne me remplace pas l'angle, sous lequel je place mes astres. Mais la hauteur plutôt que la largeur. « Si je tiens encore, pour une simple question de lumière, à un certain degré de latitude, je hais cordialement toute longitude » - Saint-John Perse.

Les ruines sont peut-être la meilleure demeure de l'inconnaissable ; l'ennui du bâtisseur est ne suivre que l'inertie, la voie du connu. « Quand je bâtis des maisons, c’est le connu qui domine, et quand j’explore, c’est l’inconnu » - Grothendieck. Mais si j'invertis ces fonctions, je bâtirai des châteaux en Espagne, délicieusement inconnus, et j'explorerai des ruines, connues, exclusivement, de moi.

Tout mon soi connu est dans le devenir, dans l’action ou la création ; c’est ainsi qu’il esquisse ou atteint l’être qui n’est autre chose que mon soi inconnu. « Vis-à-vis de soi-même, l’homme se fait inconnu. Il agit sur son être »*** - Valéry.

La vraie sagesse vitale consiste à ne pas perdre le sens du mystère, qui est la même chose que le regard face à la vue, à la solution donc. On pense la solution, on peint le mystère ; il faut corriger, en ce sens, Cioran : « Quand je réfléchis à une chose, je pense encore moins à la solution que n'y penserait un poète »***.

Qu'on suive la sage prudence ou la folle précipitation, qu'on confesse le désespoir profond ou la haute espérance, qu'on s'appuie sur l'épaisseur de son savoir ou l'intensité de son vouloir – aucune incidence sur l'intelligence du créateur ou sur la pertinence du créé, si un talent anime la création. Douter, espérer, savoir – les verbes les plus ambivalents.

Si je réussis à placer mes fins dans l'élan de mes commencements, je réalise un tour de l'éternel retour : les horizons inaccessibles, auxquels aspire mon âme, seraient traduits en haut firmament, où me maintient mon talent. Et que mon esprit observateur s'occupe du secondaire maîtrisé – des parcours, des liaisons.

Il ne s'agit pas de préférer, systématiquement, le chaos au système ; tout est question de la musique qui puisse en naître, et le chaos en offre davantage de sources et de ressources. Néanmoins, certains systèmes profonds sont plus riches en reliefs et en mélodies que les chaos superficiels.

Dans la conception du monde de l'homme ouvert, le sens et la musique se complètent. L'homme fermé, lui, non seulement ne perçoit pas la présence de la musique, mais aussi se lamente de l'absence du sens. Son vide ne sert à rien, ni comme un profond réceptacle des algorithmes ni comme une haute acoustique pour les rythmes.

La liberté d'esprit a pour origine la facilité, avec laquelle le monde peut être vu comme un vilain hasard, qui écrase, ou comme une belle harmonie, qui soulève. Le bon sens terrestre, opposé au sens céleste, c'est à dire scientifique ou artistique. D'où l'air abattu ou aigre de ceux qui sont étrangers et à la science et à l'art. Le regard d'artiste ou de savant crée son oreille, qui redécouvre un univers qui résonne. L'oreille du sot l'empêche d'avoir un bon regard, elle est soudée à la cervelle difforme, qui raisonne, dans un brouhaha inharmonieux.

Dans les questions vitales, aucune logique n'est d'un quelconque secours ; deux attitudes possibles : se résigner à n'y employer que des métaphores musicales ou bien être têtu et s'y répandre en axiomes et scholies provoquant l'admiration des nigauds et des quolibets des sages.

Quels que soient mon savoir ou ma rigueur, le hasard se faufilera inévitablement dans mes images ou mes idées, que je ne dois jamais prendre trop au sérieux ; l'auto-dérision ironique est un moyen de respecter mon soi inarticulable, mais refusant tout hasard.

Si mon regard naïf en moi ou autour de moi (Bergson) ne produit pas de système (château, phare, ruines), cela voudrait dire, que mon soi est trop encombré de choses disparates, ou bien que je manque de regard architectural, et que j'ai beau être peintre en bâtiment, je ne serai jamais un peintre. Mieux je me vide des autres, plus systématique sera mon message.

Une reconstruction d'un vide (la déconstruction d'une plénitude '?') semble être un préalable de toute création : l'implicité des buts, la non-exhibition des moyens, le secret des contraintes, la non-inertie des mouvements, l'absence des routes. « Le but ne doit être proclamé que là, où se pratique une évidente imitation » - Heidegger - « Wo der bloße Betrieb des Nachahmens sich vordrängt, dort muß ein Zweck verkündet werden ».

La bonne foi, censée symboliser la clarté du philosophe, n'a de sens que pour celui qui a un passé à défendre. « Le temps rend clair ce qui fut flou ; il rend flou ce qui fut clair » - Sophocle. Le philosophe est dans l'ouverture vers un présent incertain. Qu'il lui soit donc permis de se servir du flou, pour attirer vers une lumière future possible. Dans la faculté de représenter, rendre possible est plus intelligent que rendre clair (Kant).

Avec le doute créateur grandit non pas l'incertitude, mais la faculté de bâtir de nouveaux modèles et, donc, de nouveaux langages.

Le monde se présente à nous comme un chaos de sons et de sens ; seule une fine oreille peut y déceler des messages musicaux, permettant à un philosophe d'en esquisser le fond et à un poète – de reconstituer une nouvelle harmonie de sons et de sens. « Celui qui, à travers le brouhaha, entendit une phrase entière et la mit en mots est un génie » - A.Blok - « Гениален тот, кто сквозь ветер расслышал целую фразу, сложил слова ».

L'histoire des hommes ou des idées : plus nettement on y voit le hasard, plus résolument on le chasse de son œuvre. Ceux qui, au contraire, y décèlent une loi, vouent, généralement, au hasard leur œuvre.

Tous mettent leurs préjugés au-dessus de leurs convictions, mais seul le sage y a raison, puisque ses convictions sont profondes et ses préjugés sont hauts ; chez le goujat, les convictions sont plates et les préjugés sont bas. « Les convictions les plus inébranlables sont les plus superficielles. N'évoluent que les convictions profondes » - Tolstoï - « Самые непоколебимые убеждения — самые поверхностные. Глубокие убеждения всегда подвижны ».

Le domaine, jadis réservé à la représentation, est livré en pâture au directement vécu (par les gestionnaires, sociologues ou philosophes analytiques). Ou, plus précisément, il y avait, parmi les représentations, des rêves irréalisables et des recettes de cuisine. ; les hommes gardèrent les recettes et oublièrent le rêve. Le rêve, ce qu'on vit à distance et ailleurs. « Ce qui nous arrive est ce dont nous avions rêvé ; si ce n'est pas le cas, c'est que nous avions mal rêvé »*** - Blok - « С нами случается то, о чём мы мечтали, а если нет, значит, мы плохо мечтали ».

Qu'ai-je à faire avec les idées, claires et distinctes, dès qu'il s'agit de l'amour, des passions, de la mort, du beau et du bon, du mystère qui entoure tout ce qui est grandiose ? Qu'à la limite, elles s'occupent du vrai, cette partie secondaire et plate d'une existence vécue en relief et en grand !

Il faut façonner le doute de l'homme en artiste et la certitude des hommes - en comptable.

Comprendre, c'est englober l'origine du premier pas, ce point zéro, qui ne s'appuie que sur la croyance, même en mathématique : « Si tu ne crois pas, tu ne comprendras pas » - Anselme - « Nisi credidentis, non intelligentis ». Une fois la compréhension bien balisée, la croyance s'installe, paisiblement, parmi des faits et des logiques : « Tu dois comprendre pour croire » - St-Augustin - « Intellige ut credas ». Les tenants des rigueurs monolithiques sont avec Schopenhauer : « Croire et comprendre sont deux plateaux d'une balance : plus l'une monte plus l'autre descend » - « Glauben und Wissen verhalten sich wie die zwei Schalen einer Waage : in dem Maße, als die eine steigt, sinkt die andere » - c'est la croyance qui grave les mesures et stabilise la balance ! Près des sources, la raison calculante doit devenir raison croyante : « Je dus écarter la raison, pour faire place à la croyance » - Kant - « Ich habe das Denken beiseiteschaffen müssen, um dem Glauben Platz zu machen » - il ne faut même pas laisser vide la place de la raison, il suffit d'y reconnaître son impuissance, ce qui est un geste de lucidité et de courage, apparenté au sacrifice.

Les sujets les plus dignes de ma plume sont ceux, où le goût et la raison s'opposent, le manichéisme se méfie de l'objectivité.

L'espérance n'est pas la découverte d'une lumière nouvelle, mais l'attachement à un beau jeu d'ombres, à cette consolation irresponsable. « L'espoir n'est pas une flamme, mais un éteignoir » - Enthoven – il en est plutôt l'oubli ou l'occultation, mais ce qui revient au même.

L'une des plus grandes perplexités de la Création divine : qu'est-ce qui est plus originaire, la chose ou la fonction ? La lumière ou l’œil, la beauté ou l'âme, l'harmonie ou l'esprit, la bonté ou le cœur ?

Ce n'est pas pour l'espoir de débrouiller le mystère que celui-ci mérite d'être respecté. Le mystère n'offre ni écheveaux ni puzzles, on ne s'en aperçoit que lorsqu'il se mue déjà en problème. Le mystère, ce n'est pas un manque d'explication, c'est l'état d'une âme, qui adhère sans besoin d'explication.

Je fuis le Dit et le Fait, je poursuis le Dire et le Faire. Les premiers sont trop près des solutions, pour les mélanger aux mystères des seconds. « Je sais bien ce que fuis et non pas ce que cherche »* - Montaigne.

La raison ne quitte un homme sensé ni dans ses calculs ni dans ses folies ; le raisonnement est une concentration sur le but et les moyens, le rêve en est une concentration dans l'élan et non dans la maîtrise de nos limites sublimes. Kant s'y égare : « Le rêve est un dépassement fondamental et profond de frontières de la raison humaine » - « Schwärmerei ist eine nach Grundsätzen unternommene Überschreitung der Grenzen der menschlichen Vernunft ». L'homme Fermé croit connaître ses limites, il adopte le ton apocalyptique ; l'homme Ouvert peint sa convergence infinie sur un ton grand seigneur. Promesse ou noblesse des espérances.

Ils veulent tout réduire à ce qui leur paraît être connu : au Moi et au Monde - vouloir et pouvoir. Je ne suis attiré que par deux monumentales inconnues : Soi et X - souffle divin et substitutions harmonieuses.

L'âme n'a pas de secrets ; elle peut avoir des mystères. Plus mon geste tente de les dévoiler, plus je doute de leur existence.

Le néon commun éclaire désormais et le pâtre et l'écolâtre ; les bougies ne décorent plus que des garden-parties. « L'intellectuel est une bougie, que l'amour allume » - Emerson - « A scholar is a candle which the love will light » - une fois l'amour éteint, on ne trouve plus d'intellectuels.

La bonne imposture - la création de solitaire entravé ; la mauvaise - le libre dialogue avec le soi inconnu. Wagner, à son insu, traduisit cette amère ironie : « Seul celui qui est en accord avec soi-même est libre » - « Wer ganz seinem Wesen gemäß, vollkommen im Einklang ist, der ist frei ».

Plus on se livre à une analyse rigoureuse, mieux on comprend, qu'une synthèse arbitraire promet plus de nuances et même d'idées. « Dans le regard sur mon soi, je donne à la représentation une préférence par rapport à l'interprétation » - Schiller - « An sich selbst gebe ich der Darstellung vor der Untersuchung den Vorzug ».

Aucun philosophe ne s'éleva jamais au-dessus de l'intuition discursive. La rigueur, c'est l'art de spécifier des objets, de créer des axiomes non-contradictoires sur les relations entre les objets, de maîtriser les rapports entre le langage et la logique formelle, de formuler des requêtes ou des hypothèses, d'enchaîner des déductions. Cet art resta inaccessible à tous les philosophes, qui ne sont, par définition, que des sophistes. Leur seule issue honorable aurait dû être l'alliance avec la poésie, mais pour cette reconversion l'intelligence ne suffit pas, il faut du talent.

La volonté de l'éternel retour est une réaction au néant des finalités, proclamé par le mauvais, le téléonomique, nihilisme, mais elle se réalise dans le néant des commencements, ce bon nihilisme, cette recherche de l'impulsion initiale et initiatique, puisque la vraie source détermine le rythme ou l'intensité du fleuve anti-héraclitéen. « Le fleuve se reverse toujours en lui-même ; et toujours vous entrez dans le même fleuve, vous, les mêmes » - Nietzsche - « Der Fluß fließt immer wieder in sich zurück ; und immer wieder steigt ihr in den gleichen Fluß, als die Gleichen ».

Toutes les certitudes sont collectives ; mes contraintes devraient les exclure de ma voix, si je la veux originale ; c'est ainsi que je découvre, que mon fond n'est tapissé ni de mots ni d'idées ni d'images articulés, mais d'un élan indicible vers l'inconnu : « Celui qui vise quelque chose d'infini ignore ce qu'il vise » - F.Schlegel - « Wer etwas Unendliches will, der weiß nicht, was er will ».

Les contraintes éliminant l'inessentiel, on touche à l'être, on aboutit au concentré, à la maxime, au regard ; la poursuite du but me réduit au devenir fluide, à la présence de pinceaux dans mes tableaux, à la fonction seulement visuelle. « Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement »** - Pascal.

Notre vrai soi est un grand muet, comme Dieu ou la réalité ; être d'accord avec soi-même est une ânerie impossible. Mieux on s'interroge, moins on se comprend. « L'homme est un inconnu pour lui-même, et il ne sait jamais ce qu'il est capable de produire sous une provocation neuve » (volé chez St Augustin) - Claudel.

L'œil et l'oreille maîtrisent l'image et le bruit, avant que la première lumière ou le premier son ne les atteignent ; de même, la logique est parfaitement opératoire, avant qu'une représentation lui soit soumise. Wittgenstein : « La logique précède le comment et non le quoi » - « Die Logik ist vor dem Wie, nicht vor dem Was » - ne va pas assez loin. Le pourquoi, le au nom de quoi, est aussi pris en compte par la logique, avant que le désir du qui soit connu. L'emploi de la logique est subordonné au qui, puisque celui-ci dispose de son propre quoi. De même le sens, qui est le à quoi bon.

Deux traitements possibles du bruit que nous recevons du monde : soit nous l'amplifions par nos buts (dans la platitude), soit nous le transformons par la puissance de nos moyens (dans la profondeur du savoir) ou par la noblesse de nos contraintes (dans la hauteur de la musique). Homère : « les dieux savent tout, et nous, nous n'entendons que du bruit » - ne va pas assez loin.

Le poète, inondé de lumière, projette des ombres. Dès que lui, dans ses émissions, se met au service des lumières, il devient journaliste. Mais faute de lumière extérieure, il doit éteindre ses ombres.« Si le royaume des ténèbres fait irruption, alors, jetons nos plumes sous la table » - Hölderlin - « Wenn das Reich der Finsternis mit Gewalt einbrechen will, so werfen wir die Feder unter den Tisch », mais ne vous transformez pas en guerriers, ils finiront toujours dans la grisaille : « Pour coudre les pantoufles rien ne vaut les bottes ! » - Goethe - « Aus Stiefeln machen sich leicht Pantoffeln ».

Le soi connu se traduit par la lumière, caressante et certaine : les ombres, tragiques et furtives, traduisent le soi inconnu : « Le moi inconnu exige un milieu éphémère, comme en offrent les ombres » - Kierkegaard.

Les vertus horizontales de la simplicité en pensées, sans grandeur, conduisent à l'authenticité en actes, sans saveur. « La simplicité et la platitude sont un gage de l'authenticité ; à l'opposé de la saveur dont l'intensité est condamnée à s'user » - Confucius. La platitude inusable préservera mon soi, connu et authentique, mais mon soi inconnu, imposteur et savoureux, ne se manifeste que par l'intensité !

L'absence de sens dans ce qui est grandiose – n'importe quel absurdiste péremptoire peut le clamer. Mais seul un nihiliste est capable de le créer ex nihilo : « Introduire un sens, admis qu'il n'y réside aucun sens » - Nietzsche - « Einen Sinn hineinlegen, gesetzt daß kein Sinn darinliegt ».

J'admirai autant d'aveuglements brillants, que je détestai de lucidités pâles.

Ce qu'on pourrait qualifier de pensée rigoureuse représente une partie infinitésimale de nos positions ou poses ; c'est la croyance qui est omniprésente, aussi bien chez le bouseux que chez le savant. S'appuyer sur la croyance vitale ne peut donc pas être une calamité qui conduirait l'homme à l'animalité (R.Debray), mais c'est bien la croyance mécanique qui en fait un robot. « Le retour de l'Homme à l'animalité apparaît comme une certitude déjà présente » - Kojève – ce n'est pas un retour mais une conversion, pas à l'animalité mais à la robotique, pas une certitude mais une métaphore.

L'Ego, le moi, le Je - celui qui cherche, celui qui se cherche, celui qui trouve - trois facettes pleines, se refermant sur un vide innommable.

Dans l'art, créer, c'est introduire de nouvelles inconnues dans son message, c'est donc un travail des ombres : « Deviens un arbre, pour répandre alentour de ton ombre le plus de musique possible » - M.Serres.

Qui voit clair ? - celui qui arrête de creuser ou celui qui n'est plus porté par des ailes de l'amour, de la création ou du rêve. Bref – l'homme de la platitude. Celui qui aime s'égare et se perd.

Ce qui est culturel est tristement versatile, ce qui est naturel stupéfie par sa permanence – regardez les idées éjectables et les fantasmes irréfutables, traitées par notre sophistique ou exhibés par notre dogmatique. Ceux qui guettent l'éternité restent plus souvent avec les fantasmes.

Montrer, c'est faire appel aux contraintes ; démontrer, c'est suivre un parcours. Le parcours, c'est presque tout en mathématique ; les contraintes, c'est presque tout en poésie. Garde celui-là à ton esprit ; impose les secondes à ton âme. L'esprit sait ce qu'il peut narrer ; l'âme se doute bien de ce qu'elle doit chanter.

Pour les non-initiés, le sacré est un ombrageux secret, que seuls les initiés sachent déchiffrer. Pour les initiés, il est une pure lumière, que ne doit profaner aucune ombre.

Dès que je sais ce que je fais, je quitte l'art, l'éros et le rêve. C'est dans l'ignorance étoilée que naît la beauté, la caresse et l'émotion.

Au bout de son chemin, l'homme découvre des contraintes, plus éloquentes que les buts, et des regards, plus enthousiasmants que les choses vues. Bien que sa substance se réduise aux relations, le sujet qui regarde rend secondaire l'objet regardé. « L'homme cherche à oublier où le chemin conduit » - Héraclite. – pour s'identifier avec son premier pas, accomplis sous le signe des contraintes, créées par lui-même.

Nous sommes face à la même réalité, nous disposons du même vocabulaire, de la même logique, de la même intelligence, mais les uns veulent en rendre le bruit, le plus fidèlement possible, et les autres cherchent à en extraire la musique sous-jacente, pleine d'inconnues. Les uns produisent un tableau figé, où tout est constant et commun, et les autres s'expriment en arbre, qui croît, s'entrelace avec mes propres branches ouvertes, annonce une vie nouvelle, unifiée, imprévisible.

Le doute même figurant dans l'arsenal du vulgaire, la noblesse me paraît de plus en plus désarmée. « N'avance que désarmé » - Hölderlin - « Wandle nur wehrlos ». Je finis par chercher la noblesse partout, où pointe une quelconque capitulation. Surtout, face à un rêve : ne substitue pas à la vie - un rêve, mais recrée-la par ton rêve ; que ton imaginaire triomphe du réel, en se mettant à sa hauteur !

L'absolu des prêtres, des philosophes, des poètes cesse de fasciner et perd toute sa vigueur aux portes de l'église, de la chaire universitaire, de la chambre de la bien-aimée ; une relativité bien restreinte y relève la tête.

Deux porte-voix possibles, pour m'exprimer : le soi connu ou le soi inconnu. Mes maîtrises et mes expériences, ou mes perditions et mes rêves ? Dois-je coller mon verbe à mon corps et à mon esprit, pour qu'il en soit solidaire, ou bien dois-je créer un personnage imaginaire, en contact mystérieux avec mon âme irresponsable, tenant des propos imprévisibles ? Je penche pour le second choix, mais ce que furent Socrate pour Platon, Zadig pour Voltaire, Zarathoustra pour Nietzsche, s'appelle, chez moi, - mon soi inconnu.

Le scientifique explore le nécessaire, le philosophe narre le possible, le poète chante l'impossible.

Des origines d'obscurité d'un écrit : le manque de maîtrise de l'objet ou de la langue, le jargon et la normativité d'un clan, la fidélité à l'obscurité de l'objet même, l'usage de métaphores. Les deux premières – à bannir, les deux dernières – à cultiver.

Là où, dans l'arbre de ses réflexions, le sage se contente de placer une inconnue, qu'il fait danser à la lumière de son étoile, le sot se complaît à proposer des fils conducteurs, et la médiocrité s'enorgueillit à tisser, lourdement, des nœuds gordiens triviaux.

Des forces hétérogènes animent, respectivement, nos corps, esprits et âmes ; et tout homme, consciemment ou non, crée, pour chacun de ces organes, une hiérarchie de ces forces, - une tâche de pure psychologie et que Nietzsche appelle volonté de puissance. Un don d'artiste permet de munir ces hiérarchies d'une même intensité – c'est le retour éternel du même, l'équivalence de la vie et de l'art, l'intronisation du surhomme.

Que nous scrutions un livre d'histoire, notre savoir ou notre mémoire, exposé en mots, tout fait subit les écarts, dus à notre style, notre imagination, notre ironie ou nos filtres. Donc, opposer les faits aux abstractions n'a pas beaucoup de sens, puisque l'ennemi du fait ne peut être que quelque chose d'insignifiant ou idiot, dans le genre du mensonge, des élucubrations ou de l'ignorance. Et lorsqu'on n'a pas d'adversaire de taille, on n'a pas de valeur propre non plus. Donc, arrêtons de glorifier les faits (et les choses) et préoccupons-nous des images (et des mots).

Le sens de l'existence : tenter de vivre des mystères du vivant et de leur vouer ma poésie et ma musique, portées par mon regard ; quand je le réussis, je vis une espérance, hors du réel compréhensible. Contrairement au mystère, les problèmes ne promettent que le désespoir, et les solutions – l'ennui.

Deux sortes d'inconnues, que le philosophe doit mettre dans l'arbre de son discours : celles que contient la vie et celles qu'entretient l'art. On reconnaît les grands par l'insertion de leurs inconnues non seulement dans des feuilles, mais aussi dans des racines, des troncs et des ombres. Héraclite le tente, Nietzsche le réussit, Heidegger en abuse.

Plus de savoir, de rigueur, de précision, de généralité, de maîtrise – telle est la vision, commune et médiocre, de la création. Son contraire s'appelle éternel retour du même, qui n'est nullement une loi universelle, mais un constat particulier, quand on a affaire à un grand : le retour est dans la noblesse, l'éternité – dans l'indépendance du temps, le même – dans l'intensité infaillible.

Tu te perds de plus en plus dans les mystères du vivant, où tu écartes, d'abord, toutes les réponses mécaniques, ensuite tu te dégages même des questions savantes mais insolubles. Et puis tu tombes sur un imbécile, docte et serein, qui, sans ciller, t'assure que « tout ce qui concerne la vraie vie s'établit aisément à partir des Propositions 37 et 46 » - Spinoza - « omnia quæ ad veram vitam spectant, facile ex propositione 37 et 46 hujus partis convincuntur ». Et c'est en compagnie de ces robots impassibles que tu vivras tes dernières extases d'ahuri.

Le travail suffit pour atteindre ou allumer une lumière ; pour animer des ombres il faut, en plus, du talent.

Ce qui peut être clair et distinct est commun à tous les corps célestes sans vie, soumis aux lois de la matière. Rien de définitivement clair dans le vivant terrestre ou le spirituel céleste.

L'homme, qui ne maîtrise pas la forme, est un objet, sur lequel tombent des lumières aléatoires et renvoient sur un fond commun des ombres anonymes. Le rêve : être la nuit, sous ma propre étoile, dont les plus belles des ombres sont projetées par moi-même.

N'écrire que ce que personne n'aurait su écrire à ma place – cette bonne règle a pour conséquence, que je ne peux plus écrire sur ce que j'ai vécu, connu, vu, puisque ces faits sont largement partageables avec le premier venu. À les narrer – il y aurait trop de vérités courantes, intermédiaires, tandis que je veux me mettre entièrement dans mes commencements inventés. D'où le gouffre entre mes yeux et mon regard, entre mon action et mon rêve. Et l'étrange solidarité entre ma honte et mon orgueil, entre la bête a posteriori et l'ange a priori. Pour les regards - l'exhibition des ombres fantomatiques ; pour les yeux - l'extinction de la lumière des choses.

On peut émettre quelques conjectures raisonnables sur le mécanisme de mémorisation de syllabes, de mots, de références d'objets ou de relations, mais le mystère de la mémorisation des sons et des mélodies me paraît être entier. Comment se reconstitue une mélodie, à partir du dernier son (le son du présent), tandis que les sons précédents (les sons du passé) ne retentissent plus et sont en mémoire ?

Chez ceux qui affichent, surtout, leurs certitudes, percent une profonde bêtise ou une haute intelligence ; chez ceux qui ne proclament, bruyamment, que leurs doutes, règne une plate médiocrité.

Prôner le culte des commencements signifie, que se noyer est préférable à nager en tant que mode de création et même d'existence.

Seul un homme éclairé a le droit d'émettre des ombres personnelles. La lucidité de l'ignorance encourage l'émission de communes lumières.

Ni l'action ni la réflexion ni même les larmes ne traduisent pas fidèlement mon soi inconnu ; le corps, l'esprit, le cœur sont impuissants dans leurs recherches, seules comptent les trouvailles de l'âme, surgies du talent.

Je suis piètre danseur, piètre chanteur, piètre rimeur, piètre constructeur ; néanmoins, je me reconnais davantage dans la danse que dans la marche, dans le chant que dans le récit, dans la métaphore que dans le syllogisme, dans le mot hautain que dans l'idée profonde. Et je finis par comprendre, que le point commun de mes attachements s'appelle musique ; elle voile l'esprit, dénude le cœur et exhibe l'âme.

La maxime doit offrir un maximum de lectures possibles ; l'obscurité ne doit pas être sa propriété inhérente ; chercher celle-ci est une sottise. « Je me suis sauvé par le ton ironique, les généralités, le laconisme et l'obscurité »** - Diderot – le dernier terme y est de trop.

On ne découvre pas le mystère impossible en suivant ses rêves ; c'est, au contraire, le rêve qui naît de la conscience du mystère bien réel.

L'arbre, que j'aimerais créer, n'aurait pas ses racines dans ce siècle ; celui-ci ne saurait se deviner que d'après des feuilles d'inconnues et des fruits périmés ; à l'éternité j'adresserais les fleurs, les cimes et les ombres.

Philosopher, ce n'est pas opposer une pensée rigoureuse à une vague doxa, mais savoir réduire, rigoureusement, toute pensée endormissante à l'état de doxa enthousiasmante.

L'impression d'une meilleure compréhension avec les autres qu'avec moi-même : je m'entends avec les autres sur la surface des significations ; je me perds, avec moi-même, dans la verticalité des expressions.

Le contraire de la volonté de puissance, c'est l'inertie du soi connu, se prenant pour seul juge de ses actes ; la volonté de puissance, c'est, la domination que le soi inconnu impose au soi connu, domination par le ton, l'intensité, la hauteur. Quant aux autres, seul mon soi connu communique avec eux ; je leur vouerai mon énergie, mais je garderai pour moi mon dynamisme.

Le pessimisme : plonger dans les certitudes de plus en plus irréfutables ; l'optimisme : s'envoler vers les illusions de plus en plus indéfendables.

L'imbécile voit Achille dépasser la tortue et se met à se moquer de Zénon. Le sage revit la perplexité de Zénon.

Voir, comprendre, sentir - lequel de ces verbes emploies-tu, pour décrire tes rapports avec le mystère ? Et je te dirai si tu es naïf, bête ou noble.

Nous vivons trois manières de percevoir le monde : la découverte, la maîtrise, le regard ; et il n'y a pas de chronologie unique préétablie, les étapes peuvent s'intervertir, se chevaucher ou même coexister. En mode découverte, tout miracle est vécu comme une banalité ; en mode maîtrise, toute banalité est réduite à une autre banalité ; en mode regard, toute banalité est vécue comme un miracle.

Ce livre contribue à démolir le dernier universal linguistique, celui qui verrait systématiquement le blanc vainqueur du noir, la lumière - préférée aux ténèbres. Tous les propagateurs de lumières tapageuses se plaignent d'être mal compris (problème de messagerie ! ), tandis que les auteurs ténébreux se félicitent d'avoir seulement provoqué un écho silencieux (mystère des messages ! )

Il est clair, que tout ce qui se réclame de l'immobile, voire de l'éternel, ne peut être qu'éphémère, fantasmatique, mystérieux, mais c'est la culture de l'homme ; en revanche, le passager, l'actuel, le palpable est bien réel, ennuyeux, plat, et c'est la nature des moutons. Mais les pires, ce sont ceux qui croient en l'existence de l'éternel, ce sont des robots. L'homme de culture sait vivre de l'inexistant.

Quand j'entends les privés de regard geindre à propos des ténèbres qui seraient en train d'envelopper nos claires journées, je me sens solidaire de David : « La nuit me devient illumination ».

Je compose des ombres, sans pouvoir identifier ou développer la lumière et en enveloppant, jalousement, les choses, qui les projettent. L'expérience montre, que prétendre connaître les coordonnées de l'astre ou les contours des objets nous rend transparents, c'est à dire sans visage ni ombre.

L'intentionnalité est la construction de l'arbre linguo-conceptuel d'accès à l'objet visé : un simple nœud-nom, dans le cas le plus flagrant, une forêt-réseau logico-sémantique, dans le cas le plus embrouillé.

Deux mystiques, ou deux genres irrationnels, pour parler du rationnel : le lyrisme et l'ésotérisme. Le premier traduit en rêve ou en prière la vénération du merveilleux dans le monde ; le second te replonge dans le rationnel, en lui apportant un verdict irrationnel. À cette seconde tentative de donner aux ombres la consistance de la lumière, à cette pseudo-poésie, je préfère la prose des lumières, expliquant l'origine des ombres.

Aussi bien dans la réalité que dans une représentation, exister peut vouloir dire deux choses : avoir réussi le passage par le filtre essentiel (les cogniticiens) ou se manifester dans des événements (les existentialistes). Dans le premier sens, l'essence précède l'existence, et dans le second, l'existence, à la lumière de l'expérience et de l'apprentissage, peut m'amener à modifier l'essence.

Pascal, avant Dostoïevsky et Nietzsche, discerna nettement nos deux hypostases – l'ange et la bête. Mon soi inconnu est l'ange, et mon soi connu – la bête. Et il n'y a pas d'états intermédiaires entre les deux ; l'un fournit la lumière, l'autre en profite, pour jeter ses ombres. C'est pourquoi je suis sceptique face au grand midi nietzschéen : « entre la bête et le surhomme » - « der grosse Mittag zwischen Thier und Übermensch » Le matin du commencement, sacré par l'ange, inspire la bête.

Avec qui associe-t-on sa meilleure espérance ? La mienne ne connut, dans le temps, aucune évolution et ne quitta jamais le poète. Sa chronologie, chez les sots insensibles : le politicien, le journaliste, l'homme d'affaires ; chez le sot sensible : le poète, le savant, le philosophe ; chez le sage insensible : le philosophe, le savant, l'homme tout court ; chez le sage sensible : l'homme tout court, le savant, le poète.

Il ne s'agit pas de chercher un concurrent, plus immédiat, du cogito, mais d'établir une hiérarchie des acceptions du verbe penser et d'en trouver la plus proche de notre certitude d'exister. Penser s'étend de la perception à la conception, en passant par désir, sollicitation, excitation, à l'origine desquels se profilent des objets ou relations, qu'il s'agit, en fin de compte, de référencer verbalement, mais ce n'est que le dernier chaînon. Le fameux doute n'est que la recherche tâtonnante de ces références finales et non pas initiales.

Je deviens nihiliste non pas parce que les fins manquent, mais parce que je reconnais leur insignifiance à côté des commencements que j'invente, des contraintes que j'érige et de l'élan qui en résulte.

Jadis, on pensait, que la vie était si compliquée, qu'elle ne saurait se réduire à ce qui se passait dans sa grotte, sa hutte, son château ou son atelier, et l'on se berçait de mille illusions sur les dieux, les mythes, les visions. « La vie est dans l'illusion - heureux celui qui s'illusionne de la manière la plus plaisante » - Karamzine - « Жизнь есть обман - счастлив тот, кто обманывается приятнейшим образом ». Depuis, la vie changea de demeure secondaire : elle est désormais dans le fait - on ne compte plus les illusions indicibles, étouffées par le chiffre.

Le serpent, et même peut-être la taupe et le chien, surclassent l'aigle en qualité de leur regard. « Si tu prêtes foi aux yeux plus qu'à l'esprit, en sagesse tu serais inférieur à l'aigle » - Apulée - « Si magis pollerent oculorum quam animi iudicia, profecto de sapientia foret aquilae concedendum » - heureusement, les yeux fermés et le regard transforment ton esprit en âme, qui est porteuse de la véritable sagesse.

Rien de valable ne fut bâti sur la négation, la contradiction, la lutte, l'inconscience. Les ontologues du non-être ou du néant, ou bien Hegel, Marx et Freud, lorsqu'ils abordent ces avortons de sujets, sont des charlatans. En Allemagne, Marx accroche sa fumisterie de la lutte des classes à la morne dialectique hégélienne ; Koyré et Kojève, ces métèques en quête d'originalité, érigent à Hegel un piédestal en France ; la décadence et la vulgarité plongent les blasés dans des cloaques psychanalytiques. Sans un oui, divin et aporétique, pas de non, convaincant et humain.

Deux seules visions du monde méritent notre respect ou notre admiration : la scientifique et la poétique. Trois étapes en déterminent la valeur : la qualité des principes, sur lesquels se bâtit le modèle, la richesse et l'harmonie de la représentation, l'élégance et la complexité des requêtes, auxquelles est soumis le modèle, - la profondeur, l'ampleur, la hauteur. Aucune autre vision n'assure une égale puissance de ces trois dimensions.

Le passé à inventer a besoin de nos oreilles et de notre nez ; l'avenir, sans énigme, n'a besoin que de nos cervelles. Mnémosyne, lisant le passé en linéaments, doit être plus inspirée que Cassandre, déchiffrant les partitions définitives.

Pour connaître, il faut ouvrir les yeux ; et pour sentir, il faut les fermer : déchoir ou se corrompre, ou bien promettre des ailes aux rêves et des bosses au réveil. Ce qui est déchéance sous un arbre peut être révélation sur une montagne. C'est le chemin qui se corrompt et non pas les yeux qui le scrutent. Dissocier les yeux des pieds, c'est le problème !

Nous vivons au milieu des changements permanents de modèles et de langages, mais le sens (donné par nous et non pas par Dieu) en résulte après une confrontation avec l'immuable réalité (ou l'être). On a beau tourner autour du passager, on retourne toujours à l'éternel. « L'être, dénué de sens et de fins, sans aboutissement dans un néant, c'est l'éternel retour » - Nietzsche - « Das Dasein, ohne Sinn und Ziel, ohne ein Finale ins Nichts : die ewige Wiederkehr ».

Un langage plat ou un déchaînement métaphorique sont à égale distance de la nature. Si le sens du beau ne nous fut pas donné, nous n'eûmes pas compris le second message, tandis que la routine langagière eût interprété sans problème - le premier. Les messages métaphoriques, hélas, sont redirigés vers des gestionnaires périphériques ; la mémoire centrale est usurpée par des opérations arithmétiques ou logiques, où règne le silence des concepts et où l'homme est indiscernable du robot.

L'univers n'a pas de points d'origine, et toute échelle n'est qu'une illusion de la perspective ou un aléa de thèse. Ce qui permet à chacun d'inventer impunément ses propres mesures.

Il n'y a pas, en nous, de points fixes, par rapport auxquels on puisse calculer. Nous sommes toujours sur une circonférence avec une origine, qui nous maintient, tout en restant inaccessible.

Voir sans être vu - classique ; imposer la hauteur du regard - romantique. Au-dessus, peut-être, - rendre l'allégorie utopique, ne pas refuser à l'allusion de maintenir l'illusion.

La science crée des représentations objectives et fidèles de la réalité ; la vie pratique déclare droits et vrais les plus courts chemins entre le représenté et le réel ; l'art introduit ses métriques subjectives. « Lorsqu'on vise ce qui est important, les détours sont nécessaires » - Platon – dans l'art, c'est la qualité des détours qui détermine l'importance de la visée.

Le savoir a deux stades : la représentation (le libre arbitre d'une synthèse) et le sens (la liberté de donation de sens à l'analyse de la représentation). Platon ne respecte pas la règle ockhamienne : de ses quatre facteurs – le nom, la définition, la représentation, la science – le premier n'est qu'une étiquette, collée à une représentation, et la définition fait partie de la représentation.

Deux types de répartition d'ombres et de lumières, qui me sont également étrangères : la lourde noirceur à la Schopenhauer, avec ses lamentations sur l'absurdité et l'absence de sens, et la lumière grisâtre à la Hegel, avec sa soporifique et logorrhéique ontologie (ces deux compères sont, pourtant, portés aux nues par, respectivement, Wittgenstein et Marx). L'harmonie désirable est une projection d'ombres vers la hauteur, une fois que je suis pénétré par la lumière, qui se cache dans les profondeurs ; l'arc en ciel étant constitué d'enthousiasme, de honte et de noblesse, et les éclairs de l'esprit naissant dans les ténèbres.

Banalement, je tends vers la lumière, mais c’est pour mieux projeter mes propres ombres. Surtout, aux lieux, où il n’y aurait pas d’ombres des autres – aux Plus Déserts Lieux !

Je peux échafauder, comme tous les frimeurs, les premières des questions, mais je ne prouve ma personnalité qu’en inventant les dernières des réponses.

La puissance et le talent appartiennent au soi connu ; le soi inconnu détermine la hauteur et envoie l’inspiration. Les amateurs de l’absolu, de la toute-puissance, inversent leurs rôles : « Le soi inconnu se définit comme une puissance absolue » - Schelling - « Das unendliche Ich ist als absolute Macht bestimmt ».

Pour briller en plein jour, il faut que mon âme sache créer de l'obscurité nocturne. Pour garder nuitamment la veille, il faut que mon esprit possède de la clarté diurne.

On ne peut poursuivre le visible qu’en profondeur ; là, soit je me contente de le maîtriser ou de le posséder, pour retourner ensuite à la surface de la vie, à la platitude donc, soit j’en vis l’attouchement ou l’illumination, qui me propulseront vers la hauteur, où me rencontre l’invisible, - parcours humain, parcours divin.

Les limites des choses ou de la vue font écarquiller les yeux ; aux limites du désir naît le regard.

Aux deux extrémités du cogito, le soi connu pense, et le soi inconnu est.

Le cheminement du soi connu au soi inconnu : grattez le penser, vous trouverez, en-dessous, le croire ; répétez avec le croire, vous tomberez sur le sentir ; un dernier grattage, et vous restez avec le vouloir – la volonté de jouissance, ou de puissance, de la pensée, de la foi, du sentiment. Du soi connu, clair et distinct, du Fermé donc, vous arriverez au soi inconnu, obscur et sans limites, – à l’Ouvert.

Entre deux partitions de ma mémoire dynamique – les connaissances et les ignorances – se produisent de permanents transferts, des transvasements, un banal – de l’ignorance à la connaissance, et un subtil – de la connaissance à l’ignorance ; le premier enrichit mes moyens, le second me fait découvrir la joie des (re)commencements dans une ignorance étoilée.

Les meilleures manifestations de mon soi inconnu sont imprévisibles ; je ne suis sûr de rester moi-même que dans le plat, l’évident, le consensuel. Les pseudo-connaisseurs disent : « Le sage est toujours fidèle à lui-même » - Sextus Empiricus.

Je peux aimer, et même vénérer, mon soi inconnu, mais mon soi connu ne mérite que du respect, de la honte ou de l’indifférence ; malheureusement, on donne à ces deux attitudes incomparables le même nom de passions« La source de nos passions est l’amour de soi » - Rousseau – ce qu’on doit saluer dans le premier cas, on doit le regretter dans le second.

La punition du trop d’ordre, c’est la robotisation ; quand on en connaît l’horreur, on accepte que, pour l’opinion publique, la hubris, le désordre, ne serait punie que par la némésis, la justice.

Mon regard crée des ombres, il doit être haut et froid, il recrée les choses, dont ma lumière caresse la surface et ma chaleur pénètre la profondeur.

La seule philosophie qui me charme est la philosophie de la nuit ; la clarté du langage ou de l’espérance, même une clarté pure et profonde, s’évapore vite, sous le feu des questions, et je veux un milieu, résistant même aux mystères silencieux. Le langage ou l’espérance obscurs s’appellent poésie et consolation. « Dois-tu chercher ton guide et ton consolateur parmi les ombres de la nuit ? » - G.Bachelard.

Les contraintes : un tamis, dans lequel je fais passer mes idées et mes mots. Jouer sur la largeur des mailles, ramasser des rechutes, constater l'agrandissement de ce qui reste à moi. C'est une bonne contrainte horizontale. Son équivalent vertical serait un regard, qui empêche de m'attarder sur des choses basses.

Le sage voit l’ordre du tout et se résigne au désordre de la partie. Le médiocre (et Leibniz !) voit le désordre de la partie, qu’il projette sur le tout (Leibniz y cherchera de l’ordre).

Je ne me connais qu’en multitude (cette nourriture terrestre, servie par les autres) ; en solitude, j’affronte mon soi inconnu (cette drogue céleste, me plongeant dans l’étonnement de moi-même, insaisissable).

Être ou devenir ce que je suis : dans le premier cas, je ne fais qu’écouter mes sens et en vivre la merveille ou la béatitude ; dans le second, j’écoute la voix de mon soi inconnu, m’invitant à créer de l’invisible, de l’ineffable, de l’impossible. Donc, le contraire du sois ce que tu es, ce n’est ni dissimulation ni imposture, mais la création, c’est-à-dire le deviens ce que tu es.

Malgré tant de véhémentes proclamations en faveur du doute, le camp de douteurs n’existe pas ; tous les hommes ont le même taux de doutes et de certitudes. Le vrai contraire du doute niant est le goût acquiesçant et qui engendre nos propres commencements, sans trop tenir à réfuter les avis des autres, cette minable fonction du doute.

L’étonnement, c’est un vide sacré et impénétrable, précédant tout grand commencement. Entre les pas intermédiaires s’insinuent la règle ou la routine, continues, maîtrisées et transparentes. Et Heidegger : « L’étonnement s’empare, d’un bout à l’autre, de chaque pas de la philosophie » - « Das Erstaunen durchherrscht jeden Schritt der Philosophie » - n’arrive pas à justifier cette discontinuité introuvable.

On ne peut connaître ni soi-même ni ses limites ; on ne peut que croire en un soi divin, soi inconnu, et l’on peut éprouver l’élan vers ses limites inaccessibles ; dans les deux cas, on perd sa paix d’âme, fondée sur la connaissance, et l’on vit de son « cor inquietum » (St-Augustin).

Le temps est un casse-tête plus coriace que l’espace, puisque celui-ci se découvre (patet) et celui-là se couvre (latet).

Ces va et vient, ces rapprochements et éloignements, ces reniements et acquiescements, ces fraternités et adversités, qui se déroulent entre ce que mon soi inconnu veut et ce que mon soi connu peut. Le talent permet d’en créer des axes continus, sur lesquels s’exerce l’éternel retour, grâce à la même intensité, artistique et vitale. Et c’est ce que Valéry reproche à Nietzsche : « Sa folie est de confondre ce qu’il est avec ce qui peut s’écrire ».

Il est facile de commencer au milieu des sentiers battus ; il est difficile de découvrir un vrai commencement. Le soi connu commence ; le soi inconnu vit du commencement. « Mon soi infini veut commencer au commencement » - Kierkegaard.

Face au mystère du monde, le scientifique lui trouve du sens profond et le poète – de la haute beauté. Quand on n’est ni l’un ni l’autre, on n’y perçoit que de la platitude, de la fadeur, sans sel ni sens.

Éliminer le banal, approfondir l’énigmatique – filtrer les faits, amplifier le rêve – l’audace de ne pas accepter l’acceptable, l’audace d’accepter l’inacceptable.

Je constate, que toutes mes actions ou pensées dégringolent dans la catégorie des platitudes, dès que je leur trouve une justification, d’où mon dévouement exclusif aux commencements indéfendables, irrationnels, injustifiables. Le poète, et donc le philosophe, ne crée que dans l’injustifiable, ne console que l’inconsolable, ne boit qu’aux sources introuvables.

Le mystère du hasard fait naître le désir ; les problèmes de la volonté et les solutions de l’intelligence s’appuient sur ce désir mystérieux. Si tu veux, que des mots s’en mêlent, sans tomber dans la graphomanie, ce désir de l’écriture, - pratique l’écriture du désir.

Mes mots et mes actes admettent deux interprétations – dans le contexte temporel où se compose le discours objectif de mon soi connu, ou bien dans le contexte spatial où se joue la musique subjective de mon soi inconnu, bref dans le devenir ou dans l’être. Mais qui entendra « ce moi obscur, incapable de s’objectiver en esprit, âme, cœur » - H.F.Amiel ?

Le silence est encore plus éloigné de l’indicible que le dit, et les secrets de l’homme ne sont jamais plus glorieux que ce qu’il exhibe. Les faux romantiques sont persuadés du contraire« Le secret et le silence font la grandeur de l’homme » - Kierkegaard. D’autre part, si l’on voit leur contraire non pas dans les mots souverains et ambitieux, mais dans l’action servile et mesquine, cette relative grandeur se justifie peut-être.

On peut distinguer un créateur d'un imitateur d'après le degré de clarté dans leur vision des buts ou des contraintes : dans les buts - le vague d'un firmament, mystérieux et sacré, ou la netteté des horizons définitifs ; dans les contraintes - la maîtrise de ce qu'on s'impose ou l'inertie dans ce qu'on subit de l'extérieur.

Écrire, c’est – qu’on le veuille ou pas – laisser des traces, ce qui dérange mon refus de copies ou d’imitation. Heureusement, les plus significatives de mes traces sont des traces de ce qui n’existe pas.

Ceux qui vivent de et dans la lumière humaine et ne produisent que de la lumière modérée finissent dans la grisaille commune. Attiré par la lumière divine, le poète peint ses ténèbres inimitables, exaltées et ascendantes. Je ne suis pas fier de ces lignes baudelairiennes, aux valeurs inversées.

Mon soi connu tenta de parler à la terre ; trop absorbée par sa lumière et ses bavardages, elle se moqua de mes fébrilités obscures. Ulcéré, je fus presque forcé de me tourner vers le silence du ciel ; ses ténèbres et sa bonne oreille réveillèrent la musique de mon soi inconnu. Interdit de solidarité humaine, je découvrais la fraternité divine.

Dans la lumière commune, où se formulent des problèmes et se cherchent des solutions, toute tentative d’entrer en contact avec mon soi inconnu échoue ; celui-ci ne se laisse apercevoir que dans l’obscurité solitaire, où se donnent rendez-vous tous les mystères.

La liberté animale et la liberté humaine : la première décide si je peux ou pas agir, la seconde – si je dois agir. Mais même la seconde ne peut pas m’amener à vouloir ou à ne pas vouloir agir. Le désir échappe à la volonté ; et puisque l’objet central du désir est la caresse – au commencement était la Caresse !

Si, dans le fatras hégélien, la logique reste introuvable, rappelez-vous que, pour ce bavard, elle fut un royaume des ombres, une image de Dieu, un royaume de la pensée pure. Dans ce domaine immaculé et majestueux, sans contraintes des négations, connecteurs, quantificateurs, toute élucubration est régalienne, normative.

L’être – le mystère de la création divine ; le devenir – le mystère de la création humaine. Imprimer dans l’agir, intellectuel ou artistique, la musique du Beau et le rêve du Bien, c’est d’en tapir le fond, la forme étant l’assertion d’un Vrai irréfutable.

La liberté est indissociable aussi bien du soi connu que du soi inconnu. Parmi ses innombrables facettes, seule la liberté inconditionnée, comprenant l’éthique et l’esthétique, encadre le soi inconnu, portant une mauvaise conscience et subissant l’appel de la beauté. La liberté banale, commune, conditionnelle, guide le soi connu. Confondre ces deux libertés, réduire le premier soi au second, en faire le Soi Absolu, opposé au monde, est l’erreur commune des philosophes idéalistes allemands.

Mon soi inconnu n’intervient pas en formulation de mes buts, n’accompagne pas mes parcours ; il semble ne faire qu’inspirer ou bénir mes commencements. « Mystérieuse Moi, tu vas te reconnaître au lever des aurores »** - Valéry.

Le parcours du médiocre : la croyance, le doute, le savoir. Le parcours du sage : le savoir, le doute, la croyance.

Aujourd’hui, le philosophe académique, comme l’ingénieur ou l’avocat, possède une demeure, où règnent la sérénité, l’objectivité, la paix d’âme. Que penser de ceux, pour qui « la philosophie est une angoisse, une arrogance, une intranquillité, - le philosophe n’a pas de domicile fixe » - G.Spaeth - « философия - тревога, притязание, беспокойство - философ не имеет пристанища » ?

La caresse est ce qui s’oppose à l’évidence, à l’adéquation, à la droiture, à la cohérence ; elle serait de l’ordre de signification plutôt que de signe ; elle serait le fond, dont le signe est la forme. Le signe est aux formalistes ce que la caresse est aux idéalistes. « Au Commencement était le signe » - D.Hilbert - « Am Anfang war das Zeichen ».

La Caresse fut le commencement de l’homme angélique ; l’Angoisse – celui de l’homme bestial ; nous sommes condamnés à les assumer toutes les deux. « Au Commencement était la peur, puis la résistance, ensuite le Verbe, le secret » - R.Char – l’Étrange, le mystère ou le secret, n’apparurent qu’avec le poète, c’est-à-dire avec l’homme de culture.

L’écoute de mon essence, c’est-à-dire de mon soi inconnu, permet de reconstituer l’arbre de mon existence - le parcours de mon soi connu - de la graine à la souche - et de pouvoir « me considérer comme un arbre »* - Montaigne - et me peindre !

J’aime les fantômes qui me servent de points de mire à la verticale, et vers lesquels converge mon regard. Mais les fantômes horizontaux – la vérité, l’être, la liberté – se livrent, banalement, aux yeux peu exigeants, impassibles, et ne m’excitent guère.

Pour le matérialiste, il n’y a qu’un seul soi – le connu, qui ne fait que voir et agir ; pour l’idéaliste, il y a, de plus, un soi inconnu, celui qui fait que le soi connu maîtrise, en plus, le regard et le rêve, à l’instant où un courant le relie, mystérieusement, au soi inconnu, l’instant appelé inspiration, prière ou extase.

Ils appellent nihilisme la proclamation que ni Dieu ni la morale ni le bon sens ne contrôlent plus la pensée, et qu’il faille se soumettre à l’absurdité de l’existence. La source de ma pensée et de ma musique est mon soi inconnu, qui me souffle le sens exaltant de ma vie ; et l’écoute de ce souffle me remplace toute recherche du divin extérieur ou d’un Bien normalisé. Mon Vrai rejoindrait l’universel, mais mon Beau ne traduirait que ce souffle unique. Voilà le nihilisme qui me rendit à moi-même.

Le feu obscur monte, et l’eau claire descend ; l’air de hauteur doit craindre la clarté et la terre de profondeur – l’obscurité, pour ne pas se trouver en platitude.

On est un mystique complet, si l’on voit dans le monde un triple mystère : qu’il soit, comment est-il ? pourquoi est-il ? - la vérité, la vie, le chemin. Curieusement, le Christ, proclamant être tout cela, incarne ce mysticisme ! Wittgenstein, lui, n’est mystique qu’au petit tiers : « Ce n’est pas comment est le monde, qui est la mystique, mais qu’il soit » - « Nicht wie die Welt ist, ist das Mystische, sondern daß sie ist ».

La partie créative de la vie est dans les va-et-vient entre la réalité et ses représentations ; l’esprit scientifique est dans la recherche d’une adéquation entre ces séjours, et plus convaincante est celle-ci, plus grand est le talent. L’âme d’artiste est dans l’affirmation d’autonomie des représentations, et la distance, ainsi créée, maintenue, maîtrisée, reflète le même talent ; c’est celui-ci qui est le même, dans l’éternel retour nietzschéen, il est le contenu créatif du devenir – la répétition de la différence, plutôt que celle de l’identité.

La matière, la vie, le moi sont inséparables et se trouvent fusionnés dans ma conscience – mon corps-esprit qui sait, mon cœur qui sent, mon âme qui crée, et qui occupent le même centre de mes soucis. Y placer une seule de ces parties-substances est absurde, puisque l’absence des autres parties priverait de sens le tout.

Le rêve est un chant, né de l’attirance de mon âme pour l’inaccessible ; ce qui est accessible à mes sens constitue la réalité. La représentation du rêve s’appelle l’art ; la représentation de la réalité s’appelle le savoir, dont le contenu le plus rigoureux s’appelle la science. Dans tous les cas, la représentation relève entièrement de l’intelligible et non pas du sensible comme le pensent Aristote et Kant : « Un jeu aveugle des représentations, c’est-à-dire moins qu’un rêve » - « Ein blindes Spiel der Vorstellungen, d. h. weniger als ein Traum ».

Ma conception du monde partait toujours de mon regard, mais celui-ci se fondait, successivement, sur les faits, les convictions, les doutes, les rêves.

Pour notre bon sens, et même pour notre imagination aussi bien de la matière que de l’esprit, les dernières certitudes atomiques ou cosmogoniques restent totalement incompréhensibles, mystiques. Seule l’implacable mathématique nous conduit à ces stupéfiantes et incontournables conclusions. L’esprit de l’intelligible s’incline, mais l’esprit du sensible garde toute sa perplexité. La Création, ce devenir divin, commence et se termine dans infinitésimal, où se confondent le continu et le discret.

Deux clans d’égale niaiserie : les absurdistes – la contingence est une nécessité à acclamer, et les rebelles – la nécessité est une contingence à abattre. La même jonglerie verbale qu’avec l’être et le non-être de leurs ancêtres.

La voie de la clarté conduit au désespoir, à la platitude, à la machine. Ce n’est pas le soleil qui apporte de la consolation, mais de bons nuages. « Le nuage apparaît comme une consolation du solitaire ; il remplit l’abîme alentour » - Benjamin - « Der Nebel erscheint als Trost des Einsamen. Er erfüllt den Abgrund, der um ihn ist ».

À l’échelle macroscopique, le regard est semblable à une prise de mesure, à l’échelle microscopique : une perte d’objectivité, la préférence exclusive d’un angle de vue, écartant, par contraintes volontaires, ce que le goût et le style excluent du champ visible, la volonté imitant la connaissance.

Le vrai désespoir vient d’une bonne certitude et non pas d’un mauvais doute. Le doute est source des mauvaises espérances. Les doutes et les certitudes sont affaires de l’esprit ; mais c’est l’âme, avec ses rêves et ses vertiges, qui nous fait découvrir de bonnes espérances, sans lucidité ni promesses.

Dans l’essentiel règne le mystère, et dans l’inessentiel dominent des solutions. Une attitude sage serait donc de douter de l’essentiel et de maîtriser les certitudes de l’inessentiel. « Préférer une hésitation bien articulée à la certitude mal-articulée » - B.Russell - « Substitute articulate hesitation for unarticulated certainty ».

Il y a un devenir naturel, fatal et dévastateur, et un devenir humain, créateur et intense. Le scientifique perçoit dans le premier des manifestations de l’Être quasi-éternel, qu’il modélise, objectivement, - la science est ontologique. L’artiste poétise, subjectivement, cet Être, pour constituer le flux de son devenir esthétique – l’art est poétique. Et puisque toute ontologie se réduit aux nombres, « pour faciliter la conversion de l’âme du Devenir au vrai Être, rien ne vaut la contemplation de la nature des nombres » - Platon. L’âme ainsi convertie s’appellera esprit.

En pleine lumière ne naissent que des platitudes ; le courant créateur ne s’anime que dans l’obscurité ; l’intelligence en reconstitue des sources lumineuses, l’imagination y introduit des couleurs, et le talent en extrait la musique.

Les yeux lisent l’horreur et l’absurdité du monde humain ; le regard imprime la beauté et l’harmonie du monde divin. Pourtant, c’est le même.

Avant l’invention de la photo et de la vidéo, le temps, pour tout homme, gardait un mystère, et l’accès à la mémoire fut un processus métaphysique. La Terre devint un village, et la Voie Lactée – notre patrie.

Ma chair mystique s’appelle soi inconnu ; ma chair éthico-esthétique s’appelle soi connu. De leur fusion doit naître le verbe d’artiste, ce qui est plus plausible, que l’Incarnation d’un Verbe stérile.

La qualité des yeux détermine la maîtrise et la profondeur ; la qualité du regard résume le talent et la hauteur. La rigueur d’une lumière ou la vigueur des ombres. La réalité se moque de la seconde démarche, mais le rêve la salue. Nietzsche est impuissant en technique poétique ou musicale, mais aucun poète ou musicien n’émit de métaphores aussi séduisantes là-dessus que les siennes ; Valéry ignore les théories linguistiques ou logiques, mais aucun linguiste ou logicien n’émit d’avis aussi pénétrants là-dessus que les siens.

Tout le sens de la création humaine consiste à surmonter les horreurs, les grisailles, les énigmes, qui percent en toute création divine, et à finir par un OUI douloureux, extatique, fantasmagorique à cette œuvre grandiose et mystérieuse. Le NON de mon soi connu se narre ; le OUI de mon soi inconnu se chante. L’éternel retour est le passage de la narration au chant.

Sans même parler du miracle de la vie, la réalité, même matérielle, est stupéfiante, impossible, impensable. Et je ne sais pas ce qui est plus profond : le regard transcendantal ou la prospection immanente, les deux aboutissant au même émerveillement.

J’oublie, qu’à côté de la réalité (le savoir pragmatique) et du rêve (le vouloir romantique), il existe un troisième séjour de nos lubies – l’idéologie (le pouvoir politique). Ainsi, après la logorrhée scolastique sur l’Un, l’Être, Dieu, l’omniscience, l’omnipotence, la vérité – la banalité cartésienne ou les finasseries spinozistes sont perçues comme presque anti-chambres du réel ou du rêvé. Hegel nous replonge dans le délire.

L’intellect transforme les empreintes analogues de nos sens - en données analogues de notre mémoire. Les premières ne se trompent jamais ; les secondes se trompent toujours. Pourtant, toutes nos connaissances proviennent des secondes, et les premières ne servent qu’à valider les jugements des secondes. Le robot, lui aussi, aura ses sens, mais toutes les données seront déjà, pour lui, des connaissances conceptuelles, en sautant les stades analogue et numérique.

Les phénoménologues (et les existentialistes) pensent que l’essence de l’amour, de la vérité et du goût pour le Beau ne se forme qu’au contact avec un visage charmant, un paysage ou un puzzle logique. C’est le contraire qui est plus plausible : l’existence de ces manifestations n’est possible que grâce à une essence innée. « C’est la Nature elle-même qui imprime dans l’âme les vérités intellectuelles, qui, bien que stimulées par les objets, n’en sont pas guidées » - Chomsky - « Intellectual truths are imprinted on the soul by the dictates of Nature itself and, though stimulated by objects, are not conveyed by them ». Mais que deviendrait l’œil en absence de lumière ?

Le soi connu a ses racines – la représentation, le langage, la pensée ; le soi inconnu a sa canopée – le valoir (le talent), le devoir (l’éthique), le vouloir (la noblesse).

Là où mon regard est absent, toutes mes négations sont fades ; et c’est la première de mes contraintes – ne m’impliquer que dans le divin, dans l’intensité de mon acquiescement. « Que ma seule négation soit de regarder ailleurs ! »*** - Nietzsche - « Wegsehen sei meine einzige Verneinung ! ». La négation n'a de sens qu'en tant que position, tandis que la résignation ne vaut qu'en tant que pose. La résignation a donc plus de ressources en expressivité, comme la négation - de sources d'ennui. Mais, en restant dans l'immédiat, « l'acquiescement éclaire le visage, le refus lui donne la beauté » - R.Char.

Quand je me trouve au milieu d’un parcours, le cheminement et les finalités se calculent ou se devinent sans peine. Mais le commencement reste une énigme, que ce soit l’amour, le Big Bang ou la pensée. « Pour toute chose, le mystère de son commencement reste insoluble » - Darwin - « The mystery of the beginning of all things is insoluble by us ».

La volonté, c’est la mise en marche de l’intuition, et c’est le talent qui valorise le résultat. « La volonté – l’un, précédant les innombrables zéros de l’intuition » - Tsvétaeva - « Воля - единица к миллиардам наития ».

Les beaux esprits sont les seuls à agrémenter l’inexistant, en le rendant fabuleux ; il restera donc immaculé d’attouchements de goujats. L’existant, lui, le commun, connaît des fortunes diverses. « Seul le commun est fabuleux, lorsque l’effleure une main de génie » - Pasternak - « Сказочно только рядовое, когда его коснётся рука гения ».

Le soi connu, ce sont mon esprit certain et mon cœur incertain ; le soi inconnu, c’est mon âme qui m’attire vers telles certitudes ou tels doutes - « Ce Moi, c’est-à-dire l’Âme, par laquelle je suis ce que je suis »*** - Descartes - où de très belles ambigüités surgissent, avec des substitutions des verbes suivre ou être !

Les belles ombres se projettent vers la hauteur ; l’invisible lumière, leur source, émane de la profondeur, et elle n’a d’autres alternatives qu’une lumière commune, éclairant les forums. Dans le premier cas, on brille en solitaire dans les nobles ténèbres ; dans le second, on brille dans la grisaille des autres.

Ma conscience – la maîtrise de la cohérence de mes gestes, de mes mots, de mes idées – c’est le souci de mon soi connu. Mon soi inconnu relève de l’inconscience, orientant mon regard, animant mes états d’âme, me faisant quitter la voie certaine de mon intérêt droit, bref agissant au nom des valeurs incompréhensibles. Le banal, on le comprend ; et l’on ne peut que croire en merveilleux, même incompréhensible : « La plus grave des erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi » - Alain – tout réduire au conscient n’est peut-être pas une erreur, mais c’est une bêtise.

Sans posséder un seul concept rigoureux, la philosophie académique, comme d’ailleurs toute autre, ne peut formuler aucune conception du monde ; celle-ci résulte de la réflexion et contemplation naïves de ce que la cosmogonie, la biologie ou la poésie exhibent de la matière minérale, animale ou viscérale. Mais la philosophie peut rehausser le regard sur le monde, ce que pratiquent les Allemands et les Russes, avec leurs Anschauung/возрение – regard.

L’esprit a besoin de règles, et le sentiment – d’enjeux. « Tout raisonnement se réduit à céder au sentiment » - Pascal. Il cède sur les enjeux, non sur les règles, tandis que le sentiment ne vit que d'enjeux et se moque de règles. « J'aime la règle, qui corrige l'émotion. J'aime l'émotion, qui corrige la règle »** - G.Braque.

Le successeur immédiat de la maturité est la sénescence, qui se connaît par l'impossibilité de croire. « La maturité du jugement se connaît par la difficulté de croire. Il est très ordinaire de croire » - Gracián - « La madurez del juicio se conoce por la dificultad de creer. Es muy ordinario creer ». La fleur du jugement est de croire, déraciné, là où d'autres ne songent qu'à croître, bien plantés dans des certitudes.

Les commencements et les fins : la fontaine, les canalisations, l'eau courante - mystère, problème, solution - pureté, filtre, désinfection - commencement, calcul, consommation. « Le mystère est dans le pur jaillissement » - Hölderlin - « Ein Rätsel ist Reinentsprungenes ».

Vivent les êtres fermés, ceux qui contiennent leurs propres limites d'abnégation ! Mais vivent aussi les êtres ouverts, ceux qui restent fidèles aux limites inaccessibles ! « Seule la négation de l'être peut être sans limites et l'infini en arrive, en substance, à s'identifier avec le néant » - Leopardi - « Solamente la negazione dell'essere, il niente, possa essere senza limiti, e che l'infinito venga in sostanza a esser lo stesso che il nulla ».

Le soi connu, c’est la représentation, la puissance ; le soi inconnu, c’est la volonté, la musique. « La multitude ne comprend pas, comment, différant de soi, on s’accorde à soi, telle l’harmonie entre l’arc et la lyre »*** - Héraclite.

Les questions bardées de variables – c’est à elles que se donnent les plus belles des réponses. La bêtise, c’est de profaner ces questions, en y remplaçant les variables divines par des constantes humaines. « La plus grande ignorance est de ne savoir, quelles questions ne se doivent poser » - Valéry. Tant qu'on pratique un langage à variables on n'est pas perdu. Mais c'est lui qui se perd avec l'ignorance.

L’homme thésaurise ou se dépense. Le rêveur emmagasine toute lumière qui atteint ses yeux, sa peau ou son esprit ; il émet des ombres de son âme. Le créateur est éponge du clair et fontaine de l’obscur. Ses clartés sont empruntées ; ses obscurités, il les garde en propre. Le conformiste fait l’inverse.

Regardez ces robots, qui ne font que penser et croient, qu'ils imaginent. « Les hommes croient, et ils s'imaginent qu'ils pensent » - A.Suarès. Ma foi, je leur donne raison. Penser, c'est calculer ; croire, c'est écouter son imagination.

Kant trouve, que les certitudes philosophiques valent celles de la mathématique ; m’est avis, qu’en plomberie et en menuiserie il y en a de beaucoup plus solides qu’en philosophie ; d’ailleurs je n’en connais pas une seule certitude philosophique.

Tes yeux sont une éponge, et ton regard – une fontaine. L’esprit guide ceux-là, l’âme – celui-ci. La volonté assure au regard une bonne épaisseur, et l'émotion - une bonne hauteur. « Le regard, ce n'est pas une sèche lumière ; il est tout de volonté et d'émotion » - F.Bacon - « The human understanding is no dry light, but receives infusion from the will and affections ». La lumière, elle, a un rôle plutôt mécanique que ludique, dans le dépouillement des images.

Le savoir, assurant tes performances (à défaut des compétences) devint si commun, que les différences avec les esprits des autres cessèrent d’être capitales. En revanche, le gouffre entre tes soi connu et soi inconnu reste aussi infranchissable. « Il se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui » - Montaigne. Ici, c'est le géomètre qui mesure les distances, en unités d'empathie (Einfühlung) ; là-bas - l'ignorant que nous n'avouons pas être, devant autrui, pour préserver notre narcissisme ou notre sympathie pour notre soi inconnu.

Les circuits intégrés silencieux remplacèrent, dans nos cerveaux, des roues dentées grinçantes ou des fibres gémissantes. « Je n'approuve que ceux qui cherchent en gémissant » - Pascal. Gémir, c'est admettre, humblement ou fièrement, en musique, que ton soi arbitraire veut s’émanciper de la raison nécessaire.

L’unification de deux arbres intellectuels, grâce aux substitutions de variables, grandit tous les deux. Les plus belles des inconnues naissent dans la poésie, dans des métaphores. « L’arbre est le poème de la Croissance »*** - Valéry.

Le fil noué du mystère se livre à la rigueur d'un problème ; le dénouement du problème est dans la clarté d'une solution. Que je sois Gordias, avec sa hache fébrile, ou Ariane, avec ses doigts habiles, que l'élan d'un mystère m'accompagne – à travers la corde, sa musique ou ses flèches. « La vie est un perpétuel dénouement. Il ne faut pas s'en ennuyer ou s'attendre à un fil sans nœuds » - Tolstoï - « Жизнь есть непрестанное развязывание узлов. Надо не скучать этим и не ожидать гладкой нитки ».

L’erreur la plus impardonnable, c’est de nous dévier de notre tâche divine – rêver et créer, ou de nous vouer à la fonction animale – chasser et dominer. La raison soutient celle-ci, l’âme – celle-là. « La raison nous trompe plus souvent que la nature » - Vauvenargues. La raison pèche par calcul, la nature – par omission.

Dans ton écrit, te dire sincère, c'est reconnaître l'épuisement de tes dictionnaires ou des choses qui n’aient pas encore de nom – la routine mécanique. Le chien qui ronge un os en donne une image fidèle.

Les inconnues de mon arbre : en munir les feuilles de nouveaux ramages, les racines d’une nouvelle profondeur, ses cimes d’un nouvel élan. Rendre cet arbre - ouvert à l'unification avec le monde en attente de mes échos. « De haute lumière s’illuminent les arbres et jettent des ombres d’échos » - G.Benn - « Ein hohes Licht umströmt die alten Bäume und schafft im Schatten sich ein Widerspiel ».

Tu entames ton parcours vital, chargé de connaissances, certitudes ou doutes communs, mais ton commencement doit être personnel : tes doutes ne seraient que des contraintes, et tes certitudes – une mélodie qui t’accompagnerait, en variations imprévisibles. Les Non collectifs conduisent au ressentiment mesquin ; garde la grandeur du Oui personnel à la merveille du monde. Et n’oublie pas, que parmi les idoles à abattre il y a plus de vérités dégradantes que d’erreurs grossières.

Le sens est un bon refuge, en bonne hauteur, qu'on apprécie surtout après le déclenchement des avalanches des apparences, même ironiques. « La vie dans l'apparence comme but » - Nietzsche - « Das Leben im Schein als Ziel ». - porterait plus de sens que vivre dans la vérité. Ce but inatteignable fut placé par Kant, le sédentaire de son île de la vérité, dans « un vaste océan, demeure de l'apparence » - « einen weiten Ozean, Sitz des Scheins ». Le sens s'éploie dans la hauteur de ta voile et se dépose, finalement, dans des bouteilles de détresse, coulant au fond de ta vie.

Ta noble espérance n’est possible que si tes yeux sont profondément fermés et ton regard – hautement ouvert.

C’est petit – ne compter que par ce qui compte. La mesure du meilleur est la meilleure des mesures, à usage unique, digital, analogique ou sentimental. « Ce qui compte peut ne pas se compter ; ce qui peut être compté ne compte pas toujours » - Einstein - « Nicht alles was zählt, kann gezählt werden, und nicht alles was gezählt werden kann, zählt ! ».

Le seul prix du savoir est son acquisition, à l'aide d'un emprunt à la croyance, en monnaie, certes, inconvertible. « Ce qu'on croit fait tout le prix de ce qu'on sait » - A.Suarès. Irréfutable en monosyllabiques !

Au-delà du commencement jouent les forces, les vérités, les reconnaissances, bref quelque chose de médiocre ; et aucune profondeur des (in)certitudes ne peut rivaliser avec la hauteur de la noblesse et de l’élan vers un infini initiatique et qu’imprime dans notre âme un beau commencement !

Deux perversités dans l’écriture : l’obscurité dans la présentation des choses claires (le manque d’intelligence ou de talent) ou la clarté dans la présentation des choses vagues (le manque de sensibilité ou de noblesse). Exemples : les choses claires – les vérités ; les choses vagues – les états d’âme.

Les mystères sont universels et éternels, et les secrets sont individuels et passagers ; les secrets se dévoilent par le bon sens, et les mystères se chantent par l’art. D’où la bêtise de Proust, qui veut que l’art soit le seul révélateur de l’éternel secret de chacun.

Mon soi connu agit dans l’horizontalité ; mon soi inconnu rêve dans la verticalité : dans la profondeur se forment ses joies, dans la hauteur tendent ses mélancolies. Et puisque le soi connu donne rendez-vous à l’inconnu en hauteur, il n’en retire que de la souffrance. « Atteindre la jouissance de mon soi profond, l’on touche à la plaie muette » - R.Char.

Toute représentation, qu’elle soit savante ou loufoque, garde plus d'utopie que d'homotopie. Et c'est de la profondeur ou de la hauteur de sa quête fictionnelle par un vaste regard que naissent la transcendance ou l'immanence.

Une évidence : le mystère de notre origine et de notre finalité restera à jamais voilé ; nous n’avons aucune clé rationnelle, aucun sésame n’y prêtera main forte ; toute tentative de le rationaliser est de la superstition ou du charlatanisme. Mais on constate, hélas, qu’ils sont peu, ceux qui persistent à ne pas connaître l’inconnaissable, comme diraient Platon ou Aristote.

Une logique complète tiendrait compte de la temporalité, et donc toute référence d’objet devrait s’y munir d’un index de temps. Et l’identité A = A, qui est absolue et a priori pour Kant et Frege, n’y serait ni l’un ni l’autre.

La facilité du Non (le plus souvent mesquin, bien que s’appuyant sur le Vrai et refusant des solutions des autres) et l’épuisement de ses ressources intellectuelles me poussent vers le Oui. Mais le Oui béat est aussi mesquin et commun que le Non ; pour que mon Oui devienne majestueux, il faut, surtout, que je sois pénétré par le Bien mystérieux personnel et bouleversé par le Beau problématique universel, le tout porté par mon talent, par mon soi inconnu.

L'inconscient se réduit aux réflexes ; ce n'est pas l'inconscient qui constitue le soi inconnu, mais la conscience inarticulable : l'éthique, l'esthétique, la mystique, ce qui échappe à la conscience articulée autour des sensations, concepts ou mots, conscience du soi connu. Deux péchés des temps modernes : l'oubli du soi inconnu ou, pire, sa réduction au soi connu.

Mon soi inconnu est auréolé de tant de faiblesses – il ne dispose ni de visage, ni de langage, ni d’outillage. Mais, comme pour la qualité du regard les yeux sont de peu de poids, pour la qualité de l’écoute du soi inconnu les oreilles n’apportent rien de significatif – il faut compter sur la force de mon soi connu. « Plus le moi connaît sa force, moins il la propose en exemple » - A.Suarès.

Valéry (de ses Cahiers) n’est que de belles lumières muettes, qui peuvent mettre en valeur mes ombres musicales ; Nietzsche n’est que de belles ombres dansantes, auxquelles je trouve des sources lumineuses et immobiles. Toutefois, les sots savants proclament : « Nietzsche nous sert de lumière » - Foucault. Personne en France ne comprit Nietzsche. Comme personne n’y comprit Valéry.

La logique, déduisant des vérités mathématiques, ou le langage, évaluant les vagues certitudes jugementales, n’ont rien en commun. Mais même d’excellents géomètres les confondent : « Il est aisé de montrer que l’athée-géomètre ne peut rien savoir avec certitude » - Descartes - mais il omit d’en exhiber la démonstration.

Mon soi connu dispose d’une volonté (il la maîtrise), mais mon soi inconnu propose (inspire) une volonté de la volonté (comme une pensée sur la pensée, une musique sur la musique). C’est ce second soi qu’il s’agit de préserver : « La volonté de la volonté afin d’assurer son propre soi » - Heidegger - « Der Wille zum Wille zur Sicherung seiner selbst ». Il est instructif de se rappeler, que l’auteur oppose la volonté de la volonté à celle de l’action ou de la grandeur (Handeln, Grösse).

La certitude traverse trois étapes : le libre arbitre de la représentation (dans le contexte de la réalité à modéliser), la logique de l'interprétation (au sein du modèle), la liberté de la validation intuitive (par la confrontation des résultats logiques avec la réalité modélisée). Créer un arbre artificiel, le parcourir, l'insérer dans une forêt existante, à la frontière entre l'idéel et le réel.

Pour appuyer sa vision de l'éternel retour, Nietzsche voit un sablier, qu'on retournerait après chaque tour temporel. Moi, je prendrais un cadran solaire, méprisant la lumière, jouant de mes ombres, devenant altimètre. J'y effacerais les chiffres et éliminerais les aiguilles, pour lire la haute musique de mon espace intérieur au lieu du bruit profond du temps extérieur. La musique n'a pas besoin de sable, elle s'éploie dans le temps, tout en étant ambassadrice de l'éternité. Donc, ni sablier ni marteau, mais la lyre, comme le dit ailleurs l'auteur lui-même.

Ne pas confondre, dans les tentatives d'écriture, le commencement et l'origine. Le commencement doit être clair, mais rien ne doit dissiper ni profaner l'obscurité intouchable, voire le mystère, de l'origine. Le commencement doit être un mystère d'initiation, comme chez les Grecs.

Le oui grandiose coïncide avec l'essence du monde ; pour que, sur ma toile, on en voie les couleurs et les images, j'y prépare le fond avec quelques non insignifiants.

Si un esprit, sans talent ni intelligence, dessine ses ombres, je n'en retire que … des ombres. Si une âme peint, avec talent, les siennes, je devine une haute lumière, qui les projette.

Toutes les vérités, que la connaissance objective, c’est-à-dire la science, t’apporte, appartiennent à l’espèce et ne contribue presque en rien au contenu de ta personnalité. On ne forge celle-ci qu’avec nos goûts et notre foi indémontrables. « L’homme est ce qu’il croit »* - Tchékhov - « Человек — это то, во что он верит ».

Mon corps est une prison ; c’est à travers ses barreaux que mon soi inconnu forme mon regard sur le monde. Ma conscience, ce sont des ruines, que parcourent les yeux de mon soi connu, pour en reconstituer l’origine.

La sérénité des yeux ouverts, qui cherchent, aboutit à l’angoisse ; l’inquiétude des yeux fermés, qui trouvent, promet l’espérance.

Il n'y a rien à réfuter chez un Spinoza - c'est du verbiage gratuit, prétentieux et creux ; mais essayez de réfuter Nietzsche ! - c'est toujours passionnant et exige une grande rigueur ; pourtant, c'est lui qui se moquait le plus des rigoristes, comme Platon - des poètes ; mais c'est bien chez ces deux-là qu'on trouve de la rigueur et de la poésie.

Les fantômes peuplent aussi bien le passé que l’avenir, mais ils sont vivants au passé et morts dans l’avenir. La mémoire est une matière malléable, matière première, que ton amour ou ton imagination peuvent munir de nouvelles intensités ou de nouveaux sens. Mais toute projection vers l’avenir ne peut être que minérale, mécanique, logique – bref, sans vie.

Ta vie la plus intéressante consiste à écouter tes états d’âme, qui ne se réduisent ni à la présentation de tes actes ni à la représentation de tes pensées. Le mystère le plus stimulant pour la création est là.

Réfléchir, agir, gémir – je soupèse leurs poids, pour mesurer mon soi inconnu et je trouve une valeur proche de zéro. Leurs leviers se situent trop près des autres, de l’espèce, du temps qui court ou de l’espace qui se fige. Le seul élan, qui me projette dans une bonne direction, provient du rêve inaccessible, naissant et mourant en moi-même, transformé dans un Ouvert.

Décrire l’existant est une tâche de robot ; c’est dans l’inexistant que l’artiste trouve les plus beaux modèles à peindre. C’est comme un aveugle, imaginatif et créatif, décrivant l’existence des objets matériels – la géométrie est son seul support, mais c’est dans un langage poétique qu’il la traduirait.

Tout discours est un défi, que tu adresses soit à Dieu soit à tes collègues ou contemporains. Seule la première éristique te libère des conventions de ton époque ou de ton métier, et rend ton discours atemporel, tendu vers les ombres immuables, plutôt que vers la lumière de ce jour.

Se parler, entre âmes-sœurs, dans le noir le plus complet, sans la moindre lumière physique ou intellectuelle, me fait penser, que ceux qui savent qu’il n’y a rien au-dessus des caresses, ce sont les aveugles. Dans le noir, non seulement la peau, mais aussi le mot et le sanglot, font ressentir la vraie merveille de la vie.

Les matérialistes fabriquent des lumières compréhensibles ; les idéalistes ne quittent pas des yeux les lumières incompréhensibles ; les nihilistes savent, que toute lumière est commune, et qu’on n’atteint à l’originalité que par la qualité de ses ombres.

Tout ce qui fait battre mon cœur et élever mon âme remonte à ma première jeunesse ; l’âge adulte n’a presque rien ajouté à mes totems primesautiers. Un don du ciel - « la mystérieuse capacité de l’âme ne refléter, dans la vie, que ce qui m’appelait ou terrorisait dans mon enfance »** - Nabokov - « таинственная способность души воспринимать в жизни только то, что когда-то привлекало и мучило в детстве ».

Mes yeux évoluent beaucoup plus que mon regard. Avec mes yeux passagers d’adulte, je traduis mon regard d’enfant éternel.

Ni la franchise droite ni la dissimulation tordue ne jouent aucun rôle dans une écriture qui suit des trajectoires hyperboliques. « Apollon ne dit ni ne cache, mais donne un signe »* - Héraclite. Le signe y est un élan vers l’inconnu.

J’aime le Moyen-Âge des lettres, auxquelles ne s’intéressaient que les moines, les poètes et les Princes ; ces lettres se présentaient sous la forme des ombres, douces, chevaleresques ou mystiques. Avec le déferlement des Lumières, les lettres se mirent au service social, didactique. Mais toute lumière finit par devenir commune, tandis que les ombres gardent leur éternité individuelle.

Pour celui qui ne vit que de ses commencements, la suite dans les idées est une chute.

Il est terrible de reconnaître, que là où il n’y a pas de vie, il n’y a que la Nécessité. Il est encore plus terrible d’admettre, que la Nécessité, un jour, tuera la Vie.

En mathématique, on part du défini ; en musique, on vise l’infini. En mathématique, on prouve ; en musique, on éprouve. En mathématique, on est universel ; en musique, on est individuel.

Les lumières courantes – du Soleil ou de la raison – sont naturelles, largement collectives, elles éclairent notre vie réelle ; le sacré est une lumière artificielle, personnelle ou fraternelle, permettant de jeter des ombres sur notre vie de rêve.

Qu’est-ce qui est plus accessible à ma conscience ? - ce que mes sens communiquent de la matière extérieure, ou ce que mon esprit, mon cœur ou mon âme me soufflent ? « Notre univers intérieur est plus réel que l’univers visible » - Chagall - « Наш внутренний мир более реален, чем мир видимый ».

Que certaines de mes obscurités - qui sont mon élément naturel - deviennent lumineuses, le seul intérêt que j’en vois consisterait dans l’usage de cette lumière par des autres, pour projeter leurs propres ombres. Être une source est plus noble qu’être une illumination.

Ce n’est pas le taux de choses abstraites, d’objets sans corps, qui distingue un discours philosophique. Tout homme de la rue en fait autant usage. Le philosophe déniche surtout des objets, qui n’ont pas encore de noms, ou bien il flaire ceux qui n’existent même pas. C’est le travail d’une vraie imagination.

L’esprit ébloui ferme les yeux et se réjouit du regard pénétrant de l’âme ; les yeux ouverts de l’esprit éclairé arrachent au doute ce qui devra appartenir au savoir. Le premier est plutôt créateur, le second – producteur.

La pensée discursive est sa lumière ; la pensée aphoristique, ce sont ses ombres. La première s’éteint dès qu’on la sort de son contexte ; la seconde trouvera toujours une lumière auxiliaire, si l’originelle expire, et continuera à ne valoir que par ses ombres.

La Caverne de Platon et le souterrain de Dostoïevsky nous apprennent la résignation ; le premier – devant les limites humaines, le second – devant les limites divines.

Non seulement la manie de comprendre occulte souvent la joie de savoir, mais la manie de savoir étouffe le bonheur de rêver.

Tout, pour être vu, lu, entendu, a besoin de lumière. Ma propre lumière suffit, pour ma danse et mon rêve, mais on « peut marcher ou agir à la lumière d’autrui »** - J.Joubert.

Être soi-même s’adresse à mon soi connu. Le soi inconnu n’a pas de langage à lui, et il ne peut donc se manifester ni par l’acte ni par la pensée ni par le style, il n’est qu’une source de mes valeurs éthiques et esthétiques. Mais à tout ce qu’il souffle peut se substituer la routine du soi connu ; l’être originaire et original, chez la plupart des hommes, est évincé par l’étant social et passager. L’essence de l’être est globalement irreprésentable ; sa partie représentée s’appelle l’étant. Donc, le bon slogan serait – écoute ton être ! « Ton épanouissement – la représentation de ton essence, en suivant le commandement : soi toi-même » - H.Hesse - « Deine Entfaltung – die Darstellung des eigenen Wesens nach dem Gebot : Sei Du Selbst » - dans les Commandements, il faut passer du verbe au nom.

Puisque leur but est de nous conduire vers la nuit, Nietzsche et Cioran, commencent par nous plonger dans les crépuscules ; moi, je ne quitte pas ma nuit, où je devine et j’esquisse des aurores, des commencements.

Rester, en permanence, ouvert à l’étonnement suffit pour garder une bonne humeur ; pour devenir philosophe, il faut monter plus haut - savoir atteindre à l’émerveillement devant toute manifestation de la vie. Rester insensible au merveilleux est la définition même du non-philosophe.

Le mérite d’un approfondissement des pensées est de nous débarrasser de fausses clartés et de nous donner le goût de vrais mystères. Une fois éblouis par la certitude de ceux-ci, nous nous mettons à rêver, c’est-à-dire à découvrir la hauteur.

Mon vrai soi est mon soi inconnu, qui inspire mes rêves. Je ne me reconnais pas dans mon soi connu qui produit mes actes et mes pensées et qui reste pour moi un étranger. Mais le soi inconnu n’a ni langage ni souffrance sur lesquels devra se pencher mon soi connu – l’origine d’une vraie philosophie.

Se tromper sur le réel est signe de la faiblesse d’esprit ; se laisser tromper par le rêve – signe de la force d’âme. L’espérance doit être l’un de ces rêves, trompeurs mais nobles. « L’espérance trompe les plus grandes âmes » - Vauvenargues – mais tu oublies de préciser que c’est par un consentement enthousiaste !

Les rêves se forment autour de l’inexistant ; l’inexistant ne peut pas être collectif ; le rêve ne se partage donc pas. Se partagent des actes, des pensées, des chagrins et des joies ; bref, quelque chose de secondaire.

Le même monde peut être vu comme mécanique ou comme divin, défectueux ou parfait, méritant un Non mesquin ou un Oui grandiose. On peut être intelligent dans le premier ; dans le second on peut, en plus, être noble. Le mécanique appelle au combat ; le divin suscite la vénération. Tout combat peut être couronné de gains et de succès ; la vénération ne promet que consolation et création. Tout combat finira dans la platitude ; la vénération peut nous maintenir en hauteur.

L’enthousiasme est l’objectif commun du matérialisme et de l’idéalisme ; le premier - en fabriquant l’espoir, le second - en peignant l’espérance. « L'idéalisme est une forme convenue de l'espérance » - G.Braque.

Les yeux subissent le flux d’images, tandis que le regard le filtre, en ne gardant que ce qu’il veut ou doit voir ; l’esprit l’amplifie en profondeur, et l’âme le transforme en figures.

On se maintient en hauteur grâce à l’apesanteur vague de l’essentiel. Les profonds et les superficiels s’efforcent de transformer le vague dans le précis ; les hautains s’appuient sur le précis profond, pour créer du haut vague. Vertige de planer, face au prestige de glaner.

Se connaître est peut-être reconnaître, qu’au-dessus de mon soi connu plane mon soi inconnu. Au-dessus de l’intelligence et du langage se cache la source du Bien et du Beau, qui inspire mais ne s’exprime pas.

L’âme, hélas, n’ayant pas de langage à elle, c’est, malheureusement, l’esprit qui se charge de ton écriture. L’une des premières fonctions de l’esprit est la clarté, de plus en plus profonde et désespérante, tandis que l’âme s’enfonce dans des ténèbres, de plus en plus hautes, porteuses d’espérances. « Seules, d’obscures formules permettent l’espoir, quand tout ce qui est clair est terrible »*** - Valéry.

Aucun discours ne peut rendre fidèlement nos états d’âme, puisque ceux-ci sont toujours vagues et n’ont pas de noms. Une image nette a plus de chances n’être qu’une imposture, tandis qu’une image vague peut avoir le mérite de comporter la même dose d’incertitude que l’original. « Le tableau du chaos n’est pas la même chose qu’un tableau chaotique » - Benjamin - « Die Schilderung des Verwirrten ist nicht dasselbe wie eine verwirrte Schilderung ».

Je cherche ce qui serait encore plus bête que renonce à ton soi ! et je trouve sois toi-même ! Tout homme a quatre hypostases, et rester soi-même peut vouloir dire, respectivement : abaisse-toi, hisse-toi, sois tel que la nature t’a fait, sois solidaire de ta tribu. Dans tous les cas, ton meilleur soi, le soi inconnu, est perdant – en intensité, en créativité, en hauteur, en noblesse, en originalité.

Rendre l’inconnu – connu = la preuve (interprétation interne) ; trouver la place du connu dans le réel = le sens (interprétation externe).

Dans les ténèbres jouent l’arbitraire et le hasard ; pour exercer la liberté, il faut de la lumière. Chestov les met dans un même panier : « Les ténèbres donnent la liberté, car y règne l’imagination avec son libre arbitre » - « Тьма даёт свободу, ибо во тьме царствует фантазия с её произволом ». La liberté est incompatible avec l’arbitraire.

Le contraire du doute s’appelle proclamation des valeurs absolues. Je colle à celles-ci l’étiquette d’Universaux, terme médiéval, dont le sens originel est sans intérêt. Ces Universaux sont connus depuis Aristote et sont bien sondés par Kant – le Bien, Le Beau, le Vrai. Douter de l’existence de ces trois hautes hypostases divines dans l’homme est de la niaiserie ; on ne peut profondément douter que du secondaire, du moins signifiant, du passager. C’est pourquoi on trouve chez les douteurs systématiques surtout des personnages médiocres, ennuyeux, esclaves du présent, prenant leurs cloaques verbeux pour des profondeurs savantes. S’exprimer sur les Universaux, c’est montrer sa sensibilité, ses goûts, son intelligence.

Ce qui nous renseigne sur l’infini, ce n’est certainement pas la perspective ; le scientifique se contentera du concept de voisinage, et le poète – de l’élan qui l’y porte.

Dans la réflexion sur les faits, ce n’est pas l’absence de causes qui est intéressante et prometteuse, mais l’arbitraire individué de leur représentation.

Destin, prédestination, vocation, fatum – notions ampoulées, galvaudées, vagues et creuses, et qui ne disent pas grand-chose à ma vie ou à mon rêve. Des mots plus modestes – intérêt, désir, passion, goût – me sont plus proches et plus clairs ; et ma vie et mon rêve en sont pénétrés. L’axe : raison – pulsion est inépuisable.

Je vaux par le doute qui me rend fort et par les certitudes qui me font aimer certaines faiblesses. La sagesse, c'est à dire l'union du talent et du goût, consiste à voir la place du croire ou du savoir.

La mystique, discourant sur la réalité, ne peut être qu’une incantation charlatanesque ; la mystique, décorant le rêve, est la seule admissible dans l’art.

Ce qui, en moi, est invisible et illisible, mais qui est ressenti comme plus grand que mon soi connu, sensible et intelligible, je l’appelle - mon soi inconnu. Celui-ci est vénérable et implacable ; celui-là, sans être haïssable, est exprimable et malléable. Se sentir porteur du grand, au lieu de prétendre d’être grand, prétention pitoyable.

En philosophie, la force mentale installe dans les Universités, et la faiblesse sentimentale – dans la mystique. Tous les mystiques furent des faiblards. « La mystique est la force invincible des faibles » - Ch.Péguy.

Le Bien humain est une lumière ; le Vrai universel, ce sont des objets, presque aléatoires, dont le Beau créateur arrange des ombres sur l’épiderme de notre conscience, avide de caresses.

Toute personne, qui appliquerait ce savant conseil cartésien : « Pour bien philosopher, il faut se défaire de toutes ses opinions et n’admettre que celles qui sont indubitables », devrait indubitablement être traitée d’idiot de son village, puisque le taux d’opinions indubitables est pratiquement le même chez les sots et chez les sages, et sa valeur est voisine de zéro.

Pour celui qui ne s’exprime que par des ombres, l’extinction de toutes les lumières est la fin du monde – la mort. Lumière du ciel, lumière de l’esprit, lumière du Bien. Des hypostases divines de l’homme, la dernière à mourir, en tant que lumière, c’est l’âme.

Il y a toujours d’irréfutables raisons de désespérer et aucune bonne raison pour l’espérance. Pourtant, la sagesse de la vie consisterait à désespérer sans effet et espérer sans cause.

En philosophie, tous les chemins vers la lumière sont battus, ternes, décousus ; ce qui vaut, pour notre dynamisme et nos élans, c’est la recherche de l’origine de nos ombres.

Tu ne peux désirer que ce qui est mystérieux, donc ce que tu ne connais pas ; le connu, tu peux le toucher ; l’inconnu, tu le caresses. Ceux qui ne furent jamais approchés par le mystère disent : « Tu ne désires pas ce que tu ignores » - Hegel - « Man begehrt das nicht, was man nicht kennt ».

Le soi inconnu n’est que lumière, et le soi connu est imprégné de ténèbres, occultant notre origine et notre fin. Quand le premier pénètre ou anime le second, l’homme devient penseur, créateur d’ombres. « La lumière divine met en fuite les ténèbres de l’âme » - St-Augustin - « Lux divina, animae tenebras fugat ».

L’âme, sans ombre, ne peut pas espérer ; l’esprit, sans lumière, ne peut pas désespérer. « Mon désespoir, dit l’Esprit, est encore lumière. Tandis que l’âme a cette chance de se lamenter dans ses ténèbres »*** - Valéry.

Deux rêves obsèdent d’innombrables de mes nuits : je cherche des limites de mon jardin et je découvre que je n’y avais jamais mis les pieds ; dans ma vieille maison, je découvre une pièce, dont je ne soupçonnais pas l’existence. Le but inaccessible de mes élans ? Le séjour de mon soi inconnu ? Et pas de Freud, sous la main, pour demander une interprétation plus savante.

Une fausse dichotomie, faisant maîtres de ceux qui raisonnent, et esclaves – de ceux qui croient. Les maîtres savent où il faut raisonner (pour promouvoir la vérité) et où il faut croire (pour sauver le mystère) ; les esclaves croient, où il faut raisonner, et raisonnent, où il faut croire.

La plus profonde admiration d’un effet s’ensuit de l’ignorance de la cause originaire, divine et inconnaissable ; la connaissance des causes naturelles intermédiaires n’y change rien, bien que celle-ci soit le contenu même de toute science. Mais s’arrêter à ces causes et ne pas les projeter aux sources divines ne peut conduire qu’à une admiration banale, à la maîtrise d’un modèle humain.

Les deux clans, ceux qui dissimulent leur vie et ceux qui l'exhibent, sont également bêtes ; on ne peut exhiber que du connu, tandis que dans le dissimulé peut se cacher l'inconnaissable ; l'attitude digne est la recherche de l'expression, poétique avec l'inconnaissable et intellectuelle avec le connu. Notre vie est ce que nous réussîmes à exprimer !

Mon soi inconnu communique avec l’ensemble de tous les possibles, hors du temps ; mon soi connu se réduit aux possibles réalisés, à la mémoire, donc au passé, au temps.

La philosophie peut suivre la raison ou l’âme. La raison étant largement universelle, la première de ces philosophies est commune, se résume et se consomme facilement. Mais les âmes sont, toutes, différentes ; et la seconde des philosophies est essentiellement personnelle et se réduit souvent à la peinture des états d’âme incomparables. La première ignore l’âme ; la seconde méprise la raison.

Un constat : plus les thèmes d'un livre de philosophie sont vaseux, logorrhéiques et aléatoires, plus fréquent y est l'usage des mots : précisément, exactement, justement, définitivement, démontrer.

Les mystères ne sont pas des signes de l’insuffisance de l’esprit ; l’esprit tout-puissant constate l’impossibilité, logique, intellectuelle ou matérielle, de l’harmonie du réel. Là est le mystère, puisque l’harmonie est bien là, sans que la raison l'explique ou la conçoive.

Tu tentes la profondeur et la rigueur des questions – tu aboutis aux réponses consensuelles, banales, galvaudées. Tu commences par te hisser à la hauteur, à la musique et à l’universalité des réponses – tu découvres qu’une infinité de combinaisons de questions personnelles et paradoxales aurait pu s’unifier avec ces réponses imprévisibles. C’est ainsi que naît le genre aphoristique.

Refuser l’existence des mystères signifie que tout, à la longue, soit voué à la clarté ; mais la clarté n’est qu’un accord provisoire, avec nous-mêmes, de ne pas approfondir le sujet (Valéry) ; l’infinité potentielle de ces approfondissements successifs est la preuve même de la présence du mystère.

Se connaître - mon scepticisme, face à ce but, n’ayant ni fond ni forme, ni début ni sens, s’explique par l’analogie avec le principe d’indétermination de la physique quantique : mieux je perçois mon soi connu, moins bien je conçois grâce à mon soi inconnu.

Heureusement, le meilleur séjour de l'esprit se situe dans l'invisible, où il reste encore tant de tours d'ivoire à peupler et à entretenir. L'image transparente et fixée doit choisir entre être ruine ou épave.

Ce qui constitue le véritable mystère du vivant (comme, d’ailleurs, de la matière tout entière), ce n’est pas la difficulté d’explication, mais l’évidence de l’impossibilité de cet ordre des choses, impossibilité, dictée par la pure statistique ou par d’autres constructions mathématiques, à partir des électrons, molécules, cellules, codes génétiques ; c’est ce qui justifie la majuscule dans le mot Création. L’œil est impossible, l’oreille est impossible, le désir est impossible – et pourtant ils sont là, dans l’indifférence des robots que devinrent les hommes.

Aucune mystique dans le langage, dans le rêve, dans la représentation, dans l’interprétation ; la mystique ne se trouve que dans la réalité. Pour tout esprit sain et objectif, cette réalité, qu’elle soit minérale, vitale ou spirituelle, est impossible, inimaginable, mystérieuse. Un philosophe devient mystique, s’il reconnaît le mystère du réel, ne se contente pas, dans son discours, de ne toucher que le connu, admet la présence d’éléments divins dans cette partie de sa conscience que j’appelle son soi inconnu. Le mystique est admirateur du Créateur (d’)Inconnu.

Chronologiquement, notre vie traverse trois étapes, en fonction du rôle qu’y joue le doute : l’introduction, la contemplation, la création – une croyance en ordre universel, des images du chaos ambiant troublant, une invention d’un ordre particulier, personnel, harmonieux, divin.

Toute la réalité, vue par son éventuel Créateur, est improbable. De ce point de vue, le rêve, en tant que produit d’une imagination et d’une sensibilité, est plus compréhensible non seulement par notre âme mais par notre esprit aussi.

Dans tout discours, il y a une part dogmatique – des assertions sans preuve – et une part sophistique – des inconnues, insérées, afin qu’elles invitent des unifications avec des regards ou requêtes des autres. « Il y a un flair mathématique, qui subodore dans une question les bonnes variables »** - Valéry. Je dirais que c’est un flair intellectuel, propre et aux poètes et aux philosophes, c’est-à-dire aux tenants de la forme, tandis que la logique des variables n’est liée qu’au fond, à la représentation.

Mon soi inconnu n’est qu’un émetteur, tandis que mon soi connu est, à la fois, récepteur et émetteur. Le soi inconnu émet des messages codés, dont le soi connu ignore le chiffre ; ces messages ne servent que d’inspiration excitante. Le soi connu émet des messages en clair, mais destinés aux capteurs, sachant deviner ma longueur – ou plutôt ma hauteur - d’onde.

Les plumes sottes suivent les sentiers battus du nécessaire, pour aboutir dans un bazar de l’aléatoire ; les belles partent de l’arbitraire et finissent par bâtir du nécessaire.

Le discours, dépourvu d’inconnues, ne fait qu’exposer un sens ; celui, qui en contient, veut le recevoir. Toute la poésie est là. Et la bonne philosophie aussi.

Ton arbre vaudra non pas à cause de ses racines terriennes, de ses prolongements aériens, de son arrosage céleste ou de sa sève nourricière, ni même parce qu'il finira dans un feu sacré, mais grâce à la qualité des inconnues dont tu l'auras parsemé et, ainsi, rendu Ouvert.

Les poètes trouvent d’abord, pieds sur terre, lancent des Eurêka ! sonores et enthousiastes, et, ensuite, font semblant de chercher dans les cieux. Le poète est l'homme aux vastes poumons et au cœur puisatier.

Pour être connu, il faut avoir été représenté et habillé en mots. Tout ce qui n’a pas encore trouvé une enveloppe verbale – dans nos pensées ou nos états d’âme – peut être appelé – inconnu. « Seigneur Inconnu – voilà le cercle de ma hauteur »** - Valéry.

Une vision nette et un regard bien bas ; une vision vague et un regard bien haut. Un robot, doué de vue ; un rêveur, doué de vie ; une bonne (ré)solution ou un bon mystère.

Savoir, sentir, rêver qu’on vit est plus qu’un plaisir (Aristote), ce sont trois mystères - de l’esprit, du cœur, de l’âme.

Comme la chiromancie ne dit pas grand-chose sur l’essence de l’homme d’action, la logomancie ne mène pas loin dans l’être d’un homme d’écrit. La première a besoin d’une interprétation fantaisiste ; la seconde – d’une représentation idéaliste.

Ce qui est le plus important pour toi – Dieu, l’amour, le rêve, la création, le Bien, la noblesse – n’existe pas, puisque exister, c’est d’avoir un nom univoque. Or, ces mots ne couvrent qu’une partie infinitésimale de ce que tu éprouves à leur évocation. Presque toutes les autres choses sont déjà pleinement nommées et donc existent ou vivotent.

La science émet des lumières, et l’intelligence les reçoit ; ce sont des fonctions rationnelles de l’esprit. Mais le cœur reçoit une lumière intérieure, irrationnelle, le mystère y est plus profond, car il atteint l’amour ; l’âme émet des ombres, irrationnelles, le mystère y est plus haut, car il s’y agit d’une création humano-divine.

Chacun de nous porte, en lui-même, une part de lumière et une part d’ombres ; il est mesquin de chercher des obscurités dans la première, mais deviner une étoile éclairante dans la seconde est un exercice de grandeur.

Où placer l’Étrange valéryen ? - les finalités sont presque toujours explicites, pas de place pour l’Étrange ; avec un peu de perspicacité et d’astuces, les sinuosités des parcours se déchiffrent aisément, l’Étrange se banalise ; il reste le commencement, ce grand hébergeur de l’Étrange, cet équivalent de la Hauteur, à partir de laquelle, tout le reste n’est qu’inertie descendante.

Ton soi connu ne formule que des réponses ; les questions, contrairement aux réponses, n’ont pas besoin de langage, et c’est ton soi inconnu qui les crée en tant que champs d’attraction. C’est ainsi que tu crées un dialogue, pour ne pas tomber dans le piège des soliloques sans interlocuteur.

Le papillon et la fleur sont de beaux symboles des commencements, ne promettant aucune beauté durable, aucun fruit, entretenant la soif, pour le lendemain, réel ou imaginaire. « Le fruit est pour l'homme, mais la fleur est pour Dieu » - Claudel.

Et la réalité et le rêve sont dépourvus de pensées et de musique ; c’est l’esprit et l’âme qui les conçoivent ; mais où se trouve leur source ? Dans le réel ou l’imaginaire ? ou bien seraient-elles, elles-mêmes, la source du réel et de l’imaginaire ? Les adeptes de la première attitude, les réalistes, brodent à partir de ce que voient leurs yeux ou entendent leurs oreilles, et visent des finalités profondes. Les seconds, les rêveurs, partent de leur regard intérieur, jamais en contradiction avec les yeux et oreilles, mais créant ses propres hauts commencements.

Le mystère est une réalité du scientifique, un rêve du philosophe, une étoile du poète. « L’âme du poète est orientée vers le mystère » - Machado - « El alma del poeta se orienta hacia el misterio ».

Signe d’intelligence : dans les problèmes fondamentaux être sûr des grandes incertitudes.

Il faut que tu saches ce que j’écarte, pour apprécier ce que je préserve.

Pour les autres, je suis ce que je parais ; pour moi-même, je parais ce que je ne suis pas.

Aucun langage – ni littéraire ni plastique ni musical – ne peut rendre nos sentiments ; ce qui est perçu dans une œuvre d’art n’est que conçu, et la conception n’est que de l’invention. Les yeux et les caresses les traduisent mieux, mais ils sont, eux aussi, réels, tandis que nos sentiments sont du rêve.

La réalité est faite de réflexions sur la vie et sur la mort ; dans les deux cas, le résultat est le même – un désespoir profond. Le contraire de la réalité s’appelle rêve, qui répugne à la réflexion et se forme de sentiments – de l’extase à la résignation – et réveille la haute espérance.

Mon soi inconnu est une musique, qui émeut mon cœur, rehausse mon âme et approfondit mon esprit. Celui qui ne l’écoute pas ne vit que de son soi connu, dont l’abandon n’est pas répréhensible, il rend possible la découverte, la création, l’étonnement, mais dans la platitude du commun, puisque le soi connu est presque identique chez tous.

La réalité est faite de mystères, de problèmes et de solutions. Il faut reconnaître, que sa facette mystérieuse est plus profonde que tout rêve, mais elle n’en est pas plus haute. « La réalité dépasse en richesse le rêve même le plus téméraire ou le plus profond »* - Grothendieck.

Sur la surface des choses on trouve autant de mystères que dans leur profondeur ; dans le premier cas, les yeux suffisent, dans le second, on a besoin du regard ; ce qui explique la différence entre les naturalistes et les mystiques, entre les contemplateurs et les poètes, entre la description et la création.

Les éclaireurs, face aux ombrageux : d’une époque à l’autre, les lumières du savoir changent, mais les ombres du valoir gardent leurs fières et libres empreintes. « Déplorables époques que celles où chaque homme marche à la lumière de sa lampe » - Joubert – j’aime mieux l’homme, dont les ombres dansent !

Cette terrible image : le jour où la dernière trace de vie s’éteindra sur Terre, l’Univers restera sans sujet, sans hasard, sans liberté. Quelques bribes de lois physiques et chimiques, cessant, elles aussi, d’agir – l’espace décomposé et le temps arrêté.

La chose en soi est un concept totalement objectif ; le sujet humain n’est nullement impliqué dans la formation de son contenu. Seul un esprit tordu et une âme égarée, comme ceux de Schopenhauer, peuvent associer la chose en soi avec la volonté !

Pour que tu tendes vers l’espérance, il faut que tu perdes le sol sous tes pieds ; deux issues sont possibles : tomber dans un gouffre du doute dans le réel, ou bien te hisser vers la hauteur d’une foi dans le rêve – un noir désespoir ou une espérance diaphane.

Il faut reconnaître que, dans la réalité, il y ait plus d’obscurités répugnantes que de nettetés agréables. Mais dans le domaine du rêve, il y a davantage d’obscurités enivrantes que de sobres nettetés.

L’esprit est la lumière de la connaissance ; le cœur est les ténèbres de l’inconnaissable ; l’âme est l’ombre ou l’étincelle (scintilla animae de Maître Eckhart) qui cherche que l’esprit éclaire le cœur.

Le seul hasard qui sorte des lois de la matière, c’est la liberté du vivant. Mais, une fois séparé de l’influence du vivant, tout hasard se soumet aux lois.

Les certitudes communes, parfois profondes, sont, le plus souvent, plates ; tes certitudes doivent être suffisamment hautes, pour ne pas être contaminées par le bas-monde. Dans l’art, le doute est presque toujours un pas vers le bas, puisqu’il consiste à fouiller dans des questions, tandis que l’art s’affirme surtout par la qualité des réponses.

Un philosophe témoigne de la misère de ses ouvrages par sa proclamation d’un système a priori ou par le constat d’absence, dans ses écrits, de système a posteriori – et la certitude, dans les deux cas, est la même, bien que le second cas soit beaucoup plus fréquent.

Les connaissances rendent plus profond le regard d’un savant, plus vastes – les horizons d’un curieux, mais n’élèvent point les paroles d’un poète. Étrange bêtise de Pétrarque : « Ne m’est donné qu’un seul délice - apprendre » - « Altro diletto che ‘mparar non provo ». La jouissance d’un poète est dans la proximité avec des étoiles qui dansent.

Leibniz survole le royaume des mystères et trouve celui-là – majestueux et parfait ; Schopenhauer s’installe dans la république des solutions, et la traite de misérable ou d’abjecte. Et l’on pense que ces deux-là parlent du même monde.

Mon soi connu est, essentiellement, une éponge, qui absorbe le monde extérieur et le conçoit sous la forme des représentations ; mon soi inconnu est une fontaine, une source intérieure, résumant mon valoir (que Schopenhauer réduit à sa seule facette, le vouloir, tandis qu’il y a aussi le pouvoir et le devoir, que voyait bien Nietzsche).

Que le corps et l’âme soient séparés ou indissolublement liés, la mort pourrit le premier et éteint la seconde. Sans atomes vivants, pas de sensations vivantes.

Pour Socrate, une vie après la mort, est une claire réalité, et pour Jésus – un rêve éphémère ; le premier garde une sérénité admirable, comme admirable est l’angoisse du second.

Avec presque tous les philosophes, il est très facile de défendre les points de vue diamétralement opposés à ceux des auteurs (ce qui, en soi, n’est pas un défaut mais une preuve de l’origine poétique de toute philosophie, même à l’insu de certains philosophes eux-mêmes, des non-poètes). La sophistique peut et même doit accompagner la dogmatique.

Toute source de lumière, tel le soleil du réel, et qui serait au-dessus de ton rêve ne projetterait que des ombres terre-à-terre ; l’artiste, et peut-être même le philosophe, veulent dédier leurs ombres à leur étoile, vers la hauteur ; forcés, ils ne trouvent la juste lumière que dans la profondeur d’un savoir théorique et d’une intuition mystique. Projection de bas en haut.

Dans ses exercices d’illumination, l’esprit sensible cherche la complicité du cœur ; mais pour l’âme, dont la fonction première est la projection de ses ombres, la lumière de l’esprit ne sert que d’instrument, de source sans message propre. Le cœur est voué aux ténèbres d’inaction, de silence, de résignation, qui couvrent ou complètent l’assurance de l’esprit. « Le cœur expie les lumières de l’esprit »* - Cioran.

Quand votre corps vous tourmente par une douleur, quand des tracas sociaux ou sentimentaux déversent en vous des aigreurs ou des ressentiments, il est plus facile de dénoncer, avec Voltaire et Cioran, notre monde raté, que de voir, avec Leibniz et Einstein, dans notre merveilleuse planète – un paradis microscopique, dans l’immensité morte d’un Univers sans esprits, sans couleurs, sans musique.

Entre le raisonnement (ce mystère du Vrai) et le sentiment (ce mystère du Bien) se glisse ce mystère du Beau – l’instinct. En littérature, former et entretenir cette triade est une tâche ardue de composition. Quand au mystère on substitue le problème ou la solution, on cesse d’être artiste.

En mathématique, on approfondit la connaissance en inventant (en généralisant) de nouvelles espèces d’objets, de relations ou de valeurs. L’arrêt de cet approfondissement, surtout dans d’autres sciences, s’appelle résignation ou clarté ; la clarté est ennemi du progrès de la connaissance.

Dans tous ses compartiments, le monde est saturé de mystères ; face à ces Créations, celui qui est incapable de vénérations ou d’admirations doit, au moins, éprouver un vif étonnement. Les absurdistes, se contentant de maudire ce monde, dénué de sens, ont, parfois, de l’âme, mais ils sont certainement faibles d’esprit.

Savoir, c’est maîtriser le pourquoi ; croire, c’est se fier au comment. L’espérance, c’est la fidélité à son soi inconnu ; le désespoir, c’est son sacrifice au profit du soi connu. Ils se complètent, pour donner du relief à la vie.

Dans les visions panoramiques, qu’elles soient partielles ou partiales, on devine la qualité d’un regard atemporel ; dans les vues pointues, terre-à-terre, aussi précises et honnêtes soient-elles, on ne prouve que l’existence des yeux d’aujourd’hui.

L’apparence est ce qui obsède les rhapsodistes de formes, le rien est ce qui agite les absurdistes de fond. Inaptes de représentations et de logiques, ses outils qui se moquent de riens et d’apparences.

Une bonne philosophie commence par un vague écho d’une mélodie, d’une angoisse ou d’une métaphore ; il s’agit de l’habiller de mots qui garderaient et la musique et l’inquiétude et la poésie.

Une vision du monde s’appuie sur le connu, l’inconnu, l’inconnaissable. Chez l’homme de la rue, elle se réduit à l’inconnu ; chez le scientifique, démuni d’âme, - au connu. Mais tout ce qui est universellement connu, fixe, est commun ; et la vision du monde ne vaut que par sa facette personnelle. La part de l’inconnu ne traduit que notre ignorance, tandis que l’inconnaissable, reconnu comme tel même par les scientifiques, est le seul support valable d’une vision, à la fois poétique et philosophique.

Tout discours se fonde sur une représentation sous-jacente. Or aucune représentation n’est homomorphe à la réalité. Donc, face à la réalité d’un terrain, qu’on soit la-dessus ou cloîtré dans sa mansarde, on est soumis aux approximations au même degré. Je dirais même que là où les rythmes comptent plus que les algorithmes, les erreurs des mansardes sont plus anodines que celles des corps de garde.

L’affaiblissement de nos certitudes n’est nullement tragique, il est plutôt bénéfique pour notre humilité. En revanche, il faut craindre l’affaissement de nos rêves. Les déceptions ravagent les affairés arrogants ; l’espérance ranime les rêveurs purs.

On ne découvre pas le sens de la vie à 50 ans ; il doit s’incruster en nous avant nos 20 ans, sous la forme d’une étincelle frissonnante, se transformant en notre étoile, qu’il s’agira de suivre de nos yeux toute notre vie. Et, petit à petit, cette étoile formera notre regard d’adulte – sur la vie, sur la mort, sur le rêve.

On n’atteindra jamais la chose en soi ; l’existence d’une faille entre elle et l’état de nos connaissances entretient notre sens ou notre goût du mystère. C’est comme la convergence certaine d’une suite, en mathématique, vers une valeur fini, mais – en infini nombre d’étapes. L’élément fractal élémentaire, visiblement, n’existerait pas. Et ceci est aussi vrai pour les particules élémentaires, que pour nos pensées ou nos extases, afin que vivent notre admiration et notre enthousiasme face à cette œuvre divine.

Le fanatique du doute place ses adversaires dans des cloaques des certitudes. Douter est la preuve de la paresse, de la stérilité. Le séjour des doutes, c’est la platitude ; les vraies certitudes se trouvent dans la profondeur (la science) ou dans la hauteur (la poésie).

Pour être sincère (ou cachottier), il faut déjà se connaître ; c’est pourquoi la sincérité ou la dissimulation ont un tel prestige chez les imbéciles.

Peut-être, l’ange et la bête ne sont pas nos deux facettes intérieures, mais deux genres de gardiens extérieurs de notre âme, et le but de notre existence serait de nous confier à un ange. Si l’on rate cette gageure, c’est, fatalement, la bête, c’est-à-dire le daemon platonicien, qui prendrait sa place. Et ce serait pour toute la vie, soit celle de nos actes soit celle de nos idées. Serions-nous un jouet de cette fatalité céleste ?

Un bilan mitigé : avoir échoué dans tout ce qui s’avéra secondaire, mais prometteur de lumières ; avoir brillamment réussi dans l’essentiel, ne s’exprimant, pourtant, que par des ombres.

Presque tous les mystères logent dans l’inconnu ; le connu est composé, essentiellement, de problèmes et de leurs solutions. Dans tes choix, il faudrait donc préférer l’inconnu au connu. Te mettre du côté de la vie, cette immense inconnue, serait donc une pose plus noble que t’identifier avec la mort, qui est, hélas, si parfaitement connue comme événement et ses conséquences.

Il est idiot de fuir la cohérence, mais il est encore plus idiot de croire que nos sensations, nos impressions et même nos pensées soient cohérentes. En tout cas, on ne se débarrasse de l’incohérence que par une réflexion sur le langage.

Le scepticisme n’est justifié que dans l’espoir d’un progrès éthique ; en mystique, il est une pose intenable, puisque tout recoin de l’univers regorge d’éléments fascinants ; enfin, en esthétique, il est une posture trop facile, l’enthousiasme exigeant un talent autrement plus délicat.

L’apparence, c’est ce que produit ton esprit ; et le fond, c’est ce qu’éprouve ton âme. Cioran a l’apparence de maladie et le fond de santé, bien qu’il affirme exactement le contraire !

Le nihilisme, même primitif, est toujours singulier ; le scepticisme, même raffiné, est toujours collectif. Le scepticisme part des vétilles extérieures ; le nihilisme doit tout à ses secrets intérieurs. Le scepticisme proclame la force ignoble et factice ; le nihilisme chante la faiblesse noble et créatrice.

Tout bel élan est irrationnel ; et si, en plus, il évite la mesquinerie, la bêtise, la folie, - ces attributs de l’horizontalité, il peut être appelé – le rêve, puisque, alors, il ne pourrait tendre que vers la hauteur inaccessible.

Plus on est inculte, plus de raisons on trouve de hurler au désespoir et de rester sourd au chant de l’espérance. Il faut plus d’inconscience, pour annoncer la fin du monde que pour en admirer les merveilles.

Signifier, avoir un sens – un attribut banal et rarement une valeur ; le sens du style ou de l’intensité est leur valeur, et lorsqu’on les maîtrise, être insignifiant est presque un compliment. Le sens est l’obsession de notre époque, et le style – son grand absent.

L’irrationalité du phénomène même de la vie est source d’une admiration sans limites du sage et source d’abattement bien borné du sot. Le premier y admire le mystère, le second y voit un problème horrible ou une solution atroce.

Il faut distinguer les illusions qui fourvoient notre esprit et les illusions qui nourrissent notre âme. Elles ne sont que très rarement les mêmes.

Les plus profondes ruptures dans nos états d’âme se produisent aux frontières : l’angoisse – à la frontière entre le psychique et le réel ; l’espérance – entre le rêvé et le vécu. Les hommes sages et ennuyeux ne quittent pas le tiède noyau de l’homogénéité ambiante et ne se hasardent pas à s’approcher des frontières.

Dans l’élaboration de contraintes intellectuelles, portant sur les objets à retenir ou à rejeter, la sophistique s’occupe des indifférences profondes, et la dogmatique – des différences hautes. Savoir fermer les yeux sur la pesanteur, avoir son propre regard sur la grâce.

Plus tu cherches à approfondir une idée, plus tu gagnes en clarté et plus tu perds en qualité de tes ombres. Mais l’idée, hissée à une juste hauteur, devient, elle-même, une belle ombre.

Aux certitudes en profondeur, promises à la platitude finale, je préfère les apparences en hauteur, prometteuses de commencements personnels.

Depuis que je me suis laissé ensorceler par des illusions, les certitudes et les doutes perdirent tout leur prestige.

Approfondir le rêve et divaguer dans le réel ? - il faut y inverser les cibles.

Tout croire ou ne croire en rien – deux niaiseries du même acabit ou, plus précisément, une bêtise et une bêtise au carré, car s’appuyer sur un doute n’aide jamais à s’élancer vers le rêve.

Les certitudes, même fausses, communes ou superficielles, réveillent, chez un ironiste, un courant sophistique pour les réfuter ; mais les doutes, même sur des sujets majeurs, ne traduisent, chez la gent grave, qu’un prurit dogmatique, pour établir de nouvelles vérités.

Tous connaissent les propriétés de la matière et de la vie, mais peu en admirent le caractère miraculeux et en sont fascinés et bouleversés. Et les voix de Leibniz, Valéry, Einstein devinrent inaudibles, dans le brouhaha des dénonciations des imperfections fiscales, comportementales et environnementales.

Ils écrivent comme s’ils étaient sur un forum, où chacun exhibe ses blafardes lumières, pour être vu ; j’écris dans une caverne, où je ne fais que jouer avec mes ombres, mes ténèbres, invisibles aux autres.

Les certitudes sont des dogmes, découlant des représentations, savantes ou naïves ; les convictions – des suites, des interprétations indémontrables d’un goût. Dogmatisme ou sophisme, la volonté d’affirmer ou le désir de divaguer.

L’ouverture d’esprit – accepter tout ce qui est proche de tes yeux ; l’ouverture d’âme – ne t’attacher qu’au lointain, être un Ouvert.

Une incompatibilité totale entre la vie et le rêve ; la première remplit l’espace et le temps, le second est atemporel et atopique.

En préparant ses propres commencements, le nihiliste occulte les autres. Le sceptique substitue le but des autres par le sien propre, mais le parcours vers ce but a de fortes chances d’être le même que chez les autres ; quant aux commencements, le sceptique aura la même objectivité, pour ne pas dire banalité, que les autres.

Le scepticisme est un manque de sensibilité ou d’imagination ou d’humilité. Leur débordement, provoqué par un soi inconnu, s’appelle nihilisme, créatif et narcissique.

Dans la composition et l’évolution de la matière il y a des lois proprement sidérantes ; et la vraie question métaphysique est : pourquoi y a-t-il l’ordre plutôt que le désordre ?

Le rêve – volonté sans objet palpable ou intelligible.

Il vaut mieux vibrer, tout seul, dans la hauteur du vague que de s’aplatir avec les autres dans la profondeur du clair.

Ce qu’on applique à la mort (à la résurrection) : « C'est certain, bien qu'impossible » - Tertullien - « Certum est, quia absurdum » - s’applique tout-à-fait au caractère miraculeux de la vie, qui, d’après Einstein, est impossible, c’est-à-dire incompréhensible, inconcevable – cet Einstein, décidément, est beaucoup plus intelligent, que tous ceux qui déclarent ce monde le meilleur, ou le pire, des mondes possibles !.

Certes, ton art a besoin de lumière, pour projeter des ombres, la substance de ta création ; mais il peut se passer d’objets intermédiaires, auxquels tu substitueras des états immatériels de ton âme.

L’homme s’affirme soit par des doubles de soi-même (l’objet reflétant le sujet), soit par des ombres (le sujet reflétant l’objet) ; dans le premier cas, un miroir suffit ; dans le second, on a besoin de lumière et d’objets sélectifs - dans l’ombre le sujet se fusionne avec l’objet.

Un rêveur : celui chez qui ce qui aurait pu être tient plus de place que ce qui est ou fut.

Toutes les théories scientifiques (comme les charlatanesques), étant toujours partielles, peuvent être réfutées par la réalité. Ce n’est pas le cas de la mathématique, dont les objets ne doivent rien au réel humain.

Je fais de mes ombres froides – des objets de rêve (qui persisteraient en absence de toute lumière), au lieu d’exposer des objets réels, censés porter le feu et la lumière (mais dont la vocation est de devenir cendres).

Ce qu’on appelle le présent est toujours du passé immédiat ou très proche ; celui-ci est rarement plus passionnant qu’un passé plus lointain. C’est ce qui me fait douter de la sagesse pythagoricienne : « L'art de vivre heureux est de vivre dans le présent », à moins que la durée de ce bonheur ne soit qu’un instant fugitif, une illumination fugace, et la vie, sur l’axe du bonheur, soit une vie discontinue.

Il y a tant de choses lumineuses qui m’attristent, et tant d’images ténébreuses qui me mettent en extase. Pourtant tout beau rêve est mélancolique, tout réel est un mystère inépuisable.

Il m’arrive, comme à tout le monde, de regretter les gestes, les paroles, les réflexions non-osés et même d’y voir l’essence de ma vie, mais, très rapidement, je me ravise du surcroît de honte, qu’ils m’auraient infligé. Le bleu de la pitié est plus facile à porter que le rouge de la honte.

L’image d’un homme : quand il est près de moi, mes yeux lui donnent sa mesure ; quand il est loin, mon regard lui donne sa démesure. C’est pourquoi, pour bien voir l’homme, je m’en éloigne.

Toute lumière vient de la profondeur, donc du bas ; la hauteur est faite pour recevoir nos ombres.

On ne sait que ce qu’on sait prouver (et non pas faire, comme le pense Valéry). Savoir n’est pas produire par un acte réel, mais unifier des arbres abstraits – le représentatif et l’interprétatif.

Pour apprécier la réponse, il faut avoir bien interprété la question : délimiter le domaine représenté par le locuteur, comprendre son langage, réduire son discours aux formules logiques, appliquer une bonne logique du répondeur. Et puisque le locuteur, le plus souvent, est absent, c’est par tes réponses qu’on jugera de ton intelligence.

Mon soi connu assume mes idées ; mon soi inconnu assume mon être. Parménide : « Le soi c'est de penser, de même que d'être » - veut les fusionner, ce qui est impossible.

Sur certains visages je ne lis qu’une lumière ; sur les autres – que des ombres. Je peux respecter les premiers, mais je ne peux aimer que les seconds.

Le retour éternel souligne le (pré-)commencement unique de toutes les entreprises d’un créateur, d’un artiste. Aucun parallèle quelconque avec l'immortalité d’âme. Le retour éternel est pratiqué par notre esprit mortel (le soi connu, développeur de finalités), prêtant son oreille à notre âme (le soi inconnu, inspiratrice de commencements).

Dans l’art, l’essentiel, pour tout créateur, est que son soi connu souffre et que son soi inconnu, tout en inspirant le premier, est dépourvu de langages (de mots, d’idées, d’images) que ce premier doit inventer. Ce tableau résume le contenu d’une vraie philosophie, qui devrait réveiller les consolations du premier et deviner les langages du second. Cette philosophie ne serait ni ce qu’on dissimule de son soi connu (Nietzsche) ni ce qu’on ignore de son soi inconnu (B.Russell).

En cherchant à émettre des lumières ou à scruter celles des autres, tu mets en œuvre tes yeux, au détriment de ton regard, existant pour peindre tes rêves, toujours composés d’ombres. « Par une double lumière je me suis gâché le regard de l’intérieur »** - Nabokov - « Двойным светом я испортил себе внутреннее зрение ».

Ta vraie vie commence par la foi passionnée en inexistant. Toute la consolation devant ton extinction finale est dans le maintien de cette foi. « L'homme le plus heureux est celui qui peut relier la fin de sa vie avec son commencement »** - Goethe - « Das ist der glücklichste Mensch, der das Ende seines Lebens mit dem Anfang in Verbindung setzen kann ».

Rêver, c’est se réfugier dans les ombres, n’avoir besoin d’aucune lumière, même pas de clair de lune.

Avec l’âge, les croyances gagnent en solidité, et les certitudes en perdent. Dans ta jeunesse, les choses vont de soi ; à l’âge mûr, elles vont de toi-même et/ou à travers toi-même. Et tu te découvres porteur des ombres plutôt que des lumières.

En fermant les yeux sur le mystère de la vie, le monde spatio-temporel réel semble être un cas particulier du paradigme mathématique et donc lui obéir, en tout point. Mais, en mathématique, la métaphore spatio-temporelle admet des interprétations vraiment universelles, puisque l’espace n’y est pas forcément tridimensionnel et le temps peut y être réversible ! Le temps réel est-il discret ou continu ? Peut-on parler de continuité et donc d’infini dans le monde réel ?

Ce qui devrait pousser au suicide n’est pas le désespoir inéluctable dans la réalité, mais l’espérance éteinte dans le rêve.

La lumière (presque toujours commune) n’aura jamais la puissance et l’originalité des ombres ; les mots sont des ombres, et les idées – des lumières à fonction instrumentale auxiliaire.

L’instant où ton soi connu est touché par ton soi inconnu, par ton âme donc, est instant d’inspiration. Mais Hugo associe l’âme au soi connu : « Les âmes, les moi mystérieux, vont vers le grand moi ». Le soi inconnu est atemporel et immobile ; seul le soi connu connaît les lieux et les dates.

En paléontologie, on remonterait à la première apparition de tous les organes biologiques - des archétypes (holotypes, paratypes). Je me demande si l’on connaît les époques où apparurent le doigt, l’œil, l’oreille, le cerveau. Je me convertis, tout de suite, au matérialisme vulgaire si les biologistes le savent.

Le soi inconnu ne se transforme pas en soi connu (à la façon de l’être-pour-soi se mutant en l’être-en-soi hégélien ou sartrien) et il n’a pas besoin pour cela d’un soi des autres. Le soi inconnu est une source mystérieuse, ne quittant jamais la hauteur, constituant l’élan et son intensité ; le soi connu les traduit en jaillissement d’images, dans le commencement, gorgé de musique et d’idées, fidèle à la hauteur génitrice.

La démarche mathématique part non pas du sensible, mais de l’intelligible, ce qui produit un royaume de vérités idéelles mais objectives ; le sensible du réel, miraculeusement, s’y plie.

Le talent – déborder de belles formes auxquelles se livrent, tout seules, des trouvailles imprévisibles ; la médiocrité - déborder de contenus difformes, être forcé à donner à ses errances le rang de recherche, donner à celle-ci pour objet – des banalités comme le savoir, la vérité, la liberté, ces refuges des bavards.

Tout écrivain est graveur de mots, mais l’aphoriste ne s’occupe que de l’aspect esthétique des médailles, la frappe finale appartenant au lecteur. L’aphoriste, sur des axes abstraits – enthousiasme-mélancolie, espérance-désespoir, musique-silence -, ne formule que des réponses, auxquelles le lecteur associe ses questions pragmatiques, apportant des dates, des lieux et des mesures. Les bavards nous assomment de questions, facilement développables en myriades de réponses. « Les bonnes questions n’ont aucune réponse » - G.Bateson - « Good questions do not have answers at all » - la question est bonne si elle ne se réduit pas à la logique.

Ce qu’on appelle présentisme est, évidemment, un enracinement dans le passé récent ; les espérances, qu’on veut voir accomplies, se vouent au futur proche. Le présent, pour ainsi dire, n’existe même pas.

Les yeux creusent et formulent l’Être ; le regard s’élève et forme le Devenir.

À l’évidence de l’espace correspond l’énigme du temps. Ce que St-Augustin dit du temps : « si personne ne m'interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l'ignore » - « Si nemo ex me quaerat, scio ; si quaerenti explicare velim, nescio » est vrai pour la matière, comme, pour l’esprit, est énigmatique ce qui se déroule en nous. « Avant Kant nous étions dans le temps, depuis Kant le temps est en nous » - Schopenhauer - « Vor Kant waren wir in der Zeit, seit Kant ist die Zeit in uns ». Et l'espace, lui, n'a-t-il vraiment que trois dimensions, tandis que notre imagination géométrique pourrait facilement en ajouter tant qu'on veut ? Le temps-qui-passe et l'espace ouvert – deux énigmes du réel, défiant le temps-qui-dure et l'espace fermé.

L’espoir – se nourrir du possible ; l’espérance – entretenir la soif de l’impossible.

Écarte le pessimisme de tes regards ; il n’est respectable que pour les yeux qui ne quittent pas les murs de ta demeure. « Le pessimisme cosmique est une doctrine de consolation » - Pavese - « Il pessimismo cosmico è una dottrina di consolazione ». Ce pessimisme clownesque prône l’absurdité des miracles, et il est moins que minéral. N’est cosmique que la conscience que, dans l’horrible vide inerte de l’Univers, notre Terre est un paradis magique. On ne se console que par un regard sur les étoiles, même invisibles.

Le passé, devenu figé, inaltérable, peut se réduire à la froide raison des constats et balances. Ils sont peu, ceux qui en retirent de chaudes étincelles, une flamme à transmettre. « Qui comprend le nouveau, en réchauffant l'ancien, peut devenir un maître »* - Confucius.

La liberté du vivant se prouve par l’introduction du hasard dans les actions, par opposition aux lois inviolables de la matière inerte. Les philosophes robotisés veulent tout réduire aux lois que le vivant dépasse : « Abandonne le hasard, si tu veux faire de la philosophie » - Hegel - « Die Zufälligkeit muss man mit dem Eintritt in die Philosophie aufgeben ».

Il faut avoir assez de nuit en toi-même, pour que, les yeux fermés, ton regard distingue ton étoile. Ne va pas au-delà de l’aurore, pour ne pas dissiper le rêve de cette nuit.

Le scientifique passe le plus clair de sont temps au milieu des questions (auxquelles on associera, tôt ou tard, des réponses uniques, communes) ; l’artiste exhibe surtout des réponses (auxquelles chacun cherchera à associer sa propre question).

Aux pessimistes et aux absurdistes, la hauteur paraît être ridicule, puisque dans ce monde ils ne voient ni miracles ni mystères. Et geindre au milieu des choses transparentes est une attitude naturelle et minable. La hauteur n’existe que pour les yeux, perçant les profondeurs mystiques et inspirant le regard des hauteurs poétiques.

La pensée ne peut être définitive que dans un langage figé. Et puisque toute vraie création est élaboration d’un nouveau langage, elle doit comporter des inconnues que chacun est libre d’unifier avec ses propres constantes ou, mieux, avec ses arbres à variables. La sensation du vague est un symptôme d’une pensée réelle.

Non que je cultive l’inachevé, mais que je reconnais que mes commencements, dans leur intensité, sont inachevables.

J’exagère un peu moins que Valéry, pour désigner notre soi mystérieux ; pour Valéry, il est inconnaissable et pour moi - seulement inconnu. On ne connaît qu’à travers des représentations ; les relations en sont l’un des paradigmes. Or, des relations du soi inconnu avec le soi connu peuvent être définies en tant qu’influences, échos ou inspirations, ce qui met le premier dans le domaine du connaissable, bien qu’arbitraire.

L’apparence est la projection d’un objet (matériel ou idéel) sur nos sens ; il est toujours possible d’imaginer un langage, dans lequel l’existence de l’objet-source (dans une représentation associée) est indubitable. Il ne faut pas opposer l’apparence à la vérité.

Pour le médiocre, l’ordre appartient au grand et le chaos – au petit ; l’homme subtil voit le chaos dans le grand et l’ordre – dans le petit.

Ce qui, dans ses origines ou dans ses effets, se passe du pourquoi relève d’une espèce de folie – la beauté, l’amour, la musique.

Si la sagesse est la mémorisation des faits, Aristote a raison : « Le doute est le commencement de la sagesse ». Pour moi, le doute est la fin de nos chimères salutaires.

Dans nos rêves, élans et passions nous croyons plus que nous ne sachions ; le pire des doutes est celui qui veuille substituer la certitude à la croyance.

Tous nos doutes et certitudes sont marqués par probabilités, datations, durées. En bâtissant nos représentations (dans l’espace), nous nous appuyons surtout sur nos certitudes ; en élaborant nos interprétations (dans le temps), nous comptons sur l’imagination de nos doutes. Une synthèse des concepts ou une analyse des images.

Aucune logique n’explique les valeurs des constantes universelles, ce sont des caprices impénétrables du Créateur. Ne sont divins que Ses caprices avec les trois universaux – le Bien, le Beau, le Vrai – la honte, l’émotion, l’intelligence.

L’arbitraire est bêtise, si tu le fais passer pour universel ; il est légitime, si tu y affirmes ton goût insoumis ou tes états d’âme innommables.

Tous les douteurs sont des artisans impassibles ; l’artiste déclame et proclame, avec passion, les dogmes de son tempérament et de son goût. « Je suis l’instant, portant sa lumière à l’éternité… Je suis un Oui… Je suis l’extase… » - Scriabine - « Я миг, освещающий вечность... Я утверждение... Я экстаз » - profite, plutôt, de toute lumière commune pour projeter tes ombres uniques.

Je cherche des rencontres des concepts qui ne se connaissaient guère ; de leurs rapprochements hasardeux, naissent des caresses verbales, des métaphores ; l’un des fruits illégitimes et aléatoires de ces ébats s’appellera pensée, qui ne fut nullement invitée à cette fête imprévisible.

La croyance la plus haute est formulée par un esprit, en bout de course vers l’origine du savoir. Le savoir le plus profond est adoubé par une âme, bouleversée par l’harmonie divine du monde.

L’universel est sans comment ; le sacré est sans pourquoi ; le noble est sans et quand ; le banal est sans qui et sans au nom de quoi.

On approfondit sa vue, grâce au savoir des scientifiques et à l’intelligence des philosophes ; on rehausse son regard, grâce à l’imagination et la musique des poètes. Ne pas confondre ces deux dimensions incompatibles ; même axe, deux extrémités opposées. Une vue plus juste ; un regard plus intense.

Il est louable d’inviter dans sa couche des chimères ; encore faut-il qu’elles soient séduisantes. Or, je ne vois aucun charme à tourner et retourner celles qui s'appellent absolu, Être, savoir, vérité. Ce sont des garces sans appâts qui se donnent à tout badaud bavard.

Tout le monde est d’accord que l’univers de l’esprit, ce premier composant de la réalité, est insondable, mais peu se rendent compte que la matière, ce second composant, l’est tout autant. « La réalité, c’est une suite infinie de faux fonds » - Nabokov - « Реальность – бесконечная последовательность ложных днищ ».

Une lumière est émise et, au bout d’un certain temps t, sa vitesse canonique, c, est mesurée. Mais quelle était sa vitesse à l’instant t/2 ? On peut continuer de poser cette question, en divisant par 2 la distance, - est-ce que cette question a toujours un sens ? A-t-on jamais mesuré la lumière se déplacer à la vitesse c/2 ? Bref, comment la lumière passe-t-elle de la vitesse 0 à la vitesse c ?

Toute ouverture vers le mystère de la (C)création peut être vue comme une tentative d’embrouiller nos certitudes, d’où la manie des réalistes d’éclairer les débats. Certaines de ces ouvertures entament de véritables symphonies du monde, tandis que tous ces éclaircissements aboutissent au silence ou à la platitude.

Le regard perçant de l’esprit suffit pour trouver de la grandeur dans tout ce qui vient de la Création divine. Ces créatures devraient être presque les seules que viserait le regard créatif de l’âme. Pour le reste, celle-ci devrait s’imposer la contrainte la plus utile – éliminer de son champ de vision les choses n’ayant aucune chance d’être peintes en grand.

L’âme enchantée sollicite l’esprit perspicace ; l’esprit cherche, l’âme trouve ; l’esprit met des contraintes, l’âme y adapte l’harmonie et les rythmes. Le soi inconnu motive l’âme ; le soi connu apporte des outils à l’esprit.

Dans le te connaître, il faut distinguer le connaître ton soi connu – ton savoir, ton goût, tes ambitions – et le connaître ton soi inconnu – les sources de tes désirs, l’intensité de ton regard, le sens de ta musique. Une tâche triviale et une tâche impossible.

Tu n’es toi-même que dans le commencement, puisque le parcours est mécanique et la cible – commune. Valéry est aussi intraitable : « Le commencement est délicat, la suite – étroite et la fin – toujours fausse »**.

La lumière des idées, et même celle des sentiments, est ou devient commune ; ne sont particulières que les ombres. La lumière n’est qu’un outil ; le créateur crée ses créatures – par des ombres. Celui qui porte des aliments et celui qui crée l’excitation. Le phos-phore ne devrait pas se faire trop d’illusions sur l’originalité, l’influence et les métamorphoses de ses lumières. « Porteur de lumière qui ne rendait lumineux personne » - Tchékhov - « Светлая личность, от которой никому не было светло » - c’est une banalité et non pas une tragédie ; la tragédie est l’incapacité de créer des ombres.

Il y a des mystères de la Création et ceux de la création humaine. Ce qui n’est hermétique qu’aux non-initiés (ou aux ignares) s’appelle mystique. C’est l’introduction de représentations individuelles du rêve, dans un milieu, réservé aux banalités consensuelles, qui est à l’origine des mystères. « Mais comment peut-on choisir de raisonner faux ? C'est qu'on a la nostalgie de l'imperméabilité » - Sartre – la fausseté mécanique peut s’avérer vérité mystique. La nostalgie s’adresse au réel ; la mélancolie effleure l’idéel. Le nostalgique de l’imperméabilité apriorique est un artisan ; le mélancolique des ombres apostérioriques est un artiste.

Il y a énormément de belles choses dont ton soi connu est capable mais en est inconscient ; c’est ton soi inconnu, aux rares instants de ses apparitions, qui porte ces choses à ta conscience et en gratifie ton soi connu, étonné, fier, heureux.

L’aphoristique est le seul genre littéraire Ouvert, les autres sont fermés puisqu’ils se réalisent par épuisement de leur sujet. Une maxime est une étincelle que le lecteur est libre de transformer en lumière de son esprit ou en ombres de son âme.

Je commence, comme tout le monde avec la sensation de suivre quelque chose de plus grand que mon humble soi ; vue de plus loin, ou de plus haut, cette grandeur s’avère appartenir à mon soi inconnu, le soi exécutant n’étant que mon soi connu, et je reçois une belle dose d’étonnement et de fierté.

Pour un esprit géométrique il n’y a rien d’indéfinissable ; l’esprit poétique s’en nourrit, le défini n’ayant pour lui aucun goût.

L’écriture : la noblesse oblige d’écouter l’éthique, le talent sacrifie l’éthique au profit de l’esthétique, l’intelligence munit l’esthétique d’ombres mystiques. Ce n’est pas les autres, c’est toi-même que tu dois étonner ; plus profonde est ta lumière, plus hautes seront tes ombres.

Paradoxe à accepter : vouer le sérieux (et l’indifférence) à ce qui se réduit aux actes responsables et à la clarté définitive ; réserver l’ironie (et l’élan) à ce qui est grand ou noble, mais entaché d’inexistence.

La représentation de connaissances nouvelles réside en assertions à inscrire dans la représentation déjà existante ; la non-contradiction en est la seule contrainte. L’interprétation de connaissances existantes consiste à formuler une requête et à tenter de la démontrer ; la grammaire (logique, syntaxe, sémantique, substitutions) y est le guide. L’Être surgit de la première activité (concepts et relations) ; le Néant est un fait collatéral de la seconde (absence d’objets vérifiant certaines conditions). Aucun parallélisme, aucune identité, aucune comparaison ne sont possibles entre ces deux vagues notions. Qu’est-ce qu’un bonbon ? ou Combien de bonbons dans ce vase vide ? - il est insensé de chercher quelque chose de comparable entre ces deux formules.

Il y a tant de manières, claires et distinctes, pour exposer des niaiseries ; toute pensée, neuve, subtile ou rare, rejoindra la platitude, une fois devenue claire et distincte. Savoir fuir la clarté définitive, celle des cimetières ou des encyclopédies, est signe même d’une pensée encore en vie.

Le hasard n’existe que dans le vivant où il est équivalent de la liberté ; la nécessité ne loge que dans l’inerte. Pour décrire, rigoureusement, le mouvement de la matière inerte, on a besoin de trop d’équations ; par économie, on simplifie le modèle jusqu’aux tableaux probabilistes, où, par abus de langage, on désigne par le mot hasard des schémas statistiques approximatifs.

L’anthropomorphisme vrillé dans notre conscience, nous ne pouvons pas imaginer comment un esprit extra-terrestre jugerait le prodige de la vie sur Terre. Plongé, en permanence, au milieu du vivant miraculeux, l’homme est bassement soumis à l’habitude qui en ôte l’étrangeté (Montaigne).

Ce que tu ressens, et même ce que tu penses, n’admet aucune reproduction univoque en mots ; la cachotterie ou la franchise ne jouent qu’un rôle mineur dans la qualité ou l’authenticité de tes portraits verbaux. N’y comptent que l’intelligence conceptuelle et le talent langagier.

La découverte du merveilleux est l’étape ultime de scrutation en continu du naturel ; le surnaturel est une rupture dans le savoir, un saut vers l’illogique, vers ce qui est impossible aussi bien pour l’esprit que pour l’expérience.

Il y a des émotions ou des idées, bouleversantes ou étonnantes, et qui surgissent dans la seule zone palpable de la vie – dans le présent. La valeur de nos écrits est dans la qualité de notre regard intemporel sur elles : le sentiment du sentiment ou la pensée de la pensée – voici le contenu rendant le plus fidèlement notre conscience ; quant à la forme, dont t’affuble ou t’arme le talent, elle doit se fusionner avec ce contenu.

Si le doute sur le sens d’une notion philosophique ne provoque aucune réflexion fructueuse, il faut jeter cette notion au rebut ou, au moins, en ricaner. Les victimes potentielles : l’être, les connaissances, la vérité. Par ailleurs, qui en doute ? Le doute y serait aussi ridicule que l’usage de ces avortons dans les proclamations de foi.

Ne serait-il trop banal que d’aimer le mystère, puisque tout, en dernière instance, en relève ? Peut-être ce constat rend insignifiants les pas intermédiaires vers ce mystère inaccessible, et tu te concentreras dans le pas premier, que dis-je – dans le premier pressentiment, dans la première pulsion, dans le Commencement donc !

La compréhension conduit rarement à l’étonnement ; l’étonnement est la voie la plus certaine vers la compréhension. Pour connaître quelqu’un il faut comprendre ses convictions ; pour l’admirer il vaut mieux être étonné de ses caprices.

L’intensité, tu dois la partager entre le rêve et la vie. Ton soi connu doit être emporté par l’intensité de la vie ; ton soi inconnu doit créer l’intensité du rêve.

Si tu cherches, en dehors, une lumière – doute des autres. Si tu te trouves dans les ombres – crois en toi.

Ton soi inconnu est responsable de ton valoir, tandis que tes devoir, vouloir, pouvoir reposent sur ton soi connu. « Dans la mesure où le sujet est artiste, il est délivré de son vouloir et devenu un médium » - Nietzsche - « Insofern das Subjekt Künstler ist, ist es von seinem Willen erlöst und gleichsam Medium geworden » - les désirs et les instruments d’art ne relèvent que du soi connu, de l’objet donc (le sujet est toujours le soi inconnu). Cette (con)fusion sujet/objet contamina tant de dionysiaques (adeptes de l’objet) et leur occulta la source apollinienne (le sujet). Le sujet n’est pas artiste (l’interprète), mais daemon socratique (l’inspirateur).

L’existence de notre soi inconnu était mieux perçue par l’homme des cavernes que par nos contemporains, qui n’accèdent au réel que par les mots et nos sens ; or le soi inconnu n’a ni mots ni maux ; il ne fait que contenir notre essence créatrice, non-langagière. « Ce moi le plus profond est le même chez tous, il est le ‘sens’ » - H.Hesse - « dies Innerste Ich ist bei allen Menschen gleich, es ist der 'Sinn' » - mais il reste absent et muet, puisque notre organe de sa perception, l’âme, devint atavique.

L’impulsion qui va de ton soi inconnu au soi connu s’appellera inspiration ; mais le regard inverse, du soi connu comblé à l’obscur soi inconnu, est protéiforme – curiosité, reconnaissance, admiration. « Être soi-même à l’excès, voilà l’artiste » - A.Suarès – quand l’excès se mesure à la verticale et s’y perd ! Si le soi connu est un Devenir créateur, le soi inconnu serait l’Être inspirateur !

Le mot mystère est l’un des mots les plus profanés ; le plus souvent à cause d’une incompréhension d’une solution ou d’un problème réels. Ceux-ci, une fois maîtrisés pour de bon, laissent notre esprit perplexe devant une nouvelle obscurité qui s’ouvre avec l’énigme de la Création. C’est l’esprit qui doit constater ces mystères et non pas l’âme, qui, elle, produit des spectres, des phantasmes, des rêves, mais non des mystères. Les âmes ayant disparu, il ne restent que des esprits faibles, incapables de vénérer l’inconnaissable majestueux et s’extasiant devant l’inconnu frivole.

L’ineptie très répandue – une fusion définitive entre le sujet et l’objet. Pour un narcissique, l’objet, c’est son soi connu, avec son savoir, sa sensibilité, sa créativité ; le sujet, c’est son soi inconnu, sans langage, sans mémoire, sans idées. Le concepteur et l’inspirateur.

Le soi connu est l’outil et l’œuvre, le soi inconnu est la fonction et le style.

On pratique trois sortes de philosophie : celle qui croit avoir résolu un problème et veut exhiber ses solutions ; celle qui reste insensible aux mystères du monde et leur substitue ses problèmes ; celle, enfin, qui s’adresse au Créateur des mystères indicibles et cherche à en composer des conceptuels. Trois sortes de regard – pratique, mécanique, extatique.

Le doute est une technique banale et commune, pour avancer vers des certitudes ; il est très rarement l’expression d’une démarche originale et profonde. « Le doute des modernes est un dogme ; il est le credo des niais » - A.Suarès. Ce sont nos assertions qui témoignent mieux de nos goûts et de nos dégoûts.

Que Baudelaire est bête, en pensant que, en peinture : « chaque nouvelle couche donne au rêve plus de réalité ». Le rêve est le plus plein lorsqu’il reste irréel, inarticulé, indicible ; on ne le développe pas, pour le rapprocher du réel ; on l’enveloppe de caresses picturales, musicales ou verbales, qui le métamorphosent, en lui apportant de la noblesse et de la hauteur, absentes dans le réel.

Les autres sont pour toi aussi évidents que les ours ou les roses, ils tapissent la réalité. La chose la plus irréelle est ton soi inconnu, cette conscience pré-verbale, pré-idéelle, pré-iconique ; ton soi connu, en revanche, est plongé dans le réel. Le premier, le narcissique, t’apprends ce que tu vaux ; le second, le social, apprends ce que valent les autres. « L’apprentissage de la réalité est une blessure narcissique » - R.Debray – la surface de l’eau est la seule origine d’apprentissage de Narcisse ; la seule surface qui te reflète sur un fond d’azur du ciel, à l’opposé du réel.

Il est également bête d’absolutiser l’essence (toujours arbitraire) des liens de causalité que de leur refuser l’existence (toujours virtuelle). La cible de ces liens (d’arité imprévisible) est un état, d’objets ou de conscience, tandis que leurs partenaires seraient : des acteurs, des événements, des inerties, des outils, des projets, des ordres, des contraintes. Leur degré d’arbitraire est largement au-dessus de celui des liens tout-parties.

Tout ou parties – tel est le choix qui se présente à ton regard sur toi-même (ou même sur tout homme). C’est aussi un test de ta liberté, ou, plus précisément, de ta capacité de distinguer entre la liberté d’un tout statique et celle des parties créatrices. Presque tous – romanciers, philosophes, scientifiques – penchent pour tout (totalité, unité, bloc, conglomérat, ensemble). Les rares – des poètes ! - restent sceptiques face aux parcours préprogrammés et monolithiques et vouent un culte aux seuls commencements (parties indépendantes !), provenant des sources imprévisibles, où surgissent soudain des états d’âme, des mots, des mélodies. Voici pourquoi tout aphoriste doit être poète.

Un espoir, qui ne dépendrait que de ta foi, serait indestructible ; il s’appellerait espérance. Toute matière, comme tout esprit, étant voués à la destruction finale, l’espérance ne s’adresse qu'au rêve intemporel, le contraire de la réalité.

La sagesse est la faculté de maintenir l’étonnement, pieux et éclairé, devant le mystère qu’on entrevoit dans la matière et dans les esprits. Le mot même de philosophie (et non pas caté-sophie) désigne l’élan, vers la sagesse, plutôt que sa possession, - l’exacte contraire de la science. La philosophie, sans abandonner la vénération du mystère, le réduit à l’état d’un admirable problème ; la science part déjà du problème et se contente de sa solution. La philosophie vise l’inconnaissable, et la science – l’inconnu. La qualité philosophique se mesure par la hauteur de sa poésie ; la qualité scientifique – par l’adéquation des représentations avec la réalité. La (bonne) philosophie est l’expression des états d’âme personnels ; la science cherche un consensus universel.

Le passé, d’il y a un milliard ou un millier d’années, d’un mois ou d’une seconde, sombre irrémédiablement dans l’inexistence ; l’avenir de la nécessité est déjà calculé, l’avenir de la liberté est imprévisible. Ce n’est pas nous qui traversons le temps, c’est le temps qui nous traverse. Il ne s’arrêtera que le jour où toutes les étoiles seront définitivement éteintes et les atomes auront marre de tourner autour des noyaux.

Il faut s’appuyer sur le connu, pour mieux tendre vers l’inconnu. Avancer vers la hauteur de l’avenir inconnu à reculons, en scrutant l'étendue du passé connu.

L’idéel surgit du réel comme l’âme – du corps. Toute idée d’une identité, d’une fusion, d’une unité entre les deux n’a aucun sens intéressant. La seule exception, c’est la mathématique, dont le réel et l’idéel sont identiques.

Comment peut-on ne pas s’émerveiller devant le fait que la gravitation s’exerce en proportion inverse au carré de la distance et non pas au cube ? Ou bien à la puissance 2,5 ? Dans le domaine microscopique, les valeurs fixes des orbites des électrons (et l’indétermination autour de leur position ou de leur quantité de mouvement ?) nous plongent dans une perplexité encore plus grande.

Avec quel personnage t’identifies-tu davantage - avec ce que tu es (tes actes) ou avec ce que tu vises (tes élans) ? Deux faces de ton soi : le soi connu du comparatif compétiteur ou le soi inconnu du superlatif inspirateur. Le commun ou le grand, l’ordinaire ou le sacré. La connaissance fraternelle du soi connu et sa reconnaissance libre de la grâce du soi inconnu sont à l’origine du sacré (qui est toujours collectif et libre).

Le cerveau est séparé des muscles ; comment leur envoie-t-il des ordres ? Par quels canaux ? Avec quelle vitesse ? Les muscles, ont-ils des récepteurs et des interprètes de ces ordres ? Y a-t-il ici un langage à déchiffrer ? Les biologistes ont peut-être des réponses rigoureuses à y apporter, mais aux naïfs comme moi la chose paraît être mystérieuse. De même, le maintien inconscient de la position debout ; y a-t-il des ordres ? Des émissions, réceptions, interprétations, exécutions ? Et chez une grenouille le mystère est le même.

Méditer – chercher à atteindre des dernières limites d’un savoir problématique, là où commence un croire mystique, là où le langage commence à se détacher de la représentation et en prend la relève.

Toute communication avec la réalité passe à travers une représentation de celle-ci ; de la réalité, ta conscience garde des sensations, et de la représentation – des images, des idées, du sens.

Que faire des lumières reçues ? Je vois ceux qui s'y chauffent, les reflètent ou les racontent et je comprends, que la plus belle façon d'en vivre est de les déposer ou enterrer pudiquement au fond de moi-même. Avec une conséquence irrémissible - je commence à émettre des ténèbres.