ACTION

Jadis, l'action servait à l'homme ayant quelque chose à cacher ; elle s'auréolait des intentions vagues, gratuites ou inavouables. Aujourd'hui, agir, c'est exécuter un morceau d'algorithme, qui résume toute une vie traduite en calculs. L'initiative, les interruptions, ne sont plus qu'illusions d'optique ; toute brisure, toute réfraction, étant efficacement modulées par une conscience, toujours égale, ou par la machine socio-économique, machine, qui façonne désormais le contenu des gestes de l'homme.

P.H.I.



 


Noblesse

On reconnaît un aristocrate par l'absence d'exaltation dans l'exécution de gestes. Il réserve la verve à la sensation et au regard et n'apprécie, dans le fait, que la part de sa propre maîtrise. Le calcul de la trajectoire entre une lumineuse intention et la grisaille de l'acte relève de la géométrie commune. Préfère une chute démesurée vers l'irréel plutôt qu'une gravitation mesurée du réel.
VALOIR

Intelligence

Il suffit d'être bête pour triompher de l'action ; mais il faut être intelligent pour s'en laisser abattre. La position couchée, la plus prometteuse du rêve, s'acquiert parfois par ruse. L'action est intelligente, quand elle est instinctive et ne montre aucune trace des rouages entraînants ou motivants. L'intelligence dans l'action consiste à escamoter le bon raisonnement.
VALOIR

Art

La littérature a beaucoup à apprendre de la musique ou de la peinture pour devenir aussi désintéressée qu'elles. L'art devrait magnifier l'immobilité des mains et les pérégrinations de l'âme. Se désintéresser des pas et s'occuper des rythmes, se moquer des cibles et s'identifier avec des cordes, aimer la flèche immobile.
VALOIR

Solitude

Si les prières peuvent se déclamer entre quatre murs, aux actions il faut une scène. Le vrai solitaire est sifflé même dans un spectacle solo. Reproduire, seul, ce que je suis capable de faire devant les autres, n'est pas un signe de braverie mais de bêtise. L'action n'a de sens que pour la galerie ou pour l'acteur, pas pour le dramaturge et, encore moins, pour le démiurge.
VALOIR

Souffrance

L'accord entre action et pensée est une joie de l'homme ordinaire. Pour le délicat, la rencontre des bras et de l'âme est une souffrance, une clarté, qui outrage la pudeur des ombres. Nous souffrons de la droiture du muscle, qui ne reproduit pas les courbures de nos rêves. Ceux qui condamnèrent Sisyphe étaient d'excellents experts en tortures.
DEVOIR

Russie

Vue souvent comme l'incarnation de la paresse, la Russie fiévreuse s'égosille pourtant à appeler ses enfants à l'action. La voix s'enroue, et l'on se remet à la recherche de nouveaux sauveteurs ou guérisseurs. La tête sous l'eau, comment les mains peuvent-elles arriver à faire surnager un corps attiré par des fonds ?
DEVOIR

Cité

Le meilleur cadre d'une action sans remords est la cité. Si la vie intérieure est un théâtre, où je suis chargé de justifier deus ex machina ou de ramasser ceux qui sont tombés, la vie extérieure est un cirque, où tout dresseur de Léviathan est dispensé de cohérence, la bête ayant le droit à une logique inhumaine, mais délicieusement désopilante.
DEVOIR

Proximité

Que ce soit la main ou l'esprit, je suis amené à mesurer la distance avec ce qu'ils touchent ; et c'est le début d'une foi ou d'un goût de la possession. Le sens de la proximité dévoile les voyants ou les croyants. Plus de variables contient ma métrique, plus enivrante sera la cadence de mes rapprochements et de mes éloignements.
VOULOIR

Ironie

Heureusement, on a toujours sous la main ce redresseur des torts, la grande ironie. Elle ne reconnaît pas les privilèges des faits et promet à tous l'égalité des défaites. Elle est la seule à avoir le courage de proclamer, que le roi des gestes n'est couvert d'aucun habit des idées. Mais de sa nudité on n'a pas envie de rire, plutôt de pleurer.
VOULOIR

Amour

On est amoureux - d'un paysage, d'une femme, d'un livre - tant que les yeux, les bras, le cerveau n'y jouent que les seconds rôles, l'essentiel étant interprété par l'âme. L'amour, comme la force de gravitation, n'est grand qu'en tant que fatalité : un vide vivant entre deux corps ou deux cœurs, qui cependant savent, que l'attirance joue son jeu incompréhensible et irrésistible.
VOULOIR

Doute

Pour ne pas élargir l'action, il faut la flanquer de doutes, geôliers sourcilleux. Élaguer tout ce qui est saillant, dans l'action, n'en attendre qu'une forme dictée par un goût non végétal, pour que s'y nichent des reptiles tentants ou des volatiles chantants. Laisser brumeuses ses sources, ne pas extorquer aux fruits ce que refusaient d'avouer les fleurs.
VOULOIR

Mot

L'antithèse de l'action serait peut-être le mot, symbole des images, qui ne s'incrustent ni dans le sol ni dans les murs et qui refusent aux mains le rôle d'interprète entre l'âme et les yeux. Plus la liberté d'agir est grande, plus les actes de basse extraction fraternisent avec la noblesse déchue des mots. Plus on fait plier la tête au reptile laborieux, plus doux est le sommeil du volatile verbeux.
POUVOIR

Vérité

La recherche de la vérité est présentée souvent comme prétexte de l'action. Mais ne s'y retrouvent que ceux qui sont persuadés de l'avoir déjà trouvée. Les vérités figées aboutissent aux actions réussies et plates ; les vérités vivantes plongent dans l'inaction ratée et envoûtante. L'action fournit le vocabulaire, la contemplation - la source de la vérité.
POUVOIR

Bien

On n'est pas perdu pour le bien, tant qu'on a la conscience en éveil. L'action crée une telle illusion de notre droit au sommeil des justes, que seul un rêve cauchemardesque nous rend aux frissons de la position couchée. Le bien ne naît que la nuit, quand le rouge au front, les bleus de l'âme et le gris du geste se confondent en une bigarrure inextricable et pudique.
POUVOIR

Hommes

Commise sans témoins, l'action aurait été aussi respectable que le rêve. Mais les hommes sont partout, pour dater et nommer mon geste et étouffent ainsi mes aveux ou mes prières. Je peux aimer et rêver parmi les hommes, sans être avec eux, je ne peux agir qu'avec eux, d'après leurs règles. L'action est un exil de plus, l'exil auprès des hommes.
POUVOIR
 

 


 

La création divine - acte sans acteur ; la meilleure création humaine - acteur sans acte. « Prie, comme si tout ne dépendait que de Dieu, agis, comme si tout ne dépendait que de toi » - Loyola - « Ora como si todo dependiera de Dios y actúa como si todo dependiera de ti ».

On peut juger de la liberté de l'homme par le degré d'inaction, qu'il accorde à ses rêves. À une substitution près, c'est du St-Augustin : « posse non peccare, non posse non peccare, non posse peccare ». Mais c'est une voie qui mènerait à la molle inertie ou à la molle incroyance : sans grand péché – pas de grande foi.

Face à l'acte - trois attitudes possibles : confiance, indifférence, honte. L'acte me reflète, me promet la liberté et finit par me dévoiler l'esclave que je suis, dans l'impuissance de traduire mon rêve.

Le choix de l'homme, choix heureusement non-exclusif, est entre maintenir l'intensité de la lumière ou d'en entretenir le rythme des ombres, entre l'acte net et le mot infidèle, entre le geste, qui lève, et la geste du rêve. Faire pencher la raison du côté du second choix, éduquer l'âme à accepter le premier, comme une contrainte féconde.

Le stratagème d'aboulique : fouiller dans les significations du problème au lieu d'en tâter la solution. Le stratagème de radoteur : renversé par un juste problème, se réfugier dans un faux mystère. « On met son honneur non pas dans l'inaction, mais dans le mystère »* - Shakespeare - « Their best conscience is not to leave't undone, but keep't unknown ».

Quitter le monde tel qu'on l'a trouvé, monde des choses. Vivre dans le monde où il ne se passe rien (« poems make nothing happen » - W.Auden). Ne pas chercher à transformer ni à transvaluer ; je sais que même les tentatives de traduire le « en soi et pour soi » en « en moi et pour moi » finissent par me faire envahir par le temps et par les lieux, dont est libre le soi inconnu, immobile et insituable, au-dessus des objets et des sujets, de l'essence et de l'existence.

N'est beau que ce qui cache son origine. Les traces des actes me les font mépriser. « Celui qui sait marcher ne laisse pas de traces » - Lao Tseu - savoir marcher signifierait - danser !

Il faut vivre à la frange, à la périphérie de toute clarté, dans un exil en demi-teinte, et laisser l'action végéter au centre. Donc, l'actio-centrisme est, au second degré, une attitude juste.

L'inaction, contrairement à l'action, ne prouve rien (et c'est là son titre de noblesse). Elle indique, par omission, ce à quoi nous refusons le droit de nous exprimer ou de nous représenter. « Ce qui est fait, même un sot est capable de le comprendre »** - Homère. Le vrai artiste comme le vrai scientifique, Homère ou Newton, valent surtout par le mystère de leurs commencements.

Il est facile de faire passer l'avoir pour l'être, mais que le faisant évince l'étant aussi magistralement - voici le triomphe stupéfiant des hommes, qui effacent deux mille ans de l'histoire de l'utopie. L'essence du but étant devenue l'aisance. De l'essentiel des origines de nos interrogations étant banni le doute : « Est-ce un Ciel ? ».

L'idée, de plus en plus, prend l'allure du mode d'emploi d'une démarche qui marche. Même le dernier des goujats lui subordonnera sa vie. Bientôt, on ne reconnaîtra un intellectuel que par un cafouillage dans son exposé des buts de l'existence.

Pour nager il y a beaucoup de styles, pour se noyer - un seul. On devient philosophe ou artiste, quand on se met à croire au contraire.

Quand la vie bat son plein, on doit choisir : être recteur de ses départs ou vecteur de son regard, être affairé ou effaré. Mais quand le regard commence à manquer de voix, on doit choisir la voie du départ, comme le firent Rimbaud et Tolstoï.

Tout travail d'ascension mène vers la platitude ; seul l'élan vers la chute donne quelque espoir de hauteur. C'est ainsi, par cette « manière inexorable de perdre et de se perdre » (Blanchot), que se rencontrent des esprits philosophiques.

Toutes les montées et chutes se produisent, aujourd'hui, dans la morne horizontalité. Ni vertige ni illumination. En absence de toute hauteur, les stationnaires tombent. Une chute, même dans une profondeur aplatie, me laissera sans bleus ni azur. Rester couché dans mes ruines, tapies de mes chutes, offre une échappatoire à ce prurit cinétique. Les horizontaux aussi chuteront, mais en pleines étables.

La plénitude te pousse vers l’horizon des actes ; le vide réveille l’appel de la hauteur. L’inspiration arrive à l’âme aux moments d’un vide dans l’esprit ; il faut savoir créer ce vide, ouvert au ciel.

Deux types de contraintes : pour la hauteur du regard ou pour l'étendue de l'action - Lichtzwang (n'éclairer que ce qui aspire à la lumière) ou Zugzwang (jouer un coup sous pression des règles).

Dans l'Eucharistie on reconnaît deux beaux symboles : l'ivresse et la nourriture célestes, mais les hommes les réduisirent, hors tout mystère, à l'ivresse de l'action et de l'argent, aux nourritures terrestres. « Rien de moins dionysiaque que l'acte »*** - Lacan.

Être enfant, c'est ne pas avoir besoin de patrie. L'adulte, resté enfant, devient un sédentaire sans patrie. L'adulte, reniant l'enfance et se convertissant à l'action, est un janissaire.

La seule immobilité que j'appelle de mes vœux dans ce livre est celle du mot ou du rêve refusant toute mobilisation décrétée par le geste régnant, res gestae. Manfred se distançant de Missolonghi, Comète ma Comète ignorant la trajectoire de Camiri, le soleil d'Austerlitz n'illuminant pas le parcours de Napoléon ni n'assombrissant celui du prince André. Fatum libellorum, la geste, s'émancipant du geste. Écrire tibi et igni.

Dans tout geste de l'homme, même dans le plus souillé par le calcul, on peut discerner de la grâce. À condition d'avoir surmonté ou repoussé la pesanteur du calcul, question de levier ou d'élan.

Tout en prônant l'immobilité, j'applaudis la danse et boude la marche. La sensation d'une belle immobilité naît, lorsque la trace rémanente, dans les yeux ouverts, se double d'une trace, beaucoup plus profonde et, en sus, réversible, dans les yeux fermés.

Le seul mérite de l'agir est d'atténuer le pâtir.

Dans la sphère des idées, comme dans celle des actes, leur portée est souvent mesurée par ce qu'on n'a pas fait. La métrique des forces inemployées. Selon S.Weil, ceci s'applique non seulement au mystère, mais aussi au problème : « Quoi de plus sot que de raidir des muscles à propos de la solution d'un problème ».

L'homme se manifeste en homme d'action et en homme de rêve, tout en se servant des mêmes ressources - l'esprit, le cœur, l'âme. Mais si tout ce qu'entreprend l'homme d'action peut s'interpréter en rêve, ce qu'entrevoit l'homme de rêve n'a aucune chance d'être reflété par l'action.

Il faut entrer dans l'action avec une triple résignation : 1. l'aléa des actes trahira la pureté des intentions, 2. une part de malice se glissera fatalement dans tout acte, 3. le remords ou la honte t'attraperont à la sortie de tout acte. Une seule certitude, et te voilà un monstre. Ou bien on peut se contenter d'une méta-résignation : aucun principe de la vérité ou du bien ne peut s'identifier avec un acte.

Le miracle de l'homme : la suprématie du désir sur le désiré, de la liberté - sur l'action, de l'immobilité de la source - sur le courant de la création. « L'action, le mot, l'événement ne sont que des représentations ; le chemin de la nostalgie et de la liberté ne se donne jamais à la marche » - H.Broch - « Das Getane und das Gesprochene und Geschehene sind nichts als eine Darbietung ; aber der Weg der Sehnsucht und der Freiheit ist niemals ausschreitbar » - il se donne à la danse, mais il y devient impasse des pieds ou scène du regard.

Les actes d'homme sont les branches les plus proches de la terre. Pour que l'arbre ait forme et hauteur, souvent, il vaut mieux l'élaguer par le bas.

L'acte esthétique est dans le mot ou la note, il est inactuel. L'acte éthique n'a de sens que par des traces. D'où l'exil de l'artiste au-delà du bien et du mal, dans l'essence, dans la permanence de l'être, ce point crucial de l'éternel retour, car « l'Un-Bien est au-delà de l'essence » - Platon.

L'action contribue aussi peu à la qualité de la pensée que l'oralité à l'écriture. L'inverse est encore plus flagrant : « Nos pensées sont à nous, mais non pas leurs conséquences » - Shakespeare - « Our thoughts are ours, their ends none of our own ».

Tout but est insipide ou vulgaire, si l'on a la liberté des moyens. Parfois « il vaut mieux avoir moins de désirs que plus de moyens » - St-Augustin - « melius est enim minus egere quam plus habere ». On peut ennoblir un but, si l'on l'atteint par une simple résolution de contraintes, visant et orientant les moyens. Mais « ne perds pas ton temps à chercher des contraintes ; peut-être il n'y en a pas » - Kafka - « verbringe nicht die Zeit mit der Suche nach einem Hindernis ; vielleicht ist keines da » - là où il n'y a pas de contraintes, régnera l'esclavage.

L'action devient presque aussi respectable que le mot, quand ses traces sont en pointillé. Le mot devient aussi méprisable que l'acte, quand son choix prétend remonter aux causes premières. L'état d'esprit, où l'on tranche, devrait être des plus fugaces. C'est sur l'inaccomplissement, l'atermoiement et la réticence qu'il faut s'appesantir.

Plus orgueilleux est l'esprit ou le muscle, plus servile devient l'âme. Une raison suffisante pour devenir misologue et chercher l'humilité des représentations et la volonté d'impuissance. Car, depuis les jansénistes ou même depuis St-Augustin, on sait, que la volonté de l'homme, traduite en actions et sourde à la grâce, produit, inévitablement, du mal. J'aurais même laissé complètement tomber la grâce…

Le décrochage entre le rêve et l'action, qui s'en revendique ; le court-circuit dans notre isolation du monde, conducteur d'un troupeau courant. « Il n'y a que deux conduites avec la vie : ou on la rêve, ou on l'accomplit »** - R.Char. Tsvétaeva et Cioran disaient la même chose.

Toute lutte devint trop sensée et, par-là, dégradante. Comment me résigner à n'en être qu'un instrument, moi, qui cherche à en être le fabricant ? Même une résignation trop militante menace l'homo instrumentalis.

La vraie connaissance de soi consiste à savoir creuser dans les motifs de nos gestes jusqu'à en mettre à nu le fond honteux. La difficulté est dans le faire et non pas dans l'être. Celui qui s'ignore et vit de son épiderme, c'est bien l'amoureux : « Il est facile d'être bon, quand on est amoureux » - Pavese - « E facile di essere buono, se sei amoroso ».

L'orfèvrerie de l'inutile est un travail en pure perte. Être utile, c'est être demandé, avoir une promesse, voir un échange possible. Deux détournements de mes talents non réclamés, non fructifiés : les enterrer ou les vouer à une hauteur irrespirable.

Ce qui n'est, pour moi, qu'un mot, est une action pour un autre, plus pur que moi. Je suis toujours théoricien de quelqu'un et praticien d'un autre. C'est cela, la vraie leçon d'humilité en profondeur.

Toute agitation des hommes a le même sens : « Regardez-moi ! ». Le médiocre l'intitule « Je cherche la vérité », le sot - « Je tiens le bien », le sage - « Je suis hanté par le rêve ». Et l'on voit leurs pieds, leurs mains ou leur âme.

L'intellect devrait entretenir une liaison hygiénique avec la passion, tout en tenant à son vœu de célibat : se marier, pour lui, signifiant passer de la convoitise à l'acte. Un grand esprit tient à s'ignorer ; tandis que l'événement l'oblige à s'épouser.

L'ultime déception de l'homme d'action : même en se réfugiant dans l'irréel, on n'arrive pas à se réaliser.

Au théâtre du monde, il n'y a plus de barrière entre la scène et la salle, entre le spectateur et l'acteur ; tous les hommes devinrent acteurs. Ce n'est plus pour illustrer une merveille que se déclenche deus ex machina, mais bien pour tester une machine de plus, en absence de spectateurs. Une méta-tragédie : la disparition non pas des héros, mais du chœur lui-même.

L'être éloigne le néant, le connaître l'approfondit, le faire le camoufle. On y reconnaîtrait la main créatrice, triadique et cachottière de Dieu, puisque « l'être de Dieu ou le savoir de Dieu, c'est la même chose » - Hegel - « das Sein Gottes und das Wissen Gottes ist eins ».

Bon nombre de mésaventures de la rêverie sont dues au fait qu'au lieu de la faire chanter l'on en fait un chantier. Trop de méthode rend mauvais rhapsode.

La chute de l'ange : la tentation d'opter, l'abandon de l'irrésolution, la damnation, par l'acte, pour devenir la bête. La pure représentation, la sainte, cédant à l'obscure volonté, la diabolique. « Sans représentation, précise et figurative, pas de volonté sainte » - Benjamin - « Kein heiler Wille ohne die genaue bildliche Vorstellung ».

Seul crime certain, traduire le rêve en actes. Seul châtiment certain, lire dans l'acte un rêve indicible.

Je finis par m'accrocher à l'arbre en abandonnant la Croix, à cause de son chemin de Croix, tandis que le regard suffit pour vénérer l'arbre.

L'aile marchante a tôt fait pour devenir marchande. Y plumer des autres ou y laisser de ses propres plumes n'étoffe jamais un panache.

La seule chose qu'on attend aujourd'hui de l'intelligence, c'est qu'elle permette d'améliorer le pouvoir d'achat : « Marche avec des sandales jusqu'à ce que la sagesse te procure des souliers » - Avicenne - voilà encore une invitation à accéder à la propriété, c'est à dire à devenir voleur comme tout le monde, et qu'il s'agisse de souliers, de bottes ou de pantoufles, - qu'à cela ne tienne ! « Il vaut mieux marcher pieds nus que voler des pantoufles » - Che Guevara - « Es mejor caminar descalzo, que robando zapatillas » - plutôt - danse pieds nus, jusqu'à ce que, sur une voie aérienne, des ailes procurent à ton regard la sensation de sagesse.

Être jeune, c'est être allergique au rêve : l'attouchement par celui-ci réveillant aussitôt un prurit du geste. Être mûr, c'est être immunisé en sens inverse : la piqûre par l'échec du geste n'empoisonnant aucune cellule du rêve. Jadis, ce qui réveillait le rêve, c'était la nature ; aujourd'hui, seule la culture pourrait s'y substituer, mais elle est incompatible avec le culte actuel de l'action et de l'utilitarisme.

Être jeune, ne pas s'apercevoir de son ombre, puisque son étoile est au zénith. L'ombre allongée des autres d'un astre commun sur le déclin.

Le rêve – une pensée, qui illumina mon âme, sans se propager jusqu'à mes bras. « La pensée, qui ne passerait pas à l'action, s'éteindra d'elle-même » - Dostoïevsky - « погаснет мысль не трудящаяся » - oui, mais elle laisserait briller dans le noir, peut-être, quelques étoiles. Mêlée à l'action, elle éclairerait des routes ou pâturages, mais me désintéresserait du ciel. La vie, n'est-elle pas des souvenirs, ceux des étincelles ou des comètes ?

Ni les actes ni les idées ni les larmes n'expriment presque rien d'intéressant chez l'homme. L'homme ne se reflète bien que dans ses métaphores. Ce n'est pas une douteuse intelligence qui rend Platon intéressant, mais exclusivement ses métaphores - les mythes. « La maîtrise de métaphores est, de loin, la chose la plus sublime, la seule, qui ne s'enseigne pas »*** - Aristote.

Les actions sont des parties de notre tout terrestre ; notre tout céleste trouve toute action pitoyable, ce qui nous ouvre au rêve, c’est-à-dire à l’élan vers ce tout inaccessible et divin.

L'éternel dilemme : chasse ou prise ? Le compromis est peut-être : l'appétit de fauve dans une cage à épreuve de regards.

Jadis, tout ce qui était massif était passif ; aujourd'hui, tout ce qui est actif est massif.

L'envie de marcher accable celui qui se découvre des ailes. L'envie de voler flatte celui qui a du plomb dans ses semelles de vent.

La performance dans l'action est, le plus souvent, signe de l'incompétence en mots. En matières vulgaires, la performance aboutit au début de la compétence. En science et en art, c'est le contraire qui se produit. Le mot est un des rarissimes matériaux, où la compétence se traduise immédiatement en performance. La parole, elle, est plus proche de l'acte que du mot. C'est pour cela qu'elle est désolante : « La parole est une voie certaine vers le plat et l'insipide » - H.Hesse - « Reden ist der sichere Weg dazu, alles seicht und öde zu machen ».

C'est un paradoxe bien embarrassant : ceux qui se vautrent dans des sentiments vulgaires réussissent mieux dans des actions tout à fait honorables ; les rêveurs succombent facilement à la goujaterie des actes. La vulgarité est dans la fusion de la parole et de son objet. Et la grandeur est peut-être dans leur confusion artistique créée à la faveur de la berlue des yeux, à la dissonance dans les oreilles et à la discorde des mots.

Dès que je me dis, que pour vivre il faut agir, je ne vis plus. La meilleure place des mains est devant les yeux, où naissent les regards, les fantômes ou les larmes.

Entre l'être et le connaître, le faire. Être, c'est végéter, vivre dans des réponses. Connaître, c'est partir, glaner des métaphores et métamorphoses comme de belles interrogations, qui s'énoncent, s'écoutent, s'admirent sans espoir de retour dans l'univers, qui les enfanta. Faire, c'est se renier, laisser la cervelle ou la main assoupies interpréter les songes d'une âme en éveil. « Le monde, c'est la douceur du rêve de vivre et l'amertume de l'acte de vivre »** - Héraclite.

Par l'entremise incontournable du langage nous sommes tous dans l'homme relatif. Par rapport à quoi, là est la question. Pour la majorité, c'est l'homo historicus coulé dans le fait. Pour les meilleurs - l'homo phantasiae aspiré par le rêve.

Ni ponts ni gués entre le rêve et l'idée, entre l'idée et l'acte. Il faut beaucoup de foi pour prendre ces passages pour ce qu'ils sont : marche sur les eaux ou entre les murs d'une mer qui s'écarte. « L'idée ne peut être réalisée sans finir d'être une idée » - Stirner - « Die Idee kann nicht so realisiert werden, daß sie Idee bliebe ».

L'usage direct des choses - machinisation, l'usage indirect - fétichisation. Robot ou poète.

Pour les uns la vie se réduit à l'application des ordonnances, pour les autres - aux imprévisibles vivisections. Dans l'action, il vaut mieux écouter le généraliste, dans la réflexion - l'expérimentateur.

L'utopie du passage à l'acte engendre la spirale : prophètes, apôtres, inquisiteurs, fripons, prophètes…

Quand il est question de faire des pas, je pense à la majesté d'un arbre, qui a en lui toutes les saisons et tous les grades. L'arbre, qui s'agite, se transforme peut-être en forêt, mais il y perd son âme.

En dessous de l'action - la réaction ; au-dessus - l'abstention. Mais l'objet peut être n'importe où. Il faudrait peut-être se placer résolument, comme avec la voix, du côté des échos. Peu romantique mais juste.

L'action ne traduit rien, seul le choix d'inaction, face à un défi, est éloquent. Mon (in)action est ma race et mon refuge, à l'opposé du Bouddha. C'est dans des étables qu'on parle traces et subterfuges ; l'absence de toits est propre du solitaire dans ses ruines, où il peut « agir en primitif et prévoir en stratège » - R.Char.

L'idée veut précéder ou découler des faits. Le mot s'en sert pour éprouver nos facultés de réfraction ou de ricochet. L'idée nous fait réfléchir sur les faits, le mot - sur nos facettes réfléchissantes.

Ayant choisi l'immobilité, on risque de donner sa faveur aux chemins, qui ne mènent nulle part : abîmes, impasses, corniches, ces chemins de traverse, que beaucoup de badauds traversent en touristes.

Une attitude à chercher : l'ubiquité, qui permettrait de se sentir soi-même dans le mot et dans l'acte, même si le bon sens y rechigne.

Les mains sont aveugles : bras vengeurs, paumes consolatrices, doigts de justice - le commanditaire n'est pas la main, il est toujours ailleurs - dans le cœur, dans l'âme, dans la cervelle.

Les voies, qui mènent le plus loin un bon regard, sont les voies impénétrables.

S'il fallait absolument renoncer à l'immobilité et choisir un mode de déplacement, je choisirais le vol d'un oiseau migrateur : ignorance d'horaires et de destinations, élan sans source, retour aux origines. Ce vol, guidé par un instinct sauvage, est une condition de bonne écriture, qui ne laisse pas voir les contraintes et se focalise sur le vertige du vol. Mais écrire dans une langue étrangère, c'est ne pas avoir cet instinct, apprendre la théorie du magnétisme et la météorologie, cesser d'être un volatile et ressembler à un robot, vérifiant les données de ses capteurs (Cioran parlait d'un « pigeon savant et désemparé »).

Ce qui compte, ce n'est pas ce que je fais ni, encore moins, ce qui en est le motif, mais dans quel rayon je vais ranger mon fait. Le tiroir le plus plein devrait porter l'étiquette : Réquisitoires à ta charge. « La lumière des lumières va vers le motif, non vers l'acte ; l'ombre des ombres ne s'attarde que sur l'acte » - Yeats - « The light of lights looks always on the motive, not the deed ; the shadow of shadows on the deed alone ».

Notre manière de suivre l'appel d'activisme ne traduit rien de notre fond ; sur notre surface vibrionnent nos actions, tout en ignorant nos abîmes. Ces houles sont vouées à la platitude : « Les actes ne méritent ni paradis ni enfer »* - Borgès - « Los actos no merecen ni paraíso ni infierno ». En revanche, la voie qu'emprunte notre chute dans le farniente porte des signes éloquents de nos vrais élans. Comparez les visages si variés et lisibles de Méridionaux avec la monotonie muette et illisible des regards nordiques.

La connaissance et l'action avancent désormais, main dans la main. Le particulier prend appui, de plus en plus, sur l'universel. Le casse-tête de l'intellectuel : trouver une vue d'esprit que n'enregistrerait pas d'emblée le service de brevets industriels.

Tous les salopards nous renvoient aux candides motifs, pour justifier leurs sales actions. « Le motif seul fait le mérite des actions des hommes, et le désintéressement y met la perfection » - La Bruyère. Avec le plus droit des motifs, l'action sera toujours courbe ; n'écoute pas Sénèque : « L'action ne fut guère droite, si le motif ne l'a pas été » - « Actio recta non erit, nisi recta fuerit voluntas ». Les prônes sont pires que les actions ! « La récompense de l'acte dépend de ses intentions » - le Coran. L'action n'a pas d'intérieur, qui aurait pu la sauver, toute sa fécondité est à l'extérieur. L'action est trop franchement naturelle et le motif (et même le quiétif de Schopenhauer) est trop hypocritement artificiel.

Le mobile de l'action est comme l'étymologie du mot - plus intéressant que la chose, mais sans aucun droit discriminatoire. « L'énergie, qui n'est fournie par aucun mobile, est seule bonne »* - S.Weil. Comparez les dernières paroles du Christ et de Mahomet : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font » et « Que la malédiction d'Allah soit sur les juifs et chrétiens, car ils ont établi… ».

L'action engourdit, tout en remplissant le gouffre entre moi-même et les choses. Le rêve inquiète en creusant davantage ce gouffre. Le fin mot de l'histoire : plus je m'éloigne des choses, moins j'ai besoin de gués ou de cols. « On trouve toujours l'épouvante en soi, il suffit de chercher assez profond. Heureusement, on peut agir »* - Malraux.

Nous vivons la fin de la grandiloquence et du grandiose en parole, c'est-à-dire de ce qui ne peut pas être maîtrisé. La scène est livrée aux actes modérés, calculés et maîtrisés.

Je suis dans l'art de l'arc bandé, non dans l'adaptation aux cibles. Mais j'imagine un zoïle sarcastique ou un aristarque caustique, armé d'une épingle et venant de triompher d'un ballon, devant lequel il me voit, gauche et empêtré dans des poses inadéquates. Et « tu casseras vite ton arc, si tu le tiens toujours tendu » - Phèdre - « Cito rumpes arcum, semper si tensum habueris ».

De fourmi, rossignol ou lion, attirés par l'arbre, seul le rossignol en a un besoin vital : le beau chant naît, déchirant, immobile et invisible, sans agitation de la rainure ni repos de l'ombre.

La maîtrise de soi se prouve le mieux par le genre d'inaction, qu'on a l'audace de tenter, c'est l'action de soi ; son inaction serait l'action du cerveau et du muscle, qui s'imagineraient de traduire le soi : « Celui qui voit l'action dans l'inaction et l'inaction dans l'action, est un sage » - Bhagavad-Gîtâ.

Folichonner avec une aberration est bien, l'épouser est périlleux, on risque de la faire enfanter d'un acte.

L'incapacité de me sentir vainqueur, l'oscillation entre la honte de la guerre et la honte de la paix. L'heureuse stabilité de ceux qui n'éprouvent qu'une seule de ces hontes ! L'heureuse béatitude de ceux qui n'en connaissent aucune !

Les actions sont des effets, dont les mots sont des causes. L'attitude à rechercher : cause gagnée, effets perdus. Pour défendre une bonne cause suffit la conscience ; pour une mauvaise suffit la science ; réunir les deux pour chanter ou pleurer les effets.

Deux ennemis de la liberté : l'inertie du mot et l'irréversible du geste. Ses faux amis : l'apogée de l'idée et l'irréparable du fait.

L'expérience du goujat augmente ses déceptions a posteriori ; les déceptions a priori du sage finissent par le désintéresser de toute expérience. Entre empirie et empyrées, il n'y pas de frontière commune.

Sans tentation vaincue, le sermon d'abstention est scandale. Le succès de l'acte, suivi de l'indifférence pour ses fruits, est cette tentation surmontée, créant un vide salutaire du côté du sacré. Du manque de sacré, de lumière, naît le pauvre message, qui ne peut s'écrire qu'en clair. « La lumière, c'est agir, ne pas se contenter de sa plénitude »* - G.Benn - « Licht ist Handeln, in seiner Fülle nicht zu überstehn ».

Le vulgaire ne voit dans les fleurs que la promesse de fruits. Quand le contemplatif cède au lucratif, la langue du poète à celle des diètes, je pleure les couleurs, j'ai le dégoût du goût.

Si l'on ne freine que verbalement le train-train des actes, sans force majeure dans un compartiment vital, on risque de dérailler, mécaniquement, dans un verbiage de garage. Il nous faut avoir été secoué par une déveine d'envergure, pour que l'abstention soit une option de survie ou de malédiction et non de pose.

Quand une belle idée montre de la velléité à se muer en un bel acte, c'est le meilleur moment pour la renier, à moins que, entre-temps, la noblesse, qui plane, ne se soit munie d'un business plan.

Par son culte de l'action et de l'efficacité, l'Amérique contamine tous les Européens exilés (Stravinsky, Nabokov, Arendt). Ne résistent que quelques poètes (Rachmaninov, Chaplin, Einstein). Toutes les Marie y deviennent Marthe.

L'action est une charnière entre les démarches essentialiste et existentialiste. La première : remplir l'espace avec le savoir, le sens, l'action ; la seconde : traverser le temps avec l'action, l'émotion, la souffrance. Hélas, de nos jours, c'est le sens qui s'imposa et l'émotion qui s'éclipsa.

L'action est une traduction libre, ce qui justifie cette cohérence : l'humilité devant ce qui est produit, ma face traduite, la fierté devant ce qui produit, ma face intraduisible. Mais leur dénominateur commun est un regard chaud (et non pas froid, comme le prétend Nietzsche) et qui est la valeur même.

Gymnastique de l'interprétariat : lire la misère et la nudité apparente des choses comme tentatives de traduction d'un texte riche et soigné, tentatives ayant fait long feu, et dont j'accueille les cendres. « Un rapport continu des choses avec l'infini et avec l'homme, une vie indéterminée et vague, le tout en relation avec les élans de l'âme » - Leopardi - « Un rapporto continuo delle cose coll'infinito e coll'uomo, una vita indefinibile e vaga, il tutto in relazione cogli slanci dell'animo ».

Qu'emporte un geste, en me quittant ? Demande comment il est né : par routine ou par rupture, dans une contingence ou un choix, derrière une inertie ou un élan. Et je lui laisserai l'indifférence d'un tableau de bord ou la honte d'une fausse empreinte.

La seule chose, qui m'empêche de m'attendrir sur l'homme, comme je m'attendris sur l'enfant, est le reflet blasphématoire de ses rêves inavouables, noyés dans ses actes innocents. La vraie innocence a honte de toute action (à l'opposé de Rousseau).

Si j'ai la sensation, qu'une action épouse fidèlement une thèse, mon premier réflexe devrait être d'en évacuer toute trace du sublime. Que le sublime accompagne la vanité du regard, il préservera ainsi une petite chance de rester désincarné, contrairement aux vétilles. La hauteur réelle s'acoquine avec des bas-fonds, c'est une hauteur en illusion et non en essence qui garde de la noblesse.

Être vain – une ambigüité : ne pas renforcer notre réussite ou ne pas apporter de consolation à notre défaite. La vie du rêve ou l'action dans la vie. « Pas de vraie vie sans la certitude, sans la hantise de la vanité de l'action » - Malraux.

Ceux qui observent et trouvent et ceux qui agissent et cherchent, les contemplatifs et les actifs, n'ont ni les mêmes représentations ni les mêmes requêtes. Se rencontrent-ils jamais ? Dans la réalité, où il n'y a ni langage ni regard, autant dire nulle part. Trouvère et chercheur s'ignorent. Mais celui-ci se reproduit et pullule, et celui-là est frappé de stérilité et d'imminente extinction.

La puissance dans le mieux est incompatible avec celle dans le plus. Celle-ci ne demande que la volonté, celle-là est question de talent. Le don du meilleur est au-dessus de la volonté de puissance.

Le rêve me condamne et l'action m'acquitte. Le rêve, cette accumulation de faux témoignages, me cloue au banc des accusés, où je me sens à ma place, celle d'imposteur. L'action me tend des alibis, assortis de noms et de dates, mais je ne me sens pas concerné par des enquêtes impartiales. « Les saints accusent leurs meilleures actions »** - Pascal.

Pour maîtriser la vie, il faut des secousses imprévisibles et violentes, qui huilent les rouages vitaux. Le contraire arrive au cœur : plus il s'agite et s'inonde, moins il est maître de soi.

De l'origine linguistique de la bougeotte activiste anglo-française : le (where) escamotant le glissement de ubi (wo, где) vers quo (wohin, куда).

On n'est responsable que de ce qu'on ose ne pas faire. Dis-moi à quoi tu ne fais pas attention, je dirai qui tu es (Ortega y Gasset disait le contraire, sans trop d'intérêt).

Le banc des accusés ou une croix ; le vrai bien se perpètre, ne s'accomplit (le dernier verbe du Christ) que le vrai mal.

Chez les agités des pieds - l'exigüité des vues et l'insipidité du goût ; l'étendue du désir et la saveur du vaste chez les immobiles du regard, aux ailes pliées.

Dans ce qui est aérien, le souffle coupé promet de plus beaux voyages que les poumons pleins. Dans le liquide, il vaut mieux être amer qu'acide ou aigre, pour se verser dans la vie. Dans le solide, - moussu ou rouillé qu'usé, pour atteindre un noyau sec et décapant.

Le but peut devenir beau, si l'on ne voit pas les moyens pour l'atteindre. La vue des moyens le rend mécanique ! La vraie noblesse est sans moyens ; elle est la paternité des contraintes qu'on s'impose (sibi imperiosus - Horace). « Ce qui est permis est vil » - Pétrone - « Vile est, quod licet » (évidemment, pour Jovi, non bovi). Tout bon problème contient ses solutions, mais ce n'est pas le moteur d'inférences qui en résume la hauteur.

Les actions sont des tumeurs de l'espace, comme le bon sens est une tumeur du temps. Ce sont les échecs de parcours, il faut les laisser crever, mourir de leur propre mort. Les échecs de départ, échecs fondateurs (Sartre), ou les échecs d'arrivée, échecs d'implexe (Valéry), les seuls à pouvoir servir de leçons et donner la mesure à l'étendue ou à la durée de mon exaspération.

On ne se rend compte de l'écoulement du temps (qui provoque la seule vraie tragédie – l'affaissement des rêves) qu'en s'immobilisant sur ses rives. En essayant de surnager, nous prenons la peur chavirante pour la joie de la vitesse.

Pourquoi la voile est-elle au-dessus des rames ? Parce que le souffle n'entraîne que la haute voilure. En ramant, on goutte du front, en levant la voile - des yeux.

La vie a réussi, cette somme ne résulte jamais de l'addition des actes, mais plutôt - de la soustraction évitée, soustraction d'une formule du bien inné et refusant tout calcul.

Les philosophes se divisent en trois familles, en fonction du milieu, dont ils se nourrissent : le langage - pour raisonner, le modèle - pour représenter, la réalité - pour s'entendre avec la vie. Ce qui les distingue, c'est le contenu de l'acte : pour les premiers, il est référence verbale, pour les deuxièmes - accès à l'objet référencé, pour les troisièmes - attachement de sens à l'objet. « Il faut une sémiotique à trois termes : signifiant, signifié, référent » - Ricœur - ce qui correspond au triangle sémiotique aristotélicien - les mots, les concepts, les choses.

On se révèle par le mot dans un langage, par la pensée dans un modèle, par un acte dans une réalité. L'équivalence entre les deux premiers - création humaine, entre les deux derniers - divine. Au commencement divin était la pensée ; le verbe n'annonce qu'un commencement humain.

Visiblement, au commencement était la grammaire, donc la phrase et non pas un mot hors-la-loi. Il n'y a pas de passage harmonieux et libre du mot créé à la phrase créatrice, mais d'une grammaire on aboutit à la création libre.

L'acte de Valéry est une rigueur naissante ; la rigueur de Spinoza est un acte né, stérile. Spinoza se nourrit de mots creux et usés (là où Heidegger, au bas mot, en trouve de pleins et neufs) ; Valéry - d'images réalisables, de concepts vitaux excitant l'intelligence.

Celui qui a un cœur pur soupçonne ses mains d'être toujours sales. De sales affaires ne se font aujourd'hui qu'avec des mains propres.

En bâtissant le temple, aller plus loin, pour éclairer le monde - telle semble être la devise des francs-maçons, aux antipodes de la mienne : éviter toute bougeotte, dans mes chaudes ruines, où des ombres me protègent du monde.

L'intérêt du discontinu : après le vertige de l'amorce, ne pas enchaîner par l'inertie de l'exploitation. De commencement en commencement – tel est le secret de l'éternel retour ; l'intensité est ponctuelle, et le progrès - linéaire.

S'appliquer, s'exhiber, s'inventer - trois modes de manifestation de son moi, dans l'ordre croissant d'authenticité. « La vie la plus belle est celle que l'on passe à se créer soi-même »** - N.Barney.

On peut toujours s'approfondir, s'outrepasser, s'étendre ; mais la hauteur, elle, c'est une impossibilité de progrès et une chance de ne pas régresser en restant immobile. « Décadence de la verve et de la poésie, à mesure que l'esprit philosophique a fait des progrès : on cesse de cultiver ce qu'on méprise » - Diderot. La philosophie de la hauteur : désintérêt pour le comparatif dans l'appel banal d'une vie plus heureuse, plus sensée, plus libre. L'homme est en ceci différent de l'animal, qu'il est sensible au superlatif ; le comparatif étant à la portée des moutons et des robots.

La disqualification de l'action est une question des tempi et mouvements : transformer tout andante en cantabile.

On commence par viser l'une des deux attitudes : sauver sa tour d'ivoire ou être sauvé dans son souterrain, faire ou croire. Tandis qu'il faudrait peut-être se sauver dans ses ruines, se faire voyant, se croire fait regard.

On aime l'arbre, car il est un cortège de naissances et de morts, sans connaître d'interlude pourri des actes.

L'espérance est la foi dans la valeur d'une âme intraduisible en actes ; dès que cette foi se disloque, aucune raison de vivre ne t'accompagnera plus. Le suicide pourrait être vécu comme un refus d'agir, à l'opposé des activistes : « La mort volontaire ne devrait pas être une fuite devant les actes, mais un acte de plus » - Plutarque.

Quand on comprend, que le plus profond en nous, c'est la peau, on se résigne, que la plus haute attitude s'adopte sur une couche.

L'ignorance conduit au vrai rêve (aux yeux ouverts) et au vrai amour (aux yeux fermés). Mais quand les mains, ou, pire, le cerveau, prennent la relève des yeux, tout bon sauvage s'avère sauvage tout court. Morale : l'ignorance n'est étoilée que de nuit, le savoir n'est brillant que de jour.

La hauteur n'est pas dans la capacité d'indiquer les directions (Schiller ou Nietzsche), mais dans celle de voir nettement les chemins à ne pas parcourir. Tous les chemins se dessinent dans l'horizontalité ; dans la verticalité, il n'y a ni tournants ni pentes, que des élans et des chutes : « Le chemin vers la hauteur et le chemin vers la profondeur sont un »* - Héraclite - et il n'est ni spatial ni même bidimensionnel, mais réduit à un point, où demeurera ton regard.

Souvent, ils ne marchent que parce qu'ils ne savent pas sur quel pied danser.

Au-dessus des tombes, les larmes les plus belles se versent au sujet des mots non-dits, des regards non croisés et des actions non osées - l'esprit d'escalier.

Apprendre à faire, apprendre en faisant, désapprendre sans faire - cheminement de celui qui est sensible à la création et au langage.

L'acte pur, c'est abstraire ; le rêve impur, c'est calculer.

Regard : contemplation se nourrissant d'elle-même.

Dans l'art, l'action s'oppose à l'image. La musique - pure action sans images ; la peinture - pure image sans action ; la poésie - image se muant en action.

Attendre de l'art, qu'il vous apprenne quelque chose, qu'il vous arme, - étrange obsession des meilleurs, y compris Valéry. Je n'apprends que dans des guides statistico-savants ; une œuvre d'art devrait donner aux inéluctables fuites de soi la fraîcheur des sources, nous démunir de pores ou munir d'a-pories vitales, nous décuirasser, pour rendre la débâcle moins humiliante et plutôt cérémonielle.

Ce livre est une école de l'échec, de la rencontre manquée entre le rêve et son accomplissement, de l'appel à vivre la nuit du rêve et à s'absenter le jour de l'acte.

Fausse piste : « transformer la vie en destin » (d'Aristote à Sartre) - la conception nous étant incompréhensible, préférer l'algorithme aux rythmes est bête.

La liberté : conception d'un acte par une règle absente dans le modèle courant, et que l'acteur invente ad hoc.

Un recul en étendue bride le cœur, en profondeur - désavoue le cerveau, en hauteur - entrave les pieds. La gravité de nos défaillances est question de type de recul.

Quand je n'ai pas de bonnes paroles, je suis tenté de m'exprimer en langage des actes, qui rabaissent mon silence. À l'opposé de Phèdre : « Ceux qui rabaissent en paroles ce qu'ils ne peuvent faire » - « Qui facere quae non possunt verbis elevant ».

Ce qui rend l'idée plus prometteuse que l'acte est son inaboutissement primordial. Pas de casseroles - ni de succès ni d'insuccès - pour abandonner une idée.

Pour être bon archer, on n'a pas besoin de cible - telle est la leçon de l'arc bandé et de la corde raide. Mais « pour toucher une cible, il faut en avoir eu une » - proverbe grec.

La passivité et la passion se rapprochent non seulement par un renvoi commun à la souffrance (patio), mais par l'égale opposition à l'inertie. Pour ne pas résulter des forces étrangères, je les équilibre par ma passion, avant de m'envoler vers ma passivité.

Dans l'inaction, la liberté s'oppose à l'inertie, comme, dans l'action, le libre arbitre s'oppose à l'indifférence.

La désespérance aurait dû dégoûter de toute action, mais regardez ses tenants, jusqu'au cou dans l'agitation gluante et piétinant le rêve. L'espérance aurait dû auréoler l'action, mais je vois ses champions paralysés, devant le rêve agonisant (action et agonie – deux mots d'une même origine !). L'espérance des ténèbres silencieuses, la désespérance de la lumière criarde.

Silence ou vacarme, équilibre ou diffusion ? - Confusion des charmes ! - ce qui fera de moi un vrai croisé pratiquant « profusion des armes ET effusion des larmes » - Lulle.

Le combat d'idées se règle au pugilat ; le combat de mots dégénère en affrontement des idées ; le combat des états d'âme s'enlise en querelles de mots. Désarme-toi ! - la bonne devise du capitulard que je devins. Leopardi ne se doutait pas à quel point il avait raison : « Un peuple de philosophes serait le plus couard du monde »* - « Un popolo di filosofi sarebbe il piú codardo del mondo ».

La lumière cynique de l'être projetant de belles ombres du faire - Pythagore ou Diogène ; la lumière héroïque du faire invoquant d'humbles ombres de l'être - R.Debray ou S.Weil ; les ombres honteuses du faire se désolidarisant des ombres piteuses de l'être - Rousseau ou Tolstoï. Trois manières de prouver sa noblesse : esthétique, mystique, éthique - faire briller, brûler, être brillant.

Le choix de choses à manipuler, le choix de types de manipulation, le choix de choses à soustraire – c'est ce dernier critère qui a les meilleures chances de traduire mon unicité ; les filtres sont les meilleurs alliés de mes outils, ils déterminent la hauteur de mes transformations, et « tu ne peux vivre que de ce que tu transformes » - Saint Exupéry.

Quand on s'aperçoit, que toute traduction d'un acte en une pensée est imposture, on se résigne, de cœur léger, à ne pas traduire sa pensée en actes. « La pensée doit se garder de la projection réelle des idées et de leur traduction en acte »* - Baudrillard.

L'action intellectuelle consiste à munir l'arbre du dire (écrire, chanter, peindre) et l'arbre du faire (passer du côté de la vie) d'inconnues, c'est-à-dire respectivement, de variables a priori (hauteur, goût, émotion) et de variables a posteriori (profondeur, intensité, durée) et à tenter de les unifier. Quand on constate, que l'harmonie de l'arbre unifié ne doit presque rien au faire, on se voue à l'invention et se moque de l'authenticité.

Le passage du vouloir au pouvoir, de l'intention à l'intensité, de la velléité – aux trois stades de la volonté ; volonté de buts (action), volonté de moyens (création), volonté de commencements (puissance).

L'agir nous oriente vers l'avenir, où s'impatiente notre mort ; l'écrire nous renvoie au passé, où naît la vie. Mais si le temps n'est pour vous qu'une abstraction sans vie, vous direz : « Écrire, c'est ne plus mettre au futur la mort toujours déjà passée » - Blanchot - au lieu de : agir, c'est ne jamais mettre au passé la vie encore à venir.

Je ne vois pas de meilleur emploi de la violence et de la volonté de puissance que pour faire régner l'inaction hiératique et encenser la faiblesse auratique.

Au lieu de rester immobiles, pour se réjouir du souffle ardent de la vie, ils s'agitent pour échapper au souffle glacial, derrière leur nuque. Rien ne sert de courir, puisque « la mort rattrape même celui qui court » - Horace - « mors et fugacem persequitur virum ».

L'immobilité de la mare est pareille au robot, à la pensée stagnante ; l'immobilité du fleuve - de la source à l'estuaire - est pareille à l'arbre traversant les saisons.

Par l'implacable loi de l'éternel retour, tout chemin s'achèvera en cercle. Gagner en hauteur, par un jeu en spirale, est un espoir niais. La hauteur commence par le courage de n'emprunter aucun chemin. Ou bien le chemin n'est que cheminement et le jeu du retour consiste à savoir traduire toute étape, même la finale, en point zéro d'un parcours inentamé. Se fuir est souvent le plus court chemin pour se retrouver : on court sans arrêt, pour arriver à ce qu'on fuit.

La pesanteur pourrait être vécue comme grâce, quand, à coups de contraintes, j'aurai créé une pente à mes inclinations, où je lâcherai la bride à mes abandons et inactions. Et Baudrillard : « S'affranchir de toutes les contraintes est une réaction tellement vitale, qu'il n'y a pas besoin pour cela d'une idée de la liberté » - se trompe lourdement : le choix de contraintes est l'une des meilleures preuves de la liberté !

La multitude de flèches non décochées est telle, que je dis à mon âme illuminée : nous nous battrons à l'ombre.

J'aime l'arbre : aspirant à la hauteur, se moquant de son étendue, cachant sa profondeur. Le dernier pas s'effectuant au même point que le pas premier. Les pas virtuels, traduits dans une agitation désespérée sur place. Les ailes de l'arbre, ce sont des inconnues, pouvant se trouver partout, aux racines, aux feuillages ou aux ombres, et qui tendent vers l'unification avec le monde.

Le rêve est une illusion se moquant de toute désillusion. Plus sérieusement on prend le désenchantement, plus facilement on se vautre dans l'action dissipant tout enchantement. « Il est peu d'actions, que les rêves nourrissent au lieu de les pourrir »*** - Malraux.

Il est facile de descendre jusqu'à l'origine des actes - pour n'y découvrir que l'ennui ; il est beaucoup plus difficile de monter jusqu'aux fins des rêves - et d'y attraper un nouveau vertige.

Qu'on marche ou qu'on s'immobilise - on s'égare toujours. La question est - avec quoi ? Avec les pieds égarés on rate des prodiges, avec l'âme égarée on attrape des vertiges.

Peser l'homme en fonction de ce qu'il veut (Nietzsche, l'acte-intensité), de ce qu'il peut (Valéry, l'acte-compétence), de ce qu'il doit (Tolstoï, Tagore, les francs-maçons, l'acte-performance) - je le réduirais à ce qu'il vaut dans l'art de fabrication de balances et de l'inaction.

Devant ma vie, je suis dans un rafiot : à quoi veux-je consacrer sa traversée ? - ramer ? garder le cap ? guetter des voies d'eau ? appeler un bon souffle ? glisser des mots dans la bouteille ?

Tant que l'action sert d'excitant et le repos - de somnifère, ton rêve ne reflétera que le morne souci du jour. Pour te tourner vers la belle insouciance de la nuit, compte plutôt sur un repos extatique et une action soporifique.

Le souci heideggérien semble être un bon compromis entre l'action et le rêve - l'intensité d'une corde tendue, face aux cibles de l'action et aux flèches du rêve, l'être se résumant mieux dans la puissance que dans le sens ou dans les sens.

La conception ou le langage : action ou réaction, recherche de la profondeur ou recherche de la vérité, volonté de puissance ou pouvoir de curiosité - deux dons distincts, presque sans interpénétration.

Les châteaux en Espagne surgissent, quand je ne suis travaillé par aucune envie de bâtir quoi que ce soit. Des frustrations de caserne ne s'élèvent que des autres étables.

Les choses sont le but, l'adversaire ou la contrainte. La dernière attitude est seule noble ; la première - le lot de la majorité ; la deuxième fut prônée même par Pyrrhon : « C'est par des actes qu'il faut, jusqu'au bout, lutter contre les choses, ou, à défaut des actes, par la parole ».

Pour contempler ou transformer le monde, une paire d'yeux ou de bras suffit. Pour que ce monde se mette à danser, comme mon étoile, je dois lui adresser mon regard, filtrant, plutôt que transformant, les choses, dignes d'être chantées. Quand ils ne sont pas électifs, les contemplatifs et les actifs se valent.

Le premier adversaire de mon immobilisme est l'inertie, qui devint aujourd'hui synonyme d'action. Le devoir et la contrainte se lisent désormais dans des modes d'emploi, rédigés par les autres. « Le noble : avancer vers ce qu'il s'impose comme devoir et contrainte »*** - Ortega y Gasset - « Nobleza : a trascender hacia lo que se propone como deber y exigencia ».

Préférer l'Agir au Faire, l'action à la production, la résolution de contraintes à l'avance vers le but, la liberté des buts à la liberté des moyens. Aristote : « Seul le mouvement, dans lequel le but est immanent, est l'action-praxis ». L'action-poïésis serait le mouvement animé par le rêve, cette contrainte transcendante, un telos intérieur au-dessus du skopos extérieur (cette action vers l'extérieur - Tat nach außen - Nietzsche) ; le malheur est que, au-delà du rêve défait, sévit le bilan, l'action-prohairésis, qui te laissera, le plus souvent, non pas avec une paix d'âme, mais avec une honte.

Le culte de l'acte cupide instaura partout une paix d'âme ; les états d'âme sont rayés des messes et raillés par les masses. La cléricature d'antan, connue par sa trahison face à la raison, fut auréolée d'ombrageuses et faramineuses défaites ; celle qui lui succéda, en revenant au giron du raisonnable, brille par ses triomphes transparents et grégaires. Le poète a honte de ses tranquillités.

C'est la mimesis (représentation, en grec), la noble imitation, qui est source de toute création (avec l'herméneutique - interprétation), et lorsque ce qu'on imite est action on l'appellera poésie, la poïesis.

J'ai beau disposer d'un bon regard, et le lecteur - d'un bon horizon ; c'est mon égarement et sa presbytie qui décideront du sort de mon livre : « Ça marche, demande l'aveugle au paralytique. Comme vous voyez, répond le paralytique » - Lichtenberg - « Wie geht's, sagte ein Blinder zu einem Lahmen. Wie Sie sehen, antwortete der Lahme ».

Je reste avec les solutions - je fais du sur place ; je me tourne vers les problèmes - je progresse (« les problèmes naissent, quand on avance » - Chesterton - « progress is the mother of problems ») ; j'aspire aux mystères - je les découvre dès que je m'adonne à l'immobilité complice.

La liberté n'explique ni n'introduit rien dans nos rapports avec le mal. Le mal est inhérent à toute action ; l'homme le plus vertueux en commet autant qu'un robot, une hyène ou un mouton. C'est comme ces deux personnages de Valéry, l'un calculant tout et l'autre tirant ses choix au hasard - et arrivant au même résultat. Ne prouvent la liberté que des sacrifices ou fidélités irrationnels : « Agir de façon parfaitement rationnelle, ce n'est pas agir librement »** - Aristote. Et c'est encore Valéry qui parle de bassesse rationnelle et de hauteur irrationnelle.

Je ne suis que cordes (mon être), mais on ne me connaît que d'après mes flèches et mes orchestrations (mon étant). Or je ne suis jamais descendu dans les arènes ni fosses - comment m'entendre avec les existentialistes ?

Même linguistiquement, l'action est insignifiante : elle est un signifié sans signifiant.

L'écart entre les mots et les actes se mesure uniquement en épaisseurs des mots. Et ceux qui se gargarisent de son absence ne font que reconnaître la platitude de leurs mots.

Plus que l'ampleur du but et la précision de la direction vers lui compte la hauteur, à laquelle j'en érige les contraintes, que respectera mon regard en épargnant ainsi l'effort inutile des pieds.

L’action, ou la production, est en-dessous de l’être, elle en est l’oubli ; la création, ou le devenir, est au-dessus de l’être, de cet être divin, dont elle est l’image humaine.

À l'opposé de l'homme d'action se trouvent l'enfant et le rêveur, aux rires, pleurs ou songes inassouvissables. Ont-ils jamais été enfants, ont-ils jamais connu des rêves ? - ces faux picaresques, déclamant, avec l'emphase des garagistes : « Plutôt étouffer un nourrisson dans son berceau que nourrir des désirs non passés en actes » - W.Blake - « Sooner murder an infant in its cradle than nurse unacted desires  ».

À tout moment, une de nos facettes doit être active et, ipso facto, - profanée ; et il vaut mieux que ce soit notre bras plutôt que notre âme ; il faut entourer celle-ci d'oisivetés et d'indéterminations ; laisser les affairés croire, que « la seule chose qui vaille dans ce monde, c'est l'âme active » - Emerson - « the one thing in the world, of value, is the active soul ».

L'action selon Valéry va du sentiment à la forme, et selon moi - de la forme à son fond réel ; Valéry l'identifie avec l'enveloppement et moi - avec le développement. Son l'homme est action et mon l'homme s'arrête à l'action disent, en définitive, la même chose. Nous sommes d'accord, que la quête la plus passionnante de l'art concerne le cheminement imprévisible entre l'impression et l'expression. L'expression fixée doit rester sans prolongement.

Dans l'action, je suis d'autant plus libre, que mes contraintes sont davantage intérieures et mes nécessités - extérieures. Et non pas l'inverse, qui est signe des esclaves.

Me rire de mes actions sur les choses ; me détourner de l'homme réactif en moi, me tourner vers l'homme actif ; mépriser le non passager, saluer l'acquiescement éternel, le oui du retour du même, en unisson de la première onde et surtout à la même hauteur.

Dans toute action se croisent le pouvoir éloigné et le pouvoir prochain (Pascal), la grâce et l'outil, le regard et les yeux. Les deux sont voués à la peinture de la vie ; le second dessine l'horizon, le premier colore le firmament. Ab posse ad esse, et non pas l'inverse.

Les uns cherchent des buts pour valoriser les choses, les autres - des moyens pour qu'elles bougent, moi, je cherche la contrainte, qui les laisserait sans prix ou invariantes. L'extase ou l'homéostase. Les contraintes, c'est la faiblesse créatrice, face à la force destructrice. « La faiblesse qui conserve vaut mieux que la force qui détruit » - J.Joubert.

Au vaste ennui d'énoncer et à la profonde bêtise de dénoncer j'oppose la haute paix de renoncer.

Très peu de ce qui est vénérable est applicable. Les traducteurs de l'intraduisible diront : « Il vaut mieux avoir de hauts principes qu'on suit que d'encore plus hauts qu'on néglige » - A.Schweitzer - « Es ist besser hohe Grundsätze zu haben, die man befolgt als höhere, die man außer acht läßt » - négliger un principe noble, c'est le mettre en pratique.

Les hommes, comme jadis les compagnons d'Odysseus, se font abuser par Mercure-Hermès, leur promettant un antidote contre le poison de Circé-action ; à leur réveil, ils ne se rendent même pas compte d'être transformés en cochons.

L'artiste dit, à l'opposé d'Aristote, que la forme est une puissance libre et génératrice, dont la matière n'est qu'un acte passif et servile.

Prier sur mon étoile ou la suivre, tel est le choix vital (à condition préalable de ne pas prendre pour elle - la lumière de la rue). En priant, je suis sûr de m'égarer, mais je sauve mon regard ; en marchant je suis sûr de me retrouver sur des sentiers battus, avec mon regard éteint.

L'ennui des chemins est qu'on ne puisse pas danser la-dessus, et le sens de ta vie n'est pas dans la marche, mais dans la danse. C'est dans la déviation (divertissement) des chemins que Pascal voyait le seul remède à nos misères, sans toutefois préciser, que la déviation la plus radicale s'appelle impasse discrète abritant une scène, au milieu des ruines à l'acoustique parfaite. Plus plate est la scène, plus haute est la danse.

Au lieu de narrer la prose du monde, chanter sa poésie. Se désintéresser de la marche, viser la danse ; avoir besoin de scène et non pas de chemins. Ceux-ci finissent toujours par devenir sentiers battus, même si ta marche est la création même de ton propre chemin. « La route se construit en marchant » - Machado - « Se hace camino al andar » (Sénèque aurait dit la même chose : « Viam supervadet vadens », et Montaigne s’inspirait de ce vers virgilien : « C’est en marchant qu’on gagne en force » - « Viresque acquierit eundo »). Don Quichotte, ne disait-il pas, que « le chemin est plus précieux que l'auberge » - « el camino es más importante que la posada » ? Appliqué à la création, l'adage reste souvent le même : l'œuvre, c'est le chemin.

Le faire te rapprochant du connaître, le connaître du faire - telle est la cadence de l'homme d'action. La trajectoire ne dépasse pas la représentation, comme la représentation ne garantit pas la trajectoire. Toute marche mène à l'avoir, si aucune étoile de l'être ne bénit ton pas. Préférer au chemin - ses coordonnées ? - « Rien n'aura eu lieu que le lieu excepté peut-être une constellation » - Mallarmé.

Le prolixe l'emportera sur le fixe : « La vie est un gérondif (faciendum) et non pas un participe (factum) » - Ortega y Gasset - « La vida es un gerundio y no un participio : un faciendum y no un factum ».

L'âme place des panneaux indicateurs, avec des distances à ne pas parcourir et avec des frontières à ne pas franchir. C'est l'esprit, c'est à dire le regard, qui les interprète, la volonté étant au volant. « L'esprit sert à tout, mais il ne mène à rien » - Talleyrand.

L'homme de contemplation (Platon) ou l'homme d'action (Aristote) ne sont que de mécaniques projections de l'homme de création : le musée ou l'usine, pâles reflets de la vie.

Le commencement, même privé de buts, est un vecteur : « Le chemin naît parce qu'on le fait » - Kafka - « Wege entstehen dadurch, daß man sie geht ». Et même avec des buts sobres atteints, je garderai surtout l'ivresse du parcours : « Ce qui reste d'une pensée, c'est le chemin » - Heidegger - « Was in einem Gedanke übrigbleibt ist der Weg ». Marcher précède le chemin, même Sartre le savait : « L'existence précède l'essence ». Je remplace l'être par le devenir, et je dis : « Dans l'ordre de l'existence, la façon de cheminer est le chemin lui-même ; c'est le cheminement qui nous fait être » - Kierkegaard.

Près du but, l'artiste vit le vide ou l'impuissance d'une déconcentration ; le vrai bonheur l'accueille dans l'extase des commencements ou dans le vertige du parcours : « Malheur à toute forme de culture, qui indique l'aboutissement, au lieu de faire notre bonheur sur le chemin elle-même » - Goethe - « Wehe jeder Art von Bildung, welche uns auf das Ende hinweist, anstatt uns auf dem Wege selbst zu beglücken » - le chemin des meilleurs est le commencement même.

Nous commençons par prendre l'action pour but, mais notre science nous apprend, que le savoir s'y prête mieux. Nous tentons de voir en elle une source, mais notre prescience nous convainc, que l'intuition y suffit. Et notre conscience finit par lui reconnaître le statut de contrainte formelle, que nous surmontons, sans toucher aux origines et fins. On se borne, sans se limiter (Fichte).

Acte (élément d'algorithme), action (déclenchement d'algorithme), activité (algorithme) – que peut-on opposer à ces attributs de la platitude ? - des attributs du rythme : périodes (ampleur), force (profondeur), tempérament (hauteur).

Le sentiment a sa dynamique interne, pour arrêter le temps, se fondre dans l'être, et son énergie externe, pour mettre en mouvement l'espace, se diluer dans le devenir. Compatibles, mais non interchangeables. Sauf peut-être pour les robots : « Ce qui existe dans la conscience sous forme de sentiment peut se transformer en un équivalent de mouvement mécanique » - H.Spencer - « what exists in consciousness under the form of feeling is transformable into an equivalent of mechanical motion ».

Quand je suis sûr de mon chemin, je redoute le trouble et le frisson, qui peuvent me jeter hors de mes ornières. Mais quand le frisson même est mon chemin, je fuirai le continu de la voie, pour me livrer aux pointillés de la voix. La volonté musicale peut se passer de chemin banal, ouvert à toute volonté. Mais là où il y a une représentation, on n'a pas besoin de chemins, ou plus précisément - de pieds, on se contente d'ailes.

Valéry ne parle que de l'action, et je n'y entends que du rêve ; Nietzsche ne parle que du rêve, et le sot ne lui trouve qu'un appel à l'action.

C'est en surmontant la fatigue vitale (Lebensmüdigkeit) que Nietzsche espère descendre jusqu'au problème vital (Lebensaufgabe). Oh combien plus prometteur est de céder à la puissance vitale pour monter vers le mystère vital !

Toute action, qui ne provoque pas de changement d'orbite au-dessus de la vie, devrait t'être indifférente. Mais vivre d'ascensions et de chutes, nées d'un regard immobile et vibrant, dans un vide sidéral, voué à la hauteur irrespirable. Tenter de tout mouvoir, et rester sans mouvement soi-même.

La musique en mouvement ne peut conduire qu'en caserne ou en cimetière ; c'est la musique de l'immobilité, n'ayant besoin d'aucun chemin, qui m'approche de ce qui m'est infiniment cher et lointain. Aucun silence ne peut la remplacer : « Le chemin vers tout ce qui est grand passe par le silence » - Nietzsche - « Der Weg zu allem Großen geht durch die Stille ».

La volonté de puissance (ou plutôt le désir de force) ne concerne ni les muscles ni, encore moins, la flèche décochée, mais exclusivement, la corde, sa tension, l'intensité entre elle, mes doigts et mon regard (c'est la dynamique aristotélicienne face à son énergie). Mais les hommes n'en retinrent que la force de frappe et la cible frappée. L'homme vaut par « les flèches, sans cible, de sa raison »** - Tennyson - « the viewless arrows of his thoughts ».

L'intensité comme fond de l'existence est dans l'essor et nullement dans l'effort, comme le croient les activistes : « Notre vie ne vaut que par les efforts qu'elle nous a coûtés » - Mauriac.

Qu'est-ce qu'une action ? Son quoi de poids, son comment d'intensité, son pourquoi de musique ? Seule la musique y est injustifiable : « Dieu et le juste ont la même façon d'agir : sans pourquoi » - Maître Eckhart (« ohne Warum wirken »).

L'ardeur : dans l'action elle devient combustible commun, dans la contemplation - ta lumière, dans le rêve - la musique, ton ombre.

Oui, le commencement est tout ; mais les uns, les laborieux, le placent aux fondements noirs, et les autres, les glorieux, aux sommets scintillants. Et l'on devient une lumière affairée ou une ombre intense. En tout cas, au-dessus de la grisaille du milieu : trouver le commencement est chose aisée, commencer par le commencement exige beaucoup de liberté d'esprit, de talent et d'intelligence.

Cheminement de ma liberté : choisir mon but, choisir mes moyens, choisir mes contraintes - choisir de ne pas les mettre en œuvre, car, entre-temps, l'observateur, en moi, l'emporta sur le dominateur.

Plus loin tu vas, mieux tu comprends, que ce n'était pas toi qui dictais et effectuais les pas.

Les passions rapprochent le sage de l'ange et le sot - de la bête ; rien de plus radical pour les amortir que l'action que, donc, le premier doit fuir et le second - cultiver : « ce n'est point la pensée qui nous délivre des passions, mais c'est plutôt l'action »** - Alain.

De la vie, qui est un autel, l'homo faber fait un atelier ; l'homo sacer fait de son atelier - un autel.

L'action, aujourd'hui, se réduit à la gestion d'un répertoire d'événements ; elle n'est plus négatrice du fait, du donné. « La fin de l'Histoire signifie la cessation de l'Action au sens fort du terme » - Kojève.

Tant de miraculeuses immunités protègent la vie, mais c'est l'incurable qui inquiète, intrigue et anime les grands ; les mesquins ne savent pas quoi en faire : « Ne te soucie pas de ce qui est sans remède » - Shakespeare - « Things without all remedy should be without regard ».

Dieu est visiblement sensible à la beauté, au bien et à l'intelligence ; en revanche, je ne vois aucune trace de son intérêt pour la puissance (ni pour l'éternité ni pour l'infini) qui, pourtant, sauterait aux yeux de tous les théodicéens.

J'aime l'arbre non seulement à cause de son rêve fleuri et plein d'ombres, côté vie, mais aussi à cause de son immobilité lumineuse, puisqu'il n'a qu'un pied, et il est dans la tombe, côté mort. Et tant mieux si « l'arbre ne fascine pas tout le monde » - Virgile - « non omnes arbustos iuvant ».

L'homme, ce sont ses modèles. Qui servent d'appuis ou de ponts entre langage et réalité, entre le mot et l'acte (logos et ergon) : un passage trivial, décrire l'acte par le mot, et un passage subtil, deviner dans le mot l'acte initiatique.

L'art résulte du larcin, que commit Prométhée auprès des dieux coopératifs : Athéna et Héphaïstos, s'occupant, respectivement, de l'intelligence et de l'action ; mais ce n'est ni la cervelle ni le bras qui résument la création divine, mais bien le feu ; les hommes perdirent la forme ardente et ne gardèrent qu'un fond tiède de raison et d'efficacité. « Sans le feu, la connaissance de l'art est impossible » - Protagoras.

Ce n'est pas parce que l'action ne puisse rien changer à l'essence des choses qu'il faut la dédaigner, mais parce qu'elle coupe le contact avec toute immutabilité.

La conscience tranquille est possible, tant que mon action se déroule face à autrui ; mais quand j'agis face à Dieu, je suis condamné à la plainte de David : « contre Toi, et Toi seul, j'ai péché ».

On affirme sa volonté soit pour maîtriser des choses, soit pour lui apporter de nouvelles forces vitales à ne pas employer, pour devenir volonté de puissance pure, volonté de volonté.

La liberté est hésitation et hasard ; c'est pourquoi mon acte, mon sentiment, ma pensée ne sont pas moi, mais de moi. Le moi mystérieux ne se réduit à rien de connu ; il est ce que l'inspiration est pour le poète. Il est la source de la création, qu'on pourrait appeler méta-savoir : « Le savoir se confond avec la poésie du soi absolu » - Schelling - « Die Wissenschaft löst sich in der Poesie des absoluten Selbst ».

Toute action a un sens dans le temps (elle s'y appellera acte) et en a un autre - hors du temps ; on les attache à l'être ou au devenir, à la vie ou à la mort, au salut ou à l'absurde. Et puisque l'art est tentative d'insuffler de la vie, d'apporter de l'oubli ou de la consolation, il doit faire oublier le temps.

La maxime est faite pour bercer le rythme de mes rêves et non pas pour tracer l'algorithme de mes actes. Personne n'est ni poète ni philosophe - par ses actes ; on ne l'est que par son chant.

Horrible et absurde, avec de telles épithètes le sot affuble et accable la vie, pour justifier les miasmes de son action ; le sage applique les mêmes – aux prémisses de la beauté et du rêve, pour rendre encore plus mystérieux son enthousiasme et son admiration. La vie de l'esprit, la vie sociale, est trop pleine de sens et de transparence ; la vie de l'âme, la vie artistique, offre un vide béni, où doit retentir la musique, insensée et impénétrable.

La sensation de puissance vient soit de l'action (force matérielle), soit de la maîtrise des métaphores (force créatrice), soit, enfin, de la noblesse (force de l'âme). Nietzsche est fort, dans le deuxième sens, son Zarathoustra - dans le troisième, mais tous les deux sont dérisoirement faibles, dans le premier sens. D'où toute l'ambigüité de la volonté de puissance. « Toute mon action est résultat de ma faiblesse »** - H.Hesse - « All mein Tun kommt aus Schwäche ».

Comment on gagne en sagesse : impossible d'entrer deux fois dans le même fleuve ; impossible de le faire même une seule fois ; inutile de s'y mouiller pour en connaître l'horizon ou la profondeur, quand ton rivage a de la hauteur.

Jadis, on passait à l'action pour tester sa liberté (« L'action rachète l'esprit ; on cesse un peu d'être machine » - A.Suarès) ; aujourd'hui, elle est le chemin le plus sûr menant à la servilité robotique.

Mouton robotisé : il énonce, docte, pour la n+1-ème fois, la façon de marcher et ainsi enrichit son esprit, en se gargarisant de sa rigueur. Poète : sa danse imprévisible, sans pareil et libre, met à nu son âme.

L'immobilité, elle aussi, est une illusion de rester en tête-à-tête avec la vie, en manipulant paisiblement des lumières passagères, au milieu de mes ombres ; ce stratagème permet d'esquiver le rendez-vous, que me donne la mort, à tout carrefour des chemins, puisque « toute course, qu'elle soit vers le soleil ou vers la nuit, conduit à la mort » - H.Hesse - « jeder Lauf, ob zur Sonne oder zur Nacht, führt zum Tode ».

C'est l'exigence musicale qui plaide pour l'immobilité ; quelle musique puis-je écouter en mouvement ? - une marche régimentaire, foiresque ou funèbre. Mais toute belle musique me parle de mes défaites, tandis que je porte en moi, comme tout le monde, un besoin de victoires, que seuls le recueillement et l'immobilité apportent. Et en tête-à-tête avec la musique, immobile, je me « précipite vers une défaite, car seule la précipitation vaut preuve » - Badiou - preuve de ma victoire !

L'action ne fait que du remplissage ; du silence des mains naît la caresse ou le rêve. « Qui se tait avec sa bouche bavarde avec ses mains »* - Freud - « Wessen Lippen schweigen, der schwätzt mit den Fingerspitzen ». Il faut être fanatique de la lutte des classes et des sexes, pour voir dans la caresse, comme Sartre, « une embuscade tendue à l'autre » ; la caresse est une tentative désespérée, pour que la main parle le langage du rêve.

Je n'ai aucune répugnance à l'action ; je me contente de constater son intégral mutisme : elle ne traduit presque rien de ce qui, en nous, vaut d'être dévoilé. « Tout ce que vous faites trouve un sens dans ce que vous êtes » - Jean-Paul II - et puisque vous êtes condamnés à ignorer ce que vous êtes, ce sens est une chimère sans intérêt.

La maxime réinvente l'homme, la narration tient à l'événement : « La fable n'imite pas les hommes, mais une action » - Aristote. La vie, malheureusement, se range, de plus en plus, du côté de l'événement plutôt que du côté de l'homme. Le bavardage gestionnaire évincera toute musique intemporelle.

L'action, c'est un réseau inextricable de traces et de signes ; celui qui ne voit que les traces en ignore la profondeur, celui qui ne voit que les signes en ignore la hauteur ; les deux peuvent ignorer la honte, qui naît du terrible choc entre le profond et le haut, nous condamnant à la platitude.

Le rêve est un régime despotique, s'opposant aux lois et aux théories ; le faux enthousiasmant n'y craint aucune réfutation. L'action est une démocratie, où se respectent la non-contradiction et la déduction ; tout ce qui est vrai s'y prouve. L'idéal serait d'avoir une double nationalité : être sujet enivré de l'un et citoyen sobre de l'autre, changer totalement d'état d'âme à tout franchissement de la frontière. La révolution postule, l'évolution calcule.

L'homme s'attache, de plus en plus, à ce qui est dynamique - ses instincts (la part moutonnière) et ses moyens (la part robotique), et se détache de ce qui est immuable - ses buts (la part du rêve). La seule tentative de les réconcilier consiste à les tempérer, par des contraintes, s'appliquant aussi bien au passager qu'à l'intemporel.

La noblesse des contraintes est dans leur nature intemporelle, tandis qu'on juge, d'habitude, les fins et les moyens dans un processus d'avancement, à moins qu'on les transforme en contraintes.

Un grand avantage de l'immobilité est la facilité de retours et de demi-tours, cette gymnastique vitale des grands voyageurs du regard.

Mieux on écoute les appels, pathétiques et séniles, à passer des mots à l'acte, mieux on comprend, que la jeunesse, c'est le mot.

Homme de scène, homme d'action… Deux types d'échelles, plutôt que deux types d'hommes. L'agir noble : partager mon pain ou tendre ma main à celui qui est tombé - gestes dont est capable, un jour, n'importe quelle crapule. La scène est un paradigme beaucoup plus discriminatoire : qui m'observe et me juge ? quelle lumière m'illumine ? Quelle distance me sépare de la rue ? Quel est le genre de ma pièce ? En quelle langue sont mes paroles ? Quelle est la part du dramaturge ou du démiurge dans mon texte ? Qui incarne mon héros ? - ma raison, mon cœur ou mon âme ? Homme d'action n'est qu'un cas mineur d'homme de scène, qui, à son tour, n'est qu'un cas extraverti d'homme de rêve.

Dans ce chapitre, je suis peut-être en retard sur mon siècle : l'action, accompagnée jadis d'orgueil ou de honte, devint aujourd'hui opération, c'est à dire exécution d'un morceau d'un algorithme incolore, insipide, indolore. L'âme, détachée désormais des mains et cerveaux, chôme ou suit une formation de cadres inférieurs.

Aucune œuvre littéraire ne traduit si nettement le conflit majeur de l'existence, entre le moi, qui réfléchit, agit et se connaît et le moi, qui frissonne, rêve et s'ignore, que la Pathétique de Tchaïkovsky ; et nulle part ailleurs on n'entend si nettement l'inéluctable débâcle du second, plein de honte, et le silence confus du premier, plein d'ironie.

Tant que tu veux écrire, essaie de ne pas agir ; pour, éventuellement, terminer par : « Plus de mots. Qu'un geste. Je n'écrirai plus » - Pavese - « Non parole. Un gesto. Non scriverò più ».

Toute la littérature moderne est dans l'action et l'événement, dont on cherche à extraire une impossible poésie. De même, les boutiquiers seraient poètes de l'échange. Est poète celui qui a envie de repartir de zéro ; toute action est au milieu, jamais au début. Et puisque penser, c'est le parcours et non pas le commencement, l'homme d'action pense plus qu'un homme de rêve. Et Pessõa : « Penser, c'est hésiter. Les hommes d'action ne pensent jamais » - confond penser avec rêver, quoique rêver, ce ne soit pas hésiter, mais être aussi sûr de son rêve que de la réalité.

Le rêve, immobile et inexistant, se prête bien à l'impératif d'ordre musical ; le réel, lui, peut se vautrer dans l'indicatif d'ordre mécanique et sans tonitruances ; et puisqu'on ne peut donner de sa propre voix qu'en s'adressant au rêve, on a raison de dire, que « le visage, c'est de nous affecter non pas à l'indicatif, mais à l'impératif » - Levinas.

Il est inévitable que, de temps en temps, mes carquois se trouvent remplis de flèches ; toutefois il faut ne leur chercher que des arcs puissants et de dédaigner les cibles qui, toujours, profanent de bons muscles.

Pour assourdir le remords, qui suivra chacune de mes actions, je dois réduire la liberté, en tant que cause, soit à la nécessité soit au hasard ; pour le choix de l'inaction, j'emprunterai le chemin inverse.

Quand je vois la misère, triomphale, tribale et grégaire, de ceux qui auraient touché leur cible et qui brandissent leur arc, mon admiration redouble pour « la pure race de cette corde tendue, qui est le bonheur même »** - Pasternak - « породистость или натянутость тетивы, и это счастье ».

La pose esthétique relève de mon libre arbitre, elle est donc de nature sophistique ; la position éthique témoigne de ma liberté, elle est donc de culture dogmatique. Quand je suis artiste, fier esclave de mon regard rêveur, je suis sophiste ; quand je suis un raisonneur orgueilleux, acteur de mes visions, je suis dogmatique. L'homme du rêve est dans la pose ; l'homme d'action est dans la position.

Il faudrait parler de volonté en et non pas de puissance, puisque Nietzsche refuse à cette volonté le statut d'une faculté, devant déboucher sur une action ; chez lui, elle n'est qu'en puissance, puisqu'elle se réduit à une pulsion, à un affect, à une intensité, qui peuvent se passer de faits et de causes.

L'action, qui s'imagine claire ou pure, doit être flanquée d'un pessimisme noir ; à l'inaction sied la compagnie d'un vigoureux optimisme ; la pensée vivante se nourrit d'un équilibre stylistique entre le pessimisme et l'optimisme. C'est très loin de : « penser avec pessimisme, agir avec optimisme » - H.Hesse - « denken mit Pessimismus, handeln mit Optimismus ».

Trois clans philosophiques, en fonction du réceptacle prévu pour l'être : la réflexion (Heidegger), l'action (Sartre), le rêve (Nietzsche).

J'aime les mises en abyme ; mon indécision, qui se croyait en bout de chaîne, se regarde dans un miroir nouveau, prompte à riposter, je veux dire à réfléchir. « Autrefois j'étais indécis, mais à présent je n'en suis plus aussi sûr » - U.Eco - « Tempo fa ero indeciso, ma ora non ne sono più così sicuro ».

Une fois au but, le meilleur résumé ne serait pas de se féliciter du choix de bons chemins ou de bons moyens, mais de la qualité des contraintes ; le talent doit si peu à la géographie et aux muscles, qui le flattent, et si beaucoup - aux sacrifices et fidélités, qui le guident et donnent une forme à ses pas et un fond à son regard.

Ce qui est grand dans le combat de Nietzsche, c'est qu'on ne voit jamais ni ses ennemis ni ses alliés ni l'origine du conflit ni les trophées escomptés ni la direction de ses flèches. On sent une corde bandée, on oublie les carquois. L'intensité.

Il ne suffit plus, aux évaluateurs modernes, de savoir où je vais ; il leur faut montrer, que j'y suis parti. Par un regard comme un mime, par un mot comme un auteur, mais non par un acte comme un acteur.

L'homme désire ; à un moment donné, au lieu de continuer à désirer, il se met à agir : par la parole, par la raison, par le muscle ; la discordance entre le désir et l'acte, très rapidement, devient flagrante ; dans cette banale platitude, où il n'y a ni dissimulation ni aliénation ni refoulement, la psychanalyse prétend découvrir des gouffres d'inconscience. Imposer un sens à ce qui en est dénué, dénicher un sens paillard dans ce qui n'est que criard - deux démarches d'un même charlatanisme.

Des remèdes à ne pas négliger : rien qu'en ne m'en servant pas, je guéris certaines plaies.

Mon esprit et mes jours décrivent les cercles : mystère - problème - solution - mystère et regard - désir - action - réflexion - regard, mais mon âme éternelle ne doit faire escale que dans le mystère et le regard, dans l'intensité et le visage ; le reste ne fera que contribuer à l'éternel retour du même. Mais ce même est hautement sélectif ; ne méritent mon intensité que les choses dignes de mon désir, choses sélectionnées par mes contraintes volontaires.

On maîtrise la solution, on comprend le problème, on vénère le mystère - le bon sens consiste à ne pas se tromper de verbe, dans cette hiérarchie. « Pour comprendre un problème, il vaut mieux se libérer du désir d'en avoir la solution »** - Bhagavad-Gîtâ - le désir a partout sa place, il est dans la volonté de franchir les frontières entre ces trois espaces intellectuels, plus que dans le séjour dans l'un d'eux. « Ne sont désirables que les activités, qui ne recherchent rien en dehors de leur pur exercice » - Aristote - par exemple, l'art du retour du fruit à la fleur.

Parfois, la mer présente des avantages agricoles, par rapport à la terre, puisqu'on peut « labourer la mer sans moisson » - Homère - et laisser toute semence aux messages des bouteilles jetées à la mer, à destination de ceux qui s'intéresseront à ma race plus qu'à ma trace. Je choisirai pour patron Poséidon, fort et profond, seul capable de rendre leur hauteur aux bouteilles coulées. Comme les Stoïciens - avec la force d'Héraclès, les Sceptiques - avec la profondeur d'Hadès. Et je m'acoquinerai avec la nymphe Calypso, celle qui voile, que j'associerai au dévoilement apocalyptique.

Le mâle a la curiosité de tenter, sur lui, mille expériences ; la femelle n'en retient, pour elle, que ce qui aboutit. La femelle est la mémoire sélective des réussites du mâle. La femelle manquée est celle qui imite les commencements du mâle.

Exercices de circonstances - c'est ainsi que Voltaire et Valéry voyaient la poésie. Bander, de temps en temps, mon arc et ne pas craindre de rejoindre l’au-delà sans vider mon carquois. L'essentiel n'est ni dans les flèches, ni dans les cibles, mais dans l'attouchement de certaines cordes et leur bonne tension. « L'espoir, c'est la flèche qui vole, tout en restant au fond du carquois »** - Kierkegaard.

Que le fleuve aille vers la mer, est-ce de la trahison ou de la fidélité à sa source ? Les riverains, dans leur vaste platitude, protégés des chutes, ignorant la hauteur et le rythme des sources et ne craignant pas l'ampleur et la grandeur des estuaires, ne font plus de sacrifices sur les rives désacralisées, cachant autels et abattoirs.

Les grands projets que forme un homme : c'est la femme qui les lui inspire, c'est la femme qui l'en empêche. C'est pourquoi elle était plus proche du rêve : beau sujet que vous chantiez au lieu de mettre vos projets en chantier. Le calcul est naturel ; la femme et la poésie sont invention même ; le goût du paraître et le dégoût pour l'être ; Baudelaire (« la femme est abominable parce que naturelle ») ne le comprit pas.

Les âmes vouées au visible trouvent leur joie dans l'action. Incapables d'apercevoir des ectoplasmes de la contemplation ni de suivre les zombies de la réflexion.

Je voudrais réhabiliter la méta-action, l'action sur la volonté, visant la puissance, le commandement et la maîtrise de noumènes, inexistants et mystérieux, et professant une certaine indifférence face aux phénomènes, problématiques et criards.

Les verbes les plus éloignés des origines de ce livre : travailler, étudier, approfondir ; les plus proches - rêver, rehausser, caresser.

Le contraire de travailler aurait pu s'appeler prier, devant Dieu, une femme ou une feuille blanche. « Le travail est la prière des esclaves. La prière est le travail des hommes libres »*** - Bloy. L'homme libre, étant meilleur calculateur que l'esclave, comprit, que tout travail, utile aux yeux de l'Éternel, fut assorti d'un décent salaire et il transforma sa prière, qui fut jadis une demande de l'impossible (« La grandeur de la prière réside d'abord en ce que n'entre point dans cet échange la laideur d'un commerce »** - Saint Exupéry), en offre de services lucratifs en rapport avec la demande des mécréants solvables. Il devint « esclave des bagnes mercantiles » - Ch.Fourier.

Être soi-même, accorder ses actes à ses pensées - de telles niaiseries nous détournent de la vraie dyade, qui résume notre existence (d'autres pousseraient même jusqu'à l'essence) : faire et se faire, le premier terme n'apportant presque rien au second, et le second prenant ses distances avec le premier. C'est très loin d'une lumineuse liberté quelconque et ressemble davantage à une contrainte obscure mais volontaire : « L'homme se confond avec sa liberté, qui est le néant, qui contraint la réalité-humaine à se faire au lieu d'être » - Sartre - quoique cette réalité (das Dasein) soit à faire ; c'est le soi qui se fait.

Pour te distancer de l'action - trois modes ou voies : en être incapable, y renoncer, ne pas la prendre en compte dans l'auto-évaluation ; seul le premier cas est vraiment pénible, et B.Croce dit quelque part, que, si la capacité de réflexion ne se complète pas par celle d'action, un homme d'esprit vivra torturé.

Les trois faces de l'homme - l'agir, le sentir, le penser - semblent être complètement disjointes et évoluent d'après des lois indépendantes ; l'écriture tente en vain de les unifier par des accords impossibles ; celui qui le comprend finit, immanquablement, par choisir le désastre comme leur fond, commun mais imaginaire. Le désastre, c'est la condamnation au multiple, réveillant la honte, l'intranquillité, la désespérance.

Si, dans la vie réelle, la contemplation l'emporte largement sur l'action, en qualité de nos émotions, - dans l'écriture, c'est l'inverse : la narration du monde est toujours plus pâle que sa (re)création ; les activistes du réel ont peu de chances d'être de bons paysagistes de l'imaginaire, qui, d'ailleurs, ne vaut que par son climat, dont la reconstitution est la vraie action scripturaire.

Créer résulte du devoir (le Christ) ; créer équivaut au vouloir (Nietzsche) ; créer traduit le pouvoir (Valéry). Créer, c'est une unification des trois ; créer, c'est le soi connu, la face lisible du soi inconnu, du valoir.

Toute réflexion philosophique devrait peut-être se concentrer autour de la question : quelle partie du moi peut être traduite par l'action ? - avec deux issues corollaires : vers la solitude ou/et vers la béatitude.

La sagesse, la performance, la noblesse se chargent, respectivement, d'approfondir les buts, d'amplifier les moyens, de rehausser les contraintes - la force complexe, la force réelle, la force imaginaire. L'une des plus nobles contraintes : pratiquer une faiblesse active et une force passive.

Si le corps-à-corps avec les choses me répugne, ou bien si j'y ai déjà subi des déculottées, bref si ma faiblesse ne fait plus aucun doute, je chercherai à maîtriser ces choses à distance, à pratiquer l'arc bandé, au carquois vide, ou l'intensité d'une volonté de puissance. Et je marmonnerai, que les autres, les vainqueurs naïfs et ignares, ne voient pas leur propre défaite.

Le regard ne devrait pas servir de guide aux pieds, mais d'élan aux ailes ; il sied davantage au toit inexistant des ruines qu'aux fenêtres étanches des étables ou des salles-machine ; le regard deviendrait désir et non plus volonté. Combien de fois la volonté se met à la fenêtre, avant que l'action franchisse la porte (Érasme) ? Le désir est un coup d'ailes provoqué par l'appel de ton étoile immobile.

Pour qu'on comprenne ce que j'entends sous faiblesse, je dois postuler, que tout passage à l'action relève de la force (et non pas de la faiblesse comme le prétendent les sages oisifs) ; la faiblesse est l'oreille, qu'on prête à l'appel du soi inconnu, mystérieux et fascinant, intraduisible ni en mots, ni en actes, ni en système. On peut en dire ce que de Maistre dit du monde, qui serait « un système de choses invisibles manifestées visiblement ».

Mon ennemi - le hasard des actes ; mon ami - la fatalité des mots.

Aucun accord crédible n'existe entre l'être philosophique, le connaître scientifique et le vouloir idéologique ; et le plus souvent, lorsqu'on proclamait le contraire, c'était l'avoir économique qui jouait aux imposteurs. Une telle orchestration ne peut relever que de la cacophonie, puisque agir ne peut être que du bruit.

Trois étapes de justification de l'action : le naturel, l'humain, le divin, dont l'action serait un lieu géométrique ou une modulation, et où se rencontreraient le bruit naturel, la voix humaine et la musique divine. Mais c'est prendre des casseroles ou des soupirs pour instruments de musique. Pour ton œil musical, toute action est du silence. À l'opposé de l'action se tient le rêve avec ses cordes, ce centre, à partir duquel se tracent les circonférences de nos horizons ou les firmaments de nos étoiles.

Je remarque assez tôt, que la noblesse de mon regard me visite presque automatiquement, dès que j'exclus du cercle des choses capitales - l'action et le succès. Mais je finirai par comprendre, que c'est aussi la prémisse obligatoire de la pensée tout court, de la pensée nécessairement noble : « L'effort poético-spirituel, pour la maîtrise du verbe de l'être, se déroule au-delà de combats et d'armistices, hors toute réussite ou déroute, sans prêter attention à la gloire ou au bruit » - Heidegger - « Der dichterisch-denkerische Kampf um das Wort des Seins spielt jenseits von Krieg und Frieden, außerhalb von Erfolg und Niederlage, nie berührt von Ruhm und Lärm ».

L'âme désire, l'esprit veut, la raison commande, c'est cet accord spatial que je préfère à la platitude temporelle : « L'esprit commande que l'esprit veuille » - St-Augustin - « Imperat animus, ut velit animus ».

On peut voir dans l'action le déclenchement d'un événement (conclusion d'un syllogisme pratique aristotélicien), ce qui introduira la dimension temporelle (contrairement aux syllogismes théoriques), l'événement exigeant un temps x pour être pris en compte, et conduira à l'existence de deux univers de faits, aux moments t0 et t0 + x. Même cette pseudo-logique justifie le malaise entre les prémisses morales et les conclusions factuelles. Mieux on raisonne, plus nettement monte de l'action (devant la conscience) - le mal.

Je baisse les yeux, puisque mon acte, mon mot, mes yeux et même mon regard n'arrivent pas à se maintenir à la hauteur du miracle de la vie ; mais c'est, peut-être, le seul moyen de garder un souvenir intemporel de toute hauteur : par rabaissement de soi on compte monter.

Les valeurs et les désirs relèvent d'un devenir mental, d'un surgissement immédiat, intemporel, opaque et initiatique ; ils s'opposent à l'être factuel de la technique et de l'action, qui sont de la durée médiate et transparente.

Je ne vois aucune règle d'action éthique, à laquelle ne souscrirait pas un quelconque goujat ; seuls les tests par des règles d'abstractions éthiques peuvent l'en éloigner suffisamment.

L'ivresse d'intensité ou l'ivresse de mouvement, le plus souvent, s'opposent ; la première est l'apothéose de nos sens, obscurs et chauds, la seconde - la chute dans le sens de la vie, clair et froid. Être stylite du sentiment et gyrovague des idées serait un compromis.

Les activistes ne savent pas ce qu'est le vouloir, qui ne se traduirait pas dans le faire. Et, absorbés par le faire mécanique, ils finissent par oublier ce qu'est le vouloir organique. Une robotisation réussie, enfin, car, jadis, le désir n'avait pas encore abandonné vos circuits mal intégrés. Jadis, on passait l'essentiel de sa vie à désirer, sans faire ; aujourd'hui, cette proportion s'inversa.

Aujourd'hui, la seule raison que trouve encore l'homme moderne, pour contempler le monde, est de mieux se préparer à l'action - actif dans la contemplation ; fini le bon vieux temps, où Loyola pouvait appeler l'homme à être « contemplatif dans l'action » - « in actione contemplativus ».

Les étapes de ma victimisation : l'élan, l'acte, le savoir, la langue, le ton - autant d'immolations, de ruptures et de discontinuités ; je ne serais qu'âne, bouc ou agneau, si je ne vais pas jusqu'au bout de cette chaîne ; et là, on saura si je suis rossignol, coucou, lion ou cygne.

On exclut son cœur du jury de ses actes - on devient un monstre robotique ; on en fait l'arbitre ou l'acteur - on devient un monstre moutonnier. La morale : fuir la rampe et la scène, chercher l'ombre, laisser son cœur au paradis des spectateurs.

Ils pensent, que l'action nous réveille, tandis qu'elle n'est, en soi, qu'un sommeil sans songes. « L'action, de tous les opiums, procure le sommeil le plus lourd ; la place, qu'elle prend, fait songer aux arbres, qui cachent la forêt »** - G.Bataille. Des songes elle fait des calculs, elle plante notre arbre au milieu d'une forêt anonyme.

On améliore sa voix en pratiquant non seulement la rhétorique, mais aussi l'art du silence ; il faut voir dans l'action - un silence de l'âme, qui pourrait rendre d'autant plus pure son éloquence.

Pour le soi inconnu, être veut dire demeurer, et pour le soi connu - faire ; l'impossibilité d'une traduction fidèle de l'un vers l'autre (« la nausée, l'impossibilité d'être ce que l'on est » - Levinas), est à l'origine de nos tragédies ou de nos hontes.

L'homme Nietzsche n'a rien à voir avec la puissance, comme l'homme Valéry - avec l'action ; mais, pour tous les deux, savoir est synonyme de vouloir, d'où un remarquable parallèle entre la volonté de puissance et le savoir-faire, qu'ils choisirent pour leurs emblèmes respectifs.

Volonté banale : orientée par un but, guidée par un chemin, motivée par des moyens ; volonté en tant que puissance, ou contrainte intérieure, - l'intensité du regard, réduisant au même les buts et les chemins, vécus comme un retour en ton soi.

Dans l'édifice de mon soi, la volonté a le choix entre : agir, en sortant par la porte ; connaître, en se fixant à la fenêtre ; geindre, en cognant la tête contre les murs ; rêver, en perçant le toit, par le regard ou par le temps. Si, en plus, j'ai du talent, le monde, autour de mon château en Espagne ou de mes ruines, s'enrichira de belles représentations - me voilà schopenhauerien.

Comment protéger le mot de la tentation de se convertir en acte ? - interdire à l'excitation de se traduire en incitation !

Vivre, d'un côté, penser ou faire - de l'autre : vivre comme on pense, c'est se rapprocher du robot ; identifier la vie à l'action, c'est se mettre dans la peau du mouton. On devrait vivre du cœur et laisser l'esprit et la volonté se fusionner dans l'âme, dans ce créer, qui est union du penser et du faire, une vie inventée, naissant au milieu du beau et du bon et se solidarisant de la vie la vraie.

La vie, contrairement au théâtre, est faite davantage de musique que d'enchaînement des actes ; un bon dramaturge inverse les places de l'orchestre et de la scène, dans son espace vital. Et quand, au lieu de l'action (dramatos) narrative se met à percer l'être humain (demos) musical, le métier de dramaturge se rapproche de celui de démiurge, la musique hiératique - du langage démotique.

La source, l'action, le sens - telle semble être le sens dynamique de la Trinité : « Il y a un seul Dieu le Père, de qui tout procède, un Seigneur Jésus-Christ, par lequel tout se fait, et un Esprit-Saint, dans lequel tout s'accomplit » - Grégoire de Nazianze - un admirable équilibre syntaxique (balayant au passage le Filioque) - appréciez l'enchaînement de de, par, dans - mais une sémantique des plus lâches : le Père-source, le Fils-outil, l'Esprit-réceptacle ? Je placerais le récipient - dans le Père, l'instrument - dans l'Esprit et l'origine du premier pas - dans le Fils. Mais que ne pardonnerait-on pas au patron des poètes !

L'acte, c'est le déclenchement d'un événement qui modifie un univers, l'acte traduit une volonté ; son contraire, c'est la requête d'un univers immuable et de sa représentation. « L'Acte est zéro d'être, l'Être est zéro d'Acte »*** - Jankelevitch - je ne suis pas ce que je fais, je ne fais pas ce que je suis !

Nég-liger veut dire ne pas lire, et ne pas négliger le Verbe signifie - Le lire, et non pas agir. Être davantage attiré par les sons de Ses cordes que par la précision de Ses flèches. Cette puissance sans actes ne fut jamais appréciée que par des stylites : « Où trouvera-t-on jamais dans le monde une faculté qui se renferme dans la seule puissance sans exercer acte ? » - Leibniz – dans la philosophie moderne, il ne reste plus de place aux relations unaires ; on n'imagine plus ni l'esprit ni l'âme seuls, sans médiation de leurs cibles.

Pour entrevoir ce que le soi inconnu représente, il faut commencer par le détacher de toute action. « Voir que le Soi n'agit pas, c'est voir » - Bhagavad-Gîtâ. Si ce n'est pas le Soi qui élève les murs, c'est bien Lui qui y perçoit des ruines. Le bon regard est le regard vibrant, ennemi de la paix des édifices et des âmes : « Le Soi est inquiétude »*** - Hegel - « Die Unruhe ist das Selbst ».

Le mot est pur s'il peut se passer d'idées, l'idée est pure si le désir ne s'en mêle pas, le désir est pur si le passage à l'acte ne l'assouvit guère. Mais la multitude aime des amalgames : « Celui qui désire sans agir, engendre la pourriture » - W.Blake - « He who desires but acts not breeds pestilence ». Celui qui agit, immunisé contre le virus de honte ou de désir, gagne en stérilité et perd en saveur.

La sagesse, c'est la honte, face à mes actions, et la pitié - face à mes rêves. Ainsi, je pourrai transgresser la règle biblique : « Ne sois pas sage à tes propres yeux ». Mais ne sois pas prophète dans des contrées, que tes pieds foulent. Et que tes mains ne sacralisent aucun de leurs actes. Cela fait beaucoup de tentations vaincues.

Tenir à la pureté crée, inévitablement, du vide, mais il ne dépend que de moi que de rendre ce vide - réceptacle de ma musique. « La pureté, ce vide maudit. La contemplation pure, en pleine action, c'est du Don Quichotte, ridicule et pitoyable » - Mérejkovsky - « Чистота - пустота проклятая. Чистое умозрение в делании - донкишотство, смешное и жалкое ». Être encombré de vétilles est le contraire d'un vide pur ; il vaut mieux inspirer de la pitié, dans mon chaud silence, que de l'indifférence, au milieu d'un bruit glacial.

Le repentir m'attrapera, que je me démène ou me fige, et peut-être « mieux vaut agir, quitte à m'en repentir, que de me repentir de n'avoir rien fait » - Boccace - « è meglio fare e pentire che starsi e pentirsi », bien qu'il y ait fort à parier que j'aboutisse au pire des repentirs : celui d'avoir coulé mon fait dans une action en bronze au lieu d'un rêve brisé. « Celui qui suit son étoile, ne tournoie pas » - de Vinci - « No' si volta chi a stella è fisso ».

La tour d'ivoire est mon commencement, la descente dans la profondeur de ses souterrains, comme dans l'étendue de l'action, - une vicissitude préliminaire, l'ascension immobile - l'état permanent, intemporel. Vivre la simultanéité et non pas la succession ; sous toute fière tour, il y a un humble souterrain.

Un rêve, hélas, inaccessible : vivre ce que je suis – je vis un devenir, qui n'est jamais fidèle à l'être inspirateur. Mais la fausse réalité : je suis ce que je vis – est pire, puisque mes gestes et mes mots cherchent l'ampleur ou la profondeur, tandis que mon être ne quitte jamais la hauteur. La vie se fige, oublie ou perd son élan - un vivant instantané sans un créant éternel.

Ils voient un titre de gloire dans leurs tentatives de tirer du sommeil les hommes inconscients et éperdus. Ces réveilleurs, qui sont légion, achèvent ainsi quelques survivants du rêve. On ne voit plus que les activistes des yeux ouverts ; fermer les yeux, pour s'adonner aux songes, devint un acte suicidaire, dont se rit l'humanité affairée.

L'agir est pardonnable ou respectable, si je reconnais d'en ignorer les ressorts et les portées. « Je ferai dans l'ignorance de ce que je fais, de qui je suis, d'où je suis, de si je suis »*** - S.Beckett. Cette ignorance peut être étoilée, même si j'élargis le cercle au-delà de l'agir, pour englober le penser, l'écrire, l'aimer. Et je finirai par me dire que notre soi inconnu est au centre de tout ce qui est sacré, mais sa circonférence ne se dessine nulle part.

La fonction principale des contraintes n'est pas le choix de chemins ou de buts, mais la qualité du seul pas éloquent, du premier ; au-delà, c'est déjà l'inertie ou l'algorithme. Dans les actions, dont je me détourne, les actions à exécuter et non pas à créer, même le premier pas découle du mouton ou se programme par le robot.

Avec de bonnes contraintes, le plus court chemin entre un point de départ et un point d'arrivée sera toujours oblique et finira même par devenir discret, en pointillé, que parcourt un regard, expert en géométrie céleste. Entre deux hauteurs il ne doit pas y avoir de chemin - le meilleur argument pour le pointillé non terrestre.

Mieux j'éclaire mes actions, mieux je me retrouve dans mes ombres.

Savoir faire se réduit, de plus en plus, au savoir gérer et perd, de plus en plus, en performances face au savoir vendre. Quand on sait faire, ça ne finit plus par se faire savoir, il faut, en plus, savoir se vendre. Le message doit désormais s'adapte aux messageries et non pas l'inverse. Le format impose la forme. Les fonts colorant le fond. Le fuseau des Parques à l'écoute du réseau des marques.

Le sage n'apprend pas grand-chose dans ses propres erreurs (qui peuvent être pleines de saveurs), mais celles des autres lui sont souvent utiles (pour éviter des indigestions). « Les sages évitent les erreurs des niais, mais les niais n'imitent pas les réussites des sages » - Caton. C'est pourquoi les niais sont plus heureux, dans leur paisible platitude, puisque les réussites des sages, ce ne sont que des consolations des chutes ou des bénédictions des envolées.

L'action ne devrait nuire en rien à nos meilleures idées ou à nos meilleurs rêves, qui sont nos seuls pourvoyeurs de meilleures consolations. Quant aux idées ou rêves terrestres, on peut dire, que « L'action est l'ennemie de la pensée et l'amie des flatteuses illusions » - Conrad - « Action is consolatory. It is the enemy of thought and the friend of illusions ». Avec l'ennemi - deux attitudes possibles : le corps-à-corps ou la reddition tempérée par l'indifférence. Ta pensée en sortira avec les bleus des illusions malmenées ou avec le rouge des illusions honteuses.

L'obligation d'avancer mon esquif me poussera à m'intéresser aux étoiles et même réveillera l'angoisse des profondeurs. Qui rame ne voit pas le fond - c'est la sueur qui obstrue la vue. Ce seront les larmes, si je ne fais que scruter le ciel. Ou le sang, si je n'aspire qu'au fond. Le fond paraît net surtout aux aveugles de naissance.

La marche, que j'aille trop loin ou juste ce qu'il faut, m'apporte de la certitude et m'apprend des limites de l'accessible ; la danse m'enivre de vertiges et me fait découvrir des limites inaccessibles. Savoir que « seul celui qui tente d'aller trop loin peut, éventuellement, découvrir jusqu'où l'on peut aller » - T.S.Eliot - « only those who risk going too far can possibly find out how far one can go ». Quand je sais, que tout ce remue-ménage n'a d'autre finalité qu'aménagement d'étables, je me moque des bornes et j'évite des cornes. L'important, ce n'est pas découvrir, mais couvrir, couvrir d'auréole, d'écran, de brume. Mais pour cela, il vaut mieux rester loin des routes.

Les défaites des âmes ataviques passent inaperçues, tandis que les défaites des bras ou des têtes sont toujours bien compréhensibles et leurs conséquences - bien lisibles. Jamais le muscle et la cervelle ne furent aussi solidaires. On ne sait plus, sur qui tombe la punition de jadis : « Quand le bras a failli, l'on en punit la tête » - Corneille. Quand l'âme innocente a réussi, l'on en félicite, hélas, les deux arrogants complices.

Volonté, intellection, action - cette triade humaine est à l'origine de la Trinité chrétienne. Et dans les deux cas, l'action (de grâce) procède de la volonté et de l'intellection (ou par l'intellection - notre filioque humain !). On peut négliger l'action, pour qualifier le monde de l'immuable et de l'invariant (Schopenhauer).

Les journaliers, suant sur leur pages, grises et vastes, clament, que le génie est affaire de patience et de persévérance. La patience en geste - le talent - conduit à l'immobilité des pieds et rejoint l'impatience de l'âme - le génie - pour donner des ailes au rêve.

Du silence de l'univers, la patience de l'esprit extrait les cadences, et l'impatience de l'âme – la musique. Ce qui est objectif ne promet qu'une désespérance, ferme et lucide ; l'espoir, éphémère et beau, ne peut venir que de la musique de l'âme. Et l'espérance de Vauvenargues : « La patience est l'art d'espérer » - est de l'artisanat bien pesé et non de l'art impondérable.

Ils appellent danger ce qui pourrait gêner une ascension sociale. « Plutôt un mouvement périlleux qu'une immobilité sans danger » - Keats - « Better being imprudent moveables than prudent fixtures ». Le péril du mouvement, c'est un bleu sur l'épiderme, une grisaille dans la tête ou un vide côté âme. Le péril de l'immobilité, c'est un rouge au front, une noirceur dans le regard, un trop plein côté cœur.

N'importe qui peut soulever la chose, dont on connaît le point d'Archimède ; s'arrêter à la recherche de celui-ci, c'est comme maîtriser une corde tendue, qui a aussi peu besoin de cibles que de flèches.

Vivre des tempêtes (de l’espérance) et toucher aux gouffres (du désespoir), sans quitter le rivage, soupirer - « Suave, mari magno… » (Lucrèce). Nietzsche a tort de pousser le philosophe vers le navire en perdition - troquer ses ruines contre une épave ? Pour exposer le meilleur des arts de navigation, le naufrage n'est pas un but suffisant, mais une contrainte nécessaire. « Navigare necesse, vivere non necesse » (Plutarque) - que des Hanséatiques ou internautes s'en accommodent, affaire d'échanges, lucratifs ou ludiques.

Sisyphe versait le trop plein de son cœur dans le vide de la vie. Le monde est vide, quand le but perd de son poids ; le cœur est plein, quand les contraintes lointaines emboîtent le pas au but immédiat. La souffrance de Sisyphe est supérieure à celle de Tantale (la souffrance tient en forme l'âme, et « Sisyphe se faisait les muscles » - Valéry), comme la contrainte suivie est supérieure au but poursuivi, pour maintenir notre fringance.

En quoi consiste mon bien palpable ? - seul un bien calculable peut s'y réduire, et agir contre ce bien est l'un des rares moyens de prouver notre liberté. Le bon Dieu, à travers son minable serviteur : « Dieu n'est pas offensé par nous, si ce n'est quand nous agissons contre notre propre bien » - « Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus ut dictum est » - fait preuve d'un goût détestable en faveur de la servilité de l'homme.

C'est la qualité du désir, en intensité et non en sincérité, qui amortit la honte de la nécessaire action, à laquelle je … renonce. « Avec le désir - mille moyens ; sans le désir - mille contraintes ! » - Pierre le Grand - « Есть желание - тысяча способов ; нет желания - тысяча поводов ! ». Pour élever ou entretenir le désir, rien de plus efficace que de bonnes contraintes ; pour le tuer, rien de plus sûr que de mauvais moyens.

Ni l'action ni le mot ne sont des empreintes fidèles de notre meilleur soi. Avec les mots on crée des images, avec les actions - des choses. L'image, éloignée du vrai, peut devenir rêve, mais la chose, éloignée du vrai, ne peut être que mensonge. Les mots s'occupent de la traduction, et l'action - de la trahison. Traduttore - non traditore.

Que ce soit le hasard ou une préméditation, nos actions, à l'échelle de nos rêves, sont muettes. « Nos actions ne sont que des coups de dés, dans la nuit noire du hasard » - Grillparzer - « Unsre Taten sind nur Würfe in des Zufalls blinde Nacht ». Tout choix des hommes s'affiche désormais sous un éclairage pré-programmé. Les rêves, même conçus sous les meilleurs des astres, sont repoussés vers l'ombre du destin. Le hasard mécanique abolit le coup de dés prophétique.

Celui qui se sent maître de l'Action à faire est, en général, esclave de l'Action faite. Pour mieux maîtriser celle-ci, il vaut mieux se sentir esclave de celle-là. Dans le domaine des actions, se méfier du vertige des commencements, songer surtout aux fins. Maîtriser, à la fin, le remords de l'âme désabusée est plus vital que se laisser porter, au début, par l'essor des bras abusés.

On cherchait à transformer ce monde par les passions, par les mains, par les idées, par les regards, et l'on finit par confier cette tâche aux seuls cerveaux robotisés. Ni transformer ni même contempler, mais - recréer, telle serait le meilleur emploi de notre premier levier, le regard. La contemplation n'est peut-être pas son meilleur usage. Serait-ce l'inévidence du contact avec la chose vue ?

Recours à la force est toujours rejeté par la sagesse, comme instrument toujours pipé, comme condition toujours sine qua si quand même, la force réduit aux gémonies ce qui ne progresse pas, c'est-à-dire ce qui est éternel. « Cet état d'extrême simplicité où, sans notre action, nos besoins harmonisent avec nos forces » - Hölderlin - « Ein Zustand der höchsten Einfalt, wo unsere Bedürfnisse, ohne unser Zutun, mit unseren Kräften gegenseitig zusammenstimmen ».

À la surface de la terre, dans chacune de mes traces je laisse une plaie, mais rester sans plaie, c'est rester sans grâce.

Celui qui s'agite ne s'occupe, en général, que des choses, qui traînent sous les pieds et qu'on saisit avec ses griffes, tandis celui qui attend des miettes ou des aumônes a de bonnes chances de recevoir, dans son âme, des choses tombant du ciel.

Ma place dans le monde est donnée par le hasard, pour que je l'élargisse ; il m'appartient d'investir la place au-dessus du monde, pour que j'y maintienne une hauteur. Quitter la première n'est guère signe de liberté, mais, plus souvent, appel du forum. Les autres, entravés de contraintes, se réfugient dans des souterrains ou au milieu des ruines, les seuls lieux visités par l'antagoniste du hasard, le destin. L'homme vraiment libre reconnaît le hasard derrière tout mérite public, et pour lui échapper vit en exilé.

Tant de pierres d'achoppement, accumulées devant toute action ; le travail de Sisyphe résume l'inaction, qui en résulte : trier les pierres - d'achoppement ou de touche, angulaires ou premières - et en décorer mes ruines.

Deux éternités encadrent mon existence, que je dois amplifier, en transformant le passé et en filtrant l'avenir (et non pas l'inverse). Pour en rester à l'électrotechnique, je dirais, que, en fait d'éternité, la bonne jointure se fait par un regard-condensateur plutôt que par un muscle-résistance.

Ce qui me conforte dans mon goût des phrases sans action, c'est la détermination de tous les autres de suivre l'action sans phrases.

Ceux qui s'enorgueillissent d'aller jusqu'au bout font, la plupart du temps, du bourrage et de l'étalage - dans cette détermination je reconnais plutôt un gueux. La noblesse est dans l'art des commencements fiers et des fins humbles. Aimer la musique, mais en ignorer le sens.

La sélection des candidats à l'enfer ou au paradis se fait d'après les actions, et une toute petite correction suffirait, pour changer de destination. Tandis que l'essentiel réside en inactions osées, qui auraient pu servir de critère autrement plus rigoureux. Le Dieu vengeur est partisan des filtrages, dans l'inessentiel fade ; le Dieu rétributeur penche pour des multiplications, dans l'essentiel intense.

J'évaluerais l'archer non pas en traces et en grammes, mais en grâce et en flamme ; pour la première gloire, il faut décocher des traits, être Achille, pour la seconde - s'enticher de ses propres traits, être Narcisse. Tenir à la lumière des autres ou être sa propre ombre. « Tire tes flèches, et tu deviendras une lumière pour les hommes » - Homère. Janus du jour, Janus de la nuit – ni tout à fait le même ni tout à fait un autre.

Le regard est précieux non seulement pour me réjouir des fleurs, mais aussi pour apprécier le fruit. « Que ce qui fructifie le mieux le champ soit le regard de son maître »** - Pline l'Ancien - « Fertillissimum in agro oculum domini esse ». La recette est bonne non seulement avant la joie des semailles, mais surtout après le désastre de la récolte.

Au prix de grandes sueurs, ils produisent de vastes blocs de pesantes banalités ; les perles ne demandent aucun travail. « Aucune grande création intellectuelle n'est due à un grand effort »* - Ruskin - « No great intellectual thing was ever done by great effort ». L'intelligent est rarement diligent. Tu dois être bien le seul à ne pas appeler à travailler dur pour réussir, que ce soit auprès des garagistes, des ingénieurs commerciaux ou des peintres. Chapeau ! Et dire que école vient de loisir !

Agir est affaire de traductions successives : du désir en conviction, de la conviction en projet, du projet en moyens, des moyens en actes. Et cette chaîne est une suite de ruptures, aucune traduction n'étant fidèle entre les langages du désir, du discours, de la volonté, du geste, du sens. Si l'on suit le beau, on est infidèle au vrai ; si l'on suit le vrai, on s'éloigne du beau. « La traduction, comme la femme, est infidèle, quand elle est belle, et n'est pas belle, quand elle est fidèle » - Shaw - «  Translations are like women : the beautiful ones are not faithful and the faithful ones are not beautiful » (voir aussi Lao Tseu).

À l'ennui d'une action interminable, ils trouvèrent un répit - voyager : « Le voyage est une échappatoire à l'action réelle » - Modigliani. Il n'en est qu'un piège de plus. C'est dans l'irréalité du regard immobile qu'on découvre les trésors d'inaction.

Jadis, l'action faisait appel à notre force, et le rêve valorisait toutes les ressources de nos faiblesses, l'impur ne se mêlait guère du pur. Aujourd'hui, ils veulent les fusionner : « Vision sans action est un songe, action sans vision est un cauchemar » - proverbe japonais. L'homme, fidèle à la vision et sacrifiant l'action, se réfugie dans des ténèbres.

Les grandes paroles font mépriser les actes ; les petites paroles en sont toujours solidaires. Ne crois pas que « Les actes, et non pas les paroles, nous font croire » - Térence - « Facta, non verba, penduntur ».

À la raison contraignante du : « Je peux car je veux ce que je dois » (Kant), on peut opposer la passion astreignante : « Seigneur, accordez-moi la force de désirer plus que ce que je puisse atteindre »*** - Michel-Ange - « Signore, promettimi di poter desiderare sempre più di quanto posso realizzare ».

On ne rêve, dans la jeunesse, que de ce qui ne ressemble guère à la pensée. On n'agit pas, à l'âge mûr, selon le rêve de la jeunesse. « Qu'est-ce qu'une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée par l'âge mûr » - Vigny - elle est plutôt dans le non-mélange des rêves, des actes et des pensées et dans la création et l'entretien de ces trois demeures indépendantes.

La paix extrême dans l'action, la passion extrême dans le rêve - tel est l'état de déséquilibre à entretenir. Les hommes cherchèrent toujours leur fichu équilibre soit dans la paix d'âme (l'Antiquité) soit dans la passion agissante (la modernité).

Ils sont innombrables à proférer ces insanités de mufles agissants : « Rêver, mais sans laisser le rêve être ton maître, penser sans n'être qu'un penseur » - Kipling - « If you can dream - and not make dreams your master ; if you can think - and not make thoughts your aim ». On sait qui, en l'occurrence, occupera la place du maître et du penseur - l'hygiène de hyène et le cerveau de veau.

Tracer des routes peut être une tentative d'échapper à l'étendue de la platitude, mais aucune signalisation ne les empêche de devenir sentiers battus. On se trompe de dimension : à une bonne hauteur, tout souci de périmètres ou de surfaces se calme par une anodine homothétie ou par une translation du regard.

Le choix de contraintes témoigne de ton goût et de ton intelligence ; la liberté se prouve le mieux par le refus de poursuivre un but sans noblesse. « Ma liberté sera d'autant plus grande et profonde, que j'imposerai des contraintes plus sévères à mon champ d'action »**** - Stravinsky - « Моя свобода будет тем больше и глубже, чем теснее я ограничу моё поле действия ».

Tant de pieuses réflexions sur le sens de la vie, tandis que, plus souvent, on doit choisir entre la vie ou le sens : entre l'orchestration de son âme polyphonique ou l'instrumentalisation des gammes monotones des autres, entre les ruines éternelles ou la salle-machines moderne, entre l'implosion du sujet ou l'explosion du projet.

Le sens du sacrifice et le rêve sont chassés comme déviations du scénario unique des hommes. « Ce qui disparaît est l'Action, niant le donné, et l'Erreur » - Kojève - sans lesquels l'Homme disparaît des horizons divins, la platitude des hommes fêtant la fin de l'Histoire.

Ni devoir ni action, mais bien la volonté, qui doit (veut ? peut ?) rester une pure volonté de puissance. Si, en plus, on se souvenait, que Nature voulait dire naissance ou commencement : rester fidèle au commencement s'appelle rythme - la vertu serait donc de la musique !

On tentait jadis de munir l'action de passions ou de noblesse, mais l'on comprit vite, qu'un dossier complet, financier, juridique et corporatif, atteignait plus avantageusement les mêmes objectifs. Et, au lieu de lancer des vœux pieux et héraldiques : « Plein de sang dans le bas et de ciel dans le haut » - E.Rostand - on formule des scénarios, gestionnaires, promotionnels ou littéraires, sous forme d'un cahier des charges.

Les soucis, dans tous les foyers, sont, aujourd'hui, exactement les mêmes que sur la place publique. En rentrant chez soi, chacun porte sur lui la rue et son brouhaha collectif. « Le mobile de la plupart des actions de la rue est l'ennui de la maison » - Vigny - mais c'est le même ennui dehors et dedans.

L'action est masculine, et l'oisiveté serait féminine, puisque, en position debout, on est tenté par le diable, mais, en position couchée, on tente le diable. La tentation divine consiste à produire ce qui existe, dans l'oisiveté de ce qui n'existe pas.

Savoir faire ou savoir ce qu'on fait, la performance et la compétence. On connaît l'indulgence évangélique pour ceux qui ne savent pas ce qu'ils font. Mais l'artiste qui veut savoir faire, veut surtout savoir ce qu'il fait. « Je fais toujours ce que je ne sais pas faire, pour apprendre à le faire » - Picasso.

Ne cherche pas à t'agiter, en apprenant que la chance de l'indolent se serait assise avec lui. On caresse mieux étant assis ou couché qu'en courant. Les chances, qui courent les rues, calculent bien, mais ne caressent pas.

L'horloger des mots doit être plus passionné que celui des gestes. Le premier te couvre d'une gangue de liberté, le second te met à nu. « La parole te soulève, l'exemple te traîne » - proverbe latin - « Verba movent, exempla trahunt ». Habille l'exemple en paroles opaques pour rester libre. « La parole s'envole, l'écriture perdure » - proverbe latin - « Verba volant, scripta manent ».

C'est avec les graines du champ de l'impossible qu'il faudrait ensemencer celui du possible. Pour des récoltes immortelles, la génétique modifiée est sans danger. « Ô mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible » - Pindare. Ne pas se laisser envahir par l'ivraie du nécessaire. C'est ainsi que t'avaient lu et mis en exergue, respectivement, Camus et Valéry. La vie, la beauté, le Bien, pour la raison mécanique, la machine, sont impossibles. Regardez, aujourd'hui, les champs du possible, en peinture ou en musique, - les distinguez-vous des décharges publiques ? Et l'écriture, elle aussi, subit chaque jour davantage cet urbanisme lugubre et aculturel, ennemi de la kénose vivifiante.

Dès que je sais faire quelque chose, la perspective d'une nouvelle inertie me terrifie - j'abandonne et la chose et la piste. Être créateur, plutôt qu'ingénieur. Le premier change de langage et par là désapprend le Fait ; le second change de sujet et oublie le Faire. Savoir faire, c'est maîtriser une syntaxe.

Si la vie, pour les Russes, est loin d'être la traversée d'un champ, pour les Italiens elle ressemblerait à la traversée d'une mer : « Du dire au faire, il y a au milieu la mer » - proverbe italien - « Dal dire al fare c'è di mezzo il mare ». Ses vagues sont plus proches du dire, ses rivages du faire. Et au-dessus il y a le ciel, le voir et l'entendre.

Où, sinon dans le rêve, peut se concentrer l'infinie liberté ? Et à quelle infinie servitude peut-elle aboutir ? - au renoncement à la valeur de l'action ! Donc, rien d'apocalyptique. Et que la liberté partielle se loge dans la vérité (Berdiaev), dans la beauté (Dostoïevsky) ou dans le bien (Tolstoï), privée d'infini, elle peut occuper l'horizon, elle ne nous remplace pas le firmament.

Tant qu'on évalue sa vie à l'échelle de l'action, on est guetté par la déroute finale, vers la platitude. Aucune recherche de profondeurs n'aide à y échapper. Chuter, au moins, vers le haut, dans un vertige de hauteur - telle est l'alternative. La hauteur peut rendre certaines folies – bienfaisantes. La pire des dégringolades, c'est s'apercevoir, docte, sain et sage, qu'on n'avait jamais quitté la platitude, puisque toute profondeur y aboutit.

À rêver, sans faire appel aux choses, te fera venir et des faits et des pensées. À penser ou à agiter trop de choses te fait oublier ce qu'est rêver.

Celui qui trouve les moyens, pour agir, est professionnel des buts ; celui qui trouve les raisons, pour ne pas agir, est amateur des contraintes.

La bête polie en paroles vaut mieux qu'un ange malappris en acte. Le propre de l'ange étant de ne pas agir et de la bête de ne faire qu'agir, on a affaire à un pur contradictio in adjecto (comme dans une pensée expérimentale).

Entre les feuilles on peut insinuer quelques fleurs, mais entre les fruits il n'y a de place que pour vermine.

Un méchant théoricien est rarement bon en travaux pratiques. Mais un méchant praticien peut être bon théoricien, surtout chez les fabricants d'outils. L'ennui de notre époque est que fabriquer les outils devint trop simple, à créativité facilement calculable, et leur usage - trop compliqué, à conséquences incalculables.

Le mot perdit définitivement la partie contre le fait. Le mot coloré, porteur de silence rieur ou sanglotant, n'a plus aucune valeur d'échange ; les faits incolores s'échangent dans le brouhaha mécanique des foires ou des salles-machine.

Qu'emporte de nous, le mot, le regard, le geste ? La vie est-elle une traduction libre d'un texte insensé ou la création d'un discours inédit ? Se peut-il que « l'âme n'ait pas de secret, que la conduite ne révèle » - proverbe chinois. ? Et si une œuvre n'était créatrice que révélatrice ? Psychologisme transcendantal !

Quand la main indique le but, le mouton se met en branle, le robot évalue les moyens, le sage érige des contraintes. L'innocent ne quitte pas des yeux la main.

Dans l'action, le but est la satiété ; dans la réflexion - l'appétit. Laisse digérer les sots - déguste et n'avale pas : une saveur avalée n'a plus de goût.

Ce savoir précieux - l'art de s'abreuver à une bonne source et de se verser tout de suite dans un bon océan, sans ramer, sans craindre de s'arrêter et de reculer, puisque derrière il n'y a que la source.

Un emballement, peut-il être d'origine divine ? La paix d'âme, peut-elle être soufflée par le diable ? « Dieu donne le gouvernail, mais le diable donne les voiles » - proverbe russe - « Бог руль даёт, а чёрт - паруса ». Dans cette régate, je me sens plus proche de la bête. Encalminé, j'attends mon étoile et un bon vent, Dieu ne prêtant attention qu'aux droits chemins et aux boussoles.

Dès que j'emballe mes muscles, je perds le contact avec Dieu ; de même, la tête basse, mieux que la tête haute, convient à mes rendez-vous avec Lui ; les yeux plutôt fermés. Et non pas à cause de Sa puissance, mais, au contraire, puisqu'Il est non seulement dans la faiblesse, mais peut-être Il est même inexistant, comme mes rêves ou mes prières. « Ce qui est divin est sans effort » - Eschyle.

Ouvrir ou découvrir des chemins est une tâche, qui n'est pas sans noblesse ; ce qui m'ennuie, c'est la densité du troupeau qui s'y engouffre et qui en fait un sentier battu de plus. « Des fous creusent des routes, des hommes raisonnables, ensuite, les empruntent » - Dostoïevsky - « Безумцы прокладывают пути, по которым следом пойдут рассудительные » - et ceux qui les creusèrent retournent dans leurs impasses.

Le verbe voir est plus vaste que les verbes agir ou penser, mais il n'est qu'une banale entrée du dictionnaire, s'il n'est pas accompagné des noms de regard et hauteur.

Connaître ses points de départ et d'arrivée et ignorer ses développements et actes suffit pour connaître un homme d'envergure. Son rêve est d'entretenir le rythme du pointillé vital, dessiné par ses deux points, dont il n'est pas vraiment le maître, mais seulement l'admirateur. Mais être fasciné par les sources vaut mieux qu'être façonné par les ressources.

Les vrais élans et vertiges tendent vers les limites inaccessibles et peuvent donc être vus comme symboles de l’immobilité. D’autres y voient de l’ennui et s’accrochent à l’appel du mouvement : « L’esprit, en s’entraînant au vertige, finit par se donner l’illusion de la mobilité » - Bergson.

La réalisation de tout idéal le souille et le voue au passé. Ne nous parviennent que les idéaux vierges de toute réalité et tenant haut leur obscurité. Tous les idéaux radieux s'accomplirent dans une platitude sans bornes ; le seul espoir des derniers rêveurs est du côté des ombres ignorant tout encore.

Il y a trop d'éléments épiques, résultant d'une ferme résolution, mais une douce irrésolution est une meilleure source des éléments dramatiques - voyez Hamlet. La décision gagne en beauté par une élégante résolution de contraintes, de réserves, mais elle ne gagne tout court qu'en se pliant aux buts minables.

Une barbarie spirituelle survient, dès que l'homme d'action apparaît. Mais dès que l'homme du rêve s'y substitue, une autre barbarie redouble de férocité, la barbarie matérielle. Seul, l'homme du calcul assagit les mœurs et les règles.

Oui, les saints accomplirent de belles œuvres, mais on trouve exactement les mêmes exploits chez les païens ou chez les brigands. Les nimbes ne se dessineraient qu'au-dessus du rêve, jamais - au-delà d'une action.

On peut gagner une fraternité par inaction commune, mais pour gagner une amitié il faut avoir agi, et ce sont des actions basses qu'attend de moi la gent basse, pour m'accepter. Les actions n'ont pas de dimension verticale, et la gent basse est en réalité la gent large.

Il faut, dès maintenant, se laisser imprégner par le vers difficile, pour pouvoir, comme Sénèque, écouter le vers facile à l'heure du bilan. Et il faut suivre le conseil d'Auguste : « Dépêche-toi lentement » - Suétone - « Festina lente » - ne faire vite que ce qui ne presse pas, pour pouvoir faire lentement ce qui presse.

On pense, généralement, que le ciel observe nos mains ou nos cœurs, pour juger de nos mérites civils, mais le Seigneur sans obliquités ni ambages : « Je scrute les reins pour rendre à chacun selon le fruit de ses actes ». Sisyphe serait récompensé, et non pas Orphée. Pourquoi ne scruterais-Tu pas nos yeux, où Tu verrais les fleurs des rêves accomplis ou des actes non accomplis, par égard à Ton regard ? Et nos oreilles, tournées vers Ta musique ? Je Te préfère en fleuriste ou chef d'orchestre qu'en contre-maître.

Chacun porte en soi une fiction d'interprète de rêves et une fiction de compositeur de gestes ; celui qui n'entend pas des voix n'a pas la sienne non plus. Un homme peut n'être fidèle qu'à sa musique intérieure ; on n'aurait pas le droit de faire grief à sa musique de ne pas être nostalgique des pas cadencés ou chaotiques, qu'elle aurait pu accompagner !

La philosophie n'apprend ni à penser ni à parler ni à agir, elle est loin des voies, elle est une voix, qui tente à réduire à la musique intellectuelle tout bruit réel. Toutefois, dans le dit il y a plus de sources musicales que dans le fait, et Sénèque : « La philosophie apprend à agir, non à parler » - « Facere docit philosophia, non dicere » - y est doublement bête. L'action du philosophe consiste à séparer le fait du regard et à ne peupler celui-ci que de ce qui peut être dit. Théoricien aux yeux de l'homme d'action, le philosophe est praticien aux yeux des aèdes et bardes.

Tout le monde est debout, et je suis par terre. Ma volonté est dans la chute ou dans le vol, d'autres moyens de locomotion conduisant tout droit vers la platitude. « Il suffit de vouloir, pour tomber, mais te relever - tu le dois » - Joyce - « Phall if you but will, rise you must ». Ils fêtent leur libre rébellion d'esclave, je pleure ma résignation d'homme libre. Leur pouvoir est encrassant, mon devoir - écrasant.

L'action est le meilleur moyen pour trouver mon intelligence, et l'inaction - pour prouver ma noblesse. « Celui qui se lève le matin pour chercher la sagesse, la trouve assise à sa porte » - la Bible - ce ne serait plus le même personnage : la sagesse, dessaoulée par l'action, se mue en noblesse. Je serais resté assis à ma porte, je serais vite rejoint par la sottise. La sagesse occupe ce que je quitte, imbu de fidélité dramatique, ou que je libère, conscient de mon sacrifice tragique !

Produire et créer, le travail et l'inspiration, les moyens problématiques et les commencements mystérieux, l'opposition entre ces deux manières de vivre est une fatalité irréconciliable. « L'âme se dessèche chez l'homme qui agit, mais l'homme qui crée sa personnalité (ou son mot ou son rêve) perd tout intérêt pour l'action »** - Prichvine - « Делая, человек становится бессердечным, а создавая личность (слово-сказку), теряет интерес к действию ».

Le sot dominateur prête beaucoup de cohérence à ses actes et en conteste chez les autres ; le sot incompris en accorde aux autres et s'efforce d'en atteindre pour soi-même. L'ironiste - sot ou sage - fut jadis intégralement fataliste, mais les progrès de la mécanique - mécanique, le seul porteur de la cohérence - chez l'homme calculable et déductible, firent de son cœur un bon dépositaire de syllogismes.

Pour décourager les amateurs de la position couchée, on leur disait, que l'argent ne poussait pas sous les arbres. C'est ce qui me fait aimer leur ombre, où poussent de belles métaphores.

Les plus belles idées comme les plus beaux sentiments ne nous charment qu'irréels ou inaccomplis. « Le communisme, c'est l'humanisme réel, accompli » - Marx - « Der Kommunismus ist der wirkliche, der vollendete Humanismus ». L'humanisme, passé dans la réalité, devenu humanity in action, crève comme crève l'amour entraîné bon-gré mal-gré vers l'action ; le christianisme creva d'accès du réel froid dans son chaud verbe (et tu aurais dû garder le titre de Catéchisme communiste de ton Manifeste, - à l'instar du Catéchisme positiviste de A.Comte et du Catéchèse du révolutionnaire de ton coreligionnaire russe, - en y ajoutant : à l'usage des velléitaires).

L'action profonde noie facilement le haut rêve verbal. Le mot sans ailes fait chuter une grande action - dans la platitude. Quand les actions s'accumulent, le mot stagne et devient indiscernable de l'action.

Le meilleur emploi des ailes, une fois qu'un volatile décida de marcher, est de se plier pour cacher la bosse. Tant qu'Apollon ne l'interpelle pas, il est le dernier des marcheurs, au même plomb dans les extrémités que les reptiles.

De nuit, où ton action est rêve, tout blé semble farine. De jour, toute farine devient du blé, pour le marchand.

Être aux aguets, la plaidoirie ironique de l'irrésolution.

La beauté devrait être statuaire, figée ; tout mouvement du grand annonce une grande chute : « C'est par l'action que la douceur tourne en aigreur » - Shakespeare - « Sweetest things turn sourest by their deeds ».

Qui fut, de tous les temps, le plus dynamique et le plus entreprenant ? - un conquérant, un banquier, un marchand. L'impulsion première d'un être noble fut la tête tournée du côté des étoiles et les mains plus près du cœur que du marteau ou du sabre. Tout goujat réussi exhibe la sottise de Sénèque : « L'effort, c'est l'apanage de l'élite » - « Labor optimos citat ». Le seul effort noble est celui des commencements, des découvertes d'un courant nouveau, même, quelquefois, d'un contre-courant. Mais du haut de sa tour, sans quitter ses ruines. Toutefois, il n'y a plus d'élites, tout effort se réduisant aujourd'hui à l'appui sur un bouton.

Ce qu'on veut penser, on peut le dire. Ce qu'on doit faire, on veut le penser. Et quand on peut le penser, on ne peut pas le faire. Ce qu'on fait n'est ni pour ni contre ce qu'on pense. Faire, c'est avoir trouvé cet accord du pouvoir, du dire et du penser, qui s'insère dans la partition irréversible de la vie.

C'est un don rare que de savoir faire en paroles ; ce qui est banal, en revanche, ce sont des faits qui restent désespérément muets. L'hypo-crite (celui qui s'arrête avant-décision ! - n'oublions pas, que décider voulait dire couper la gorge ! ) est à réhabiliter (Pascal en ébaucha une authentique théorie) !

Le souffle sert, quand on parle voiles, non rames, gouttes dans les yeux, non sur le front.

Il vaut mieux que je tienne l'accusateur, le but de ma vie, dans l'ignorance des pièces à conviction, des non-assistances aux actes en danger, répudiés par mon rêve.

L'idéal, par définition, est ce qui ne peut pas devenir réel ; parler de sa réalisation est un oxymore. « L'idéal a l'étrange propriété de tourner vers son contraire dès qu'on le réalise » - Musil - « Ideale haben die merkwürdige Eigenschaft, in ihr Gegenteil umzuschlagen, sobald man sie verwirklicht » - au bout de cette réalisation - une déception et non pas un renversement d'idéaux. Ou bien c'est la banale impossibilité de comparer l'idéal avec ses ombres réelles. Il faut maîtriser un méta-idéal : un langage de défense de tout idéal contre le prurit des actes commis en son nom.

Sois acteur, quand tu descends vers les détails de la vie, où tout est comédie. Tu en riras. Ne sois que spectateur, quand tu les quittes pour la vraie vie. Qui est tragédie. Tu en pleureras

Rien n'est fait aujourd'hui pour le son, le nom d'une chose, tout se fait pour la chose. Y renoncer pour son nom - privilège des poètes. Les autres ignorent le sacrifice et ne connaissent que l'échange.

Incapables de vivre par ou pour la musique, ils déclarent vivre pour l'esprit. Alors la terre pullule de ces spirituels grinçants, se concentrant sur l'acte à accomplir (Bergson) ! L'homme d'action - transfuge ? se désolidarisant de l'acte bruyant et optant pour le mot musical ? Impossible reconversion !

Tu te moques de ceux qui cherchent à aller de l'avant, mais ne t'accoquine pas trop avec ceux qui fuient ou reculent. En hauteur immobile, les mouvements changent si facilement de signe.

L'héroïsme d'action n'exista jamais. « Il n'y a pas de héros de l'action. Il n'y a de héros que dans le renoncement et la souffrance »** - A.Schweitzer. Renoncer aux choses au profit des images ; souffrir des choses intraduisibles, se réjouir des images qui, intraduisiblement, les traduisent. La prétention de l'héroïsme naît de l'illusion, que l'action puisse traduire le désir. La prétention de la noblesse, qui veut orienter le désir vers des valeurs, est aussi irrecevable : « Les vecteurs avant les valeurs »** - R.Debray. Les désirs sont nos vecteurs ; et une façon, légèrement indécente, de continuer à tenir aux valeurs, dont tout le monde se fout, - c'est la farce.

Ce n'est pas dans l'accompli que les êtres d'exception lisent la grandeur, mais dans l'imaginé. Non pas avec leurs yeux, mais avec leur regard. Éventuellement, dans l'imaginé d'après l'accompli, mais dans un langage de hauteur, tout accompli s'inscrivant toujours dans la platitude. Il n'y a pas de grandes actions, il y a de grandes images.

De l'inaction on abuse, de l'action on profite. L'abus du vide serait-il pire que le profit du trop plein ? Non, mais un témoin oisif est plus dangereux, car intelligent, qu'un témoin spolié, car indigné.

Pour de l'argent on est capable de tant de choses, même d'une bonne action. Gratuitement, on n'est plus capable même d'une méchante action. Le bon rêve sans prix est rarement gratuit.

Nos actes constituent le fond et nos rêves – la forme de l’existence. La forme, qui m'attire, est un tamis aux mailles imprévisibles, au point que les graines de la vie retenues constituent un fond promis à la prochaine secousse. « L'existence humaine : l'effort qui se complaît à lui-même » - Ortega y Gasset - « La existencia del hombre : esfuerzo que se complace en sí mismo » - la pose d'un archer, qui se moque de ses cibles.

L'espoir - la flèche, qui ne quitte pas l'arc bandé ; le désespoir - la découverte qu'aucune cible touchée n'ennoblissait l'effort des cordes. « Rien de plus apaisant qu'un canon chargé » - Heine - « Es gibt nichts stilleres als eine geladene Kanone ». Devant mon adversaire surarmé, l'action triomphante, l'arc est mon arme de dissuasion, censé ne jamais servir.

À vue de nez, l'héroïsme est une camelote périmée, dont n'émane plus aucun parfum de renommée ou de mythe. Le pragmatisme pestilentiel remplit désormais le rayon des actions. La caducité est spatiale pour le sage (même pour le Sage du Café du Commerce - Valéry), temporelle pour les autres.

Tous les bons chemins furent déjà indiqués par des autres ; c'est la nature de mes audaces qui formera des contraintes débouchant sur le choix des chemins à ne pas parcourir.

Le sot admire l'action, résultant d'une intelligence calculante, a priori ; le sage admire, a posteriori, l'acte né d'une intelligence inconsciente, innée. La même chose avec les pensées : le sot respecte la pensée-résultat, mesurée en masses ou en décibels ; le sage aime la pensée impondérable, naissant d'une musique de mots.

Il est révolu, le temps facile, où l'on pouvait étriller un acte démoniaque au nom d'une séraphique idée. Plus d'idée immaculée, non visitée par quelques annonciateurs d'actes sans scrupules, non présentée au Temple d'Hermès, non figée en quelconques présomptions d'innocence ou assomptions sans douleur.

Le tragique, ce n'est pas l'inconciliable, c'est la conciliabilité entre le rêve et le geste. Qui nous rabat sur le comique.

Toutes les tâches, où l'on sait ce qu'on fait, seront un jour confiées à la machine. Heureusement, il nous resteront des taches, où l'on ne sait pas ce qu'on tait.

Aucune imitation humaine de l’œuvre de Dieu n’est possible, puisque celle-ci ne concevait que des miracles et des mystères, tandis que toute œuvre humaine, même mystique, ne produit que des problèmes et des solutions. Mais il y a un parallèle incompréhensible entre l’extase (prévue par Dieu) devant la beauté érotique du corps et l’extase (réservée aux esprits nobles) devant la beauté romantique de l’âme. Seul un rêveur peut s’inspirer des merveilles de la c(C)réation.

La philosophie au marteau dionysiaque de Nietzsche (ou le marteau de l'art, chez Marx, défiant le miroir, ou le bistouri de Foucault neutralisant la folie) porte la même innocuité que l'arc d'Apollon, dont on ne fait que bander les cordes, ou la lance de Don Quichotte, qui ne sert qu'à pointer le ciel, tout en ratant les moulins.

Aux sots, leurs chemins semblent lumineux et droits, et ils savent exactement ce qui, par injustice ou hasard, les fait tomber. Au sage, tout chemin est fait de ténèbres et d'obliquités, et il est sûr de son inévitable chute ; c'est la platitude des chemins qui l'aide à y dénicher une pierre d'achoppement, pour ne pas s'y engager.

Le choix de chemin est un vote des pieds contre les ailes, qui ne connaissent que l'élan : « Rien qu'un élan ou un vol : planer ou désirer - sinon, sur tous les chemins, ne t'attend que ta perte » - A.Blok - « Только порыв и полёт, лети и рвись, иначе - на всех путях гибель ». L'action ne vaut que par l'élan, qui nous pousse à nous quitter, le temps d'une faiblesse : « Tout n'est qu'effort et rythme. Élan sans but ! Terrible est l'instant, où disparaît l'élan » - Bounine - « Всё ритм и бег. Бесцельное стремленье ! Но страшен миг, когда стремленья нет ».

Odysseus et l'enfant prodigue, partis à l'étranger, rêvent d'un retour au sein de leurs familles. L'action et la pensée sont ces pays étrangers, où s'aventure l'âme vagabonde. Et quelle joie et quelle merveille, son retour au bercail, au rêve, déjà chargé de mots, d'images, de souvenirs, de pauvretés et de dangers.

Le rêve se crée et l'action se fait ; et l'homme est sa création et non pas sa production. Mais depuis Hegel, Malraux et Sartre on pense que l'homme est ce qu'il fait. Dans ce monde robotisé, l'homme noble se manifeste au premier chef par ce qu'il ne fait pas - pour ne pas profaner son rêve.

Les actes s'insèrent entre la source obscure et le dénouement flagrant, entre la bonté originelle et le désarroi final ; ils sont des péchés intermédiaires, que désapprouvent les médiateurs oisifs, les anges. Le péché, courant et nullement originel, est de voir au commencement la pensée, le verbe, l'acte et non pas le Bien, la musique ou la caresse.

L'inertie prosaïque de l'action s'oppose à ces deux mystères : la créativité des commencements et le tragique de la mort. « À tout commencement préside un miracle » - H.Hesse - « Jedem Anfang wohnt ein Zauber inne ». La liberté du premier pas nous illumine ; mais le dernier restera obscur. « Les hommes ne sont pas nés pour la mort, mais pour le commencement »*** - Arendt - « Men are not born in order to die but to begin ». Vivre des commencements, nunc coepi !, c'est avoir son regard, c'est à dire être sensible au miraculeux omniprésent. « Comme enchanté, l'être se dérobe ; en mille lieux il n'est que commencement »** - Rilke - « Noch ist uns das Dasein verzaubert : an hundert Stellen ist es noch Ursprung ».

Pour dédaigner de marcher, il faut avoir des ailes. Mais si tu as envie de marcher, oublie que tu as les ailes. Et Nietzsche se trompe de chronologie des apprentissages : « Qui veut apprendre un jour à voler doit d'abord apprendre à marcher » - « Wer einst fliegen lernen will, der muß erst stehn lernen ». Comme la prose naquit jadis d'une poésie exténuée, la marche est de la danse perdant de son envol.

Les choses à ne pas remarquer - les contraintes ; les choses à s'y focaliser - la force ; se détacher des choses - l'intelligence. Le but : se laisser guider par des contraintes, s'appuyer sur la force, baisser pavillon avec l'intelligence.

Le talent, c'est surmonter ce qui est humainement difficile ; le génie, c'est maîtriser ce qui est divinement facile, tout en restant humainement impossible. Mais ces adresses actives, talentueuses ou géniales, sont peu de chose à côté de la caresse passive, dont on enveloppe le rêve, et que d'autres profanent par la petitesse développante. Rendre le rêve plus lointain que présent, pour qu'il nous attire et excite plus que le fait - l'affaire du génie improbable.

La féerie du monde se brouille par ma bougeotte ; c'est dans mon immobilité que cette féerie se dévoile, car les couleurs, comme les sons, naissent en nous ; de moi dépend si le monde est tableau symphonique ou bien grisaille silencieuse. « Donateur de sens, le regard humain valorise le monde » - Wittgenstein - « Der menschliche Blick hat es an sich, daß er der Welt einen Wert zuerkennen kann ». Mais tant que nos bras et pieds sont en action, nos meilleures palettes et cordes sont hors d'usage. L'immobilité tonifiante est le seul problème. L'homme de foi et, en particulier, l'artiste, agit en moi, dès que je m'immobilise.

La vie réelle peut être vue en tant qu’un atelier, un autel ou une prison, où je testerais mes dons, mes prières ou ma liberté.

Pour se déplacer, l'homme n'eut jamais que la terre. L'ennui des temps modernes est qu'on ait perdu le ciel, le seul milieu naturel, pour se recueillir et s'immobiliser.

La création peut intervenir aussi bien dans ce qui se fait que dans ce qui se dit ; elle en donne même la valeur. Malheureusement pour le Verbe, qui, pendant les millénaires, avait dominé l’action, il s’enlise désormais dans la routine d’une manière encore plus radicale que l’action. La musique, occultée par le bruit de l’époque, abandonne le Verbe ; il n’y a plus de rythmes verbaux, capables de défier les algorithmes des robots. Il y a plus de créativité en technologies qu’en mythologies.

Celui qui croit ce qu'il dit et qui fait ce qu'il croit n'est le plus souvent qu'un sot. Croire, c'est bannir le hasard, mais le mot n'est fait que du hasard. On ne fait que ce qu'on maîtrise, et l'on ne maîtrise jamais ce qu'on croit. Le sot croit qu'il sait, le sage sait qu'il croit. « Il n'y a de mythe pur que le savoir pur de tout mythe » - M.Serres.

Mon vrai visage, ce sont les caresses que je promets ou que je languis de recevoir. Mes actions ne sont que des masques de mon esprit, comme mes discours – des masques de mon âme. Mon soi connu est dans mes masques, mon soi inconnu – dans mon visage, qui porte « une grande, une unique arrière-pensée, à jamais inexprimable, celle qui, constante, habite les bons visages »* - Hofmannsthal - « der eine große, nie auszusprechende Hintergedanke, der stetige, der in guten Gesichtern steht ».

Ni mes actes ni mes pensées ne sont jamais en contact immédiat avec mon soi inconnu ; chercher à me détacher de celui-ci, à lâcher prise, pour atteindre la sagesse, chinoise ou stoïcienne, sont des appels aussi creux que ceux qui m'inviteraient à renoncer au ciel, puisqu'il n'y aurait rien de solide. Dès qu'une musique émane de mon soi connu, je peux être certain de l'existence de la partition divine, soufflée par mon soi inconnu.

Tout exploit terrestre est voué à la platitude finale et ne te rapproche guère des hauteurs célestes. N'écoute pas Boèce : « Triompher de la Terre, c'est conquérir le Ciel » - « Superata tellus sidera donat ».

D'avoir fréquenté des reptiles fait, qu'en foulant de l'herbe on en fait surgir un serpent. Quand on a partie liée avec certains volatiles, la participation à une course à pied me range aux côtés des reptiles.

La sainte inquiétude : l'incompréhension de ce que je suis, de mes cordes et de mes flèches. L'inquiétude banale : née du souci de ce qui est à moi, de mes cibles. Les bons titres d'être ou de propriété sont délivrés par un sacrifice désarmant ou par une fidélité désarmée.

On n'apprécie plus que ce qui est mûr, par l'épreuve des marchands et des saisons. C'est pourquoi le cultivateur pullule et le poète trépignant se fait rare. Les cours des fleurs s'effondrent, le navet étant plus porteur.

Pour viser le savoir, l'action ou l'espérance, Kant préconise, respectivement, la puissance, le devoir et l'audace. Plus percutante est la gymnastique quotidienne de Pythagore : « En quoi ai-je failli ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je omis de mes devoirs ? ». Et, en plus, elle est plus inaccessible aux machines.

Les armures des actes et des convictions font oublier la fatalité du coup de grâce du brigand à la faux sans merci, notre créditeur accusateur et désarmant. Penser, c'est se dépenser dans la honte, incorrigible, tandis qu'agir, c'est s'empêcher de rougir, impénitent.

Réfection ou défaite – deux modes du faire : se défaire ou refaire. La réflexion est une réfection des défaites. Faire, ce serait donc calquer l'autre ou bien tourner casaque, bricoler dans du déjà-vu. Et quand c'est la même chose, cela s'appelle l'enfer, les autres.

La traversée du désert : quand s'éteignent les mirages, se taisent les prophètes, racolent les troupeaux ou caravanes. Mais le désert n'est pas fait pour être traversé, mais pour pousser à inventer des mirages.

Ni la sagesse ni la grâce ne se trouvent à l'origine de l'appel d'agir. Celle-ci est si ténébreuse, que l'homo sapientis trouvera toujours quelque disgrâce dans nos mobiles. Plus nous sommes conscients de notre vide, mieux nous sommes capables d'y puiser de la grâce en homo nobilis. Et l'on devient homo credens.

La grâce dans la vie ou dans l'art – la facilité de respiration ou d'inspiration ; et de bonnes barrières entre l'action et le rêve contribuent à nous rendre gracieux des deux côtés de la frontière : « On est plus à l'aise avec la création, qui se désengage de la vie, comme avec la vie, qui se détourne de l'art » - Bakhtine - « Легче творить, не отвечая за жизнь, и легче жить, не считаясь с искусством ».

Moins je pèse dans ce bas monde, affairé et surchargé, plus de chances j'ai d'être digne du haut vide céleste, où ne comptent que les rêves. Cette apesanteur, ou cette kénose, est utile même pour les meilleurs yeux des autres : « Si tu demeures vide, tu seras moins lourd à ceux que tu fréquenteras, plus doux aussi »** - Socrate – surtout si tu persistes à fréquenter les anges plus que les bêtes.

La narration, face à la métaphore, est comme l'action, face au rêve, - changer l'or en petite monnaie. Ce qui se justifie en additions peut être aberrant en projection. Projetée sur l'âme, toute action ne laisse qu'une empreinte vide.

Tu es certainement une médiocrité, si tu ne rêves ni du bien ni de l'héroïsme ni de l'humanisme ; mais tu es un apostat, si, au nom de ces valeurs, tu ne fais qu'agir (le collectif se projetant sur l'affectif). L'action individuelle devrait n'être consacrée qu'à la beauté.

L'action est un contenu sans forme ; elle ne peut pas servir de moule, dans lequel serait coulée l'intelligence (Bergson). Aérée et façonnée en plein air, cette imposante fonte, tôt ou tard, sonnerait l'airain creux.

Je suis d'autant plus conscient de mes buts, vrais et profonds, que je comprends mieux que tout acte, vu de la hauteur de mes vraies contraintes, est un lapsus, un acte manqué. Je songerai moins à mon époque et tiendrai davantage à mon épochè.

La misère de notre époque n'est pas qu'on ne voie plus la différence entre grandeur et mesquinerie, entre hauteur et platitude, mais qu'on la cherche dans les actes et non pas dans le rêve. On n'est plus héritier, créatif et libre, d'une culture, mais jouet servile d'une civilisation.

Le choix bien pesé d'inactions témoigne mieux du degré de ma liberté que le choix de mes actions. Surtout en absence d'autres mesureurs ; « Être libre, c'est être le seul arbitre de ce qu'on fait et de ce qu'on ne fait point »** - La Bruyère.

Aujourd'hui, de plus en plus, on lit dans les gestes humains de simples applications de codes ; on finit par se demander : où y a-t-il plus de vie ? dans les livres ou dans les actes des hommes ?

La liberté mécanique : ne pas avoir de contraintes extérieures ; la liberté organique : suivre les contraintes intérieures, formulées par l'âme. Ou bien on est pour le rationnel et le vrai, ou bien – pour le bon ou le beau irrationnels.

Deux raisons déterminent le choix de nos actions : la mécanique – suivre la voix de l'intérêt immédiat et net, et l'organique – prêter attention à l'appel d'un bien, vague et distant. L'inertie du nécessaire ou la liberté du possible. Et la liberté s'avère dans un non au mécanique gravitationnel, suivi d'un oui à l'organique ascensionnel – la liberté est toujours dialectique, elle est une rupture, un saut, une fuite de la continuité.

Dès que j'agis, je devrais taire mes motifs, dont la valeur n'a pas besoin d'actes. Priver mes actes de toute lecture probante ferait sens : j'en multiplierais les arcanes et en démunirais les intentions.

Quand on a secoué l'apathie de l'action et calmé le fanatisme du rêve, où se retrouve-t-on ? - dans la platitude d'une tolérance moutonnière et d'une productivité robotique.

D'après leurs manières de vivre, chez les philosophes comme chez les garagistes, les taux d'anges, de limaces, de bêtes sont les mêmes ; pourtant, les badauds continuent à encenser la traduction en pratique de sages préceptes philosophiques. Le philosophe ne vaut que par son discours, comme le garagiste – par ses mains. Demander des actes au philosophe, c'est comme demander des pensées au garagiste. En nous, le seul ange suffit pour produire de l'harmonie mathématique ou musicale, partout ailleurs il nous faut la bête.

Deux traductions du savoir : en émission (action pour soi-même) ou en transmission (enseignement aux autres). La première suppose, que savoir, c'est comprendre, tandis que la seconde, plus fidèle à l'original, vise la compréhension future. « Les hommes commencent par enseigner avant de comprendre » - Pétrarque - « Prius incipiunt homines docere quam discere ».

La naïveté de Dostoïevsky : les hommes, dans la suite de leurs actions, incarnent des idées. La lucidité de Tolstoï : les hommes, dans le chaos de leurs actes, se précipitent, honteux, derrière des idées fuyantes. Chez Tolstoï, au tournant - un somnambulisme, un regard vers le ciel ; chez Dostoïevsky - un psychologisme, un magisme ou un syllogisme.

Les plus belles des idées conduisirent les hommes aux pires des actes ; le noyau noble des idées est fait d'images musicales, et leur seule expression authentique doit être confiée à l'âme d'artiste et non pas aux muscles d'artisan. « Les idées claires servent à parler ; mais c'est par quelques idées confuses que nous agissons » - J.Joubert – l'artiste parle, en poursuivant des images et non pas des idées, que celles-ci soient claires ou obscures ; les idées sont aprioriques, pour l'artisan, et apostérioriques – pour l'artiste.

Dans toute action, je trouve, sans problème, des traces du vrai (rationnel, intelligent, légitime) et du beau (équilibré, harmonieux, juste), mais je ne parviens pas à y déceler une présence manifeste du bon. La beauté et la vérité sans la bonté, mais c'est une des définitions de la tragédie ou même du mal !

À l'homme appartiennent le rêve, le génie, le bien, et à l'humanité – l'action, le progrès, le mal. On est sous-homme, si on ne voit pas cette dichotomie, que tout le monde porte en soi ; on est surhomme, si on l'accepte et la surmonte.

Toute intelligence consiste à réduire une action à l'appui sur un bouton. Et son échec peut s'expliquer soit par la mauvaise action déclenchée, soit parce que le bouton est mal placé, pour les yeux, les mains ou le cerveau, soit parce qu'il est mal dessiné. La pragmatique, la poétique, l'esthétique.

L'inertie, même la plus sereine, est le pire des mouvements, et y voir de la sagesse opposée aux mirages de l'avenir (Kojève) est de la pire bêtise. Le filtre intellectuel, appliqué aux actions, s'appellera frein.

La sagesse consiste en ce triple savoir : savoir ce que je fais (toujours en surface), savoir ce que je peux (en profondeur et en maîtrise), savoir ce que je veux (en hauteur des rêves).

Ceux qui manquent de souffle déclarent ne pas se laisser porter par le vent ; l'appui sur le misérable bouton, ils l'appellent – maîtriser le gouvernail, avec leurs cerveaux ou muscles. Apporter mon souffle, tendre mes voiles, suivre mon étoile, écouter mes sirènes - ne te moque pas trop des naufragés par eux-mêmes, ne t'agrippe pas trop à la boussole des autres. Les instruments à cordes animent mes ruines ; les instruments à vent préparent mes épaves. Garde tes cordes bien tendues, apprends à te servir des courants contrariants : « les vents hostiles, amis des voiles royales » - Emerson - « head-winds right for royal sails ».

Le but de l’écriture est le même que celui de l’existence : rester fidèle au rêve, à cet essentiel immuable, et sacrifier l’action, ce secondaire aléatoire. Le changement de soi est un objectif des médiocres ; je veux rester moi-même, c’est-à-dire rester à l’écoute de mon soi inconnu, révélé dans mon enfance et accompagnant tout mon regard sur l’azur, lointain ou haut.

Tant de litanies, pour qu'on accomplisse chaque acte de sa vie, comme s'il était le dernier. Tandis que l'artiste, jaloux de bon Dieu, le veut premier, sans qu'il soit le dernier. « Vis chaque jour, comme s'il était le premier et le dernier » - Angélus - « Lebe deinen Tag als ob es dein erster und dein letzter wäre ». Le sage, cherchant un écho, s'arrête à l'avant-dernier. Les autres accumulent les n + 1 - èmes.

Mieux on range le savoir à l'intérieur, moins on est tenté d'exercer son pouvoir à l'extérieur. Un pouvoir inconscient résolu devrait découler d'un devoir conscient absolu. Et le devoir, c'est la rupture de l'équilibre entre options également défendables, c'est un défi, lancé au savoir impartial, la paralysie d'un pouvoir, fondé sur le seul savoir. D'après St-Augustin, être, savoir et vouloir (« esse, nosse, velle ») sont inséparables et constituent la vraie vie. Avoir, devoir et pouvoir en constitueraient l'inventée.

L'aviron du Rêve ne peut plus atteindre les mares de la vie fuyante. Cependant, rame ! L'élément naturel du rêve est l'air. Ignorant le but, le rêve est mû par la contrainte.

Les grandes choses se rêvent, les petites choses se font. Ou bien le rêve même agrandit, et l'action rétrécit ?

Consciemment ou non, mais tout homme de plume, avant de noircir ses pages, a un but en vue. Les uns se mettent à décrire des chemins épiques qui y mènent, d'autres – à chanter des actions dramatiques, d'autres encore – à exhiber des acteurs ou des ressources. Mais les meilleurs se contentent d'imaginer des contraintes, qui ne nous laisseraient qu'en compagnie d'un seul acteur immobile, dont le mot électif serait et chemin et matière et intensité.

Si, dans la bêtise tolstoïenne : « Tu dois avoir un but pour toute la vie, pour une année, pour un jour, pour une minute, tout en sacrifiant les buts inférieurs aux supérieurs » (« Имей цель для всей жизни, для года, для дня, для минуты, жертвуя низшие цели высшим »), je remplace 'but' par 'contrainte', 'sacrifice' par 'fidélité', 'inférieur' par 'hauteur', j'obtiens un conseil beaucoup plus constructif et noble.

Ce qui se fonde sur le rêve a de bonnes chances de déboucher sur un beau rythme ; ce qui se fonde sur l'acte ne peut aboutir qu'aux algorithmes. « Sème un acte, tu récolteras une habitude ; sème une habitude, tu récolteras un caractère ; sème un caractère, tu récolteras une destinée » - Dalaï-Lama – ces destinées, comme ces habitudes, seront celles des robots.

Ma vie se résume en deux destinées : la première est tracée par mon action et mon esprit, et la seconde – par mon âme et ma création. Tout homme sensible finit par comprendre, que les pas sur la première voie n'apportent rien de significatif à la qualité de la seconde. Mais aucun progrès ne m'attend sur la voie éternelle, la seconde ; je n'y vivrai que le retour du même, car le talent de mes compositions, l'intensité de mes couleurs, la noblesse de mon regard sont trois dons du ciel non évolutifs.

La compétence peut servir dans deux actions opposées : enraciner profondément par la performance pragmatique ou déraciner en hauteur par la puissance ironique. La performance, naguère, n'était qu'un effet de la compétence ; aujourd'hui, elle en est la cause : pour le malheur de l'intelligence, il faut maintenant être compétent pour être performant. Et les déracinés à cause d'incompétence sont aussi ennuyeux que les enracinés suite aux performances.

L'existence, c'est ton action (ou l'inaction, le rêve), et l'essence, c'est ta capacité de sentir et de penser. De tous les temps, la bonne précédence fut accordée à la seconde, ce que résume le cogito cartésien. Il fallut attendre Marx, avec son action collective, ou Sartre, avec son rêve individuel, pour proclamer l'inverse. « Il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu, pour la concevoir » - Sartre – mais c'est refuser le mystère, puisqu'on n'en voit pas la solution !

Pour enjoliver le parcours de sentiers battus, ils veulent voir dans leur chemin – une corde raide, qu'il s'agit de maîtriser. Aucun équilibre mécanique ne résiste à une optique ironique. Le chemin est meilleur, lorsque le regard, mieux que les pieds, le mesure et le marque. En dehors du cirque, l'équilibriste chute le premier. Pour la construction de ta tour d'ivoire, les pierres d'achoppement, les contraintes, s'avèrent plus résistantes que les pierres kilométriques, les jalons des parcours.

Le milieu, qui n'existe plus, c'est celui, où perdre une larme, et même perdre la main ou perdre la face, ne débouchait pas automatiquement sur la perte de tout prestige. Le premier symptôme du robot : une concentration permanente du muscle, un garde-fous cérébral neutralisant tout écart lacrymal.

Mieux on voit l'aléatoire de l'action, mieux on reçoit le possible. Mieux on perçoit le possible, mieux on admire le réel. Mieux on conçoit l'imaginaire, mieux on se connaît.

Passée l'épreuve par la chose, qu'elle évoque, la pensée a le choix entre l'assujettissement à la chose et la liberté hors la portée de la chose. Dans le premier cas, la pensée consacrera, ou plutôt profanera, son propre souffle, façonnant la chose. Dans le second, elle assistera au miracle d'unification entre la chose pensée et la chose réelle, la parfaite. La perfection de l'aérodynamique divine - belle ondoyance entre pensée et chose - finit par rendre presque inutile l'examen par la chose.

On peut être obsédé au même point soit par des solutions (les moutons), soit par des problèmes (les robots), soit par des mystères (les poètes). « La tâche du philosophe n'est pas du tout la résolution de problèmes, mais la peinture d'une vie, surchargée de mystères et de problèmes »** - Chestov - « Дело философов вовсе не в разрешении проблем, а в искусстве изображать жизнь как можно более таинственной и проблематичной » - surtout, de mystères de la souffrance et de problèmes du langage.

Mon regard doit être à moi, il est ce qui m'exprime mieux que mon action, qui, strictement parlant, ne m'appartient pas. « Chacun ne peut voir qu'à sa lampe ; mais il peut marcher ou agir à la lumière d'autrui » - J.Joubert.

Certains virent le logos - dans l'action, et ils le trouvent, aujourd'hui, - dans la paralysie. Je le préfère paralysé que robotisé. C'est le robot qui émerge en vainqueur. La paralysie frappe le mythos, abandonné par le logos.

Même dans la religion, ce culte des genoux pliés et des mains ne s'occupant que de nos visages ou de nos cœurs, le chemin peut remplacer l’œuvre : « Ça ne sert à rien de marcher partout pour prêcher, à moins que la marche soit un prêche » - François d'Assise. Toutes les positions furent tentées pour attirer des ouailles : dansant ou courant (David), assis ou debout (le Christ). Mais on ne trouva rien de meilleur que la position couchée, pour s'écouter soi-même en tant que chemin et s'imaginer voyageur : « Le chemin appelant des voyageurs » - St-Augustin - « Via viatores quaerit ».

Les mots jouent plus fidèlement de mes cordes que les gestes ; j'ai plus de raisons de rougir avec ces derniers qu'avec les premiers ; n'écoute pas Cervantès : « Un chevalier a honte, quand ses mots sont plus beaux que ses faits » - « Un caballero se avergüenza de que sus palabras sean mejores que sus hechos ». Et continue à te payer de mots, pour préserver ton pouvoir de rachat.

Le contraire d'inspiration n'est pas travail, mais calcul. L'inspiré ne transpire pas moins que le calculateur, mais ce n'est pas sa cervelle qui appesantit et chauffe les gouttes.

Tant d'enthousiastes rêvaient du jour, où la vérité serait la force, où le savoir se traduirait immédiatement en pouvoir. Ce jour est venu. On pourrait continuer à tenir à la beauté du mot, on serait sans doute horrifié de la complicité du savoir et du pouvoir. « On paye cher l'accès au pouvoir : le pouvoir abêtit » - Nietzsche - « Es zahlt sich teuer, zur Macht zu kommen : die Macht verdummt » - mais encore davantage abêtit le savoir moderne. Quand la force était la vérité, quels beaux mensonges chérissions-nous !

Que ce soit devant la raison ou bien devant l'âme, on interprète nos actes d'après les mêmes critères : les buts, les moyens, les contraintes. Pour la raison, une justification terre-à-terre est toujours fidèle et immédiate. Mais le jugement de l'âme met ces critères à une telle hauteur, que l'interprétation devient de la traduction libre et arbitraire, pleine d'incohérences et de faux amis. « Nous sommes libres quand nos actes expriment notre personnalité » - Bergson – mais nous avons autant de personnalités que nous avons d'organes d'expression et de perception ; libres pour la raison, nous sommes si souvent esclaves aux yeux de l'âme, comme, d'ailleurs, l'inverse.

L'amour est la seule manifestation palpable du bien ; mais si le bien répugne à l'action et ne se donne qu'au rêve, l'amour a son action, qui s'appelle caresse. L'amour divin, semble-t-il, en est dépourvu : « Pour imiter l'amour divin, il faut aussi ne jamais faire appel à l'action » - Platon.

Avoir rougi sur la scène des actes, sous les yeux moqueurs du rêve, à défaut de nous rendre acteurs, nous colle à la peau la marque d'une théâtralité, indélébile ni dans l'être ni dans le paraître.

Après les holocaustes du XX-ème siècle, tant de lamentations sur le mal radical, qui ferait partie de la nature humaine, et sur la scélératesse des idées, tandis que la leçon principale aurait dû être la séparation définitive entre les idées et les actes et le retour des plus belles des idées dans leur milieu naturel - le rêve.

Le regard est une espèce de conception du monde ; l'action et la contemplation y sont également inutiles ; la main caressante y est plus féconde que la main agissante, et les yeux fermés y sont plus prometteurs que les yeux écarquillés.

Mes actions, ce sont des entrées de mon agenda externe, des déclenchements de mon réveil, dictés par les autres et m'appelant à la veille et au devoir. Mais mon vouloir et mon rêve, ce sont des arrêts, des oublis ou des sorties du temps. Mon horloge interne est sans cadran, et je n'entends sa musique qu'aux heures astrales.

Le sot s'indigne des imperfections du réel, le naïf se lamente sur les contradictions dans son propre fors intérieur, le sensible souffre de l'incompatibilité entre le beau réel et le beau imaginaire, entre l'action et le rêve, entre l'issue et la source du bien.

Deux voies de progrès, dans la littérature, à partir de la banalité discursive de l'action : la voie psychologique – examiner les motifs de l'action, pour en approfondir la vision, et la voie ironique – chercher à rehausser le regard, en trouvant des motifs de l'inaction, au profit du rêve. La première devient, très rapidement, sentier battu ; seule la seconde garde l'éternelle fraîcheur, elle entretient l'attente sans disperser l'attention.

Dans une action, ce qui mérite d'être examiné est, paradoxalement et exactement, ce qui est son stricte opposé – la réflexion théorétique et l'expression poétique (gnosis et poïesis).

Trouver sans chercher, posséder sans toucher, dominer sans combattre - à l'opposé de la banalité : combattre pour dominer, toucher pour posséder, chercher pour trouver. La caresse et le don, opposée à l'action et à la persévérance.

Quand, dans une émanation de mon soi - action, pensée ou mélodie - je reconnais mon essence, d'habitude résistante et au mot et au geste et à la composition, je suis tenté de l'appeler - œuvre d'art ; une perplexité : j'y serais libre du monde et j'y serais esclave d'une force, dont je ne serais qu'un instrument, pour produire du bon ou du beau. Bergson ne voit que la première, banale, facette : « Un acte est libre, quand sa relation à moi-même est semblable à la relation d'une œuvre d'art avec son auteur ».

Les hommes ne sentent plus de quoi ils sont capables, tandis que tout ce qui se calcule est si prosaïque, que cela coupe l'envie d'agir chez les plus sensibles. Les hommes d'aujourd'hui sont bardés de capteurs infaillibles ; des algorithmes optimaux déclenchent des actes préprogrammés. La qualité, qui empêche les hommes de rêver, c'est de bien avoir calculé, que toute déviation contemplative est contre-productive.

Ce qui te conduit vers le péché, ce ne sont ni les erreurs, ni la méchanceté, ni les mensonges, mais la nécessité même de faire des pas, c'est à dire d'accomplir des actions, sur le chemin irréversible, qui s'appelle le temps. Toute vertu est intemporelle.

Les rapports entre penser et agir, comparés avec ceux entre la question et la réponse, sont inverses, mais sont souvent très éloignés des rapports de cause à effet. Et comme les meilleures questions contiennent la réponse, la bonne pensée peut se passer de développement par l'acte. La pensée est une inspiration, et l'acte – une expiration. En expirant on rit, sanglote ou soupire ; l'inspiration est ce qui féconde l'expression. L'agir n'est que technique ou fonctionnel.

Le but de la philosophie aurait dû être d'aider à supporter avec dignité la position couchée - pour rêver (la hauteur). Au lieu de cela, les philosophes nous invitent à rester assis - pour calculer (la profondeur du Lycée !), ou debout - pour bâtir (la largeur du Jardin !) ou en marche - pour connaître (l'étendue du Portique !). À tout orgueilleux, qui pense que la hauteur c'est l'endroit, où il est assis ou, pire, qui y voit sa dignité dans la position debout, il faut conseiller : « Essaye la position couchée, une fois seul ! ».

Les goûts du médiocre viennent des habitudes aléatoires, et ses partis pris - des actions imposées. Mais le parti pris dans le goût et l'habitude dans le geste sont peut-être moins blâmables. La philosophie, préconisée par Nietzsche, ne devait-elle pas « anticiper les possibilités du nihilisme de parti pris » - « die Möglichkeiten des grundsätzlichen Nihilismus vorwegnehmen ». L'homme est si prompt à se fabriquer des scénarios, de raisonnement ou de conduite, que l'hypothèse darwinienne qu'au Commencement divin était l'Habitude a l'air assez plausible.

Le contraire du faire : dans les petites choses – végéter, dans les grandes – ne pas créer, dans les sublimes – rêver. Et le protagoniste du faire s'y appellerait – mouton, artiste ou robot.

Le mal n'est pas dans le contenu de mes actes, mais dans la nature de l'écho qu'en reçoit mon âme ; cet écho sonne honte ou remords plus souvent que bonne conscience. Les mouvements du vouloir (les passions, le goût, la noblesse) et du faire (le progrès, l'intelligence, le courage) ne croisent pas l'axe du bien sous le même angle. Toute bien-veillance a dans son voisinage une mal-faisance.

Jadis, l'homme pensait le rêve, et le hasard décidait de son agir ; le décalage entre ces deux sphères rendait le mal omniprésent. Aujourd'hui, l'homme pense comme une machine, et son action est exécution d'un algorithme bien rodé ; une paix d'âme en résulte, l'illusion de suivre l’œuvre du bien.

Avoir agi accélère les petites pensées et freine la naissance des grandes. De trop agir on condescend à penser, ce qui donne lieu aux exercices de reptation cérébrale.

Rien de noble ne se confirme par la révolte ou l'action ; la résignation et le sacrifice en sont beaucoup plus proches - les trois frères Karamazov en sont une jolie illustration. Le sacrifice entretient une illusion personnelle, et l'action maintient une illusion collective ; l'action peut être noble avant son déclenchement, jamais - après, ce que ne comprend pas Aristote : « On devient juste, en agissant d'une manière juste, et courageux - en agissant courageusement ».

L'agir n'est pas seulement inéluctable, mais béné-fique, lorsque, au lieu de s'inspirer, à tort, du bien intraduisible, il vise le vrai articulé. Et de même, si la cible s'appelle beauté, l'agir s'appellera création.

Ce que je dis au monde se forme par un bavard - l'action de mon soi connu - et par deux muets - le rêve de mon soi inconnu et la perplexité du bien intraduisible en actes. « Tu mettras de la mémoire dans ton travail, de la bienséance - dans ton silence, dans ta nature - de la noblesse » - Bias. Une anodine substitution s'impose : au travail, toujours forcée, sied mieux la bienséance ; au silence, toujours libre, - la noblesse ; à la nature, toujours jeune, - la mémoire. La grandeur est attribut du seul soi originaire, l'inconnu : « L'instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature »** - Pascal.

L'être (humain) est ce qui ne se traduit fidèlement ni par l'action ni par la pensée ni par le mot. La musique (verbale, conceptuelle, plastique), cette manifestation du devenir, en reflète mieux le cœur. Tout homme de plume doit être d'abord un musicien : « Un écrivain doit exprimer ce qu'il est et non ce qu'il pense »** - Cioran.

Le cycle complet, c'est : agir, rugir, rougir, mais peu de gens, les veinards, parviennent au troisième stade et, ainsi, gardent une bonne conscience. Toute action blesse quelque chose ou quelqu'un : « La victimisation endeuille la gloire de l'action » - Ricœur.

Placer son idéal si haut, qu'il devienne inatteignable, - une inconscience heureuse, et que Hegel traite de conscience malheureuse.

L'esprit suffit pour entendre un poème, cette musique nommée et datée ; seule l'âme peut entendre la poésie, cette musique atemporelle et atopique. « Le poème merveilleux est l'affaire des profanes, la poésie mystérieuse et invisible est une recréation de mystes » - Platon.

L'esprit est âme, tant qu'il écoute la voix du bien plus que celle du vrai ; le devenir est création, tant qu'il suit la voie du beau plus que celle du juste ; le regard est musique, tant qu'il est émis par le rêve de ton soi inconnu, plutôt que par la raison de ton soi connu. « La pensée n'est que songe, tant qu'elle n'est traduite en acte »** - Shakespeare - « Thoughts are but dreams till their effects be tried ».

Ils veulent se connaître en s'agitant et s'affairant, tandis que toute action est démultiplication, et l'unité du soi n'est qu'un regard sur le Bien ou son désir : « Le désir du Bien, qui est désir de soi, conduit jusqu'à l'unité, c'est à dire à soi-même »** - Plotin.

On communique avec le bien par deux canaux : par l'action, qui cherche à nous procurer une paix d'âme, ou par la conscience, dans les deux acceptions du terme : la conscience intellectuelle, qui vénère la source mystérieuse du bien et constate l'impossibilité de la faire couler jusque dans nos mains, et la conscience morale, qui nous laisse dans l'inquiétude et la honte.

Dans ma jeunesse, j'ignore mon corps et je pense connaître mon âme ; dans ma vieillesse, je ne connaîtrai, hélas, que trop bien, mon corps, mais, heureusement, je ne comprendrai plus les sources de mon âme. Et l'on se réjouit le mieux de ce qu'on ignore, et l'on agit selon ce qu'on connaît.

On est obligé de marquer son territoire : au rayon d'action de volatile il faut ajouter la zone d'attaque de reptile. Faire comprendre, qu'une approche trop critique attirerait une morsure subite ou un étouffement moqueur.

Notre action : une merveille d'organisation, une merveille de performance, une merveille de liberté et une horreur pour l'âme pure, avec son chaud chaos impuissant et intraduisible, s'abandonnant à la servitude de l'amour ou de la création.

Tant que mon âme ne participe pas à mes choix vitaux, je ne peux pas parler de ma liberté ou d'un bien que je suivrais. « L'homme d'action reçoit les motifs de ses actes immédiatement de la vie même ; l'homme de rêve suit les motifs, reflétés par son âme »** - Prichvine - « Деловые люди получают мотивы своих действий непосредственно от жизни ; мечтатели, в поступках своих, руководствуются мотивами, преломленными в их душе ».

L'intelligence amortit la honte de l'action ; sans l'intelligence, l'action est pure et bête consolation. Mais sans l'action, l'intelligence est initiatique et féconde ! Les enfants de l'intelligence sont tous des bâtards, victimes d'une déshérence. Plus l'action s'inspire de l'intelligence, plus elle est vaine. « L'histoire des actes : l'alternance de la pudeur et de la pesanteur relapse » - Jankelevitch.

En interrogeant mon soi, hérissé de mouvements intraduisibles ni en actes ni en paroles, et en cherchant, désespérément, d'y mettre de l'ordre, je finis par préférer le terme organique de fidélité, au terme mécanique de cohérence. La tentative la plus probante, c'est l'écriture d'un livre, duquel, inexorablement, surgiront des images ou des sentiments, loin d'être des empreintes du réel. Et que dire des actes, qui ne sont que des écritures ratées ? Seuls ceux qui ne créent pas sont cohérents avec eux-mêmes. Le créateur est fidèle à sa création.

On emploie le même terme de fait, pour parler du réel, dictant notre action, ou de l'idéel, structurant nos représentations ou soutenant nos interprétations. Mais si la soumission aux faits donne de la consistance à l'action, elle est signe de servilité de l'intellect, elle y prend quatre formes : en représentation – négligence pour la modalité des faits ; en formulation de requêtes – routine des références apprises, manque de métaphores ; en démonstration de propositions – oubli du sujet, des hypothèses ; en interprétation – confusion entre les faits réels et les faits modélisés.

On se trouve en hauteur, sans le moindre effort ; pour atteindre la profondeur, il faut y plonger. Ceux qui s'y décident finissent par surnager, pour, ensuite, continuer à ramper. Ces espèces ont rarement assez de souffle, pour être aspirées vers la hauteur. Celle-ci n'est pas dans les nues, elle est dans le détachement de tout lieu.

Toute bonne définition doit comporter des indications pour passer à l'acte ; la vérification est déjà une première action. Et Platon a raison de rester balbutiant dans ses définitions du Bien, puisque « entre paroles et actions l'harmonie n'est jamais accomplie », le Bien étant au Commencement comme le Verbe.

Le soi-disant homme libre : quelles conséquences aura mon action ? Le soi-disant esclave : ai-je bien agi ? Voyez-vous la différence entre cet homme libéré et le robot ? Je ne suis pas là où j'agis, dit l'homme, dégagé des calculs et esclave de son âme.

Si, parmi les paramètres d'évaluation de mon action, aucun ne tient compte ni de sacrifices gratuits ni de fidélités aveugles, la valeur morale et ma liberté y sont nulles. Les motifs et la volonté y sont de bons indices, mais de piètres juges. « Les opinions ne m'intéressent que si elles conduisent aux sacrifices » - H.Hesse - « Meinungen interessieren mich nur da, wo sie zu Opfern führen ».

Dans leurs impératifs catégoriques, ils parlent beaucoup trop de fins et de moyens, ils oublient les commencements : il faudrait agir, comme si ton action, dégagée du contingent, pouvait être le premier pas d'un élan devenue nécessaire. Et tout le reste est fioriture.

La force se prouve par l'action ; celle-ci devrait donc s'occuper de racines, sans se mêler de fleurs et encore moins – de cimes. L'esprit est l'adorateur principal de la force : « L'inaction sape la vigueur de l'esprit » - de Vinci - « L'inazione sciupa l'intelletto ». La vigueur provenant essentiellement de la terre et l'esprit gagnant surtout par sa profondeur, on n'est pas prêt à opter pour l'action, si l'on est muni d'ailes.

Ce ne sont pas les traces - ni, à plus forte raison, les preuves ! - qui me font rêver (R.Char), mais l'imagination de brisées non battues, que je ne profanerais pas non plus avec mes pas affairés. Une mélodie n'est ni trace ni preuve, mais épreuve et race.

Ils ne savent pas ce qu'ils font reproche-t-on même à ceux qui savent, que ce qu'ils font n'est pas ce qu'ils disent. Aujourd'hui, chacun sait ce qu'il fait - le pardon devint plus problématique. Le physicien n'a plus besoin de Bergson ou Heidegger, pour savoir ce qu'est le temps ; le logicien se rit de la logique hégélienne, comme le mathématicien - du néant de Sartre ou de Badiou. Le philosophe se retrouve quelque part entre l'instituteur et le journaliste.

Les faits n'ont ni voix ni volume ni rythme ni intensité. Autant dire que le mot devrait n'y voir que, tout au plus, - un champ de résonances, un écran plat, et prendre sur soi-même tout souci d'harmoniques. L'accord entre les deux - dictum - factum - ne peut être qu'abracadabra !

L'écrit est toujours une caresse ou un adoucissement : dans l'immense majorité des cas - caresse d'un amour-propre ou d'une futilité, et très rarement - adoucissement d'une honte ou d'un mal, réels ou imaginaires. Le mot est le contraire de l'acte, ou un remède de l'acte, acte, qui ne peut être que blessure.

Je suis mon soi inconnu (ce qui produit mes songes), je deviens mon soi connu (ce que mon talent produit). Impossible de devenir ce que je suis, mais je peux être ce que je deviens. Ce que je deviens est déjà déchiffré ; ce que je suis est intraduisible en actes.

Pour le sot, la valeur de tous, y compris la sienne, se réduit aux actes. Seul Narcisse aime dans son visage ce qui n'est qu'en puissance et déteste ce qui est en actes.

Pour chercher les fondements du quoi des performances, il faut creuser en profondeur ; mais pour ceux du pourquoi et du comment des compétences, il faut des ailes, qui vous porteraient en hauteur. Mais aujourd'hui, tous les pourquoi et comment ne portent que sur les performances.

La volupté est la volonté de ne pas agir, les yeux ouverts, mais de rougir ou rugir, les yeux fermés. La volonté en puissance est un thème à creuser, puisqu'on sait que : « la volonté d'agir écrase la pensée »** - Heidegger - « Der Wille zum Handeln überrolt das Denken » - il faut donc choisir entre volonté en tant que corde tendue ou en tant que flèche décochée, ou, comme dirait Aristote, entre la volupté en puissance et la volonté en acte.

Si j'ai la sensation de terre ferme, sous mes pieds, je suis bon pour la marche ; pour la danse, il faut que la terre se perde sous mes pieds. L'appel des horizons ou l'attrait du firmament.

Le mot est un entrebâillement minuscule dans les murailles des actes non-tentés, dont je m'entoure. La lumière n'y pénètre guère ; j'y colle les yeux, je vois, par-delà créneaux et meurtrières, - tout l'Univers en armes, à la recherche d'un panache rassembleur. Le meilleur chantier, pour élever des châteaux forts des mots, ce sont des ruines des actes, dont les sous-sols regorgent de mémoire verbale. « La langue garde les trophées de son passé et les armes de ses futures conquêtes » - Coleridge - « Language contains the trophies of its past and the weapons of its future conquests ».

Chez les sots, l'auteur se lamente de l'indigence du porte-parole ; chez les délicats, ils forment une indissoluble société par (in)actions.

L'acte d'homme ou l'action des hommes, dans la modernité, deviennent activisme de mouton ou activité de robot.

Je m'égosille à opposer une noble geste antique à la platitude du geste moderne, et je ne m'aperçois qu'au dernier moment, que ce mot, aujourd'hui, signifierait gestion ou procès-verbal, et ma bonne ironie se rit de ma bonne honte.

Le verbe laisser aurait dû se ranger du côté des capitulards ; au lieu de cela, il favorise la bougeotte des courants triomphateurs : laissez-faire, laissez-aller, laissez-passer ; même le laissez-être eckhartien (Gelassenheit) est entraîné dans l'activisme existentialiste.

Quand je vois l'homme d'action, l'homme de compétence ou l'homme de performance (fabrication, représentation, interprétation) - patauger, impuissant, en compagnie du mot, je suis presque prêt à acquiescer à l'exagération de Heidegger : « Seul l'être en puissance du mot confère l'être aux choses » - « Das verfügbare Wort erst verleiht dem Ding das Sein ».

Penser avant d'agir ou après, le résultat est presque le même - voyez le Zeus moqueur, face à d'Épiméthée, celui qui pense après, ou à son frère Prométhée, celui pense avant, - et qui, Zeus, finit par faire appel au dieu du lucre, Hermès, pour suppléer à leurs lacunes - l'oubli de la loi et de la honte.

Dans son tombeau des actes, l'homme ne songe plus à la réincarnation dans les mots, puisqu'il ne voit plus autour de lui que des mots mortels, prenant, en tout, fait et cause pour les actes.

Curieux chiasme diachronique des termes dynamique et énergie : aujourd'hui, le premier s'associe au réel (cadres dynamiques), et le second – au potentiel (énergie dormante ou accumulée), tandis que chez Aristote, ce fut l'inverse : le premier était en puissance, et le second – en acte.

Acte – ce qu'on fait pour les autres ; action – ce qu'on fait pour soi.

Pour réfléchir sur l'irréversibilité de nos actions : défaire, to undo, abmachen, переделать - démolir, annuler, rejeter, recommencer - volonté, logique, dynamisme, fatalisme.

Un vocable n'accède au noble titre de mot qu'en s'émancipant de la réalité ; pour les autres, les roturiers, on dit : « L'action est mère de tous les mots » - Gorky - « Все слова рождены деянием ».

Changer d'avis ou se repentir, en grec, se diraient avec le même mot - métanoïa ; mais le meilleur repentir est d'avoir honte de l'action même, tout en gardant le même regard sur ses motifs et fins.

De tous les dons - pan-dora - l'espérance fut le seul, qui ne se propagea pas de la boîte de Pandore. Cherche-la avant toute action, à la Pro-méthée ; n'oublie pas, que la femme imprudente fut donnée à l'après-action, à Épi-méthée.

Les hommes apprécient ce et ceux, principes ou hommes, qui font bouger le monde ; ô combien plus intéressants sont ceux qui y dénichent quelque chose de délicieusement immobile, invariant, apparenté à l'éternel ! « Ceux qui peuvent saisir ce qui est toujours égal à soi sont philosophes »*** - Platon. L'enfer, c'est le prurit des pieds ; et « l'immobilité, ce seul fragment de notre ressemblance à Dieu, qui nous reste du paradis »** - F.Schlegel - « Müßiggang, einziges Fragment der Gottähnlichkeit, das uns noch aus dem Paradies blieb ».

J'observe, chez moi, celui qui produit et celui qui choisit (her-stellen contre vor-stellen), et je penche, sans hésiter, vers le second. Ce qui ouvre la porte au plagiaire et au charlatan, mais interdit d'entrée l'oracle et le turlupin. Produire, c'est remplir les lignes de signes ; choisir, c'est barrer les lignes indignes et éclairer les lignes malignes.

L'ironie du flemmard : l'action cédant en attraits à son cadre, qui se mettrait à chercher un tableau convenable.

L'ironie et l'action : l'ironie des symptômes, l'ironie du diagnostic, l'ironie des palliatifs. Se moquer du hasard, de l'intelligence, de la force. Prendre au sérieux la musique, qui est leur antimatière, en-deçà de l'âme.

Ascèse joyeuse des pieds, extase mélancolique du rêve - deux battants, sans marches, d'une échelle menant à la hauteur.

Les hommes à conscience éveillée furent jadis, en même temps, parmi les plus actifs et entreprenants. Aujourd'hui, l'humanité se divise nettement en coupables et en capables, presque sans intersection.

Celui qui cherche le repos intérieur provoque le plus d'agitations extérieures ; de mes appels à l'immobilité extérieure j'espère retirer quelques turbulences intérieures.

C'est dans les ruines des actes qu'on prêche le mieux l'errance des pensées. Les toits et auges des étables fixent les visées et limitent les vues.

La chose, pour laquelle ma tête se démène le plus, est l'immobilité de mes bras. La bougeotte des périphériques s'explique souvent par la faiblesse de l'unité centrale.

La justification anatomique de la position couchée - préservation de la verticalité du regard et de l'horizontalité du goût : « Les yeux sont horizontaux et le nez - vertical » - le Bouddha.

Qu'est-ce qui s'oppose au monde schopenhauerien ? Quelque chose d'immonde, de ce qui subordonne, à l'inverse d'Arthur, la volonté à l'intelligence et la représentation - à l'interprétation. La vie et l'art - à l'action.

S'imposer des contraintes, c'est se trouver un handicap permettant de mieux scruter la distance à ne pas parcourir.

La pensée en puissance, c'est ce qui compte, mais la pensée en acte, c'est ce qui se conte.

Ce n'est qu'en croisant les bras qu'on fait voir son vrai visage.

L'écriture, la poésie et la philosophie nous furent données par des rêveurs ahuris et passionnés - Prométhée, Orphée ou Narcisse - et que profana, bêtement, le calculateur Icare, en tentant de traduire ces rêves musicaux dans les actes mécaniques. Nos héros nous apprirent aussi la multiplicité du visage féminin, à travers Pandore (la fatalité des maux), Eurydice (la fatalité de l'avant-dernier pas), la nymphe Écho (la fatalité du reflet et de la solitude).

Sur quelle face de notre dualité – l'ange et la bête, le rêve et l'acte, le bien voulu et le mal commis - veulent-ils exercer leur catharsis ? La première ne peut être plus pure, et la seconde est vouée à la noirceur. La vraie catharsis se réduit aux contraintes prismatiques, portant sur les axes entiers et irradiant des arcs en ciel de tout faisceau de lumière ou d'ombres.

La pureté : n'être que récipient, aux formes douces, et ne connaître ni désirer de contenu, au fond amer. Outil sans application, regard sans chose, volonté sans acte. Maîtrise de l'acte en puissance, désintérêt pour la puissance de l'acte. Face à la réalité parfaite, la puissance comme fin de la volonté, à l'opposé de Thomas d'Aquin : « L'acte est plus parfait que la puissance » - « actus est potentia perfectior ».

Sur notre liberté : on trouvera toujours un tel angle de vue sur notre libre choix, qu'il semblera sortir tout droit d'une inertie quelconque. Et de plus, l'action s'y présenterait comme inaction, le sceptique - comme acédique. « La réflexion aboutit, tout droit et légitimement, - à l'inertie, c'est à dire, au je-m'en-foutisme »* - Dostoïevsky - « Законный, непосредственный плод сознания - это инерция, то есть сознательное сложа-руки-сиденье ».

Ce que je suis, face à ce que je manifeste (dont ce que je fais), donc à ce qui trouva un langage – des actes, des signes, des idées. Le miraculeux, le parfait, le lumineux, face au créatif, au réel, à l'ombré. La honte, tempérée par la prière. La vénération, face à l'admiration. La source du particulier, justifiant l'aboutissement général. Le soi inconnu, entre-aperçu par le soi connu. Narcisse, découvrant son visage secret.

Le sage préfère le mystère à la solution, reconnaît que ses paroles n'épuisent ni la merveille de ses rêves ni celle du monde, ne passe à l'action qu'acculé par l'indifférente nécessité. À comparer avec les matérialistes : « La sagesse a trois applications : choisir de bonnes solutions, parler sans faute, agir comme il faut » - Démocrite.

La liberté ne se manifeste que dans ou par la discontinuité ; c'est pourquoi, en fuyant l'inertie, je me retrouve dans le pointillé. Je suis esclave, tant que j'explique le supérieur par l'inférieur (A.Comte), ou vice versa. La liberté se reconnaît dans l'écart par rapport à la raison courante, et Goethe s'y plante complètement : « La liberté n'est rien d'autre que la possibilité d'agir selon la raison » - « Freiheit ist nichts als die Möglichkeit das Vernünftige zu tun » - la tâche du robot !

Il est humain de rêver des victoires ; il s'agit de bien choisir leur lieu, qui doit être la hauteur, où ne me défieront que des anges. Les fruits des victoires se trouvant dans la platitude, je dois renoncer aux chemins des actes. Il ne me restera que le rêve, dont aucun acte ne tirera parti. Vaincre, sans lever mon petit doigt, puisque mon âme serait déjà assez élevée.

Ce n'est pas parce que la cible lui « fait défaut » (Nietzsche) que le nihiliste néglige de lâcher ses cordes, mais la vulgarité des flèches lui fait mépriser le métier d'archer. Comme d'ailleurs les métiers de vivre ou d'écrire : « Avoir écrit te laisse comme un fusil, une fois le coup parti » - Pavese - « Aver scritto ti lascia come fucile sparato ».

C'est le souci de l'acuité de mes flèches et de la bonne tension de ma corde qui doivent me préoccuper davantage que la raison ou même la hauteur de la cible ratée. « Quand l'archer rate sa cible, c'est en lui-même qu'il cherchera la raison de l'échec » - Confucius ; il restera aussi bête, s'il ne la trouve pas dans le relâchement des cordes.

La fidélité au désir ou son sacrifice, l'épicurien ou le stoïcien, auraient pu s'équivaloir si, au lieu de s'intéresser à la volonté, c'est à dire à l'inertie ou à la fuite en avant, ils se penchaient sur la puissance, c'est à dire sur l'intensité et son retour éternel ; c'est ainsi que Nietzsche interpréta la misérable idée spinoziste : la béatitude (le conatus) résiderait dans l'augmentation (le progrès, donc, – à l'opposé de l'éternel retour) de la puissance d'agir, tandis que, pour Nietzsche, il s'agit de la puissance de rêver. Comme quoi, les (pseudo-)parentés philosophiques se fondent sur les mots et non pas sur le sens.

Le Grec chantait la pose d'archer, et le Romain - l'efficacité des flèches. « Je loue la direction si ferme de tes flèches » - Lorca - « Canto la firme dirección de tus flechas ». C'est déjà mieux que de chanter les cibles atteintes, mais moins noble que de n'admirer qu'un arc tendu. La foudre d'Héraclite est une flèche décochée, tandis qu'il vaut mieux se contenter de créer une tension entre la flèche immobile et sa cible filante.

Pour rehausser la vie, sois court en art et bref en action. Les indifférents l'élargissent, les secs l'approfondissent, surtout depuis que la vie est longue et l'action - sans danger. Qui comprend encore ceci : « La vie est courte, l'art est long, l'action périlleuse » - Hippocrate - « Vita brevis est, ars longa, experimentum pericolosum » ?

Le renoncement honorable à la lutte n'est pas dicté par la peur de perdre, ni même par sa certitude, mais par l'impossibilité de rencontrer un ange ou un démon et par la profusion de moutons et de robots, sur toutes les arènes. Avant de tirer l'épée, pense à la fin d'Ajax : une méprise avec le troupeau surévalué, la honte, la folie, le suicide. Mais ce n'est peut-être qu'à cause du fait qu'il fut le seul héros de l'Iliade à ne pas avoir été assisté par les dieux vengeurs : « Si Dieu veut te perdre, il te rendra d'abord fou » - proverbe latin - « Quem deus vult perdere, dementat prius » - cherche donc la bienveillance des dieux ou la complicité des anges.

Tous ceux qui, tout en marchant sur un chemin, prétendent suivre leur étoile ou leur démon, se retrouvent dans une étable.

Le seul moyen, aujourd'hui, de sauver l'homme serait de le rendre faible. Toute force, vécue comme une ivresse, désormais, mène vers une bonne conscience et, donc, est source d'ignominies. À leur ébriété lucide de repus de la manne monétaire, je préfère une ivresse éperdue des assoiffés près d'une bonne fontaine. Les orgueilleux se prennent pour Alexandre le Grand : « ce qui ne me tue pas, me rend plus fort, me nourrit » - sans prendre ses risques, ou pour des matadors des arènes minables : « lo que no mata, engorda » - proverbe espagnol - « ce qui ne tue pas alimente ».

Si la vie est un jeu, ce n'est ni le jeu d'échecs, trop géométrique, ni un jeu de hasard, pas assez analytique, mais un jeu algébrique, où il s'agit d'inventer, en permanence, de nouvelles règles et de nouveaux enjeux. Hélas, nous sommes réduits au rôle d'interprète onirocritique d'une langue, que nous ne maîtrisons pas, et traduttore - traditore - en même temps transmetteur et traître, entretenant la tradition de la tradition. Vivre, c'est savoir résister à l'éveil. Il faut corriger Calderón : la vie est de plus en plus une veille, sobre et collective, et c'est de mon songe, enivré et solitaire, que je devrais tenter de faire ma vraie vie.

Les plus belles paroles ou notes sur l'héroïsme et le combat furent composées par des capitulards : « Résignation ! Quel misérable refuge, et pourtant il est le seul qui me reste » - Beethoven - « Resignation ! Welches elende Zufluchtsmittel, und mir bleibt es doch das einzig übrige ». Hélas, tous les autres refuges se transforment fatalement en caserne, étable ou salle-machines.

Le raté, contrairement à un simple incapable, ne saurait pas se servir de la force, qui lui fût donnée, pour rejoindre la meute de ceux qui tirèrent leur épingle du jeu. « Par délicatesse j'ai manqué ma vie »* - Rimbaud.

Il vaut mieux ne pas savoir sa place plutôt qu'être contraint à ne pas la céder. Socrate ne s'appelait-il pas atopique !

Quand je comprends, qu'aucune lumière n'est à moi, et que je ne suis qu'un manipulateur des ombres, je prête plus d'attention à l'irréalisable, qui doit percer dans mon action ; de même - à l'invisible dans mon regard ou à l'innommable dans mes mots.

Dans cette triade : le choix de buts, la recherche de contraintes, l'accès aux moyens, - la liberté ne se manifeste que dans les deux premières tâches : par le goût et par la noblesse ; le choix de moyens, l'intelligence, est un exercice servile.

Non, je n'enterrai pas mes dons ; je ne les fructifiai certes pas ; je les laissai au stade de fleurs, l'espace d'un matin, auquel je réduisis la vie.

Ils l'ont bien compris : la stabilité est dans le mouvement : de la stabilité viennent les tables (de loi), les tableaux (d'amortissement), les étables (d'abrutissement). Le seul moyen d'y échapper, c'est encore l'immobilité.

Piètre vertige que celui qui vient de la sensation d'avancer. Celle-ci devrait réveiller l'ironie qui, au lieu de nous laisser patauger dans le paysager, nous plongerait dans le climat de l'immuable.

On ne peut s'attacher pour de bon à l'immobilité, que si l'on a compris, que remonter le courant est aussi sans issue glorieuse que de s'en laisser entraîner.

La révolte – contre la bêtise, l'injustice des autres ou ma propre condition – cette révolte est toujours dégradante (pour moi-même, et utile – pour la société). La seule révolte digne de mes remords est celle qui naît de la honte de voir mes rêves profanés par mes actes.

Signe d'avance vers la sagesse : on connaît de plus en plus de choses à négliger, à ne pas remarquer, à ne pas s'arrêter dedans. Et l'on finit par tourner les yeux vers l'intérieur.

Il va de soi, que je me déplaise dans ce que je fais et même dans ce que je pense ; je dois me plaire dans ce que je n'arriverai jamais à traduire en actes ou en mots ; le problème, c'est de trouver un lac pour mon regard, lac, dans lequel se refléterait fidèlement mon visage, c'est à dire mon rêve.

Plus je me mesure avec les autres, plus je suis abusé par le misérable culte de la force ; je ne commence à cultiver une noble faiblesse qu'après d'honorables défaites, face à mon adversaire de choix, mon soi, inconnu et invincible. Cette volupté d'abandon et de sujetion est appelée, par certains, force, qui serait le dépassement de mon soi - dépasser ce qui est immobile ne fait tourner la tête que chez les adorateurs des pieds, oublieux des cervelles.

La force me renferme dans le comparatif ; la faiblesse me laisse une issue vers la prière qui est hymne du superlatif.

Le goujat, une fois installé dans sa confortable réussite matérielle, se met à se plaindre de la malveillance des jaloux, qui empruntaient le même chemin, sans succès. Il ne reconnaîtra jamais, que l'ennui, ce ne sont pas les obstacles, mais le chemin lui-même (médiocre et rampant - Beaumarchais). Celui qui mène vers la défaite n'est pas plus reluisant, mais le troupeau et sa puanteur y sont moins denses. « La reptation du médiocre mène plus loin que le vol du talent » - Schiller - « Die kriechende Mittelmäßigkeit kommt weiter als das geflügelte Talent » - pour celui qui vise la hauteur, ce lointain est risiblement plat.

Les crédules font autant de mal que les méchants, mais ils s'imaginent que certains acteurs, dont eux-mêmes, seraient épargnés par la contagion du mal, qui frappe toute action.

Compétence - savoir ce qui est important ; performance - savoir peindre ou résoudre ce qui est important. Quand l'origine de la première et la fin de la seconde se touchent, on est un homme complet.

Quatre acteurs agissent en mon nom : devant tout le monde, ce sont les pires de mes interprètes - le sous-homme et les hommes ; sans témoins, se lève, quand elle n'est pas trop atrophiée, l'autre moitié - l'homme et le surhomme. Ma valeur peut rester sans expression devant tout le monde et ne s'exprimer que hors toute estrade. Le valoir, contrairement au devoir, pouvoir et vouloir, est plus dans l'impression que dans l'expression. Les grégaires pensent, que les gestes les plus nobles ou héroïques s'accomplissent devant les témoins. Le plus noble en moi est ce qui n'a pas besoin de témoins, qu'il s'agisse d'actes ou de valeurs, contrairement à ce qui est vulgaire : « Sans spectateurs ni témoins, la richesse perd toute sa valeur » - Plutarque.

Devenir meilleur – une de ces sornettes, de la famille de se battre pour la justice, chercher la vérité. À l'opposé - une grâce, ne demandant ni effort ni changement ni intelligence, et qui te rend sensible à la grandeur ou, mieux, capable de la produire. Mais qu'en faire à une époque abandonnée par la grandeur ?

Bien dessiner un but est aussi honorable que se refuser certains moyens ou s'imposer certaines entraves.

Contente-toi du monde, qui t'est donné - c'est ainsi que le matérialiste vulgaire voit le tracé de sa frontière avec l'idéaliste ; lui, qui n'a que les yeux pour voir, tandis que le regard, le vrai, naît de la reconnaissance des traces du merveilleux, dans toutes les sphères du monde.

Jadis, le besoin ou la passion d'actions nobles faisaient de l'homme un héros. Aucune tyrannie ne s'y opposant plus, cet homme, aujourd'hui, est rapporteur devant une Commission parlementaire ou Maître de conférences. Ceci pour justifier le fait, hélas, indéniable, que ce livre est vu par R.Debray comme un écrit de moine. Le moine est le héros se privant d'actions.

Le même soupir chatouille toutes les lèvres : le technicien le traduit en solutions, le journaliste le représente en problème, le poète l'interprète en mystère.

L'intelligence de la performance est la maîtrise de ce qui est en deçà des frontières. L'intelligence de la compétence - de ce qui est au-delà et, surtout, au-dessus.

Celui qui avance davantage par résolution de contraintes que par attirance de buts est plus pointu. Celui qui sait formuler d'excellentes contraintes est plus subtil qu'un visionnaire téléologique. L'art est davantage dans l'imposition de tabous que dans leur violation - cristallisation par la défiance. C'est dans le choix des contraintes que notre visage se manifeste (« pour vivre, on a plus besoin d'avoir devant soi un visage qu'un but »** - Canetti - « mehr als Ziele, braucht man vor sich, um zu leben, ein Gesicht »), comme dans nos types de négation (« dès que j'affirme, je deviens interchangeable » - Cioran).

La magie du conçu rendait sans importance le vécu. Désormais, seul le vécu sans magie donne de l'importance au conçu vendable.

Le rationnel se répand et envahit la vie au point, que le métier d'artiste - prospection, extraction et raffinage de l'inutile - perdit toute rentabilité.

Les lieux, où est encore possible l'audace du premier pas, ce sont l'art et la philosophie, et pratiquement jamais la science ou la technique. L'homme est le commencement, et le robot - l'enchaînement algorithmique ; on sait maintenant où nous conduirait la science.

Les produits de nos mains deviennent parties de la réalité, mais l'essence des fruits de notre esprit reste dans nos représentations. Pour nos mains, la réalité formule des cahiers des charges, supervise les finitions, réceptionne l'édifice habitable. Nous demeurons dans le réel. La démarche est la même avec l'esprit, mais le savoir, qu'échafaude la représentation, s'attache à celle-ci, sans contact immédiat avec la réalité ; il se formule dans un langage, et tout langage est bâti au-dessus d'un modèle, sans avoir de sens absolu. Dans Je sais que je ne sais rien socratique, le premier verbe concerne la représentation, et le second - la réalité.

Dire que la vie est une permanente résolution de problèmes, c'est soit une anodine, précise et indéniable observation, quand on se limite au cerveau, soit une infâme profanation du mystère de la vie, quand on résume ainsi l'homme tout entier.

La recherche d'invariants et de noyaux est un jeu des délicats ; laissons les sots chercher à changer le monde ou soi-même.

Écrire, pour moi, est une action comme bâtir des ponts l'est pour d'autres - un frisson inconscient d'une envie de perdurer ou de me survivre (d'autres parlent de la différance de la mort). L'ironie m'aide à le comprendre, et j'enterre le frisson à une hauteur monotone, comme d'autres le dévitalisent à coups de piétinements égalisateurs.

Pour qu'une page de notre vie s'illumine, il faut, souvent, blanchir une multitude d'autres : par l'oubli, l'ironie, le sacrifice.

Maîtrise de son métier : donner à l'exercice l'intensité de la fatalité. Et quand, avec Valéry ou Kafka, on se dit, que la grande œuvre n'est qu'un exercice, on n'est plus fâché avec ces contre-maîtres de constructeurs, tout en retournant chez les architectes des ruines (le mot ascèse vient du mot exercice). Il se trouve, que leurs maîtres sont les mêmes que ceux qui bâtissent des châteaux en Espagne, mais leur style reste inconnu des apprentis : « Il n'y a aucune règle d'architecture des châteaux en Espagne » - Chesterton - « There are no rules of architecture for a castle in the clouds ».

Quand l'époque croule sous des questions, elle réveille chez l'homme un prurit narratif. Quand elle s'enorgueillit de réponses finales, l'homme s'en retourne dans l'introspection. Quand elle est muette, l'homme s'adonne à la contemplation.

Jadis, même le prosateur le moins inspiré se considérait tenu à réserver une place à l'homme de rêve et aux abstractions sentimentales. Aujourd'hui, même les maîtres ne s'identifient qu'avec l'homme d'action ou avec de mornes abstractions professorales.

Que je prenne un marbre brut, ou bien une pièce travaillée par les autres (qu'elle soit en marbre, en air ou en béton armé), mon apport et mon effort doivent être de même nature, et le produit - ne garder que mes traits.

Dès que l'homme s'imagine, qu'il puisse créer comme l'oiseau chante ou vole, il ne produit que de sonores broutilles ou de ternes trajectoires. La création humaine est dans le surpassement de contraintes.

Toute émanation humaine, qu'elle provienne des bras ou du cerveau, contient et de l'homme et de l'œuvre : la part et du producteur et du créateur, de l'inertie et de l'élan. Et l'on a raison de négliger le premier et de ne s'intéresser qu'au second (« l'homme n'est rien, l'œuvre est tout » - Flaubert). Tout à tour, le Logos incarné ou le pathos désincarné.

Pourvu qu'on ait du talent, la démarcation intéressante ne passera pas entre un libre penseur et un épigone, mais entre l'élan et l'inertie, entre le commencement et le développement, entre l'inconnu irrésistible et le connu résistant, entre le regard étoilé et la trajectoire en continu.

La vie est un jeu minable (champ d'expérimentations, théâtre, prison…) - on commence par ce choix de coordonnées et l'on bâtit par-dessus une géométrie. La vie est un miracle ineffable, qu'il faut conter, en chant et musique et non compter, en champs et rubriques ! Être saisi plutôt que saisir, et Einstein n'a raison qu'à moitié : « C'est même le but de toute activité intellectuelle : transformer un 'miracle' en quelque chose qu'on puisse saisir »*** - « Es ist ja das Ziel jeder Tätigkeit des Intellekts, ein 'Wunder' in etwas zu verwandeln, was man begreifen kann ».

L'essentiel n'est ni dans la promesse du sensible (Nietzsche), ni dans le souci de l'effable (Heidegger), ni dans le geste du faisable (Sartre) - ce sont trois types d'homme fort, trois types d'audace anticipante, qui finiront tous dans le troupeau - l'essentiel est dans la vénération résignée de l'indicible.

Chercher à s'attirer des antipathies est aussi vain que flatter. Surtout si l'on le proclame a posteriori, quand la sympathie espérée se laisse attendre.

Ce qui rend le commencement suffisant et tout développement – superflu, c'est la musique déterminant et le thème et le rythme. « Une action est rythmée, quand elle dépend uniquement de son commencement » - Valéry.

Réaliser la vie, c'est réussir à donner du prix à ses meilleures sensations, tâche dont seul est capable l'art. Pour être un peu plus précis : donner de la valeur et non pas du prix ; leurs chances se trouvent partout, où n'est pas encore mort l'étonnement, dont la création n'est qu'une variation ; rêver la vie est plus noble que la réaliser. « L'artiste doit aimer la vie et nous montrer qu'elle est belle. Sans lui, nous en douterions » - A.France.

Être libre ou se libérer, s'appuyer sur l'inertie ou se laisser entraîner par l'ironie, être dans la pesanteur ou dans la grâce - c'est cela, le vrai choix vital ! La pesanteur - adhérence sans adhésion ; la grâce - adhésion sans adhérence. Liaison ou lien. Amnésie suffisante ou amnistie impossible. Référence d'un code ou révérence d'une ordalie.

Après chaque dépôt de bilan, ils s'interrogent : est-ce faute de moyens ? faute de buts ? faute de routes ? J'accumule mes faillites faute à l'étoile, qui convertit en regards tout ce qui aurait pu s'investir en choses. « Si tu ne fais qu'obéir, la faute en est à toi et non à tes étoiles » - Shakespeare - « The fault is not in the stars, but in ourselves, that we are underlings ».

Être performatif ou informatif, c'est tout ce que savent faire ceux qui ne maîtrisent pas la forme. Des entremetteurs, des émetteurs - et pas des commetteurs.

Les vainqueurs de tous les camps sont des crapules, c'est ce qu'on doit se dire, si l'on choisit le camp des nobles. Il serait tentant d'épouser la cause des vaincus, de tous les camps, - si seulement on réussissait à éteindre leurs rêves de revanche.

La vraie liberté : pouvoir trouver, pour ma voile et mes horizons, un souffle favorable.

Tout réduire à l'intensité et à l'acquiescement des commencements - la définition de l'éternel (commencements) retour (intensité) du même (acquiescement). Et si, en plus, on y vise les valeurs, c'est la définition même du nihilisme, qui est une technique pour se séparer du profane et un art pour produire du sacré.

Le talent : maîtriser les moyens ; le goût – s'imposer des contraintes ; le génie – atteindre des buts profonds, en employant les vastes moyens, sélectionnés par les hautes contraintes.

Quand tu trouves, que le monde n'est plus ni fécond ni bien entretenu, demande-toi si ce n'est pas ta propre stérilité et ton laisser-aller. Le monde est toujours plus sain, plus complet, plus droit que toutes tes recherches de plénitude.

Les hommes d'action apportent des solutions (réponses), les philosophes dénichent des problèmes (questions), l'artiste devrait créer un mystère (langage ou état d'âme), qui traduit les questions et interprète les réponses.

L'indifférence dans des bas-fonds est plus utile qu'un engagement dans des hauteurs. Le danger est de s'engluer, s'empêtrer dans les nuances de là-bas, tout en tendant vers la grande unité de là-haut. La neutralité des pieds est une position aristocratique, non-affiliée.

Quand la vie est réduite à une préparation pratique de l'envol, l'homme finit par ne plus remarquer, qu'il rampe plus que jamais. Si l'on consacre la vie à apprendre à marcher, on oublie le besoin d'ailes. On n'échappe pas à la platitude à coups d'ailes ; les ailes mêmes sont la hauteur sans escale : « Lorsque l'âme a des ailes, elle demeure dans les hauteurs »** - Socrate.

L'apothéose de l'inutile en hauteur - Sisyphe, sa pierre et sa montagne. En profondeur - les Danaïdes, leur tonneau et leur Hadès. En étendue - Diogène, son tonneau et sa cité affairée.

On est applaudi pour des oui ou des non. On est hué, quand on les met dans le même sac en privilégiant le comment des et des quand.

Avoir ordonné sa vie au calcul, au rite, à l'idée n'est jamais un succès ni une défaite. C'est une réduction du champ des batailles possibles. Par goût électif ou lâcheté grégaire.

L'horizon est un symbole de l'engagement, comme le firmament – celui du dégagement. Mais il faut avoir fait le tour d'horizons complet, pour vivre, au firmament céleste, le retour éternel du même terrestre.

Le culte de l'avant-dernier pas a des noms malheureusement compromis : avant-décision - hypo-crisie, ou avant-jugement - pré-jugé (l'exemple célèbre est donné par la mort, qui, aux yeux de Dieu, n'est qu'un pré-jugé, Vor-Urteil - Nietzsche). Il ressemble au désir d'Aristote ou Spinoza - vision des fins dépourvue de moyens - mais je l'associe plutôt au repérage de contraintes. Cette recherche débouche souvent sur un autre nom compromis : la scolastique - la noble oisiveté.

Entre la liberté de la croissance et la contrainte de l'instinct, le choix se fait, presque à notre insu, par le degré de notre talent : une poursuite désespérée de gains et de progrès, ou bien une intensité et un retour du même. Le talent n'a besoin que d'un goût, c'est à dire d'un instinct d'artiste.

Je n'aspire ni au vide ni au trop plein, je n'aime pas la contrainte des frontières accessibles mais infranchissables, je ne veux pas être un récipient, je veux pouvoir prendre la forme de tout ce qui m'entraîne, me plénifier. Plus nous sommes vides des choses qui pèsent ou ancrent, plus pleins sont nos coups d'ailes et plus larges nos horizons. Si tu veux vivre dans les mots, sois mort pour les choses.

Qu'est-ce qu'une contrainte intellectuelle ? - ne pas toucher aux objets vulgaires, s'en interdire des commentaires, refuser le sérieux, face à l'indéfinissable, n'en admettre qu'un angle poétique ; ne pas s'étendre sur la nécessité de la contingence peut avoir eu des pourquoi fort différents.

Il devient de plus en plus facile d'orienter sa vie selon une idée, puisque les idées, comme la vie, devinrent algorithmiques, calculables. La meilleure métaphore de ce fonctionnement s'appelle ordinateur. L'intellectuel, ne serait-ce pas celui qui attache à l'idée imaginaire au moins autant de mesure et d'admiration qu'à la vie ? Ou celui qui est capable de produire des images transformables en idées ?

Nietzsche arrive bien à ce postulat désabusé : il n'existe pas de moyens nobles pour atteindre un but noble ; mais au lieu de rétrograder le but visible au titre de source illisible, il se met à accepter tous les moyens, y compris ceux qui n'anoblissent guère le but.

Tout succès aujourd'hui ancre si sûrement les destinées (les belles situations ! ), que l'on ne peut plus atteindre la hauteur que de chute en chute. Gravir, c'est se soumettre au succès ; s'élancer, c'est le prendre de haut. Qui goûta au vertige des chutes met à la verticale tout sentier, qu'il soit battu ou plat.

Plus je me fie au rêve, plus justifiée est ma pose de Narcisse ; plus je m'identifie avec l'action, plus ravageur est mon doute sur ma valeur. Mes actes sont aux autres, tandis que mes rêves, c'est moi-même. Mais, paradoxalement, le regard du rêve est plus universel que les vues de l'action.

Le mérite principal des bonnes contraintes n'est pas de me porter plus directement vers un but, mais de créer un vecteur de mon regard, vecteur qui définira et la hauteur et le sens et les moyens de mes voyages.

Il y a tant de choses, d'angles de vue, d'idées, dont la seule évocation me plonge déjà dans la banalité et la platitude ; les bonnes contraintes servent à éviter ce piège ; elles sont mon devoir, mais mon valoir se bâtit par mon talent, sachant se servir de ces contraintes. Donc, il ne faut pas s'arrêter à « Un homme ne vaut que par ce qu'il n'a pas fait » - Cioran – et laisser faire l'âme, une fois que l'esprit a fait son travail de filtrage. Ce que je ne pus atteindre est secondaire ; c'est ce que je ne dus ni voulus atteindre, grâce à mes contraintes, qui est plus éloquent.

Le jour le plus redoutable pour les destinées de la liberté sera celui, où l'on réussira à mettre en équations les voies, qui mènent aux sacrifices et fidélités, et à en faire des calculs intéressés et profitables comme pour toutes les autres actions humaines. Ainsi la vision basse des goujats de jadis : « La vie est la liberté s'insérant dans la nécessité et la tournant à son profit » (Bergson) - tournera en aimable réalité.

Il faut transférer vers le statut de contraintes ce que d'autres considèrent comme causes, moyens, engrais ou aliments ; contrairement à ceux-ci, la bonne contrainte part des commencements et constitue la tension d'une corde, qui se substitue à l'intérêt pour des cibles.

Chercher dans le nécessaire - le désirable (amor fati), que vaut cette morne litanie des stoïciens et nietzschéens à côté de l'éclat du : trouver dans le désirable - le nécessaire (fatum amoris) !

Le contraire de ce qui arrive (à partir des choses - Wittgenstein et Derrida) est ce qui jaillit (à partir du sujet). L'inconscient, mystérieux et servile, ou le sujet en possession de son soi. Le malheur du premier est la proximité des choses ; le malheur du second est l'oubli du mystère, la fusion avec les problèmes.

La plupart des routes de l'esprit ont pour impulsion originelle - les buts ; et elles s'avèrent être des chemins battus ou, au moins, conduisent tout droit vers des étables ou casernes. Le chemin virtuel pour un esprit, solidaire de l'âme, passe par des contraintes : « Un seul chemin, pour l'art et pour l'esprit, - ses propres contraintes »** - Volochine - « Для ремесла и духа - единый путь : ограничение себя ».

L'utile n'est ennemi du poète qu'à cause de l'étiquette portant son prix d'échange. L'inutile est une non-marchandise sans poids affiché, ce qui pousse le mesureur à inventer des balances.

Il ne s'agit ni d'agrandir ni de réduire l'étendue de mes défaites, mais d'en avoir une telle réserve, qu'aucun nouveau désastre n'approfondisse le naufrage déjà monumental. L'ironie amortissante est un outil d'accumulation et d'accommodation. La pire des réactions serait d'être content de mes revers.

Ne viser que les premières ou les dernières des cibles de l'homme, sans relâcher la corde de ton arc, comme un certain marteau philosophique (Nietzsche) ne visait que les clous, destinés au berceau ou au cercueil de l'homme. La médiocrité des contraintes est pire que la médiocrité des buts.

Nous ne connaissons presque aucun principe métaphysique, qui aurait présidé à la création de choses ; l'hédonisme devant les choses continue d'être plus fort que l'enthousiasme devant l'éclairage des principes. Pourtant, « tout principe créateur est toujours supérieur à la chose créée » - Plotin.

Ce qui se hérisse, en moi, face au monde, ne peut venir que du reptile, tandis que dans l'attitude du monde on peut toujours deviner quelque chose de grandiose. C'est pourquoi, « dans ton duel avec le monde prends parti du monde » - Kafka - « Im Kampf zwischen dir und der Welt sekundiere der Welt ».

Ce sont les coupures nécessaires de notre devenir qui dévoilent les coutures possibles de notre être ; les profonds changent de but, les hautains changent de contraintes ; mais une fois le résultat profond atteint, on comprend, qu'il aurait pu l'être plus élégamment par un changement de contraintes plutôt que de buts. L'intelligence profonde, la stratégique, cède en attraits à l'intelligence hautaine, la représentative et l'interprétative.

Le marchand dama toujours le pion au producteur (de blé, de justice, de mots). Le malheur, c'est que le marchand en gros - le prince, le capitaine, l'évêque - laissa sa place au marchand au détail - le journaliste, le comptable, le boutiquier. Celui-ci s'érige en juge, tandis que celui-là se contentait d'être l'image à encenser ou à engraisser.

Je suis avec autrui, quand je réfléchis ou agis ; je ne suis avec moi qu'en écrivant, en verbifiant ma substance.

Pourquoi l'image d'arbre périclite-t-elle ? Parce que tous les usages du bois - du gourdin au cercueil, de l'amulette à la Croix - s'abandonnent au profit des matériaux plus résistants. J'oublie souvent l'une des fonctions vitales de l'arbre : absorber les miasmes des actions humaines, pour faire respirer, ensuite, nos rêves. Le carbone des moutons pollueurs ou des robots imitateurs, transformé en oxygène du créateur solitaire.

D'autres se hâtent lentement vers la résolution, je fuse vers la réticence. Pour promouvoir une conviction de caporal au grade d'insinuation étoilée.

À l'homme du chemin (les positions prises, les connaissances apprises – la profondeur), à l'homme de la marche (la puissance, la volonté - l'ampleur) j'oppose l'homme de la danse (le goût, la noblesse – la hauteur).

Rien de philosophique ne peut être traduit en actes pour être relu, apprécié et approuvé. Socrate et Sénèque auraient pu choisir une friandise ou un stylo, au lieu de cigüe et rasoir, sans rien trahir de leur philosophie. Ne sont philosophiques que les livres (Sartre). Contrairement à la poésie, qui se faufile jusque dans nos appétits et galéjades.

Les maximes s'affirment et ne se confirment pas par des applications ; elles sont déjà des applications de ta geste musicale, et non pas des guides de ton geste bancal. « Ne fais pas étalage de maximes devant des gens vulgaires. Mais montre-leur les effets de ce que tu as digéré » - Épictète. Je passe sur l'indécence de la seconde suggestion. La première ne tient pas debout non plus : si quelque chose a des chances d'échapper à leurs souillants appétits, ce sont bien des maximes.

Ce qui requiert, aujourd'hui, la volonté la plus inflexible est l'attitude de résignation.

Parmi les résultats finals de la vie, se sentir encoureur, plutôt que coureur ou procureur.

Ce qui tue le rêve est son instanciation, sa spécialisation, sa prise en compte - il faut donc le maintenir en état de pure virtualité, d'abstraction irresponsable, non soumise à aucun démon vicissitudinal.

Exercice de dialectique hégélienne : voir le mode d'échange entre hommes triomphant, la transaction, comme une synthèse réussie des deux modes déchus, le sacrifice et la fidélité. Le marketing comme leur prolongement justifié. Le frayage des biens, des mots et des femmes s'effectuant selon la même loi.

Je répertorie mes fétiches : la place de la lumière, le rôle de la pesanteur, la part du geste - et je suis horrifié par peu d'originalité de ce bouquet, puisqu'il correspond aux trois constantes physiques : la vitesse, la gravitation, le quantum d'action. Et avec mon regard sur la vérité je ne fais que suivre la chute de l'âge héroïque : la complémentarité se substituant à la causalité…

L'action est une langue de bois, et le goût exclusif pour l'action trahit la fadeur du tien. Le rêve est un arbre, qui te promet tout, de la racine aux fleurs. Ton propre goût se transmettra à ses fruits. La contemplation, qui ne chercherait pas la création d'arbres, serait pire que l'action de labourage ou de cueillette.

Chaque fois que je pense avoir agi pour une bonne cause, la honte me rattrape, pour me rappeler, une fois de plus, que tout bien, représenté par une action, est un blasphème, comme toute image du prophète Mahomet. « Aucune bonne action ne reste impunie »* - Wilde - « No good deed goes unpunished ».

Comme l'ironie est absence de mon soi connu et humble tentative de parler au nom de mon soi inconnu, le bien, lui, est absence d'actions s'en réclamant et sentiment aigu de sa présence dans ton cœur confus. Le sérieux et le mal – le sérieux est le mal ! La présence, la trace, l'empreinte, qui profanent l'original indicible.

La vie est faite d'inévitables chutes finales, où ma volonté ne sert pas à grand-chose, et d'élans, que mon intelligence ou mon inspiration impriment à mes cadences et les transforment en rythmes ; cette amplitude vitale permet à mon talent de composer de la musique et d'échapper à la platitude, que me prépare toute action, c'est à dire l'inertie. Pour apporter sa note, l'action doit être traduite en idée.

L'intérêt pour les choses immobiles se manifeste surtout chez ceux qui ont leur propre souffle et qui se méfient des actes, qui, en immobilisant la girouette de la vie, risquent de te faire perdre le souffle.

Par un rêve, je me désengage, je retrouve une liberté, dont me prive l'action, qui suppose, obligatoirement, des choix manichéens : elle m'engage, elle m'oblige de chercher de la cohérence, dont me libère le rêve.

Remuant activiste de l'immobilisme.

Les soucis du fond et ceux de la forme - quand on sait les séparer, on est artiste. L'action et la réflexion s'occupent du premier, le goût et le talent – de la seconde. Et dans la vie des grands, comme dans un roman, le fond finit par effacement ou banalisation, et c'est la forme qui persiste dans notre esprit, ennobli et devenu âme. Curieusement, enseigner le fond d'un métier – de charpentier, de philosophe ou de gendarme – se dit former. Hegel - « Le travail forme - Arbeit bildet » - joue la-dessus.

Tout ce qui est profond finit par affleurer dans la platitude, pour servir de matière première ou d'engrais à l'action de nos bras ou cerveaux. Ne reste inusable que ce qui se réfugie dans la hauteur, - la virginité de l'inaction rêveuse. « Et si tout ce qui se consomme n'était, dès le début, que platitude ? » - F.Schlegel - « War nicht alles, was abgenutzt werden kann, gleich anfangs platt ? ».

La leçon du Beethoven sourd, dont l'esprit entend ce que n'atteint plus l'ouïe : la possibilité et la dignité d'une volonté sans puissance ou d'un Bien sans action.

Le monde est, à la fois, le réceptacle de l'acte et l'inspirateur du rêve ; ton regard devrait en être vide, dans le premier sens, et plein - dans l'autre.

Jadis, le monumental pouvait se manifester par le juste glaive, par l'art rebelle, par le génie scientifique passionné ; aujourd'hui, on ne peut opposer à la médiocrité ambiante que de l'action administrative, en l'associant, sans espoir de retour, à une grandeur dérisoire. Ne plus pouvoir agir poétiquement – tel est le verdict de cette modernité prosaïque.

Après le crépuscule des idoles, deux issues : le scintillement incertain d'une étoile romantique, ou la lumière blafarde d'une action robotique. Dans la nuit solitaire, on ne rêve plus, on se prépare pour le jour à la lumière certaine et sans étoiles.

Tant d'efforts pour indiquer la voie, pour garder le cap, pour déployer des voilures, tandis qu'il s'agit d'avoir son propre souffle et d'admirer les astres du fond de son immobilité. « N'aller nulle part, faire venir » - Rabelais - « Noli ire, fac venire ».

Aucun rêve volage n'échappe plus au harcèlement de quelque action bâtarde, qui s'en réclame. Aucun soupir n'évite une décomposition en harmoniques reproductibles. L'œil des capteurs dénude tous les recoins de l'âme. La pudeur ironique nous condamne à la honte.

Pour devenir impérissable, il faut atteindre le stade de mythe ; le style mythique, ce sont les ruines. C'est le seul style qui sauve la grandeur des édifices, des poèmes et des gestes. Et c'est la transformation de nos tours d'ivoire en salles-machine, qui efface toute grandeur de nos mémoires héroïques.

Les étapes de mon mûrissement, face au désir : le maîtriser, le calculer, le rêver, le peindre – héroïque, intelligent, poétique, créateur.

Notre existence a deux facettes : l'action et l'inaction. Il s'agit de les ennoblir : esthétiquement, par la création active, par la traduction de ton propre mystère, et éthiquement, par la vénération passive du mystère universel du Bien. L'ennoblissement – le sens suprême de l'existence.

Il faudrait rendre la route si difficile, qu'elle ne soit accessible qu'au regard sur mon étoile. On connaît les promesses et les fins des boulevards ou sentiers lumineux : « La route, qui mène à la misère, est plane » - Hesiode - … et droite. Mais, en choisissant la cahoteuse et sinueuse, je m'éloigne bien de la misère, sans m'approcher du bien-être béni des étoiles.

Réaction réflexe - tel est l'avenir de toute liberté banale, celle de pouvoir arrêter un scénario : plus d'interruptions ni d'intervalles temporels, où le processus se suspende, - de l'intelligence câblée, déclenchée automatiquement, sans que le compteur du temps le marque ; la continuité du temps, signe d'annihilation de la liberté, de son substitution par le réflexe.

Là où règne la pensée, l'aristocrate est le plus tolérant et crédule, car, dans l'intelligible, il n'y a pas de matières, indignes d'un outil noble (dans le sensible, le rapport s'inverse). « Il n'y a pas de sentiment moins aristocratique que l'incrédulité » - Talleyrand. L'aristocratisme se manifeste dans le regard ironique sur le passage à l'acte. Pour le plouc, passage à l'acte est passage à l'existence.

Disposer de routes peut même dispenser de cheminement et calmer le prurit d'inquiétude : « Il n'y a pas de chemin vers la paix ; la paix, c'est le chemin » - le Bouddha. Et le tao chinois n'est qu'une voie, un commencement actif et un mouvement passif, les deux se passant de logos des fins, un concept à mi-chemin entre l'être et le devenir. Et Jésus ne connaît pas d'autres chemins que Lui-même. « Faire, c'est se faire » - Valéry.

Si « nous devons aller de l'avant, quitte à nous écraser en bout de course » - Melville - « we have to go on, on, on, even if we must smash away ahead » - je ne sais pas ce qui y serait le plus pitoyable : le sens de la course, l'état des cœurs affairés ou l'insignifiance de l'épitaphe.

L'homme se manifeste le mieux par son action face au vide : on peut le combler, l'accommoder, l'élever. La profondeur, l'art, la hauteur.

Quand le faire et le dire marchent, main dans la main, on peut être certain, que le sol, qui les supporte, est une platitude.

Quand on comprend ce que vaut le rêve, comparé à l'acte, ou la métaphore libre, comparée à la métonymie mécanique, on comprend ce que vaut le génie, comparé au talent. Le génie est une intuition se passant d'intelligence  : « Le génie est le don de découvrir ce qui ne peut être ni appris ni enseigné » - Kant - « Genie ist das Talent der Erfindung dessen, was nicht gelehrt oder gelernt werden kann ». Et toutes les grandes idées des hommes, comme leurs plus grands actes, valent surtout par leurs images métaphoriques : « La métaphore est la puissance la plus féconde que l'homme possède »** - Ortega y Gasset - « La metáfora es el poder más fértil que el hombre posee ».

La liberté s'annonce dans l'audace des passions, se devine dans la créativité des commencements spirituels, mais elle se prouve uniquement dans les sacrifices et fidélités des actions. Il ne faut compter ni sur l'extase ni sur la contemplation, pour saisir la liberté, comme le fait Plotin : « La liberté réside dans l'intelligence, qui se désintéresse de l'action ».

Sans contraintes politiques ou économiques, tant d'hommes agissent en esclaves ; l'homme, libre au fond de lui-même, peut garder sa liberté même dans les chaînes. Voilà comment le robot voit la liberté : « La liberté est l'absence de toute contrainte à l'action » - Hobbes - « Liberty is the absence of all the impediments to action ». C'est même un robot du plus bas étage, puisque le robot moderne est capable de résoudre des contraintes. La liberté est dans le mystère des contraintes et non pas dans les solutions des buts.

La liberté la plus mystérieuse est celle de l'action (avec la liberté abstraite – en pensée, en foi ou en politique - les choses sont beaucoup plus simples). Un scénario se déroule ; ma raison pèse mes acquis, mes contraintes, mes buts, pour choisir le décideur de mon prochain acte (partie du scénario) - entre mon esprit ou mon âme ; le décideur suit sa logique (le bien aveugle ou la cohérence lucide), formule l'objectif et s'adresse à ma raison, pour qu'elle conçoive l'acte, en accord avec l'objectif ; la raison élabore l'acte et le transmet à ma volonté ; ma volonté déclenche l'acte. La volonté ne coïncidera avec la liberté que si le décideur fut mon âme. Descartes ne voit pas cette nuance : « La volonté et la liberté ne sont qu'une même chose ». N'empêche que mon âme ne se reconnaîtra jamais dans mon action. L'âme est dans l'impuissance, la cécité, l'intraduisibilité du bien.

Impossible de renoncer à l'action ; impossible, en agissant, de me vouer à mon âme. « Tu ne peux à la fois prendre soin de ton âme et des choses extérieures » - Épictète. Pas de lumière inextinguible autour de mon âme, pas d'heures astrales, seulement des illuminations, des instants, des étincelles.

L'action se fait au nom de ce qui est et/ou sera ; s'attacher à ce qui n'existera jamais est autrement plus noble, et cet essor s'appelle rêve.

Qu'est-ce que l'acte, que devrait provoquer une maxime ? - une mise en mouvement de mes fibres poétiques, aboutissant à une impression musicale. Est-ce que Valéry : « La formule n’est jamais qu’un commencement – et il faut en arriver à l’acte » - voulait dire la même chose ? Le commencement est le tout de l'action de l'aphoriste, et l'acte n'est qu'une partie de la réaction du lecteur. Un résultat d'unification de deux arbres.

La nature de tes contraintes me renseigne mieux sur ta proximité avec le bien, que l'application laborieuse de règles fussent-elles dictées par les principes en bronze. L'impératif catégorique est une misérable caricature, à côté de l'impératif hypothétique, noble et humble. On est bon par ce qu'on s'interdit de faire et non pas par ce qu'on fait. Aristote, Thomas d'Aquin et Kant nous diront, que les contraintes ne sont que des accidents et ne font pas partie de l'essence des actes, et la question est réglée – on sait comment gagner une bonne conscience.

Poésie, travail en grec. (Regardez ces jargonautes modernes aigrefins s'extasier devant la formule soi-disant platonicienne : « Tout ce qui mène du non-être à l'être est de la poésie » ! La visibilité ! Même la Dichtung allemande peut s'entendre comme condensation.) Verdict contre la fainéantise, réhabilitation du travail. Et si tout le reste n'était qu'extraction de mensonges, usinage d'illusions, service rendu au diable, diffusion de contrefaçons…

L'existence est ce que je suis obligé de faire, et l'essence est ce qui m'oblige à être. Je réussis toujours sur la seconde facette ; j'échoue toujours sur la première : « L'existence est le récif, sur lequel la pensée pure fait naufrage » - Kierkegaard – la pensée est une amphibie, qui est à l'aise même au fond de mon existence naufragée.

L'action, c'est la victoire de la pesanteur, et toute pesanteur est un mal. Et qu'est-ce que la victoire de la grâce ? - un sacrifice, ce qu'aurait dû être « la justice, cette fugitive du camp des vainqueurs » - S.Weil.

Les chemins : on les montre, empreinte ou bâtit – l'envie de marcher, c'est tout ce que cela puisse réveiller ; l'envie de danser, elle, naît plus sûrement de la peinture des impasses.

Se sentir flèche pointant une cible inaccessible et chercher à faire de sa vie une tension digne de cette distance à ne jamais parcourir. Exercice des moyens et test des contraintes. « La dignité de l'homme se fonde et tombe avec ceci : il peut se donner des buts inaccessibles » - H.Hesse - « Die Würde des Menschen steht und fällt damit, daß er sich die Ziele im Unerreichbaren setzen kann » - élan et chute - la tragédie d'Icare.

Leurs pensées sont orientées vers les valeurs, qui sont trop vraies pour être excitantes ; leurs actions sont orientées vers les vérités, dont la valeur est nulle, hormis la valeur marchande.

Une place négligeable pour le bien, dans l'action réelle, une place modeste - pour le vrai, une place capitale - pour le beau. L'art est presque la seule action métaphysique (metaphysische Tätigkeit - Nietzsche) immédiate.

Sentir sa force, en mesurer l'ampleur, plutôt que l'employer, la profaner par le hasard des cibles. Tant de ressources de la faiblesse sont nécessaires, pour résister aux tentations de la force. « C'est dans la faiblesse que ma puissance donne toute sa mesure » - St-Paul.

Mieux on possède ses moyens, plus on désire être possédé par ses contraintes.

Tout passage à la compréhension ou à l'acte, se déroulant sans aucun arrêt intermédiaire à une représentation, est une manifestation du savoir absolu.

Être libre, ce n'est pas seulement savoir agir contre la raison directe, c'est aussi la conscience de ne pas avoir raison, mais qu'il ne faut pas pousser jusqu'au masochisme : « Le désir d'avoir tort relève de la liberté » - Kierkegaard.

Les Grecs distinguaient bien le dynamisme de la verticalité et l'énergie de l'horizontalité : l'élan de l 'âme vers le haut, facilité par les contraintes du corps en bas.

Tous les chemins se valent : fréquentés ou solitaires, droits ou obliques. Ce qui compte, pour le promeneur couché, c'est l'imagination de carrefours labyrinthiques et l'intuition d'impasses enchanteresses.

Aujourd'hui, le danseur et le calculateur (Beaumarchais) exercent le même métier, après l'adhésion du premier aux valeurs du second. La danse devint calcul qui marche.

Ce n'est pas parce qu'on jeta un regard profond sur la vraie essence des choses, qu'on répugne à agir sur elles, mais parce qu'un haut regard dédaigne de s'arrêter sur les choses, pour ne pas profaner le beau rêve ou le rêve du bien.

Ni fusion concrète (par l'intelligence) ni communication abstraite (par un langage) ne sont possibles entre le soi connu et le soi inconnu ; une coopération secrète, une dualité irréductible existent entre l'action et le sujet, le présent visible et le commencement invisible. L'homme est en permanence dans ce choix : être orienté-sujet ou orienté-action, comme la conception d'un programme informatique ; elle est soit orientée-objets soit orientée-prédicats.

Une bonne ombre traduit l'éclat et le mystère de l'astre, au hasard de mes pérégrinations dans ma caverne ; l'objet qui la projette est, le plus souvent, aléatoire. La parole qui n'est que l'ombre de l'action, devrait se détacher de l'action, pour parler de l'astre. D'ailleurs, à son tour, « action est l'ombre de la contemplation et de la raison » - Plotin. Et celles-ci, à leur tour, ne sont que des miroirs de l'âme. Un beau destin d'homme est peut-être de vivre en projecteur des ombres. Pour le créateur, l'action est secondaire, comme tout ce qui n'est que nécessaire ; la contemplation, même superflue pour l'action, est primordiale.

La raison, comme le corps, habite l'espace-temps, et l'action est sa dimension temporelle. Son espace est occupé par ses trois hypostases : l'esprit, l'âme, le cœur – la profondeur du savoir, la hauteur de la beauté, la largeur de la fraternité. Une seule de ces dimensions manque, et voilà qu'apparaît le spectre de la platitude, d'un monde unidimensionnel ou fermé.

Pascal, Nietzsche et Valéry sont d'accord, pour ne pas glorifier le soi connu, c'est à dire nos productions ; mais là où Pascal le proclame haïssable, et Nietzsche lui voue une haine farouche, Valéry, le plus intelligent des trois, se contente de le trouver insignifiant.

Le commencement compte, entre autres, par la surprise et l'espérance, qui, même déçues, génèrent des harmonies et des rythmes. Celui qui sait faire durer cet étonnement et cette attente s'appelle poète ; celui qui se met à vivre des buts, et même du chemin, est voué à devenir machine.

Je commence par décomposer la valeur d'un homme sur les axes des actes, des pensées, des rêves, et je finis par n'y voir que l'homo faber commun. Même nos rêves portent des stigmates collectifs, sans parler des pensées ou des actes : « Donner une valeur à l'homme d'après les actes les plus hauts est absurde » - Sartre. C'est l'homme créateur, l'homo sacer, l'homme solitaire, ayant reçu du haut un talent sans mérite, bref - un nihiliste doué pour la métaphore, qui prend, à mes yeux, l'allure classieuse d'un vrai héros, créateur du sacré.

Le hasard – mon rôle social, mon talent, mon énergie - prouve ce que je peux. La liberté – mon cœur, ma honte, ma foi – souffle ce que je veux. L'acte visible face au rêve invisible. Ceux qui n'ont que les yeux pour voir n'en perçoivent pas la différence : « Seuls les actes décident de ce que l'on a voulu » - Sartre.

L’obsession par les fins conduit au culte de la maturité ; pour qui ne se passionne que pour la floraison des commencements, la maturité ne sert à rien.

Répudier une pensée ou une action est également facile ; on les garde faute de mieux ou grâce à une ignorance étoilée. « Nous ne ferions rien dans ce monde si nous n'étions guidés par des idées fausses » - Fontenelle. Ouverts dans l'action même, les yeux doivent se fermer dans sa justification : « Que de choses il faut ignorer pour agir ! » - Valéry. L'immobilité interne nous traduit plus fidèlement que l'action externe. L'action est manichéenne, la pensée ne doit pas l'être (Malraux et R.Debray). Avec le savoir, on trouvera toujours une contrainte, qui interdira à l'action d'être moyen et but. Refuser les contraintes de la raison, c’est vulgariser les commencements du cœur : « Pour faire du Bien, il faut que le cœur n’écoute plus l’esprit » - Pasternak - « Чтобы сделать добро, нужна некоторая беспринципность сердца ».

Tout geste de liberté prouve la divinité de notre nature ; en être conscient et ébloui est peut-être le sens même de la vie. Aux moutons manque la conscience, et aux robots - l’éblouissement.

Je suis dégoûté de l'action non pas à cause d'une discordance entre le prévu et le vu, l'attendu et l'entendu, le pressenti et le senti, mais à cause de l'intraduisibilité cruciale du regard des premiers en choses vues des seconds ; dans le royaume du rêve, le mot, au moins, peut inventer la hauteur cachée des choses, tandis que l'acte en exhibe la criante platitude.

Quand, sur les chemins de l'action, de la contemplation ou du calcul, je suspends mes pas, pour n'entendre que l'appel du bon, du beau ou du vrai, appel obscur, troublant et irrésistible, je donnerai à cette écoute immobile, faute de mieux, - le nom ironique de chemin vers soi.

Un sage, c'est un homme d'expériences, sachant trouver une relation harmonieuse entre la pensée et l'action, débouchant sur des résultats favorables. On aurait dû l'appeler – philosophe, tandis que le philosophe historique aurait dû s'appeler – philologue, puisque le logos se voue aussi bien à la parole consolante qu'au verbe révélateur, les deux véritables sujets d'une bonne philosophie.

L’homme est cerné, d’un côte, par le possible et, d’un autre côté, par l’impossible ; il est Ouvert du côté de l’impossible et Fermé du côté du possible ; il est donc dans le rêve de l’inatteignable et dans l’action vers une cible à toucher.

En poésie, le faire, c'est la musique, et le dire, c'est l'intelligence. C'est ainsi qu'il faudrait comprendre Dante : « Que le dire soit fidèle au faire » - « Che dal fatto il dir non sia diverso ».

Je vaux par ce que je veux atteindre par la musique de mon regard absent ou par l'intensité de mon élan sans ailes, par le vague de mon interprétation par l'art. Mais c'est ce que je peux voir avec mes yeux ou tenir avec mes mains qui me représente, trop nettement, auprès de la vie.

Les rêves, et même les pensées, se placent dans l'espace, tandis que les actes appartiennent à leur temps. Et puisque l'éternité métaphorique tend à devenir spatiale, le rêveur ou le penseur fuient ou méprisent l'action, puisque celle-ci appartient à la société et non pas à l’univers.

Leur pensée ne s'enflamme que par l'appât du but, et leur acte ne va pas plus loin que la caresse des moyens - la fidélité, là où sied le sacrifice aux contraintes ; le sacrifice, là où s'impose la fidélité à l'instinct. « Pense en homme d'action, agis en homme de pensée » - Bergson - mauvais programme !

Difficile d'imaginer l'être, qui serait hors l'espace et le temps. Pourtant, c'est ce que visent, sous des angles différents, le scientifique, le poète et le penseur. À l'instar des dieux, ils agissent dans l'être ; c'est l'homme banal qui n'agit que dans le devenir, que seul le créateur sait munir d'une consistance de l'être. À l'opposé se trouve l'action, ni savante ni poétique ni spirituelle. « Si les dieux sont parfaits, pourquoi ont-ils besoin d'agir ? » - Épicure.

L'ange nous enseigne les commencements et les contraintes, le démon nous pousse vers les buts et les chemins. Tant de balivernes socratiques sont dues à son démon, dictant des contraintes à la place de son ange.

Aucune étoile ne m'invite vers l'action ; cette cible est dictée par la seule raison. Quand je vois ce qu'une ignorance étoilée apporte à ma culture, je suis gêné de me trouver à l'opposé, sur tous les points, de la triade socratique – la nature, le savoir, l'action -, censée caractériser l'homme parfait.

Ne voir dans l'action qu'un exercice de nos muscles et de nos pensées (et non pas juste un moyen, pour atteindre un but juste), serait-ce la véritable ascèse ? - ce mot grec signifie exactement – exercice !

On prouve sa liberté intérieure en ne mettant sur la balance divine que l'impondérable volonté et non pas le poids des actes. La corde tendue et non pas les flèches décochées. Aucun acte extérieur ne fut commandé par Dieu ; dans la hauteur de Son Bien se trouve la honte, et dans la profondeur – l’humilité, les deux - sans ni quoi ni pourquoi.

La liberté est beaucoup plus dans l'écoute passive de mon être éthique que dans le regard actif sur mon faire pratique.

L'échelle descendante de la valeur éthique : l'acte, le verbe exprimant l'intention, l'intention non-dite. Dans le premier pas de l'action, le verbe expire ; l'intention s'inspire du dernier, celui qui ne nous appartient pas. « Qui n'a pas rêvé d'un monde, qui, au lieu de commencer avec la parole, débuterait avec les intentions »** - R.Char.

Tout vrai idéal est une chimère, et l'on ne peut que la rater. Si l'on pense le contraire, c'est qu'on s'était trompé de cible ; l'idéal est intact, tant que la corde est tendue et la flèche n'est pas décochée. Le pays de Cocagne n'a pas de frontière commune avec l'Arcadie. « Il y a quelque chose de plus triste que de rater ses idéaux : c'est de les avoir réalisés » - Pavese - « C'è una cosa più triste che fallire i propri ideali : esserci riusciti ».

Manier des objets qui existent, discourir la-dessus ou d'en donner mon avis – tout cela mobilise en moi ce qui est propre au genre moutonnier ou robotique. Je me montre par l'attouchement des objets, qui n'existent pas, par le regard, ou au moins par l'évitement des objets sans hauteur. « L'objet nous désigne plus que nous ne le désignons » - Bachelard.

Ce qui est relativement banal chez l'homme - ses forces, son savoir ou sa logique - se laissent traduire en langages communs de gestes ou de mots et y sont pris pour son vrai visage ; mais tout ce qu'il a de merveilleux - l'éthique, l'esthétique, le mystique - ne se livre qu'au talent exceptionnel, qui est l'art de fabriquer et d'animer des masques. Actum, ce qui est fait, opposé à actus, ce qui se fait. Œuvre de Dieu ou mon œuvre à moi, que ne distingue pas St-Augustin : « Je ne suis pas mon ouvrage » - « Non ipsa nos fecimus ». Le visage du génie humain se dévoile non pas dans un Je inaccessible, mais dans un jeu.

Dans la volonté de puissance, le but est le vouloir, l'intensité, et non pas le pouvoir, l'efficacité. Par-dessus – une contrainte implicite : exclure de mes horizons ce qui ne peut pas être muni d'une haute intensité.

Les plus belles pensées sont immobiles, elles s'identifient à l'être intemporel ; les pensées mobiles servent à justifier le devenir de l'action. « Il faut des mobiles de l'activité, qui échappent aux pensées, donc aux relations : des idoles » - S.Weil. La pensée figée prend irrémédiablement l'allure d'idole, car elle abandonne les relations au profit des objets.

La volonté de puissance, surtout celle que Nietzsche appelle volonté d'un ordre (Wille ist Befehl), ressemble beaucoup à mes contraintes : l'action extérieure en est exclue, seule est visée l'intensité intérieure, intensité qui est fusion de la volonté et de la puissance, du sentiment et de la raison. Et le soi inconnu serait la hauteur même. « Volonté de puissance : accéder à la hauteur au-dessus de son soi » - Heidegger - « Wille zur Macht heißt : die Ermächtigung in der Überhöhung seiner selbst ».

Mes actions font appel à ma force ou à ma musique, à l'arc ou à la lyre. Je tends le mieux les cordes d'arc - dans une attitude malgré ou contre. La lyre se tourne vers le oui fraternel, elle n'a pas grand-chose à gagner avec des ennemis : « L'ennemi, lui aussi, fait vibrer ta corde sensible. Pour qu'elle casse »* - S.Lec. Tandis qu'avec l'arc « nos vrais ennemis sont silencieux »* - Valéry – pour nous faire relâcher nos cordes désœuvrées.

On vit au milieu des actes, on rêve au milieu des fantômes – l'horizontalité et la verticalité ; et une bonne philosophie ne devrait s'occuper ni de la vie ni de la mort, ici-bas, mais de l'élan vers le haut : la sublimation de nos joies et l'évaporisation de nos angoisses. Et puisque la soif de Dieu prend source dans les mêmes thèmes, la philosophie, en effet, devrait être ancilla theologiae.

Avant même que je me mette à agir, à parler ou à penser, deux sujets préexistent en mon for intérieur : le soi connu (la créature, les yeux de l'espèce) et le soi inconnu (le créateur, le regard personnel). Et ma vie, par alternance, prendra forme soit d'une copie du premier, soit d'une parabole du second.

L'art de formulation de contraintes est supérieur à l'artisanat d'avancement vers des buts, le goût est supérieur à la performance, puisque savoir choisir est plus profond et subtil que savoir connaître.

Dans l'action, le corps défigure l'âme ; dans la réflexion, l'âme redessine le corps. « C'est la vie, et non pas la mort, qui sépare l'âme du corps »* - Valéry.

Le soi, avec lequel s'identifie mon action, ne peut être qu'un pantin. L'homme libre « choisit non de coïncider avec soi, mais d'être à distance de soi »** - Sartre – mais il ne lui appartient pas de choisir la distance céleste, que seules les ailes peuvent mesurer. Les pieds sont avides de routes terrestres, sur lesquelles « la solution, le salut, c'est de coïncider avec soi » - Ortega y Gasset - « la salvación es volver a coincidir consigo mismo ». Mais le salut de l'âme est dans le mystère de l'immobilité et de l'ignorance étoilée d'un soi inconnu et inconnaissable.

On agit pour parfaire le relatif, ce qui explique son succès auprès des dépourvus d'éternité. « Agir, c'est forfaire à l'absolu » - Cioran

Il y a en nous un créateur et un spectateur ; le premier conçoit le beau, le second le perçoit ; le premier est dans le climat initiatique du regard, le second – dans le paysage, se déroulant sous ses yeux. Seule la source rend sacré le fleuve ; au-delà ne règne que la mécanique. « La source désapprouve presque toujours l'itinéraire du fleuve » - Cocteau.

C'est en rêve qu'un bon outil produit l'œuvre. Se fier aux précipitations d'un premier jet céleste plutôt qu'à l'entretien de sillons et de bonnes graines. « Restez près du nuage. Veillez près de l'outil. Toute semence est détestée » - R.Char.

Le métier de représentant en soleils ayant fait faillite, de plus en plus on s'étripe pour les places sous le soleil. Mais « la place sous le soleil : celui-ci se couche aussitôt que celle-là est gagnée » - K.Kraus - « der Platz an der Sonne - sie untergeht, sobald er errungen ist ».

Dans chaque action, ma liberté s'éprouve dans : la noblesse des contraintes, le talent des commencements, l'intelligence des parcours, la sagesse des fins. Quoiqu'en pense Platon : « Le dieu tient en mains le commencement, la fin et le milieu de tous les êtres », Dieu en est absent, et la chiquenaude initiale ne laissa aucune trace, aucun écho. En tout cas, au savoir et au savoir-faire ce Dieu délicat semble préférer la noblesse, pour représenter ma liberté.

La conception suit les jalons - l'action, la pensée, le sentiment, la forme ; la perception emprunte le chemin inverse ; le sentiment doit être plus près de la forme, et la pensée – de l'action. Wilde se trompe d'étape : « Rêver d'une forme, aux jours de la pensée » - « A dream of form in days of thought ». La forme se donne surtout à la nuit du rêve, encadrée de matinées de nos doutes et de vesprées de nos certitudes.

Marcher, c'est ne pas être sûr de l'immobilité de l'essentiel : « Il y a un but, mais pas de chemin ; ce que nous nommons chemin est hésitation » - Kafka - « Es gibt ein Ziel, aber keinen Weg ; was wir Weg nennen, ist Zögern ». Avec un peu d'assurance, on se dit, qu'il y a des contraintes, mais pas de buts ; ce que nous nommons buts est arrogance.

Mes yeux servent soit à répertorier des choses vues, des ampleurs, des empreintes des paysages, soit à imprimer au monde mon regard, ma hauteur, mon climat, qu'il soit modéré, désertique ou junglesque. L'action ou le rêve, la voie dogmatique ou la voix sophistique. « Le seul véritable voyage, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux » - Proust - les yeux de l'autre soi, du soi inconnu, s'appellent regard.

L’Action relève du Savoir, du Devoir, du Vouloir et du Pouvoir, mais n’a presque rien à voir avec le Valoir. Tout le contraire de la noblesse et de la solitude !

On a beau n'être que virtuel, nos actes n'en émettent pas moins des messages - des attributs sans identité. Avec les seuls attributs, créer une identité, tel est l'objectif de nos productions artistiques : « Des chats sans ricanement, j'en ai vu plein ; mais le ricanement sans chat ! » - L.Carroll - « I've often seen a cat without a grin ; but a grin without a cat ! ».

L'action du sot est la traduction la plus fidèle de son essence ; l'action du sage reconnaît se devoir au hasard, aux contraintes extérieures, fondamentalement incompatibles avec son essence. « L'action de l'ignorant est sage ; celle du savant est sotte »** - Théophraste. D'ailleurs, les dernières paroles de Théophraste - n'oubliez pas qu'il y a beaucoup de choses inutiles - portaient sur l'importance des contraintes intérieures.

L'an-archie – l'incapacité de trouver des commencements et d'y tenir, la joie naïve de s'adonner au chaos des pas intermédiaires, le désintérêt pour la hauteur des premiers et la profondeur des derniers. Le principe d'absence de principes est des plus misérables.

Étymologiquement, l'acte, c'est une chose faite, et l'action, c'est la routine bien maîtrisée, visant un but précis. À l'opposé se trouve la création, un talent imprévisible, respectant les contraintes et chantant les commencements.

Ce que les hommes font, est de plus en plus inattaquable. Ce qu'ils pensent et ce qu'ils sentent est de plus en plus morbide. Mécanique des gestes, mécanique des cœurs. La synthèse : le vivant plaqué sur du mécanique (l'analyse de Bergson voyait le contraire). Et c'est précisément ce caractère mécanique qui accorde les actes et les pensées et qui est à l'origine du fléau de ce siècle - le pullulement des consciences tranquilles. « Votre esprit est emprisonné dans votre bonne conscience »*** - Nietzsche - « Ihr Geist ist eingefangen in ihr gutes Gewissen ». La recta ratio et la recta conscientia vont rarement de pair, quoiqu'en pense Cicéron.

Le premier pas, même le premier pas précédant un geste sensible, est déjà dans le divin. La mystique est peut-être dans le refus de sublimer le sensible temporel (la contrainte) et dans l'art de l'élever vers l'intelligible spatial (le talent).

Depuis Pindare ou Thomas d'Aquin, on sait, qu'il faut tenir pour intelligent celui qui ne vise que des fins accessibles. Mais je crois, que c'est surtout celui qui sache choisir le meilleur organe d'accès : l'esprit, la main ou le regard. L'arc précis, la flèche décochée ou la corde tendue.

Successivement, je me désintéresse de l'homme de dépassement, de chemin, de destination ; je reste en compagnie de l'homme d'intensité, de métaphore, de contrainte. Dans l'invariant, tout héros est solitaire.

Tout savoir factuel et déductif sera bientôt câblé, il sera à portée de tout concierge, avec l'ordinateur incrusté dans sa montre. Le vrai casse-tête sera le contrôle du savoir dynamique : qui aura le droit de déclencher des avalanches événementielles ? Le poète, ayant cessé d'être passeur de mots, se retrouvera dans l'emploi nouveau de codeur de mots de passe et de dépoussiéreur de touches.

Dissimuler les ressorts, ne laisser apparaître que l'élan - la fin de toute activité noble : la foi câble le pourquoi, l'intelligence - le comment, l'art - le et le quand. L'intelligence et l'art substituent leurs ad-Verbes dans le Verbe titubant : « Pourquoi m'as-Tu abandonné ! ».

La part banale et dynamique, en nous, s'occupe de l'accumulatif, du reproductif ou de l'interprétatif ; la part artistique - de l'expressif externe appuyé sur un représentatif interne. Il paraît, que le cerveau ne fait jamais appel au représentatif ; l'art serait ce qui éloigne de l'homme.

L'action, la réflexion, l'image modernes débordent d'extériorité ; finie, la race d'Empédocle, de Hölderlin ou de R.Char, qui vivait de « l'excès d'intériorité ».

Le nihiliste : être créateur de ses propres commencements. Les autres – l'inertie des enchaînements.

Le barbare : l'homme incapable de justifier l'écart entre l'acte et l'idée, ou les égalisant, ou n'en développant que des hiérarchies pauvres.

Mains oisives, tête active. Mais tête active, âme en dérive.

Le bien est l'état de notre cœur, où affleurent aussi nos hontes et nos impuissances. Ni les idées ni, encore moins, les actions ne peuvent s'y associer. « La bonne action, commise pour le salut de ton âme, n'est point bonne » - Berdiaev - « Добрые дела, которые совершаются для спасения собственной души, совсем не добрые » - le salut de ton âme, c'est la fidélité à la musique ; le salut de ton cœur, c'est le sacrifice de l'action (et non pas l'action de sacrifice).

Que devient l'agir, privé d'un noble regard ? - il devient le faire, que je désigne ici par le nom d'action ; dans cet exercice morphologique, ce n'est pas la racine qui me motive, mais l'attrait des cimes.

Mes débâcles dans le grandiose ne font qu'entretenir mes palpitations ; le désespoir naît, le plus souvent, de mes échecs dans le mesquin. Pour affronter de grands mystères, j'ai intérêt de ne pas m'attaquer aux grands problèmes et de dévouer mon activisme – aux vétilles.

L'action et le verbe : adversaires, ils embellissent la liberté et le silence ; alliés, ils abrutissent les hommes, serviles et sourds.

La vie se résume en actes, pensées et rêves : le hasard (des parcours), l’art (des finalités), le départ (des élans).

Toute intelligence consiste en actes réflexes, qu'on soit en proie au rêve ou à l'algorithme. Affaire de câblage, où seul ce saboteur de rêve est apte de placer des courts-circuits entre les stimuli magnétisants et les réactions électrisées.

Jadis, tout progrès technique se gagnait à la sueur des fronts solitaires ; aujourd'hui, il se programme dans l'indifférence des robots collectifs. Aucun élan, aucun rêve ne pouvait remplacer un effort organique ; l'effort mécanique arrête les élans et éteint les rêves.

Ce n'est pas l'action qui constitue la grandeur d'un événement, mais le regard profond, qui le développe, ou le haut mythe, qui l'enveloppe. « Le regard d'Histoire, où la grandeur de la pensée se mue en acte et la hauteur du sentiment s'incruste dans un fait d'éclat » - Bélinsky - « Историческое созерцание, где великая мысль становится делом, а высокое чувствование — подвигом ». L'Histoire devrait se constituer de mes propres mythes, les seuls capables de donner de l'éclat aux actes. L'éclat compte surtout aux yeux des autres, les ombres reflètent mon propre regard.

Les mots surgissent et se figent au-dessus des représentations ; les idées se tournent vers la réalité. La philosophie européenne se concentre dans les mots ; l'orientale se voue aux idées. C'est pourquoi un bon philosophe européen peut être oisif ou bosseur, crapule ou saint, sans que cela préoccupe ses admirateurs, tandis que le philosophe oriental doit baver dans ses expériences culinaires, climatiques, gymniques, pour prouver la consistance de ses théories.

Toutes les actions des hommes devinrent si sensées, calculées, intéressées, que j'ai envie de réhabiliter le mot vanité – mais qui encore est capable d'agir ou de rêver en vain, sans chercher à en retirer quelque profit ?

L'action et la logique servent à chercher une solution, tandis que c'est surtout le langage qui aide à formuler le problème – deux milieux, deux démarches, deux outils difficilement compatibles. Comme les mystères ne se dissipent pas avec le même état d'âme, qui nous y a plongés. Les images, les mots, les concepts - dans chaque domaine nous avons un expert indépendant : l'âme, le cœur, l'esprit. Choisir un mystère, énoncer un problème, inventer une solution.

Ils accordent à Dieu un rôle honorable, en se demandant : qui propose et qui dispose, qui s'agite et qui mène ? Plus l'homme pense être mené par Dieu, plus il se fourvoie et plus Celui-ci doit être ennuyé, face à la navrante similarité des sentiers battus, auxquels aboutit toute virée vers les Béatitudes, qu'elle soit dictée par la haute Providence ou par un bas calcul. Les méfiants se contentent de leurs culs-de-sac, aménagés en temples laïcs - en nobles ruines.

En littérature, l'action s'oppose à la reproduction. « Je prends la plume pour l'avenir de ma pensée, non pour son passé. Je parle bien, si je bâtis en même temps que je parle »** - Valéry. Les autres copient le présent des choses. La forme architecturale future du bâti résulte de la résolution de contraintes présentes, tandis que le passé du but n'en donne qu'un fond utilitaire. Dans la conception, charnelle ou poétique, on ne connaît point l'enfant à naître.

Tout ce qui s'achève n'est plus de la vie, mais de l'inertie. La vie est dans le toupet du premier pas, dans un sens, que l'inertie ignore. « Ici, sur terre, tout ne fait que commencer et rien ne s'achève »** - Dostoïevsky - « Здесь, на земле, всё начинается и ничего не кончается ». Finis coronat opus - un adage, bon tout juste pour la mécanique.

Pour pouvoir pratiquer le culte des commencements, il faut avoir accompagné beaucoup de mots et d'idées jusqu'à leurs aboutissements. « L’origine est ce qui se pose à la fin » - R.Debray. Et c'est seulement au milieu des finalités en cendre qu'on apprend l'art d'atteindre aux commencements les plus vitaux, l'art qui se réduit, essentiellement, à l'imposition de bonnes contraintes.

L'action devient indiscernable de la théorie : la première est désormais calculable, et la seconde - rentable.

Dans l'action, c'est la part de mon regard qui en détermine la liberté et la noblesse. Les phénoménologues ne veulent pas accorder au regard son rôle déterminant ; d'après eux, toute la nature de ma visée est dictée par et comprise dans la chose visée ; heureusement, l'un de leurs adeptes finirait par adopter l'attitude contraire, beaucoup plus vivante : « Farouchement résolu, mais je ne sais pas à quoi » - Jaspers de Heidegger - « Unheimlich entschlossen, weiß aber nicht wozu ».

Heureusement, créer n'est ni trouver herméneutique ni produire phénoménologique, mais jaillir métaphysique.

Former, et non pas remplir mon rêve, l'abandonner au vide pur. Conformer ma vie, déformer mes mots - autant de moyens de ne pas ouvrir des vannes.

Face à la prolifération de gourous et manitous, performants et transparents, je me rapproche des saints, moyenâgeux et ombrageux.

Le rêve ne peut pas être innocent, il s'y point toujours un état d'âme extatique, coupable, échappant à toute bonne logique acquittante. On s'en tire mieux avec l'action, qui est si souvent le contraire du rêve : « La vraie vie est l'éternelle innocence de l'agir » - Goethe - « Das wahre Leben ist des Handelns ewige Unschuld » - la vie, moins vraie mais plus musicale, se dédie au rêve. Le rêve est un sacrifice, et tout sacrifice est à ta charge, surtout le sacrifice des idées : « Aimer, voici l'éternelle innocence ; la seule innocence, c'est de ne pas penser » - Pessõa.

Dans les actes que j'ai admirés le plus, aucune idée, accompagnatrice ou inspiratrice, ne vient appuyer mon enthousiasme. Et vice versa, dans les idées qui m'enthousiasmèrent le plus, - aucune trace de leur solidarité avec des actes quelconques. L'esprit de l'auteur les conçoit, tous les deux, mais c'est la présence de son âme que je dois percevoir, pour l'aimer, - une âme, noble et désintéressée, dans le premier cas, ou une âme, élégante et passionnée, dans le second.

Ils conseillent de ne revenir que si le chemin s'avéra mauvais, mais ce conseil n'est pas moins valable pour un bon chemin : reviens, pour comprendre, que le seul chemin enviable est celui, où le premier pas appartienne à quelqu'un de plus grand que toi, et que tu n'en es digne que si tu dédaignes les pas intermédiaires pour en anticiper le dernier.

Je subis le hasard de mon réel, je maîtrise la loi de mon imaginaire ; de leur rencontre, le réel gagne en profondeur désespérante, et l'imaginaire se réfugie davantage dans une hauteur éphémère. S'ils s'évitaient, il y aurait moins d'étincelles de percussion, mais plus de clarté, pour le premier, et plus d'obscurité, pour le second : on verrait mieux soit son chemin soit son étoile.

La conscience ne me dit ni ce que je dois penser ni ce que je dois faire, elle me convainc, par son trouble, son exaltation et son angoisse, qu'il existent, en moi, des voix, intraduisibles ni en mots ni en actes, et dont mon cœur est le témoin et mon esprit – le juge.

Le pessimisme passif, c'est l'oubli de l'être ; le pessimisme actif, c'est l'oubli des autres : le refus de la vérité (aléthéia) des autres et le refus de sa propre léthargie. L'oubli, pour les hellénistes, est le contraire de la vérité.

Tous mes actes méritent un mépris, un ricanement ou une indifférence ; il restent mes rêves, habillés de mots ou d'élans ; ils sont ce qui restera de l'édifice de ma vie – ses ruines. « Un grand homme qui tombe n'est pas plus exposé au mépris que les ruines » - Sénèque - « Si magnus vir cecidit, non magis contemni quam ruinae ».

L'homme vit dans deux sphères : dans la réelle et dans l'imaginaire, dans l'action et dans le rêve. Tous finissent par reconnaître, que tout désir, plongé uniquement dans la première sphère, doit être vain, et que tout élan, surgissant dans la seconde, veut et peut être saint. Ceux qui sont dépourvus du sens de sacré – les moutons ou les robots - hurleront à la vanité du monde et de l'homme. Même Pascal succomba à cette inanité : « Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même ». Les yeux de la raison la constatent ; le regard de l'âme lui passe outre, pour créer la merveille du monde.

C'est par l'effort qu'on élargit les horizons et approfondit le savoir, mais la hauteur, elle, se donne au ravissement et se refuse à l'ascension.

L'action s'ensuit d'une inertie intéressée, et la passion – d'un élan désintéressé. Pour ce sot de Spinoza : « Les actions de l'Esprit naissent des seules idées adéquates, mais les passions dépendent des seules idées inadéquates » - « Mentis actiones ex solis ideis adæquatis oriuntur, passiones autem a solis inadæquatis pendent ». Ce sont les idées qui naissent de l'esprit ou des passions et non pas l'inverse. La passion est un attribut d'un esprit se muant en âme (mais Spinoza ne connaît que mens et ignore anima). Et l'adéquation n'a rien d'absolu, mais repose sur la rigueur des représentations et interprétations, où le libre arbitre, et non pas la fichue autonomie, est roi. Un bel esprit se réveille dans les impasses, inquiétantes et initiatiques, et non pas dans de doucettes certitudes intermédiaires.

Le sot : il ne dit pas ce qu'il fait, puisque ce qu'il fait est dit par les autres. Le sage : il ne fait pas ce qu'il dit, puisqu'il dit la beauté des idées, et aucune belle idée ne peut être traduite en actes.

Les grands hommes d'action n'existèrent jamais ; la grandeur n'est que dans les circonstances. Ceux qui s'y prêtèrent ne s'appuyaient guère sur les idées, mais sur le courant aléatoire et favorable à leur profil. Se plaindre de l'absence de grands hommes : « Ces hommes d'autrefois furent très grands, avec leurs yeux, fixés sur une Idée, sur un universel abstrait et éternel » - J.Benda – est idiot. Félicitons-nous que les yeux de tous les candidats à cette méchante grandeur soient fixés aujourd'hui sur l'Idée d'un universel mercantile et non pas belliqueux. Et laissons l'homme de rêve vivre de son regard, particulier, viscéral et charnel.

L'impatience fait rater les buts et gagner de la hauteur des commencements. Les patients sont des tâcherons de l'intermédiaire.

L'acte et l'action : l'acte fait partie d'un scénario, l'enchaînement d'actes réussis, parcourant tout le scénario, est l'action. L'acte s'accomplit, surtout, par résolution de contraintes, et l'action ne perd jamais de vue – le but. Le culte des commencements, donc, c'est la concentration dans l'acte et la méfiance ou le désintérêt face à l'action.

La noblesse d'une activité est question de qualité de ses contraintes. C'est pourquoi la musique, avec ses règles harmoniques, mélodiques, rythmiques, est l'art le plus noble. La mathématique a ses axiomes et sa logique ; la poésie – ses règles de versification. La philosophie aurait dû oublier la vérité et les connaissances, l'existence et l'essence, les idées et même les choses, pour se concentrer sur les souffrances et les langages de l'homme et lui apporter de la consolation et de l'enthousiasme, bref, être plutôt rhétorique que didactique.

La valeur d'un discours est dans la qualité de son passage au non-verbal, à ce que Valéry appelle acte ; celui-ci peut avoir deux origines : la profondeur de la représentation sous-jacente (le savoir) et la hauteur de l'interprétation haute (l'imagination). Mais la philosophie académique, c'est de la traduction du verbal en verbal ; sans aboutissement à l'acte non-langagier, au logos, tout discours n'est que de la logorrhée.

Le contraire de volonté s'appelle inertie – penser et/ou agir en fonction d'une objectivité. La volonté, c'est l'élan d'un commencement, subjectif et audacieux.

L'action et l'otium - les formes de vie du marchand ou du poète ; mais leurs fonds se retrouvent dans les rejets : la nég-ation ou le neg-otium.

Même sans faire appel à nos forces matérielles, même dans les domaines, où ne règne que l'esprit, nous nous manifestons toujours par deux types d'attitudes – actions ou réactions, créativité ou intelligence. La noblesse peut nous accompagner dans les deux cas ; c'est ce que nous subissons ou maîtrisons qui en donnera la mesure. Le paradoxe : l'action naît en nous, où il vaut mieux subir l'obscure loi de notre soi inconnu ; la réaction a son origine extérieure, et nous devons maîtriser nos filtres et nos amplificateurs, c'est à dire notre soi connu, pour préserver notre visage. L'action est notre pose, et la réaction – notre position.

Le créateur, souvent, est à l'opposé de l'homme d'action ; au second on dit (de Pythagore à Nietzsche) : deviens ce que tu es ; au premier – sois ce que tu deviens.

L'humilité des buts, la neutralité des moyens, l'intérêt des contraintes profondes, la passion des hauts commencements. « Je suis fier de mes obstacles »** - Valéry.

Tout courant d'idées ou de gestes est induit aujourd'hui par un puissant et monotone champ d'action, où les plus ou les moins ne servent qu'à faire tourner la même machine. Pour l'homme du rêve, c'est par un court-circuit grinçant, ou par une fausse note, que s'achève, dans ce champ de signes, son chant du cygne.

Depuis que « l'acte ne colle pas à l'homme » - Upanishad - on inventa une colle universelle, l'argent, et on perdit le dissolvant, la bonne mauvaise conscience.

Le bonheur, c’est la création, inspirée par l’âme, sans accord, ni préalable ni postérieur, de la raison. Le bonheur, promis par Aristote : « Le bonheur, c’est l’activité de l’âme, conforme à la raison ». - est insipide, bien que certain, puisqu’il n’y a plus d’âmes.

L'absence de but décrit aussi bien le mauvais que le bon nihilisme. Le premier, l'absurdiste, le constate et se met à se lamenter et à justifier son cynisme. Le second, le noble, le proclame par un acte de volonté, car l'essentiel de nos élans et de nos visages s'associe à la hauteur de nos commencements et à la noblesse de nos contraintes.

La hauteur du ciel s'offre à tous, mais son appel est perçu de deux manières : soit il fait chercher des chemins et met en marche nos pieds et nos calculs, soit il se transforme en élan et réveille nos ailes et nos âmes. Et Goethe : « Du ciel, en passant par le monde, vers l'enfer » - « Vom Himmel durch die Welt zur Hölle » - parle d'un enfer collectif. Nietzsche voit un ciel et un enfer personnels : « Le sentier vers mon propre ciel passe toujours par la volupté de mon propre enfer » - « Der Pfad zum eigenen Himmel geht immer durch die Wollust der eigenen Hölle », tandis que le ciel, ou Dieu, est toujours commun pour les hommes fraternels. N'est personnel que l'élan, mais il exclut tout chemin.

L'action met en jeu mes forces communes, elle produit ; le bilan se situe entre l'arrogance et l'humiliation. Le rêve exprime mes faiblesses innées, il crée ; le bilan me bouleverse par l'angoisse ou la béatitude. Pour les robots, c'est beaucoup plus simple : « La Joie : la contemplation de notre puissance d'agir » - Spinoza - « Lætitia : suam agendi potentiam contemplatur ». Tout le contraire de Narcisse qui se contemple soi-même.

Mon soi inconnu n'a ni langage ni visage ni ouvrage ; c'est mon soi connu qui accède aux vocabulaires, aux qualités, aux outils ; ces deux soi sont incommensurables, et Aristote : « Ce que tu es en puissance, ton œuvre le montre en acte » - a tort. Le soi inconnu est l'énergie potentielle, et le soi connu – le dynamisme réel.

Autour de nos actions se forment les attitudes éthique, pragmatique, intellectuelle, esthétique, et à chacune d'elles un regard mystique affectera sa place. Il va de soi, que sur tout axe éthique, la pragmatique nous poussera à éradiquer l'extrémité négative ; l'intellect nous fera reconnaître la fatalité ou la nécessité tragique de cette extrémité ; l'esthétique accordera aux deux extrémités le même droit à la présence dans nos tableaux.

La vie est faite d'actions et de rêves. Les premières sont interprétées par l'esprit, à travers l'intérêt, la société, le savoir ; les seconds sont représentés par l'âme, à travers les dieux, la musique, la noblesse. L'ivresse, devant mon étoile, ne s'évente pas par l'astronomie. Et Épicure : « Il vaut mieux croire aux fables qu'on raconte sur les dieux, que de s'asservir à la nécessité des physiciens » - est bien bête.

Tout homme, doué de conscience dans les deux sens de ce mot, arrive à trouver de l'indignité dans toute action ; si, en plus, l'homme est bête, il se met à chercher à l'action une source ou un ressort, sous forme d'une idée indigne ; c'est ce que fait, maladroitement, Dostoïevsky, chez qui des idées loufoques et superficielles accompagnent des états d'âme tout à fait véridiques et profonds, et surtout, présentés d'une grande hauteur de vue ; c'est pourquoi Dostoïevsky est sage, sans être intelligent.

L'action fut un plat journalier, créant des conditions favorables pour nous vouer à la profondeur du sentiment ou à la hauteur du rêve. Aujourd'hui, les rôles s'inversèrent, et la platitude règne aussi bien dans les muscles que dans les cœurs. « La Civilisation des machines s’inspire de son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l’action » - G.Bernanos.

Tant que je suis guidé par un but, je ne fais qu’exécuter un algorithme. La créativité, c’est avant tout, la génération de rythmes, motivée par la noblesse des contraintes et inspirée par la hauteur des commencements. « Le propre de la créativité réside dans l’absence de but préalable » - A.Connes.

Quel est le rôle de l'action, face à l'appel, irrationnel et irrésistible, du bien ? à la pulsion, qui nous attire vers le beau ? à l'émotion, que la liberté soulève en nous ? Elle secrète la désespérance, inspire la création, consacre la fraternité. Elle apporte de la clarté et de l'ordre ; mais ce qu'il y a de meilleur chez l'homme gît dans les ombres et dans le désarroi et ne communique que superficiellement avec les bras et les cerveaux.

Pour juger un homme, ni ses opinions ni ce qu'elles firent de lui n'apportent que quelques pâles lumières. Ce qu'il y a de non-mécanique, dans l'âme humaine, reste invariant, quels que soient les événements ou les opinions qui traversent les bras ou la tête. Tout ce qui est évolutif ou perfectible, chez l'homme, est secondaire et relève du soi connu ; mais l'homme le vrai, l'homme le divin, c'est le soi inconnu, ce siège de l'âme. Qu'on juge notre esprit, d'après les effets de nos opinions, qu'on y trouve notre soi connu ; avec l'âme, on vénère, on prie, on s'oublie, on se perd dans le soi inconnu.

Notre époque : le triomphe de l'existence en acte sur l'essence en rêves.

Mon mot, mon acte, ma pensée ne peuvent ni dissimuler ni traduire mon soi inconnu ; seul ce que j'évite (les contraintes), ou ce qui précède mon premier pas peut l'indiquer, vaguement, comme un graphe rappelle un arbre, comme un soupir témoigne d'une âme, comme un testament dévoile une mort.

La même nécessité d'action se lit dans le conatus spinoziste, la volonté schopenhauerienne ou nietzschéenne, l'élan vital bergsonien. Mais sa nature peut être soit mécanique soit organique : soit développer l'idée par un discours sans vie, soit envelopper le discours du souffle de l'idée. La cohérence discursive du pouvoir ou l'intensité inchoative du vouloir. La puissance de la volonté ou la volonté de puissance.

Jadis, le philosophe entamait son parcours en tant qu'un homme perdu dans la forêt épaisse des idées ; la panique dictait la direction, presque aléatoire mais unique, de sa fuite ; le hurlement ponctuait les accès de ses désespérances. Aujourd'hui, les forêts disparurent ; les idées rejoignirent les usines et bureaux des actes ; des cadences mécaniques marquent le parcours académique, jusqu'au crématorium prépayé le plus proche.

Je cherche à confondre la volonté de puissance, et voilà que surgit au bout de mes lèvres, tout de raccroc, - la volupté en puissance, à laquelle peut-être avait pensé Shakespeare : « La volupté en action ruine l'esprit »* - « Th'expense of Spirit, the lust in action », tandis que la volupté en puissance l'élèverait !

L'action a deux contenus – la production et la création. La première facette, bien analysée par Marx, conduisait à la machinisation sociale et technique, tandis que l'originalité de notre époque est l'application de cette tendance à la création même. C'est pourquoi l'action perd ses derniers charmes. Voilà ce que nous coûte l'abandon de l'homme au profit du robot : ils refusent à l'homme d’être le maître de la création, et ils font de l'homme - l'esclave de la production.

La représentation sert de fond pour trois manifestations rationnelles de l'homme : l'action, le langage, la pensée. Mais elle ne figure que très vaguement dans les trois manifestations irrationnelles : le génie, la passion, la créativité.

Le but n'est mauvais que lorsqu'il est le seul guide de mes pas insuffisamment sceptiques. Les moyens ne sont bons que lorsqu'ils résultent de la résolution des ardentes contraintes. Où ils cessent d'être des leviers nécessaires en prenant un poids suffisant. Le but, le cadet de mes soucis.

Très peu d’actes témoignent d’une hauteur d’esprit ; dans tout acte on peut entrevoir une part de bassesse. La hauteur est une dimension, réservée au rêve, dicté par le cœur, ou à l’écriture (de mots ou de notes), soufflée par l’âme. C’est pourquoi les belles paroles de Tsvétaeva : « Tous ceux qui parlent comme moi agissent avec une horrible bassesse ; toux ceux qui agissent comme moi parlent avec une terrible hauteur » - « Все говорящие, как я, поступают ужасно низко, а все поступающие, как я, говорят ужасно высоко » - n’expriment qu’un chaos sentimental, se prêtant bien à la poésie mais non à la pensée.

Dans l'action, ce sont le premier et le dernier pas qui comptent, et ils ne m'appartiennent pas : les circonstances et les buts me sont imposés. Dans la fiction, la place de ces pas est aussi décisive, mais il m'appartient de donner au commencement mon visage, formé par mon soi inconnu, et de remplacer la profondeur des buts par la hauteur des contraintes. Dans la fiction, tout est faux de b à y ; seuls a et z sont vrais ; c'est pourquoi il faut me fier à a, sans m'en imaginer l'auteur, et éluder z, en en laissant au lecteur l'illusion de la découverte. Ce livre est un hymne à a et un clin d'œil à y, à l'avant-dernier pas, où l'erreur est toute chaude et la vérité ne congèle pas encore le rêve. Mais tout cela est obsolète : depuis que l'existence est l'alpha et l'oméga des hommes, l'alphabet de l'essence est en déliquescence.

Si on connaît les raisons de ses actes, on ne peut pas les proclamer libres. « Il y a un sentiment de liberté à suivre ses caprices, et de servitude – à courir pour son établissement »*** - La Bruyère.

Dans le parcours social, la victoire est un acte bestial, implacable, froid ; dans le parcours personnel, beaucoup plus humaine est la défaite, mais, hélas, aussi chaude soit-elle, elle ne fait pas fondre la glace, qui t'isole de la tiédeur des hommes.

Le parcours d'un homme d'action suit, chronologiquement ou abstraitement : l'esprit, ensuite - le cœur, et enfin - l'âme ; l'esthétique, l'éthique, la mystique ; c'est ainsi que, partant des choses, on traverse les valeurs, pour se retrouver dans le soi inconnu, qu'on appellera intensité, tenseur-vecteur ou hauteur. Les choses, ce sont des objets, des théories, des idéologies ; les valeurs - le bien, le beau, le juste, le libre ; la hauteur (mon terme à moi) - l'essor, le rythme, la noblesse.

Plusieurs libertés sont présentes dans l’agir : celle de choisir, celle d’en être conscient, celle de pouvoir le justifier, celle de constituer un vrai commencement – et toutes sont d’authentiques miracles. « Le miracle de la liberté consiste dans ce pouvoir-commencer » - Arendt - « Das Wunder der Freiheit besteht darin, daß Menschen imstande sind, einen neuen Anfang zu setzen ».

Le motif de mon action peut être pragmatique, éthique ou mystique, pour tester ma compétence, ma probité ou ma noblesse – ma science, ma conscience ou ma liberté.

L’action, à l’instar de la pensée, gagne en pureté, lorsque son essence est dans le commencement ; agir et commencer s’expriment par le même verbe grec archein. Comme parole et esprit se rencontrent dans logein.Agir ou penser - comme prendre initiative.

Librement on ne peut que rêver, et jamais – faire. On peut mettre du rêve dans l'action, en y apportant de bonnes chaînes ou de bonnes œillères. La noblesse est dans les bonnes contraintes, qui m'évitent le tête-à-tête avec les choses.

Le thème d’action est à l’origine de tant d’inepties savantes, qu’en choisir les plus hilarantes est une tâche facile. Peut-être en matière d’ennui, de banalité, de platitude personne ne dépassera jamais cette illumination hégélienne : « L’action, transportée en existence, se développe dans tous ses aspects d’après ses relations à la nécessité et a des suites diverses » - « Die Handlung, im Dasein versetzt, entwickelt sich nach allen Seiten nach seinem Zusammenhange in der Notwendigkeit und hat mannigfaltige Folgen ».

La liberté la plus haute se manifeste dans des sacrifices ou fidélités oblatives, indéfendables ; mais on ne peut l’atteindre que si l’on s’impose des contraintes filtrantes, cette « indifférence, le plus bas degré de la liberté » - Descartes.

Quand on s'attache au mât au-dessus des rameurs et prêche une haute voilure, on ne fait plus attention aux fuites de la vie dans les cales profondes. Odysseus, en s’attachant au mât, suivit le conseil, que Nietzsche adressait aux philosophes.

Les grandes valeurs ne se conçoivent qu’en langage du rêve ; intraduisibles en langage des actions, elles se refusent même à celui des idées. Ce sont de piètres juges, ceux qui pensent que « ce qui juge un homme, c’est qu’il ait ou non fait passer des valeurs dans les faits » - Merleau-Ponty.

Tant de niaiseries autour de la métaphore de chemin, préexistant ou construit en marchant, tandis que ce qui compte, c’est si ton étoile l’illumine et si tes pas forment une danse personnelle ou s’inscrivent dans une marche collective. Les plus lucides des partisans des chemins de l’être, de la vérité, de la connaissance finissent par reconnaître, qu’au pays de la poésie, ces chemins ne mènent nulle part (Heidegger).

L'ironie est un genre architectural spécialisé en soupiraux, c'est pourquoi parmi ses élèves il y a tant de spécialistes en souterrains. Je m'évade vers le sérieux de l'acte et voilà que celui-ci m'emprisonne. Les outils de l'ironie ne promettent pas d'évasion, seulement une respiration moins honteuse.

La position couchée et une belle soif semblent être attachées à la hauteur, qu'il s'agit d'imaginer plutôt qu'escalader. Entre le haut ciel et la terre basse, il n'y a que la table et le lit qui sont à la bonne hauteur. Le genialis lectus accueille les pensifs et les lascifs et favorise les fulgurances géniales ou génitales.

La volonté peut s’imprégner de trois sources d’intensité : la puissance (autorisant des commencements), la rigueur (assurant un parcours harmonieux), la profondeur (visant des cibles lointaines). Mais quand on a le talent, c’est-à-dire la hauteur, les deux dernières sources se réduisent à la seule première.

Un bon douteur constate un gouffre entre la portée de son action et le sens de sa pensée, sans parler de l'élan de son rêve. Et dans son esprit et dans son âme, il entretiendra une saine irrésolution, tandis que son bras dira, que « ma maxime était d'être le plus résolu en mes actions » - Descartes.

Le travail, aujourd’hui, est l’exécution d’un algorithme en vue d’un but parfaitement transparent et rationnel, le contraire de ce qu’est la caresse à donner : un secret commencement, aux conséquences imprévisibles, le seul retour désiré étant une caresse à recevoir. Mais, peut-être, « primitivement, caresse et travail devaient être associés » - Bachelard - pour que la praxis profonde rejoigne la haute poïésis.

Le seul moyen de préserver la pureté du Bien intouchable est de renoncer à toute action en sa faveur : « La purification est la séparation du Bien et de sa convoitise »*** - S.Weil.

Le vrai commencement n’accompagne pas mais précède toute action. La vie, comme un livre, est faite de proclamations initiales, de déclamations et réclamations du parcours, de l’attente d’acclamations finales. Aux actions, ou au fond des deux dernières étapes, je préfère le regard, ou la forme de la première. Aux confessions ou testaments achevés – la caresse suspendue.

Le plus souvent, le plumitif devenu combatif cesse d'être créatif jusqu'à devenir vomitif. Il faut être Maïakovsky, pour que la plume supporte la comparaison avec la baïonette Le prince de Marcillac troqua avantageusement l'épée contre la plume. La plume de Sartre, quoi qu'il en dise lui-même, ne ressemble guère à l'épée (s'il parle, il tire – la langue, peut-être, mais ni l'épée ni la flèche) ; les deux mains de Heine (« Ich bin das Schwert ») ou de Stendhal, tenant, chacune, la plume ou l'épée, heureusement, se désolidarisent. Les révolutionnaires intègres veulent manier les deux : « Sans fusil, mauvaise plume ; sans plume, mauvais fusil » - R.Debray.

Ce n’est pas le hasard qui dévierait l’action du bien vers le mal : « Je te cultivais, vertu, comme une réalité, et tu n'étais qu’esclave du hasard » - Plutarque – mais c'est une fatalité même. Le Bien vit de l’élan et du rêve et fuit les fins et la réalité.

Ton soi connu se manifeste dans ton action et dans ton corps ; ton soi inconnu se devine dans ton cœur et dans ton esprit. « Derrière tes pensées et sentiments se tient un sage inconnu, appelé le soi »** - Nietzsche - « Hinter deinen Gedanken und Gefühlen steht ein unbekannter Weiser – der heißt Selbst ».

L’effet bienfaisant de disposer – ou mieux – de les créer ! - des buts inaccessibles : tu renonces aux parcours et te concentres dans l’élan, dans le commencement, fidèle à l’étoile, créatrice ou inspiratrice de ces buts.

L’existence, c’est le hasard, et l’essence – le destin. Il est bête de voir dans le hasard l’accomplissement du destin. Le destin est invisible, il ne quitte jamais notre âme ; l’esprit dévoile le hasard, le robot s’en débarrasse et transforme le destin en algorithme. « La vie de celui qui agit robotiquement est essence sans existence » - A.Carpentier - « Quien actúa de modo automático es esencia sin existencia ».

La vie est faite d’actions et de rêves, que, respectivement, nous exerçons sur terre ou vouons au ciel ; mais les plus nobles mouvements, de l’esprit ou de l’âme, les fidélités et les sacrifices, y ont des places presque opposées. Sur terre, je cherche la fidélité aux rêves ; le sacrifice des actions m’aide à rester au ciel. La fidélité aux actions ou le sacrifice des rêves nous rendent moutons ou robots.

Le Daimôn socratique : « Quelque chose de divin et de démoniaque, une voix qui se fait entendre de moi, mais qui jamais ne me pousse à l’action »** - correspond à cette source de création et de passions que j’appelle mon soi inconnu. Comme Descartes avec son Diable, et Cioran avec son Mauvais Démiurge.

Abandonne les flèches, pour vivre de la vibration de la corde : « De chasseurs nous devenons chasse » - G.Bruno - « Non siamo più cacciatori, ma caccia ».

La machiavélique Compagnie de Jésus, avec son « La fin justifie les moyens », est trop dans le temps, l'action, la logique, et pas assez dans l'héraldique, tandis que le but peut ne servir qu'à ériger de belles contraintes et à déployer des moyens à ne pas employer. Dans le but, ce qui compte est l'art de sa formulation ; dans les moyens - le parcours raisonné de leur recherche. Je préfère m'en tenir à la noblesse héréditaire du langage, refusée aux gueux de la logique ou aux nobliaux de la mécanique.

À la source de mon action peut se trouver la nécessité (pas de liberté), le calcul (liberté mécanique), l’arbitraire (caprice ou liberté éthique).

Mon habitat, c’est ce livre, ses ruines artificielles, où je fouille des vestiges de mots factices, témoignant d’une époque qui n’exista jamais. « Je roule mon tonneau, pour n’être pas le seul oisif parmi tant de gens actifs » - Diogène.

Au bête repentir d’avoir mal agi ou mal pensé, il faut préférer la sage résignation de ne traduire fidèlement, par l’action, que de bien petites pensées ; cette adéquation sera triviale, tandis que l’écart, dans le cas d’une grande pensée, sera soit comique soit tragique.

Le sens de ma vie se laisse mieux deviner par ce que j'évite que par ce que je poursuis : « Tiens au sens des contraintes que tu imposes à ton action » - Marc-Aurèle.

Créer des contraintes, c'est créer des forces immobiles, qui, tout en mettant des solutions en marche, nous laissent en compagnie du mystère de la création même. Les bonnes solutions sont donc un problème de contraintes, que le mystère du but-mouvement nous souffle.

Il y a des ouvrages et il y a des œuvres. On doit juger les premiers d'après leurs finalités ; on peut évaluer les secondes d'après leurs commencements : « En toute œuvre, ce qui est le plus grand est le commencement » - Platon.

Les commencements les plus hauts, ceux du vouloir sentimental et du pouvoir intellectuel, naissent chez ceux qui ont atteint la profondeur du savoir et du devoir. « L'homme qui est arrivé au terme ne fait que commencer » - la Bible.

Qu'il s'agisse du nihilisme de l'action (l'Antiquité), du dogme (le Moyen Âge), de la pensée (la modernité), c'est toujours le souci primordial du commencement, la réserve ou le doute face aux buts et le mépris pour le parcours.

Avec l'arc, cette arme à air, on peut briller, sans décocher de flèches, rien qu'en bandant sa corde. Avec l'arme à feu, on ne dit rien de ses muscles, si l'on ne la charge qu'avec des cartouches à blanc. Sachant ces dangers, les sots modernes se vouent aux armes terre-à-terre ou à liquéfaction.

Forger ou pétrir ? Écrémer ou approfondir ? Faire fondre le bronze des jours, par le feu de ton âme ? Ou bien ne toucher qu'à l'argile de l'imagination ?

Mon tribut à la phénoménologie : toutes mes facettes peuvent se réduire aux relations binaires : l’être – moi et mon Créateur ; le devenir – moi et ma création ; le faire – moi et l’époque ; l’avoir – moi et la chose. Je dois tenir à la seule facette, où agit mon soi inconnu, - au devenir.

Quand je lis, sous la plume de tous les sages, que la pensée est mauvaise sans l’action et l’action est mauvaise sans la pensée, je remarque tout de suite, qu’en remplaçant sans par dans, on formule une sagesse plus grande encore.

L’optimisme vient de l’écoute des sources ; le pessimisme – de l’examen des parcours. Le sage assume simultanément ces deux attitudes, en maintenant le culte des commencements idéels et en se résignant au Mal fatidique en toute action réelle.

L’opposé le plus précis de l’action serait peut-être la foi. Et alors, je me rends compte, que voir le Mal surgir derrière toute action, comme je le fais, n’est qu’une reprise de l’adage de St-Paul : « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché ». !

Lesquelles de mes créations donnent une image plus fidèle de mon soi ? - celles des mains ? de l’esprit ? de l’âme ? Les spontanées, les profondes, les hautes ? On vit dans le réel, on rêve dans l’imaginaire ; donc, m’est avis que les premières de ces créations soient les plus authentiques, et Luther : « L’homme devrait se méfier de ce qu’il fait » - « Oportet hominem de suis operibus diffidere » - au jugement de l’esprit, a tort, bien qu’au tribunal de l’âme il ait raison.

Ni la marche, ni même l’escalade ne nous approchent de la hauteur. Nous ne pouvons ni progresser vers elle ni, a fortiori, l’atteindre ; nous ne pouvons que tendre vers elle, par l’élan d’un regard immobile ; elle est dans la soif et non pas dans son assouvissement.

Il faut penser et agir en homme sans illusions terrestres ; il faut rêver et créer en homme aux illusions célestes.

Tous les sentiers sont déjà battus ; toutes les destinations sont répertoriées par l’époque, le métier, la loi ; pour être original, il ne restent que des sources entièrement nouvelles, blotties au fond des impasses et traçant des trajectoires vers les étoiles ; une fois projetées sur la géographie humaine, ces trajectoires seront aussi banales que les métaphores usées.

La sérénité honore mes pas, mais mes ailes ont besoin de vertiges.

Il serait bête de réduire notre valeur à la qualité de nos rêves et de nos idées, puisque, presque toujours, ils sont communs à toute l’humanité. C’est par l’acte de leur traduction artistique ou scientifique, donc par la création, que nous faisons entendre notre vraie voix. Le talent met la création au même niveau que les rêves et idées, le génie la porte même au-delà, et la noblesse l’élève au-dessus.

Tous les raseurs sont sûrs de pouvoir donner à leur vie un but déterminé et voient dans l'absence de ce but une erreur irréparable. Plus un but est claironnant, plus de brigands et d'épiciers s'y souscrivent. Se tromper, être floué, se vautrer dans sa défaite, s'affermir dans sa démission - cette excitation n'est donnée qu'aux sceptiques des buts et aux enthousiastes des contraintes.

La raison n’est pas la seule à dicter les motifs de nos actions : l’esprit en formule les raisons explicites, le cœur en souffle les implicites, et l’âme, chez les créateurs dans l’âme, en bâtit la mystique. « Les mythes sont l’âme de nos actions et de nos amours »** - Valéry.

Même l’amour est aujourd’hui question d’action et non plus de rêve ; le gras bonheur n’est plus dû qu’à l’affairisme. « L’homme heureux ne rêve jamais » - Freud - « Der Glückliche phantasiert nie ».

Mon soi inconnu ignore le langage des idées et l’action des volontés, mais il peut influencer mes échelles de valeurs, en soumettant mon action à ma pensée, et ma pensée – à mon rêve. « L’essence véritable de mon soi n’est pas Je pense, mais J’agis » - Heidegger - « Das eigentliche Wesen des Ich ist nicht das Ich denke, sondern das Ich handle ». J’agis est moutonnier, je pense est robotique ; il ne reste aux rares possesseurs d’un soi inconnu que je rêve angélique !

Au pays du rêve il n’y a pas de routes ; tout mouvement y est chute ou élan ; s’y égarer veut dire perdre le vertige, s’installer dans la platitude ; l’action y contribue. « Agir, c’est s’égarer » - Arendt - « Handeln heißt irren ».

L’être, qui se dégage du récit de mes actes, m’est étranger ; c’est l’être, que j’invente, en fuyant la réalité et en suivant l’élan de mes rêves, qui m’est beaucoup plus proche. Je me cache en me révélant ; je me révèle en me cachant.

La création, face à l’inertie, – l’actif ou le réactif, comme le regard, face aux yeux, - le devenir d’artiste ou l’être de conformiste.

Après notre bref passage, que peut-on laisser sur Terre ? - soit un paysage – un monument, un piédestal, un chantier, un terrain, soit un climat – des fièvres ou des frimas d’un tempérament.

Pour Heidegger, la pensée est un travail de la main (vorhanden / zuhanden) ; elle est celui du sobre cerveau, pour les lunatiques, et celui des bras actifs, pour les pragmatiques. Elle devrait être la création immatérielle des ivresses et du regard passif.

Tout réveil de la conscience commence par nos sens, dont les signaux sont captés, tout d’abord, par l’âme et non pas par l’esprit, avec ses pensées ou ses actes (du mouton cartésien au robot hégélien). Schelling résume cette funeste bassesse mécanique : « Le seul concept immédiat est celui de l’activité » - « Das Handeln ist der einzige unmittelbare Begriff ».

Jadis, l’acte fut directement associé au vouloir ; la modernité le réduit en savoir et au pouvoir ; la volonté devint moutonnière ou, pire, robotique. Aucune métaphysique de l’acte n’est plus possible. Il faut enterrer Descartes et Kant et ressortir Nietzsche.

L’Agir s’étend de l’Inertie à la Création, de la Routine à la Liberté ; il s’insère entre la Pensée et l’Être, entre l’essence subjective et l’essence objective ; il est l’existence, une justification intuitive de la validité de la Pensée et de la compréhension de l’Être.

L'utilité du savoir philosophique, admirée par Aristote : les astres soufflèrent à Thalès le présage d'une bonne récolte d'olives ; le bougre investit en pressoirs et, à l'automne, amasse une coquette somme d'argent. Aujourd'hui, porteurs de complets, les philosophes-savants envient les toges et se moquent des chlamydes. Platon, lui, ne retient des trajectoires de Thalès que sa chute dans un puits, à force de ne pas quitter des yeux les astres.

Le soi connu est le fondement et non pas l’horizon de mes actes ; le soi inconnu est le firmament et non pas le gouffre de mes désirs.

On pourrait définir le rêve comme une excitation n’appelant pas à l’action.

Mes faiblesses, c’est ce qui m’empêche de mieux m’incruster dans la vie, mais elles peuvent m’aider à plus m’élever par le rêve. « Il faut placer tes buts au-dessus de tes forces » - Pasternak - « Надо ставить себе задачи выше своих сил ». - ce qui t’obligera de mobiliser tes faiblesses.

Dans volonté de puissance, on pourrait prendre puissance au sens aristotélicien, comme complément d’acte. Je n'existe que dans l'acte, je ne suis qu'en puissance. « L'existence est à l'essence, comme l'acte est à la puissance » - Thomas d'Aquin - « Essentiam actualem ab existentia, tamquam realem potentiam ab actu ». La compétence préférée à la performance.

Un Oui enivré - aux commencements personnels, des Non, sobres et sacrificiels, - aux parcours collectifs, un but - comme fidélité à l'élan des commencements.

Je vis, simultanément, deux vies : celle qui découle du cours du temps et celle qui tente de saisir ou de suivre ce qui est hors du temps et que j'appelle, faute de mieux, l'éternel. Le choix exclusif entre les deux ne se pose presque jamais. Agir ou contempler, calculer ou rêver, la rigueur ou l'intuition, l'équilibre ou le vertige, la paix ou la détresse – il faut accepter toutes ces poses, et en faire des gammes larges dont naîtra ma haute musique.

Impossible ne faire que subir ses actes, on est amené à bien les commettre, sur l'échelle du geste ; seuls les imaginatifs arrivent à les démettre, de l'échelle de la geste. La grandeur et l'héroïsme sont toujours affaires des mythes et des inventions du passé, figés dans les statistiques du présent.

Vu du côté des actes, que les mots sont incolores ! Mais vu du côté des mots, que les actes sont inexpressifs ! La première fonction du mot est la musique, et de bonnes oreilles et de bons yeux y distingueront toujours des climats et des couleurs. « Et c'est ainsi que les couleurs innées de l'acte sont affadies par la pâleur des mots » - Shakespeare - « And thus the native hue of resolution is sicklied o'er with the pale cast of thought ».

L’action, qui accompagne l’espérance, soit dévoile en celle-ci un banal manque, soit la voue à un désespoir plus profond qu’auparavant. « Espérer et agir – notre devoir dans le malheur » - Pasternak - « Надеяться и действовать - наша обязанность в несчастии ». Le devoir devrait céder au valoir et compter sur l’inexistant plus que sur l’existant.

La pensée, comme Rachel, est gracieuse ; l’action, comme Léa, - féconde. La grâce, elle aussi, enfante, quoique ses accouchements soient secrets à cause des paternités obscures.

À bien scruter le fond de ton abîme, tu peux peut-être découvrir aussi la hauteur, la forme et le vertige du ciel, puisque « l'abîme appartient à la hauteur » - Heidegger - « der Abgrund gehört zur Höhe », puisque la hauteur, plus qu'une valeur à garder, est un vecteur à suivre.

Ce qu’ils appellent la vraie philosophie m’est totalement étranger. Je ne vois pas de liens possibles entre le travail et la noblesse, tandis que l'otium en est compatible. Comme je n’arrive pas à prêter la sincérité à l’espérance - je ne cultive que des espérances inventées. Si ma tendresse peut aller vers l’homme, elle évite les hommes ; je voue à ceux-ci une grande inimitié (tempérée par mon respect de l'homme et mon intérêt pour le surhomme).

Pour les robots modernes, l’homme n’est libre ni avant ni après mais pendant l’action. Mais dans l'action, il est le pire des esclaves ! L’homme exerce la liberté avant l'action, sous forme d'un sacrifice de ses idées, qu'il va dramatiquement trahir. Il l'exerce après l'action, sous forme d'une fidélité aux idées, qu'il aura retrouvées, comiquement, comme l'enfant prodigue, égaré dans l'action.

La sagesse, selon Aristote, est dans l’habitude et non dans l’acte. Mais qu'est-ce que l'aphoristique ? - une écriture, qui tente d'éviter l'habitude, pour devenir acte pur, sagesse immaculée, conception sans pénétration. Le soi inconnu se devine dans la continuité inexplicable de l'être, mais se traduit dans les césures évidentes du faire. Dans le langage monotone et disert d'une loi et dans la logique événementielle de rupture de son application.

La vraie vie demanderait un peu de certitudes et un peu d’actions : se vautrer dans la vaine certitude de l'action, ou se réfugier dans une vie imaginaire ? Dans le second cas, très rapidement, on comprend, que la vraie vie est l'imaginaire.

Les cibles prouvent l'existence du Créateur ; les flèches t'incitent à garder la tension des cordes de ta création. La cible est chose vue, la flèche est vision, et la corde - regard. Toutes les cibles se fanent et les triomphes des flèches avec. « De quelle flèche le vol ne s'arrête-t-il jamais ? La flèche, qui frappa sa cible » - Nabokov - « Какая стрела летит вечно ? - Стрела, попавшая в цель ». La fierté des flèches est dans la tension des cordes de l'arc d'Apollon. Lâcher la corde, c'est être entaché par la horde. Derrière toute flèche décochée t'attend une tunique d'Héracles.

Dans l’enfance on va du concret à l’abstrait, de la chose au mot – dans la maturité on emprunte, plus souvent, le chemin inverse. Dans son enfance, on n'est jamais créateur, on représente l'espèce, sans savoir produire des genres. La maturité non seulement inverse ces passages, mais elle y intercale son goût : entre le concret et l'abstrait - le goût musical, entre la chose et le mot - le conceptuel, entre l'action et le geste - l'ironique.

Au pays du rêve, l’action, même très entreprenante, doit être vue comme stérile ; et la sainte superstition devrait la déclarer vierge, pour priver sa progéniture remuante du droit de cité. « L’acte est vierge, même répété »* - R.Char.

Une fois l’action consommée, oublies-en l’énergie, garde le goût et l’ivresse.

Ils nous invitent à ne croire que les actes et à ne pas croire les paroles. La méfiance intéressée, face aux paroles, fera jouer la concurrence verbale, la confiance désintéressée en événements en fera chuter le cours.

La honte, c’est ce que, immanquablement, j’éprouve, quand, tout en ayant mon étoile au-dessus de mon âme, je laisse mes mains accomplir une action, sans même provoquer l’éclipse de mon astre. « Quand le soleil commande, agir peu »** - R.Char.

Au lieu de transformer une action en une pensée ou en un état d’âme, les sots cherchent une transformation inverse : une pensée profonde en une action féconde. Les pensées naissent dans un désert ; l'action s'éploie en plénitude foraine sans mirages ; pour chanter le vide, il vaut mieux être pris de vertiges.

L’action ne s’oppose ni à la contemplation ni à la réflexion, mais au rêve. Celui-ci provient de mon soi inconnu ; les autres forment mon soi connu. Pour qualifier sa personne, chacun est libre de choisir l’un de ses soi comme interprète. Teilhard de Chardin voit « dans l’action - une dépersonnalisation absolue », tandis que pour Maître Eckhart affirmer sa personne consiste à « apprendre à être libre, au milieu de l‘action » - « lernen, mitten im Wirken frei zu sein ».

Dans l'opposition entre la tension de la corde et les flèches touchant leur cible, entre la maîtrise et l'accomplissement, entre potentia et actus (entre la dynamique et l'énergie aristotéliciennes, entre la potentialité et l'actualité kantiennes ou heideggériennes), je me range résolument du côté opposé au Stagirite et aux phénoménologues, pour le recueillement de l'âme, contre l'extraversion de l'esprit. Tout ce que l'esprit perçoit dans le contact avec les choses, l'âme le conçoit dans l'isolement et dans la solitude.

Aucun chemin ne mène au rêve ; aucun progrès ne s’y produit ; le rêve n’est qu’un élan vers l’inaccessible immobile. Et quand on s’émerveille « du rêve condensé en fait », on finira, avec amertume, par y voir le passage « de l’inaccessible à l’état de chemin battu » - Hugo.

Les belles paroles gagnent à rester intraduisibles en actes ; les beaux actes n'ont pas besoin de paroles. L'aristocratie des lettres s'entend difficilement avec la ploutocratie des actes.

Les événements devinrent si prévisibles, transparents et insipides, que seule l'éloquence journalistique en entretient encore l'intérêt. Et dire, que, jadis, les meilleurs orateurs appelaient au silence, face aux faits, si pittoresques ou/et si horribles. La vraie éloquence vise, au-delà d'un état de fait, - un état d'âme. Pour fixer le fait, il faut décocher des flèches ; pour atteindre l'âme, il suffit de bien bander son arc. L'art est un état d'âme, et l'intelligence est un état de faits.

Apollon nous soulève et Dionysos nous enivre, quand Aphrodite présente la cible. Notre vie est donc dans le souvenir d'une corde, jadis tendue, et des cibles anéanties, le mystère de la flèche, qui ne vole peut-être même pas. Et l'art est l'arc, que la vie quitte pour les cibles. « Nous vivons entre l'arc lointain et la trop pénétrante flèche » - Rilke.

L’immense majorité de mes actes est fruit de ma servitude ; ma liberté ne doit presque rien à mes actes. Mais lorsque l’acte rare, magiquement, découle de ma liberté, dans un sacrifice pathétique ou dans une fidélité illogique, je vis des instants, comparables, en extase et grandeur, au rêve.

Tant de fois j’ai entendu des hommes de talent prôner l’écoute de notre voix intérieure, afin de lui suivre fidèlement. Ce conseil n’est bon que si cette voix reste intraduisible et demande de nous un don d’écoute et un talent d’interprète ; si cette voix est terrestre, la suivre, c’est marcher, banalement ; la maîtrise de langues célestes est un privilège, nous faisant danser.

Sans posséder le savoir, agir, par inertie, comme les autres – le mouton ; agir selon son savoir, développé en algorithme, - le robot ; agir contre son savoir – l’ange du sacrifice ou la bête de la fidélité – l’homme libre !

Je ne cherche pas à assouvir, mais à réveiller et à entretenir de bonnes soifs. Non pas à nourrir, mais à exciter de bons goûts.

Tout mouvement est de l’inertie : en revanche, contempler des buts, universels mais inaccessibles, ou créer des commencements, individuels et nets, brise la monotonie des parcours, allume les regards ou rappelle l’existence de nos ailes. Tout anti-eschatologue se condamne à l’imitation : « Mon objectif – me débarrasser de commencements et de fins » - Chestov - « Моя задача - избавиться от начал и концов ».

L’action peut être libre ; la fabrication est toujours de la servitude. De l’homo actio nous mutons vers l’homo faber.

Ce qui existe peut servir de matériau, d’outil, d’obstacle, de convoitise ; mais ce qui n’existe pas élève les rêves et approfondit les pensées.

Impuissant d’interpréter les actes, sous l’angle de la morale, l’homme libre vénère le sens même du Bien dont le dota le Créateur. L’esclave ne voit que les actes courants et ne se doute pas du Bien originel. « Le monde moral paraît être le produit des caprices du diable » - N.Chamfort.

Aux actes, transformations, amplifications je préfère le filtrage : le rétrécissement des horizons au minimum de choses, pour me concentrer sur les sources, les commencements, tenant à la hauteur, en absence finale de choses. L’homme commence à valoir par les choses qu’il exclut et par l’élan vers l’inexistant.

L’espoir s’associe soit avec l’attente, plate ou profonde, dans le réel, soit avec la haute espérance dans le rêve ; c’est de l’espoir que parle Vauvenargues : « L’espérance est le plus utile ou le plus pernicieux des biens ».

C’est grâce à ce que je refuse de voir que mon regard forme mon identité ; la qualité du fait, par la volonté, découle de la quantité du volontairement non-fait. « Tu affirmes ta personnalité en ne faisant pas ceci ou cela » - c’est ce que le daemon soufflait à Socrate.

Un être est libre, lorsqu’il accomplit des gestes, dont est incapable un être minéral ou robotique. Un animal peut donc être libre, mais l’homme, en plus, en est conscient. Et le sommet de la gloire humaine est que sa liberté peut être commandée par trois dons, ou organes, divins – le cœur (liberté éthique), l’âme (liberté esthétique), l’esprit (liberté intellectuelle).

Tant que tu places tes meilleures joies dans les commencements, et non pas dans les moyens et les buts, tu restes jeune, c’est-à-dire, tu restes proche de ta (re)naissance. Même un testament peut être rédigé sous forme d'un balbutiement déchiffré du nouveau-né.

Des expressions du genre - réaliser un idéal – ne m’inspirent que du dégoût, parce qu’aucun acte, mécanique et imposteur, ne peut rendre, authentiquement, un rêve. En revanche, j’ai du goût pour – idéaliser une réalité – puisque c’est ainsi qu’on pourrait définir la naissance d’un rêve.

Tu ne prouves ta liberté qu’en te vouant à une valeur aux dépens de ton intérêt.

Quand je cherche des actes (impossibles !), incarnant mes rêves, je lis la tragédie de la vie ; quand je cherche des rêves (possibles !), solidaires de mes actes, j’en découvre la comédie. Et puisque même le rêveur est condamné à agir, sa vie sera une tragi-comédie.

Le moi fort et agissant se transvase, fatalement, dans les choses - le voilà, à la fois, victime des minables et triomphateur des minables. Qu'être terrassé par des fantômes est plus glorieux !

La force enracine tes actes et minéralise tes rêves. « La faiblesse traduit la fraîcheur de la vie » - Lao Tseu. La fraîcheur est toujours près des naissances, des commencements - de ceux des rêves. L’acte vaut par ses fins, le rêve – par ses débuts.

Le câblage des représentations, dans un cerveau humain, est une opération encore plus mystérieuse que la gestion de la mémoire. L’intelligence n’y est pas un pré-réquisit nécessaire. En revanche expliciter ces représentations, pour justifier tes assertions n’appartient qu’à l’intelligence. Valéry appelle ces justifications – actes, et dont le contraire seraient une intuition, pure ou naïve, ou des actes de perroquet.

Une maxime n’est pas une flèche frappant une cible ; elle est une noble contrainte, réduisant ton arsenal aux meilleures flèches et plaçant dans tes plus hauts horizons les plus valables des cibles. La beauté avant la justesse ; le regard avant l’action.

Jadis, pour agir, l’esprit avait besoin de force et de volonté banales, et pour rêver, l’âme s’abandonnait à la noble faiblesse. « La volonté, cette ennemie intérieure de l’âme » - St-Augustin - « Voluntas, velut hostis interior ». Aujourd’hui, les âmes sont mortes, et les esprits ne se vouent qu’à l’exécution d’algorithmes.

Tout acte (comme toute pensée) est fruit d’une routine (sociale ou langagière) ou d’un hasard (l’état des muscles ou l’état d’âme) ; d’après le pénétrant Valéry, il serait un lapsus, tandis que le but d’un créateur (homme d’action ou homme de rêve) serait d’en faire entrevoir des invariants.

C’est la souplesse de l’arc, plus que l’acuité de la flèche, qui fait de bons archers. Les meilleures visées se font dans l’immobilité. « Partir, ce rêve de tout projectile » - P.Morand.

Avec le temps, le travail des yeux parcourt un cycle : dans ton enfance ils boivent le monde, ensuite ils le voient ; un jour, ils deviennent regard, qui recrée le monde, ensuite il se dévoue à en entretenir la soif. Les yeux finissent par s’attacher à l’esprit créateur, comme les oreilles – à se solidariser avec l’âme musicale. Le cœur, lui, reste toujours solitaire.

La belle force est naturelle – bons yeux, bons outils, bonnes cibles ; la belle faiblesse est artificielle – regard sélectif, commencements imprévisibles, acquiescement sans discernement. La force constitue le fond ; la faiblesse cisaille la forme. L’artiste est celui qui sait faire valoir ses faiblesses, sans exhiber sa force.

Celui qui se trouve dans l’action se moque de pensées (qu’il ne juge jamais bonnes) ; celui qui se perd dans les pensées, méprise l’action (et croit qu’elle ne peut jamais être bonne). Le second admire les bonnes pensées ; le premier sa vautre dans de bonnes actions.

Tout enchaînement d’idées est un acte, mais tout acte est dépourvu de noblesse. Donc, contente-toi d’une idée solitaire, d’un commencement, qui ne serait qu’un élan atemporel, sans suites.

Ce ne sont plus les chemins qui portent l’action de l’homme, mais des chaînes de production ou de distribution. Mais même dans les chemins, je n’apprécie que leurs points de départ, le seul séjour vivable des rêves, surtout s’ils visent la hauteur. « Je veux prendre mon chemin à la hauteur des astres »*** - Pythagore.

Dans cette bêtise socratique : « Qui veut – cherche un moyen, qui ne veut pas – cherche une raison », on relève un tas de malentendus. Ne pas vouloir certaines choses mesquines fait partie des contraintes bienfaisantes ; les moyens assurent des parcours des chemins battus, le talent annonce des commencements inédits ; ce n’est pas chercher, mais vouloir qui y est le verbe central – le désir, il faut l’entretenir dans la hauteur, au lieu de chercher à l’abaisser jusqu’à la réalité. Au lieu de dénoncer la paresse, l’auteur aurait dû se prononcer pour la noblesse.

Le terme de moyen a de multiples acceptions : moyens de formuler, stratégiquement, une action, moyens de fixer le commencement, d’assurer le parcours, de finaliser l’action. Puisque mon intérêt s’arrête aux commencements, les moyens y consistent à privilégier l’enveloppement par la forme au développement du fond et à suggérer des inconnues dont on pourrait munir l’arbre des fins, unifiable avec l’arbre du commencement.

Ce n’est pas toi qui es maître des circonstances, routinières ou aléatoires, qui constitue ton existence ; tu en es, le plus souvent, esclave. « Nous guidons les affaires en leurs commencements, mais par après, ce sont elles qui nous guident »** - Montaigne. Vivre surtout des commencements est un privilège des créateurs.

Tes actes (mécaniques, sociaux, verbaux, intellectuels) sont des réactions ultérieures à ce que ton soi connu est, tandis que tes rêves sont des actions originaires, menant à ton soi inconnu. Pas de liens de parenté entre tes actes et tes rêves.

Si les sentiers battus te répugnent et si l’immobilité est ce qui attire tes bras ou ton esprit, contente-toi de la direction que te souffle ton étoile - « L’étoile polaire de la chevalerie errante » - Cervantès - « Norte y lucero de la andante caballería ».

Ton étoile ne se livre qu’au regard de ton âme ; ni la raison ni les pieds ni les mains ne t’en rapprochent. C’est ainsi qu’il faut comprendre Dante : « Si tu suis ton étoile, un port de gloire t’attend au bout » - « Se tu segui la tua stella, non puoi fallire a glorioso porto ».

Les difficultés extérieures, que tu surmontes, te permettent de ne pas t’écrouler et de te maintenir - dans la platitude ; les contraintes intérieures, qui excluent de tes horizons ce qui est indigne de ton regard, te donnent une chance de garder la hauteur.

Ta sensibilité est indissociable des faits réels qui parsemèrent ta vie, mais pour la qualité de ta création ils ne jouent aucun rôle. C’est à peu près la même chose avec l’étude de l’Histoire : elle enrichit tes vocabulaires, mais n’apporte rien à l’efficacité, à la responsabilité ou à la sagesse de tes actions, y compris de tes créations. Les seuls personnages du passé, qui restent vivants dans le présent, sont ceux qui tentaient d’entamer un dialogue avec l’éternité. Le rêve, et non pas la réalité, guident les plus belles pensées et les plus belles plumes.

L’homme libre traduit des actions chaotiques en ses pensées harmonieuses ; l’esclave tente de traduire ses lourdes pensées en son action inertielle.

Les contraintes rendent le rêve plus pur et la réalité – plus calamiteuse. « Seul un sot triomphe de la vie ; le sage, partout, imagine des contraintes » - E.M.Remarque - « Im Leben gewinnt nur ein Narr. Und der Kluge stellt sich überall nur Hindernisse vor » - c’est pourquoi il déménage au royaume des rêves.

Tout a une fin ; s’y attarder est vain, puisque presque toute fin est banale, commune, inertielle – le temps dévore, égalise, aplatit. Seuls les commencements spatiaux méritent ton attention : l’inertie scientifique ou sociale, ou bien la création musicale – poétique ou philosophique.

Mon immobilité est plus compatible avec mon attachement à un esquif, porté par un bon souffle, qu’avec un havre définitif, au milieu des yachts ou bateaux de croisière. « Mon espérance naviguait grâce au vent ; la mer la bénissait, mais le port la tua » - Lope de Vega - « Con viento mi esperanza navegaba ; perdónala la mar, matóla el puerto » - l’espérance est la foi en bon vent.

Ils sont si peu de proclamer la noblesse de la faiblesse dans le réel et de la force dans le rêve ; tous sont pour la force combattante dans le réel, tous ignorent le rêve, intraduisible en actes.

L’enthousiasme permet de vivre de nos belles faiblesses ; c’est le contraire de la banalité renanienne : « Les doctrines désespérées produisent un grand éveil des forces humaines ».

Pour qui garder la hauteur, c’est gagner en puissance ou gloire, l’arrêt de cette ascension signifie la résignation à retomber dans la platitude – ils sont inconsolables.

Mon goût pour les contraintes (opposées aux parcours et aux buts et décorant les commencements) s’explique, partiellement, par le fait que, chez les Anciens, liberté voulait dire action sans contrainte, d’où peu d’intérêt que je porte aux études sur la liberté.

Les actes et les réflexions, toujours communs, toujours reproductibles, constituent une vie ; et le mystère, toujours personnel, ne surgit que des rêves. C’est sous cet angle que je comprends le surprenant Montaigne : « Les plus belles vies sont à mon gré celles qui se rangent au modèle commun, sans merveille ».

Les actes réveillent en moi un négateur ; mon acquiescement repose sur des rêves, où je cultive mon espérance atemporelle, incompatible avec l’espoir du futur. L’espérance cohabite avec la honte et même s’en nourrit.

Tant qu’on est obsédé par des buts ou des labeurs, on est condamné à l’ennui – ressenti ou produit.

Le mouvement – des bras, des pieds, de la cervelle – est le sort commun de l’espèce spatio-temporelle ; l’immobilité, dont je parle, est d’ordre exclusivement intellectuel – faire rentrer mon rêve dans un seul point, celui d’un commencement. « Toutes les affaires des hommes se ressemblent au point d’où elles partent ; nées du néant, elles retombent dans le néant » - Bias – le néant est l’éternel retour du commencement.

Dans l’action, dans laquelle se croisent les faits et les idées, il y a trois sortes d’acteur : les exécutants, les créateurs, les eschatologues ; les premiers, maîtres des outils, savent ce qu’ils doivent faire, les deuxièmes, dessinateurs des parcours, peuvent expliquer comment il faut le faire, les troisièmes, visionnaires des commencements et calculateurs des finalités, veulent justifier pourquoi il faut le faire.

Pour eux, la volonté est une flèche affairée qui vise la puissance (Nietzsche) ou la réalité ( (Schopenhauer) – Drang nach Realität) ; pour moi, elle est une flèche immobile, visant un rêve inaccessible, et ma puissance est dans l’arc complice, arc du goût.

Tout est vain – c’est niais comme position, ridicule comme posture, trop facile comme pose. Tout est merveille – est prometteur pour la profondeur, consolant pour la surface, enthousiasmant pour la hauteur.

Une virtuosité rare – rendre tes faiblesses si impondérables, qu’elles atteindraient, sans effort, une noble hauteur, en compagnie des rêves et des espérances. Ce qui ressemblerait aux ailes d’un albatros, si gauche sur les esquifs collectifs.

Tant que tes faiblesses peuvent servir d’appui à tes espérances ou à ton enthousiasme, tu n’es pas vieux.

Agir, c’est rougir du front ; s’abstenir, c’est bleuir des yeux. Et il n’y a pas de troisième choix.

Désirer l’inaccessible, c’est-à-dire rêver, c’est renoncer à l’action au profit du rêve. Pour l’accessible, on peut être d’accord avec Valéry : « L’action transforme le désir en possession de la chose désirée ».

Ce qu’il y a de nuisible et d’indésirable dans tout activisme, circonscrit au réel, c’est qu’il m’éloigne du rêve. « Retiens ta main, si tu t’adonnes à la fantaisie »** - Tchékhov - « Давая волю фантазии, придержи руку »

Mes commencements ne sont pas des points de départ des chemins communs ; ils sont plutôt des annonces d’impasses. Pas d’avancements possibles ; je ne compte que sur une ascension ; c’est ce qui distingue une maxime d’un aphorisme, la verticalité de l’horizontalité, le désespoir mental de l’espérance astrale.

Je creuse mes actes – ils ne reflètent que ce que je ne suis pas. Je relis mes écrits – ils sculptent ce que je serai. Mais ce que je suis, je l’ignore ; c’est pourquoi je m’aime.

Vivre, c’est faire ; rêver, c’est admirer. Un être noble, c’est l’admirateur de l’œuvre divine lumineuse ; un devenir créateur, c’est l’action de consolation de l’existence humaine, pleine d’ombres.

Les actes ou les mots : « Circé transformait les héros en porcs, moi – les porcs en héros » - Tsvétaeva - « Цирцея обращала героев в свиней, я — свиней в героев » - les bras, outil du mal, ou le cœur, refuge du Bien.

Je dis souvent que l’action (ou, plutôt, le produit) de ma parole, ce sont des ombres. L’action (ou, plutôt, la source) des activistes leur sert de lumière blafarde : « La parole est l'ombre de l'action » - Démocrite.

Les essentielles de mes notes sont des tentatives de rendre l’élan vers des cibles nobles mais inaccessibles, puisqu’elles relèvent du rêve. Donc, ce sont des appels au chant des commencements, sans chercher à réciter la prose des développements. Si l’on retourne à la réalité, c’est Einstein qui a raison : « Ne raconte à personne tes projets, n’exhibe que tes résultats » - « Erzähle niemanden deine Pläne, zeige ihnen nur deine Ergebnisse » - ce qui suppose des représentations et interprétations communes. La logique est une anti-musique.

Comme la marche fait le chemin, la flèche, décochée vers l’inconnu ouvert, crée sa cible, ton défi de solitaire, comme le chemin ne menant nulle part. « Toute flèche, que tu envoies, est accompagnée de la cible, partie en même temps et étant, sans doute, le troupeau caché » - Celan - « Jeden Pfeil, den du losschickst, begleitet das mitgeschossene Ziel ins unbeirrbar geheime Gewühl ».

La pensée antique fut atemporelle, elle se tournait vers les commencements – principes ou éléments – sans se soucier des fins, consciente de l'inertie et du hasard des parcours. Le christianisme eut la mauvaise idée de nous projeter vers l'au-delà - salut final ou piété de parcours ; l'avenir radieux des communistes reprit la même eschatologie déviante ; dans les deux cas – l'endormissement par de fausses certitudes, l'hostilité face au doute et à l'ironie.

Avoir un regard de philosophe ne signifie pas, qu'on doive choisir entre le ciel ou la terre (entre le Socrate de Platon ou celui de Xénophon), mais qu'on puisse agir et connaître sur un mode terrestre et vénérer et rêver sur un mode céleste.

L’action de la pensée : je prends les plus belles des pensées et je vois que leurs traductions en action conduisirent aux pires des abominations. La pensée de l’action : toute réflexion profonde sur le sens de l’action aboutit à la répudiation de celle-ci et à la volonté de rester immobile. L’action s’identifiant le plus souvent avec la vie, et le contraire de la vie s’appelant rêve, j’arrive à l’hypothèse que l’objet le plus gratifiant de la pensée devrait être le merveilleux, l’inexplicable, l’écho de la profondeur des racines dans la hauteur des cimes.

Plus on va, mieux on comprend que son soi inconnu se traduit mieux par ce qu’on invente que par ce qu’on vit.

Mes yeux fermés donnent de l’audace à la danse de mes mots ; une fois ouverts, ils rendent lâches les pas de mes actes.

À tout moment de la vie, où l'on tente de tirer un bilan, provisoire ou définitif, il faut se dire, qu'on avait fait fausse route, quels que soient les distances, les sens ou les frontières, qu'on auraient suivis ou négligés. Il est encore plus facile de se convaincre, qu'on avait gardé de bonnes ruines, qui n'ont pas d'âge et dont le seul mérite est de te mettre hors temps. Rien de bon dans les parcours factuels ; le bon n'a qu'une demeure idéelle.

L’incertitude entache le commencement, la routine – le milieu, la banalité – la fin. Heureux celui qui sache vivre dans l’incertain ! « C'est le commencement qui est le pire, puis le milieu puis la fin ; à la fin, c'est la fin qui est le pire »* - S.Beckett.

Sobre dans la vie, enivré dans le rêve – telle devrait être l’harmonie de ton existence. L’inversion de ses états conduit aux monstres de Goya. Quand on est partout sobre ou partout enivré, on jugera ainsi les séjours dans la vie ou dans le rêve : « Merveilleuse est la sobriété de l’enivré ; horrible est l’ivresse du sobre » - G.Simmel - « Wundervoll ist die Nüchternheit des Trunkenen; entsetzlich die Trunkenheit des Nüchternen ».

Avec le monde des faits ou des idées, nous communiquons soit artificiellement soit naturellement. Est artificiel ce que touchent nos mains ou perçoivent nos yeux, ce qui sort de nos bras ou de nos bouches – c’est le présent qui en dicte le contenu. Avec ce qui arrive à survivre ne serait-ce qu’un siècle nous communiquons plus naturellement, puisque nous ne l’approcherions que par la forme, dictée par toute l’étendue du passé historique.

Les épopées homériques de déroulent autour de l’agon (compétition) et de la victoire, si chers au jeune Nietzsche, faux guerrier ; mais plus on s’approche de la solitude, plus on s’éloigne de l’olympique compétition publique, qui finit par prendre l’allure d’un combat hésiodique, où tu ne combats qu’un ange, un démon ou un sous-homme, tous imaginaires, - tu es près du Nietzsche mûr.

Les sens forment ton soi connu, c’est-à-dire tes représentations, t’armant pour l’action. Ton soi inconnu ne doit pas grand-chose à l’expérience, il est fondamentalement inné ; il résume tes désirs, tes styles, ton goût dans la création. Le premier est omniprésent, permanent, humble ; le second est imperceptible, soudain, autoritaire.

La création dans le vrai n’est qu’une action humaine routinière ; la création dans le beau est un devenir s’inspirant du divin, du soi inconnu, un devenir cherchant l’intensité de l’être. Et Maître Eckhart ne s’insurge que contre la première : « Ne songe pas à fonder ton salut sur une action ! L’homme doit le fonder sur un être » - « Denke nicht, dein Heil zu setzen auf ein Tun ! Man muss es setzen auf ein Sein ».

Le sentiment et la pensée, évidemment, accompagnent toute action, mais mesquinement, en se profanant. On devrait les tenir à l’écart des itinéraires arbitraires de nos bras ; le cœur et l’esprit devraient se confier à l’âme, qui se voue à la musique de ses états et se détourne du bruit des états du monde. « Les plus forts pensent ce qu’ils font et font ce qu’ils pensent » - Unamuno - « Los fuertes piensan lo que hacen y hacen lo que piensan » - le premier est banal et le second - impossible.

Il faut mépriser l’événement non pas parce qu’il ne prouve rien, mais au contraire parce qu’il ne fait que prouver ou confirmer ce qu’une théorie, une idée, une intuition avaient pu préfigurer. La vraie Histoire n’est qu’un catalogue ennuyeux d’événements que nos imaginations colorient et animent, pour (re)créer une grande histoire, une histoire littéraire.

La loi de la pesanteur intervient dans toutes tes actions et finit par te rabattre sur la terre ; le rêve, c’est ne pas quitter des yeux ton étoile, pour rendre ton élan vers elle - impondérable.

On agit toujours en esclave, jamais en maître. On ne peut être maître qu’en mots, en images, en idées. La puissance physique, politique ou monétaire est acquise par des actions d’esclaves.

Tu ne peux pas échapper à ce cheminement parallèle, dans le réel et dans l’imaginaire, vers le désespoir et vers l’espérance. Mais il faut tenter d’éviter trop de chevauchements entre ces deux domaines, pour ne pas « contempler l’édition raisonnable de l’halluciné que l’on a été »*** - Cioran.

Comprendre que dans les motifs, parcours ou finalités de tout acte on peut découvrir de la bassesse ou de la niaiserie devrait te rendre sceptique de la renommée des activistes et narcissique de ta propre passivité.

Dans la réalité il n’y a presque rien à créer – contemple-la ; dans le rêve il n’y a presque rien à contempler - crée-le.

Un nomadisme des pieds accompagne, en général, une sédentarité des pensées.

Les idées sont des cibles, présentées à l’archer, nommé le talent. Celui-ci a besoin de flèches, portant un style, d’un arc, taillé par la noblesse, d’une corde, assurant la musique du vol.

La notion de recherche a un sens stratégique et un autre, tactique. Le premier : ayant sous les yeux un but précis, choisir un point de départ et trouver un chemin vers le but. Le second : ayant, en point de mire, l’une des trois étapes stratégiques - le but, le chemin, le commencement – chercher, pour cette étape stratégique, son but, son chemin ou son commencement tactiques. Préconisant le commencement, c’est-à-dire la hauteur, je dois, néanmoins, en trouver la finalité, le parcours, la source. Le profond part des fins, le superficiel – des chemins ; les premières sont communes, et les seconds – mécaniques.

Le rêve est nourri, en permanence, par la vie, tout en en étant l’opposé. Et la volonté, qui a ses racines dans la vie et ses floraisons – dans le rêve, cette volonté naît d’un trop plein, plutôt que d’un manque (Schopenhauer, S.Freud) ; deux flux en découlent – le désir ou l’action.

Tu vaux par ce que tu es et par ce que tu fais. Ce que tu es se décompose en ton soi inconnu, l’inspirateur, le représentant de Dieu dans ton âme, et en ton soi connu, la volonté et le talent de ton esprit, avec tes connaissances et tes goûts. Ce que tu fais se divise en création, scientifique (l’esprit) ou artistique (l’âme), et en actions sociales, pour t’incruster dans la société et pour survivre. L’essence et l’existence, le virtuel et le réel.

Quand ils s’indignent du progrès des seuls moyens, les intellos veulent m’orienter vers le culte des finalités. Mais celles-ci sont générales, communes - idéologiques, économiques ou robotiques. Je tiens à ce qui est particulier – aux commencements, dont les illusions, contrairement à celles des finalités, ne sont pas à atteindre mais à guider mon regard.

Toutes les finalités essentielles sont déterminées (sans nécessairement être atteintes) par ce qui anime le premier pas : le regard – vers Dieu, le rêve – vers la consolation, l’intelligence – vers la vénération, la noblesse – vers la hauteur, l’enthousiasme – vers le bonheur, l’ironie – vers le style, le talent – vers la beauté, l’amour – vers le mystère. Dans cette banalité, ce qui est surtout à retenir, c’est l’irréversibilité entre l’effet et la cause.

Le meilleur usage de la vie : au milieu des actions programmées, laisser des vides, destinés à recevoir des visites imprévisibles du rêve. Tu l’apprécieras le jour où tu découvriras que : « Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard » - Aragon – pour le rêve, que tu apprends dans ton enfance, il n’est jamais trop tard.

Dans la société, faire le Bien, c’est s’appliquer à suivre, consciencieusement, une filière normative, d’utilité publique – tâche à portée des robots. Dans la solitude, on cherche à être bon, sans chercher à appliquer cet état à la pratique. « L’homme vit souvent avec lui-même, et il a besoin de vertu ; il vit avec les autres, et il a besoin d’honneur » - N.Chamfort.

Le taux de turpitudes qu’on commet est le même qu’on se fasse guider par d’ardentes passions ou par la froide raison. Seulement, dans le premier cas les victimes sont de nature terrestre et dans le second – célestes.

Les finalités, même les plus nobles ou grandioses, sont, en gros, communes à tous. À côté des professionnels des moyens, les fabricants d’avenirs radieux sont des charlatans. Aux deux, je préfère les artistes-amateurs des commencements, les poètes et les philosophes, qui savent faire des moyens et des finalités – des contraintes, pour exclure les banalités.

Deux activités, presque opposées, mais portant le même nom – être maître de soi-même : soit formuler des lois rigoureux, auxquelles tu dois obéir, soit ériger de vagues contraintes, qui excluent de ta vision des objets indignes mais visibles, et te laissent en compagnie des objets invisibles et dignes – une discipline mécanique ou un nihilisme organique.

La plupart de nos actes sont moralement neutres ; on devrait même le généraliser – exclure le Bien de la sphère des actes. Mais appeler au culte du désœuvrement est une flagrante sottise.

Oui, tu commets certainement des actions sociales, motivées pourtant par ta passion, mais tu finiras toujours par regretter de ne pas l’avoir dédiée plutôt à ton propre état d’âme ou, au pire, à une idée désintéressée ou à une grisante image. La passion existe pour être mise en musique et fuir le silence des actions.

Les mystères, les problèmes, les solutions ont leurs soifs respectives : les premiers les entretiennent, les deuxièmes les maîtrisent, les troisièmes les assouvissent - la noblesse, l'intelligence, la consommation.

En hauteur, il n’y a ni mots ni idées ni actes. Si quelqu’un trouve à ses actes d'en-bas des raisons d’en-haut, il est imposteur.

Des anges ou des démons peuplent mes hauteurs, en fonction de mes chemins et de mes regards, de mes joies et de mes chagrins. Plus terrienne est mon eudémonique, plus démoniaque est la coloration de mon ciel.